© Peuples Noirs Peuples Africains no. 50 (1986) 97-111



EUROCENTRISME ET LETTRES AFRICAINES DANS LE CHAMP UNIVERSITAIRE

Mineke SCHIPPER

Le champ universitaire européen des Facultés des Lettres a mis longtemps à s'intéresser aux recherches en littératures africaines et cet intérêt n'est toujours pas très grand, en dépit de la francophonie. Celle-ci a même probablement plutôt freiné cet intérêt, comme peuvent le laisser penser certains motifs de la coopération « francophonique » :

    « La France désire plus que toute autre nation diffuser au loin sa langue et sa culture. Son besoin de rayonnement intellectuel trouve bon emploi auprès de peuples dont la langue convient mal aux idées et aux techniques modernes ou n'est pas admise dans les relations internationales : elle leur apporte un mode d'expression et une méthode de pensée »[1].

Se servant lui aussi de cet argument du « rayonnement nécessaire » de la langue et de la culture françaises, J.-P. Dannaud va jusqu'à lancer un appel au gouvernement français pour que celui-ci sauve en Afrique l'avenir de la langue française, « symbole de liberté et de progrès ». Dannaud est obsédé par l'idée d'une assimilation sur [PAGE 98] une vaste échelle et il en vient à rêver à haute voix d'une Afrique latine de langue française en cours de formation qui ferait pendant à l'Amérique latine de langue espagnole ou portugaise :

    « L'assimilation des élites avec lesquelles nous sommes en contact, jointe au sentiment que chacun de nous éprouve de la valeur singulière de la langue et de la culture qui sont les nôtres, nous incite à considérer déjà comme une réalité cette Afrique d'expression française »[2].

Les arguments donnés ne voilent pas les intérêts de ceux qui propagent ce point de vue : il s'agit de l'élargissement du champ européen, entendons « francophone » ou même « français ». De nos jours, de tels arguments ne sont peut-être plus avancés aussi ouvertement que par le passé, mais les mêmes idées sont à la base de l'enseignement universitaire dans les Facultés.

Evolutionnistes et relativistes

Depuis l'époque coloniale, les lettres africaines écrites en langues européennes se sont développées sans cesse et peu à peu chercheurs et critiques ont commencé à s'y intéresser. Parmi les chercheurs, il y a eu, en gros, deux catégories : les spécialistes en sciences sociales et les spécialistes des lettres européennes, c'est-à-dire françaises, bien entendu.

Dans l'anthropologie, la notion de relativisme culturel a été introduite bien avant que celle-ci ne fût connue des études littéraires qui ont continué à persister dans leurs idées évolutionnistes.

En effet, les anthropologues sont passés par ces deux phases, à savoir l'évolutionnisme et le relativisme culturel bien avant que les chercheurs en lettres se rendent compte de l'existence d'un quelconque problème interculturel. Frantz Boas, par exemple, a cloué au pilori [PAGE 99] l'évolutionnisme que son collègue E.B. Tylor avait prêché dans son livre Primitive culture (1871). Celui-ci avait des idées bien eurocentristes : la civilisation occidentale moderne fut son point de repère – tous les peuples non-occidentaux étaient considérés comme moins avancés, car ils étaient restés « en arrière », ils se trouvaient à un stade antérieur. Pour Tylor et ses disciples, il n'existait qu'un seul processus d'évolution qui valait pour la nature aussi bien que pour la culture.

Boas a sérieusement critiqué cet évolutionnisme dans des ouvrages comme The Mind of Primitive Man (1911), et Race, Language and Culture (1940). Déjà au début du siècle, il avertissait ses étudiants de ne pas projeter les catégories occidentales et leurs propres valeurs sur les cultures qu'ils voulaient étudier. Ceci donna lieu à des changements considérables dans les recherches anthropologiques. Pour la première fois, les chercheurs utilisaient le mot « culture » au pluriel et en arrivaient à la conclusion qu'à travers le monde les éléments culturels connaissaient des variations quasi infinies.

Les évolutionnistes avaient toujours considéré que la culture, comme les « lumières » et le « progrès », résultaient de la rationalité et de la créativité. Après Boas et les siens la culture en vint à signifier tout autre chose – ce qui relie les peuples à la tradition, à l'irrationnel. Parmi les noms bien connus de l'Ecole de Boas figurent Ruth Benedict et Melville Herskovits. Tous deux ont souligné la valeur égale de toutes les cultures.

Selon Herskovits, personne n'est qualifié pour juger, apprécier et surtout hiérarchiser les diverses cultures. Herskovits pense que de tels jugements dépendent de l'expérience culturelle de chacun et ne font que refléter la culture à laquelle on appartient, y compris les préjugés de celle-ci, l'homme ayant tendance à considérer ses propres catégories comme universellement valables. Aussi est-on obligé de conclure que des jugements généraux ne sont pas possibles : une culture ne peut être évaluée que par ceux qui en relèvent.

Ceci, malheureusement, fait perdre de vue l'ensemble. Au fond, Herskovits voudrait que le chercheur occidental dépasse son ethnocentrisme et qu'il considère les autres cultures avec tolérance : il demande une coexistence pacifique à base de relativisme culturel, au lieu d'un [PAGE 100] ethnocentrisme encore tenace de nos jours, non seulement dans l'anthropologie mais également dans les autres sciences humaines. Il fallait des définitions nouvelles et des termes nouveaux parce que le point de vue avait changé.

A première vue, le relativisme culturel peut paraître séduisant, mais la grande difficulté réside dans la notion de système de valeurs. D'une part Herskovits et les siens dénient à tout individu la possibilité de porter des jugements indépendants d'un système de valeurs culturel; d'autre part, ils veulent pratiquer une anthropologie « objective » et non conditionnée par une culture spécifique. Voilà une contradiction évidente, comme l'a déjà constaté Lemaire[3].

En fait, le relativisme culturel confirme l'ethnocentrisme qu'il a voulu combattre. L'idée démocratique du relativisme culturel est celle de l'ethnocentrisme universel. On prêche le statu quo à partir de l'idée qu'il existe une immuabilité des différences réelles entre les cultures, et l'on rejette toute contamination d'une culture par des éléments d'une autre. L'isolement est valorisé, prôné : l'homme est pris au piège de la camisole de force du déterminisme culturel. Au fond, le relativisme culturel n'est rien d'autre qu'une protestation théorique contre le processus séculaire d'occidentalisation de la race humaine. Historiquement il est d'ailleurs intéressant de noter à quel point le champ de l'anthropologie s'est mis au service du colonialisme, comme il ressort du livre de Gérard Leclerc Anthropologie et colonialisme[4]. En un premier temps, l'évolutionnisme à la Tylor a justifié le colonialisme, puisqu'on apportait la civilisation aux indigènes. Ensuite, l'Occident fut d'avis que les indigènes ne devaient pas acquérir trop de civilisation, d'où les propos de Georges Hardy : « Le danger n'est jamais d'enseigner trop peu, c'est d'enseigner trop »[5]. Les indigènes, il est vrai, commençaient à devenir « difficiles ». C'est à ce moment-là que la théorie du relativisme culturel devenait très commode : elle justifiait [PAGE 101] le conservatisme, prêchant que les cultures existantes devaient être respectées et les inégalités perpétuées.

Ceci dit, il n'est pas inutile d'être conscient de l'inévitabilité de l'ethnocentrisme de toute culture, non seulement pour les anthropologues mais encore pour les chercheurs d'autres domaines. Alors les systèmes de valeurs sous-entendus dans toute culture pourront devenir objet de recherches comparatives. Cela se fait depuis un certain temps dans le domaine des sciences sociales. En histoire, Toynbee a été un des meilleurs avocats de cette nouvelle approche de l'histoire et s'est attaché à plaider pour l'élargissement de l'horizon des chercheurs et des étudiants. Dans la théologie aussi on a commencé à prendre au sérieux la théologie de la libération et la « black theology ». Un nombre croissant de chercheurs regardent d'un œil critique les formes d'ethnocentrisme, ou plutôt d'eurocentrisme qui régissent les pratiques sociales et culturelles, aussi bien que les recherches scientifiques et bon nombre de théories.

Cette introduction nous amène à poser la question des études littéraires : les chercheurs en ce domaine ont-ils dépassé les idées évolutionnistes, comme les anthropologues ? Pour répondre à cette interrogation je me limiterai au champ européen, tout en constatant que, malheureusement, les universités africaines ne sont pas plus épargnées par les conceptions évolutionnistes que leurs homologues occidentales.

Si les changements en anthropologie ont commencé relativement tôt, cela vient de ce que celle-ci a été la première à profiter du colonialisme, en faisant des recherches multiples et prolongées dans les pays occupés. Dans le domaine de la littérature, par contre, le terme de relativisme culturel n'a été utilisé pour la première fois qu'en 1969[6], dans une note en bas de page par Roy Harvey Pearce dans son recueil Historicism Once More. La littérature a mis longtemps à s'initier aux idées relativistes. D'éminents personnages comme René Wellek y étaient violemment opposés, n'y voyant qu'une « anarchie des valeurs »[7]. [PAGE 102]

La critique littéraire prisonnière des traditions

A partir des années soixante, la discussion sur l'évolutionnisme et le relativisme a surtout été mise en branle par des comparatistes comme Haskell Block et Etiemble. Mais encore à cette époque la littérature orale et les littératures des peuples africains étaient plutôt considérées comme une province de l'anthropologie qui, il va de soi, ne les a guère étudiées en fonction de leurs qualités littéraires. A qui la faute ?

Depuis les années soixante-dix, la théorie littéraire s'est considérablement développée et il me semble que les recherches en littératures africaines pourront en bénéficier. La nouvelle littérature comparée s'est libérée de l'approche ancienne où des normes inflexibles servaient de point de départ obligatoire. Elle a appris de la sémiotique à voir le texte comme un message qui est transmis dans un processus de communication. Ce message n'est produit et reçu comme littéraire qu'à partir de certaines conventions et dans certaines circonstances. Dans cette nouvelle perspective, les études littéraires ont un autre but : il ne s'agit plus, comme c'était le cas dans le passé, de transmettre les valeurs littéraires de sa propre culture ni de procéder à la défense et illustration d'une quelconque tradition littéraire. Dans le nouveau champ de recherches, le transfert de valeurs littéraires et la formation de traditions littéraires n'est plus le but poursuivi. Valeurs et traditions sont elles-mêmes devenues objet de recherche.

Les développements théoriques sont assez encourageants. Cependant, ils sont le plus souvent loin d'avoir déteint sur la pratique des recherches, de l'enseignement universitaire et de la critique littéraire qui, dans l'ensemble, sont encore nettement dominés par la littérature institutionnalisée et son système de valeurs.

En effet, nous avons tous l'expérience de l'héritage culturel qui nous a été transmis dans les écoles et universités que nous avons fréquentées. Dans son livre Les contre-littératures, Bernard Mouralis décrit de manière convaincante les caractéristiques institutionnelles de la littérature avec un « L » majuscule dans nos sociétés occidentales, et notamment en France. La littérature [PAGE 103] comme institution est une construction à base d'un système de valeurs domine dans un contexte national, politique, culturel. Comme il le fait remarquer, il y a une identification totale entre les manuels et anthologies utilisées dans les écoles, d'une part, et ce qui est considéré comme littérature, d'autre part :

    « Les auteurs et les textes sont retenus par le manuel parce qu'ils sont "littéraires" et ils sont littéraires parce qu'ils figurent dans le manuel »[8].

Le manuel de littérature et l'anthologie naissent à partir d'une sélection; ils présentent un tableau conforme à l'idée que se font les rédacteurs de la littérature en fonction de leur propre système de valeurs. Ce qui est transmis comme littérature – nationale ou internationale – ressemble à un héritage réservé à la nouvelle génération. Cependant, il s'agit d'un héritage dont une partie considérable reste dissimulée et à laquelle on ne se réfère pas. Cette partie, appelée « contre-littérature » par Mouralis, tâche d'exercer son influence et d'attirer l'attention de ce petit groupe élitaire qui décide de ce qui doit ou de ce qui ne doit pas figurer dans la Littérature.

La contre-littérature inclut des œuvres de la littérature orale aussi bien que de la littérature écrite, du présent et du passé. La plupart des œuvres littéraires provenant d'autres cultures sont également dans cette optique vouées au champ des contre-littératures.

Néanmoins, il est certain que des changements s'accomplissent dans l'évaluation et la composition de l'héritage littéraire national et international. La décolonisation l'a influencé et actuellement l'immigration de grands nombres de gens originaires d'autres cultures qui se sont définitivement établis dans le monde occidental, influence chaque jour davantage la littérature et la culture de cette partie du globe.

Le mécanisme de la contre-littérature a été l'objet d'une approche sémiotique dans les recherches d'Itamar Even-Zohar qui en parle dans le cadre de sa théorie du [PAGE 104] polysystème. Cette théorie ne s'applique pas exclusivement aux littératures - l'auteur considère les modèles sémiologiques de la communication humaine (culture, langage, littérature, société) comme des systèmes à structure ouverte, hétérogène :

    « It is ( ... ) a polysystem – a multiple system, a system of various systems which intersect with each other and partly overlap, using concurrently different options, yet functioning as one structured whole whose members are interdependent ( ... ). The heterogencic structure of culture in society can, of course, be reduced to the culture of the ruling class only, but this would not be fruitful beyond the attempt to construct homogeneic models to account for the principal mechanisms governing a cultural system when time factor and adjacent systems' pressures are eliminated »[9].

Il donne l'exemple assez simple d'une communauté qui possède deux options littéraires, deux littératures, parce que la société est bilingue :

    « For students of literature, to overcome such cases by confining themselves to only one of these, ignoring the other, is naturally very "convenient" (or rather more "comfortable") than dealing with them both. Actually, this is common practice in literary studies : how inadequate the results are cannot be exaggerated »[10].

La théorie du polysystème s'applique non seulement lorsqu'il s'agit de deux littératures dans deux langues différentes d'un seul pays mais elle est valable pour toutes les littératures de différents groupes sociaux d'un seul pays et pour différentes littératures du niveau international et interculturel, dans la mesure où elles s'influencent mutuellement de façon variable à l'intérieur du polysystème. Ainsi on ne pourra plus considérer [PAGE 105] une littérature donnée comme un phénomène à part, négligeant toutes les relations positives et négatives qu'elle entretient avec d'autres littératures adjacentes – comme le champ universitaire des lettres a eu l'habitude de le faire.

Il est évident que les chercheurs ont trop souvent et exclusivement considéré et étudié comme littérature les prétendus chefs-d'&339;uvre de leur propre culture.

D'un point de vue sémiotique, Even-Zohar plaide contre un tel élitisme inflexible, contre l'assimilation en matière de critique littéraire et recherches littéraires, et contre ceux qui croient pouvoir écrire l'histoire littéraire en s'occupant uniquement des auteurs de « chefs-d'œuvre » qui, au plus, ne représentent que la culture de ceux qui écrivent cette histoire littéraire :

    « as sholars committed to the discovery of the mechanisms of literary history, we cannot use arbitrary and temporary value judgments as criteria in selecting the objects of study in a historical context. The prevalent value judgments of any period are themselves an integral part of the subjects to be observed. No field of study can select its objects according to norms of taste without losing its status as an intersubjective discipline »[11].

Jusqu'ici, les développements esquissés ci-dessus n'ont guère trouvé d'échos dans les Facultés de Lettres. En général, on continue à transmettre l'héritage littéraire et ses valeurs comme par le passé. Comment la littérature est-elle définie dans ce contexte ? Les critères utilisés sont-ils d'ordre esthétique ou éthique, ou mixtes ? Au cours de l'histoire, on peut constater que les gens n'ont jamais été d'accord sur la définition de la littérature. Les critères formels ont changé et ont été révisés si souvent qu'il est impossible de les voir autrement que comme arbitraires. Les études des littératures appartenant à d'autres continents sont là pour le confirmer. [PAGE 106]

L'université occidentale contestée

Dans ces circonstances il est recommandable de séparer, dans la mesure du possible, les études et l'évaluation. Or, l'usage de normes inflexibles de qualité à la suite de Wellek ne s'accorde pas avec ladite approche. Dans nos universités, les valeurs littéraires occidentales ont trop longtemps été considérées comme universelles. Jusqu'aux années soixante, les encyclopédies et les anthologies se sont, au sujet de la littérature universelle, principalement limitées à la description et au choix de textes d'œuvres littéraires occidentales. La littérature africaine en est absente ou n'occupe qu'une place des plus modestes. De plus, cette place est le plus souvent due à l'idéologie de la francophonie. Cela vaut aussi bien pour les anthologies que pour les programmes universitaires. Les rares exceptions ne font que confirmer la règle.

Depuis l'histoire coloniale, le transfert forcé de valeurs littéraires occidentales vers d'autres contextes culturels est pratique courante. Aux yeux des chercheurs de ces contextes culturels, ceci peut présenter certains avantages, mais aussi nuire à leurs cultures. Ceci a donné lieu à maintes discussions dans les ex-colonies, discussions qui n'ont guère pénétré dans les murs des universités occidentales.

Combien de chercheurs en Europe savent que, en dehors du continent, la question se pose de savoir si un Européen est capable d'étudier d'autres littératures que la sienne propre ? Il se peut qu'on hausse les épaules face à une question si impertinente et si peu « scientifique », mais ne serait-il pas pertinent de nous demander ce qu'il y a derrière une telle question ?

Dans un article intitulé Comparatism and Separatism in African Literature, le Nigérian Isidore Okpewho explique comment deux camps se sont formés parmi les chercheurs africains en littérature comparée. A côté de ceux qui préconisent la même optique large que nous avons proposée ci-dessus, il y en a d'autres qui, selon lui, refusent d'y souscrire pour la bonne raison que, dans le passé, des chercheurs et des critiques occidentaux ont trop souvent affiché dans leurs recherches comparatives une conception eurocentrique vis-à-vis de [PAGE 107] la littérature africaine, allant même, dans certains cas, jusqu'à l'ignorer. Par réaction, la même myopie qui a caractérisé la recherche occidentale pendant si longtemps, est alors adoptée pour réagir contre cette attitude par ceux à qui elle a fait tort.

Quand les Européens ont bien voulu prêter attention aux littératures africaines, ils ont souvent fait preuve d'une attitude évolutionniste indéniable. Okpewho n'a pas tort de noter que

    « the political undercurrents of comparatism do indeed deserve some emphasis, especially in the light of the painful political history of Africa. The colonial and other foreign presence among us did so much savagery to our cultural values that it is no surprise to find some of our scholars looking inward for a rediscovery of our violated essences. But we can also take what seems to me a deeper view of domination and argue that it is essentially an effort toward dehumanization »[12].

Néanmoins, ce chercheur lui-même plaide pour des recherches littéraires interculturelles, tout en admettant qu'elles ont été jusqu'ici entravées par les rapports historiques inégalitaires qui barraient la route à l'intersubjectivité et continuent à la barrer dans un certain nombre de cas, à cause de l'eurocentrisme et des réactions que celui-ci a provoquées.

J'ai participé à de telles discussions et organisé un colloque sur ce sujet au Centre d'Etudes Africaines à Leiden en 1976. Les participants ont examiné la question de savoir si les mêmes méthodes peuvent servir à étudier les littératures africaines et européennes. Des chercheurs venus d'Afrique, d'Amérique et d'Europe se sont penchés sur ce problème. Toute étude visant à démontrer le degré d'évolution de la littérature africaine entre la préhistoire et la modernité occidentale fut rejetée. A Leiden la conclusion unanime fut que telle ou telle méthode ne pouvait être limitée à une seule culture, que toutes [PAGE 108] pouvaient être utilisées, pourvu que les chercheurs respectifs soient conscients des limites imposées par leur propre situation historique et culturelle[13].

Des recherches historiques sur la façon dont des textes originaires d'autres cultures ont été reçus ou ignorés par lecteurs et critiques occidentaux et vice-versa, donneraient sans doute des résultats révélateurs, autant par ce qu'ils disent que par ce qu'ils taisent.

Il y a des signes de plus en plus nombreux prouvant que les sciences humaines sont en train de combattre l'eurocentrisme de leurs disciplines respectives. Nous avons mentionné, à titre d'exemples, les livres de Gérard Leclerc et de Bernard Mouralis pour l'anthropologie et les lettres respectivement. En histoire un livre très intéressant à signaler est certainement l'ouvrage de Roy Preiswerk et Dominique Perrot intitulé Ethnocentrisme et histoire[14].

En ce qui concerne les études littéraires, il n'est peut-être pas inutile de nous poser quelques questions en guise de « test », et de formuler quelques conclusions.

– Comment définissons-nous le concept de littérature universelle (« world literature ») ? Notre définition contient-elle des traces d'évolutionnisme culturel ?

– A quel point nos programmes universitaires démontrent-ils que les recherches et l'enseignement ont besoin d'un cadre international, voire interculturel pour permettre une meilleure compréhension de notre propre littérature et de son fonctionnement dans un contexte plus large ?

– Etant donné que les livres scolaires et les livres d'études obligatoires révèlent le goût littéraire et la vision du monde de ceux qui les ont écrits, avons-nous essayé de les confronter avec une sélection de textes qui en ont été systématiquement exclus ?

– A quel point l'évolutionnisme continue-t-il à influencer les études littéraires ? Qu'il n'ait pas disparu, les exemples ne manquent pas, bien qu'ils deviennent [PAGE 109] de nos jours bien plus subtils qu'auparavant. J'en donne deux des plus éloquents. Robert Cornevin situe les débuts du théâtre africain après l'arrivée des Européens en Afrique. En outre, son livre Le Théâtre en Afrique noire et à Madagascar est dédié à un Français colonial qu'il n'hésite pas à qualifier de « père du théâtre africain »... Autre cas : depuis toujours, les Européens avaient défini l'épopée par l'exemple de L'odyssée et de L'Iliade qui nous sont parvenues grâce à la plume d'Homère. Okpewho, lui-même spécialiste des classiques européens, conteste cette approche après avoir soigneusement étudié un certain nombre d'épopées orales en Afrique. Il en veut à Ruth Finnegan qui, à l'exemple des Chadwick et Sir Bowra, est tombée dans le même piège, malgré sa connaissance de la littérature orale africaine. Elle aussi avait pris Homère comme critère et il lui fait des reproches :

    « for setting Homer up as the yardstick of definition of the epic and for dismissing as inadequate all « primitive » heroic narratives which do not mimic the classic devices of Homer (or at least such of them as the written culture has passed on to us). I have indeed made the Homeric corpus the major counterpoint of my examination of various African texts and have consequently reached conclusions which raise questions about the validity of the fashionable premises concerning the art of Homer »[15].

Un des points intéressants des épopées africaines est que celles-ci sont toujours transmises oralement. Cependant, les spécialistes européens du genre n'ont jamais pensé à inclure de tels textes dans leurs recherches pour approfondir leurs connaissances des effets de l'oralité au sujet des textes d'Homère. Les Chadwick qui n'étaient pas familiers de la littérature africaine écrivaient sans gêne :

    « We have no reason to think that Africa possesses such rich literary material as the regions [PAGE 110] already studied. It has not seemed worthwile, therefore, to treat comprehensively any single area in Africa »[16].

Bien qu'ils aient fait un travail intéressant dans le domaine de l'épopée, leur façon de parler de la littérature africaine est pour le moins étonnante. Dans la bonne tradition évolutionniste, ils tiennent à la ligne qui mène du primitif au barbare et au civilisé. L'épopée étant une forme « développée » celle-ci ne peut pas exister en Afrique où ils n'avaient trouvé aucune trace de récit développé.

Nécessité d'une nouvelle approche

On pourrait les excuser en disant que c'était là les idées des années trente et quarante et que les épopées africaines n'ont été transcrites qu'à partir des années soixante. Cependant ces mêmes idées ont été reprises, sous des formes plus subtiles, dans l'œuvre du grand spécialistes de l'épopée, Sir C.M. Bowra, et même par Ruth Finnegan dans son livre, bien connu et par ailleurs très valable, Oral Literature in Africa[17].

Disons donc que mieux vaut se méfier des termes comme civilisation, littéraire, universel, qui ont trop souvent été employés comme synonymes de ce que les Occidentaux ont produit dans leurs propres cultures.

La nouvelle approche de la littérature comparée est plus large. Elle considère les textes comme une forme particulière d'échange de signification entre des partenaires d'une situation de communication. Ceux-ci peuvent appartenir à des cultures différentes, ce qui entraîne des conséquences. Les études littéraires devraient nous faire comprendre dans quelles circonstances et pourquoi des textes littéraires ont un sens pour des lecteurs. Si l'auteur et le lecteur n'ont rien en commun, la communication est vouée à l'échec. [PAGE 111]

Des contextes culturels différents amènent à des interprétations variées du même texte. C'est ainsi qu'un écrivain britannique très respecté en Europe comme Joseph Conrad a été violemment critiqué par le Nigérian Chinua Achebe pour être un raciste sans pareil. Aucun critique européen n'avait lu Heart of Darkness de cette façon-là. Il en est de même d'un écrivain contemporain bien connu comme V.S. Naipaul encensé par les critiques occidentaux et souvent considéré comme un « faux-frère » dans la critique du Tiers-Monde. Il y a des points de départ, des systèmes de valeurs différents, qui font qu'on lit et écrit de manière différente.

Dans le cadre du processus de communication, les relations entre l'auteur, le texte, le lecteur et son contexte culturel peuvent toutes trouver leur place. En étudiant la littérature africaine, les chercheurs universitaires profiteront de cette largeur de vue théorique. D'autre part, les théoriciens européens pourront eux aussi profiter des commentaires critiques des spécialistes des littératures d'autres continents qui manient à leur façon certains outils théoriques dans leurs champs respectifs.

D'autres vues sur le monde ont produit d'autres textes; d'autres perspectives sur les textes donnent lieu à d'autres critiques littéraires qui, à leur tour, peuvent contribuer à des changements de perspectives. De leur côté, les chercheurs s'occupent des textes et des critiques en les comparant, par exemple en vertu de contextes culturels, pour mieux comprendre leurs rapports et les différences.

La première tâche à accomplir reste sans doute de réduire l'influence puissante de l'eurocentrisme sur les programmes universitaires. Je ne crois pas qu'il puisse disparaître totalement. Le proverbe baoulé le dit bien : « L'arbre transplanté n'aura jamais une ombre aussi douce que celui qui a poussé sur place. » A en juger d'après le champ universitaire européen, on pourrait penser qu'un tel proverbe a une valeur universelle.

Mineke SCHIPPER
Département de Littérature comparée
Université Libre d'Amsterdam


[1] « La politique de coopération avec les pays en voie de développement », Rapport de la commission Jeanneney, numéro spécial de La Documentation française, novembre 1964, p. 62.

[2] J.-P. Dannaud, « Enseignement et avenir de la langue française dans les pays d'Afrique noire », dans Coopération et développement, septembre-octobre 1965, p. 18 et p. 29.

[3] T. Lemaire, Over de waarde van culturen. Een inleiding in de cultuurfilosofie, Baarn, Ambo, 1976, chap. 1 et 2.

[4] Gérard op. cit., Paris, Fayard, 1972.

[5] Georges Hardy, Nos grands problèmes coloniaux, Paris, A. Colin, 1929, p. 78.

[6] Roy Harvey Pearce, op. cit., Princeton University Press, 1969.

[7] René Wellek and Austin Warren, Theory ot literature, Harmondsworth, Penguin Books (1949), 1973, p. 43.

[8] Bernard Mouralis, Les contre-littératures, Paris, P.U.F., 1975, p. 32.

[9] Itamar Even-Zohar, « Polysystem theory », dans Poetics today, vol. I, number 1-2, autumn 1979, p. 290.

[10] Ibid., p. 291.

[11] Ibid., p. 292.

[12] Isidore Okpewho, « Comparatism and Separatism in African Literature », dans World Literature Today, 1991, vol. 55 (1), p. 26.

[13] Mineke Schipper (Réd.), Text and Context. Methodological Explorations in the field of African Literature, Leiden, Afrika. Studiecentrum, 1977.

[14] Op. cit., Paris, Editions Anthropos, 1975.

[15] Okpewho, art. cit., p. 27.

[16] H.M. and NX Chadwick, The Growth of Literature, 3 vol., Cambridge University Press, 1932-1940.

[17] C.M. Bowra, Heroic Poetry, London, Macminan, 1952;Ruth Finnegan, Oral Literature in Africa, Oxford University Press, 1970, voir notamment pp. 108 et suiv.