© Peuples Noirs Peuples Africains no. 50 (1986) 1-7



OTAGES FRANÇAIS AU LIBAN, JAGUARS FRANÇAIS EN CENTRAFRIQUE

ou comment on rend les peuples fous

Mongo BETI

Exeunt donc les nationaux-tiersmondistes, c'était prévu. Et pour très longtemps, croyez-m'en, quoi qu'ils prêtendent présomptueusement : il n'y a plus de gauche électorale en France, avec un Parti communiste à moins de 10 % et sous la houlette de Georges Marchais – la gauche idéologique ayant disparu, elle, au début du siècle. Le Parti socialiste n'est pas près de pouvoir à nouveau constituer une majorité à lui seul. François Mitterrand, vieux politicien roublard et cynique, peut bien occuper encore le devant de la scène : c'est un has been et une potiche.

Evanoui aussi le cortège d'illusions semées par les hommes du 10 mai 1981, en particulier dans le Tiers-Monde qui crépite encore des trois couacs de leur finale : otages à Beyrouth, livraison d'opposants au bon ami Saddam Hussein, dictateur d'Irak, Jaguar explosant sur un bidonville de Bangui et rappelant à l'opinion la sale guerre du Tchad.

Parlons d'abord des otages du Liban.

La revue Peuples noirs-Peuples africains a été fondée il y a aujourd'hui huit ans, entre autres objectifs pour lutter contre l'oppression de l'Afrique par des puissances extérieures, et aussi contre l'oppression des nouvelles bourgeoisies aliénées sur les masses populaires sans défense. [PAGE 2] Nous ne pouvons donc faire moins, si nous voulons être logiques avec nous-mêmes, que de condamner cette forme d'oppression au demeurant vieille comme le monde, mais toujours révoltante, le rapt d'hommes innocents, quels que soient les ravisseurs, quelle que soit la cause qu'ils défendent.

Personne n'est plus qualifié qu'un Noir pour épiloguer sur le thème du rapt, technique d'oppression la plus lâche. Le désastreux esclavage et la non moins désastreuse colonisation des Africains n'ont-ils pas commencé par un fantastique rapt qui s'étendit sur des siècles et affecta des millions d'êtres humains ? Les innombrables hommes et femmes ainsi capturés n'avaient rien à voir avec la conquête de l'Amérique ni avec la mise en valeur du Nouveau Monde, toutes entreprises de la mégalomanie blanche. C'étaient des êtres innocents qui coulaient des jours paisibles sur les terres ancestrales. Kaufman et ses camarades n'avaient rien à voir non plus avec les conflits du Moyen-Orient, ni même avec les présomptueux embrouillements des diplomaties de leurs pays d'origine. C'étaient des professionnels innocents, qui se bornaient à l'accomplissement de leur travail – jusqu'à preuve du contraire ! Nous ne sommes pas assez naïfs ici pour méconnaître l'existence de journalistes-espions, ceux des bureaux africains de l'Agence France-Presse, par exemple; mais c'est facile de faire la démonstration de leur forfaiture; je ne m'en suis jamais privé, personnellement. Rien de tel pour Kaufman et ses camarades, puisque aucun grief n'a été formulé contre eux. Leurs ravisseurs n'ont jamais fait mystère de vouloir les utiliser comme moyen de pression sur le gouvernement français.

Nous nous mêlerons donc cette fois au troupeau bêlant des belles âmes. Que nos amis n'aillent surtout pas croire que nous sommes tombés à notre tour dans le piège où se sont laissé prendre tant de velléités de journalisme progressiste, contraintes finalement de céder à la pression d'une machine médiatique qui ne met en exergue que les faits d'actualité de nature à renforcer l'emprise de l'idéologie impériale. On pourrait affirmer en effet que les massacres de Noirs qui se poursuivent en Afrique du Sud, la détention d'un Abel N'Goumba en Centrafrique et de Fon Gorji Dinka au Cameroun, la décision du [PAGE 3] président américain Reagan de doter d'armes particulièrement meurtrières les hommes de Savimbi en Angola sont des affaires bien plus pressantes pour nous que quelques otages français au Liban.

Ce serait faire bon marché d'un aspect capital de l'affaire : les otages dont nous déplorons le sort ne sont pas des commerçants, ni des touristes sans qualité, ni des artistes – Dieu sait pourtant s'il y a des artistes français au Liban, des commerçants français, des touristes français... Mais non ! les ravisseurs ont, par deux fois, jeté leur dévolu sur des journalistes, des hommes de parole ou de plume, des messagers de l'opinion. Des gens comme nous, en somme. Justement ne venons-nous pas ici-même, à Peuples noirs-Peuples africains, d'être l'objet d'une tentative de rapt ? Et ceci sur le sol de la France, et non dans un pays sous-développé. Le confort du silence est une tentation de tous les pouvoirs, y compris en Occident.

Les nationaux-tiersmondistes, c'est-à-dire ceux-là même qui, hier, ameutaient avec des trémolos dans la voix l'opinion internationale contre les ravisseurs des journalistes français, ont favorisé sinon fomenté une manœuvre perfide ayant pour but en somme de prendre en otage la revue Peuples noirs-Peuples africains. L'offensive, dont nous dévoilerons un jour les épisodes laissés jusqu'ici dans l'ombre, fut scientifiquement combinée et se déroula sur plusieurs fronts simultanément. En même temps qu'Elundu Onana, un petit espion manipulé par le pouvoir camerounais, lui-même conseillé par Hervé Bourges, nous escroquait plus de cent mille francs en espèces sonnantes et trébuchantes, des pressions acharnées contraignaient un éditeur à interrompre la commercialisation de l'un de mes romans les plus demandés par le public; en même temps, on nous suscitait des concurrents abondamment subventionnés qui s'empressaient de débaucher nos collaborateurs – de jeunes talents qui, sans nous, ne se seraient jamais révélés. Privés de ressources et de collaborateurs, comment aurions-nous survécu ?[1] [PAGE 4]

Il y aura tout de même eu au moins un juste dans Sodome et Gomorrhe, il se sera trouvé un homme, sans doute le plus talentueux, en tout cas le plus jeune, pour résister à l'appel des sirènes de l'impérialisme, et provoquer ainsi l'écroulement de tout l'échafaudage.

En retard de plusieurs décennies, sinon d'une guerre, il y a au moins une vérité que ces messieurs nationaux-tiersmondistes n'ont pas été capables de saisir : l'Afrique n'est plus tout à fait ce qu'elle a été. Et dans la mémoire collective des Africains, il se peut que les cinq années de leur règne apparaissent de plus en plus comme une cure de désintoxication du pharisaïsme de gauche et que le seul rappel de cette époque suffise pour nous faire vomir. [PAGE 5]

Toujours est-il que le petit peuple de Bangui ne s'y est pas trompé, lui. Il ne s'est pas contenté de pleurer les dizaines de morts provoqués par la chute scandaleuse d'un Jaguar français sur les paillotes de son misérable bidonville, il a aussitôt exprimé sa révolte, dirigeant sa juste colère contre ceux qui, à ses yeux et à juste titre, symbolisent sa pathétique réduction au statut d'otage sur la terre ancestrale.

Qu'ont en effet les Centrafricains à voir avec la guerre du Tchad et le conflit opposant François Mitterrand à Khadafi, deux compères qui s'empoignent aujourd'hui après s'être embrassés hier, en attendant de conclure demain de juteuses affaires de ventes d'armes ? Pourquoi les parias de Bangui, qui n'ont jamais eu part à rien, qui n'ont jamais eu voix au chapitre, doivent-ils payer d'un prix exorbitant l'expansionnisme impérialiste de Paris ? Quand ont-ils approuvé l'occupation militaire de leur pays ? Quand leur président, un dictateur militaire qu'ils n'ont jamais élu, les a-t-il consultés à ce sujet ?

Le Centrafrique n'est-il pas aujourd'hui peuplé de deux millions d'otages de la France ? Peut-on à la fois stigmatiser la pratique de la prise d'otages et s'y adonner soi-même à grande échelle sans rendre les peuples fous ?

N'est-ce pas encore rendre les peuples fous que de clouer au pilori les Hesbollas, ces fous de Dieu, au même moment où l'on sacrifie les principes les plus solennellement proclamés sur l'autel du mercantilisme ? S'ériger en défenseur des Droits de l'homme sur les tréteaux internationaux et livrer à Saddam Hussein, grand amateur d'armements coûteux, deux opposants convoités par les tortionnaires et les bourreaux d'un dictateur réputé sans pitié ni scrupule, n'est-ce pas publier à cor et à cri que tout peut être piétiné ?

Admirons au passage les contorsions d'imagination et de rhétorique auxquelles a cru devoir se livrer à plusieurs reprises un journal du soir parisien réputé pencher « à gauche » pour démontrer à grand renfort d'hypothèses que le rapatriement forcé de Hamza Fawzi et de Hassan Kheir-Eddine ne fut pas un acte politique délibéré, mais une bavure imputable à un subalterne mystérieux. Malheureusement, c'est la violation froide du droit d'asile qui saute aux yeux du premier observateur venu. Ce n'est d'ailleurs [PAGE 6] pas la première fois que les nationaux-tiersmondistes capitulaient devant le diktat en cette matière d'un tyran exotique, souvent minable, comme Bongo ou Mobutu. L'Irakien Saddam Hussein, c'est tout de même une autre pointure, une espèce de géant du Tiers-Monde, avec ses près de vingt millions de sujets, sa production pétrolière classée au tout premier rang, sa guerre du siècle contre l'Iran grosse de retombées incalculables en achats d'armes, et excellent payeur avec ça, en somme un client comme le Tiers-Monde en fait rarement. Que refuser à un tel homme ? Et tout le reste n'est que rhétorique et jésuiteries.

Roland Dumas, ministre des Affaires extérieures de François Mitterrand, l'avocat célèbre, le grand bourgeois qui ne croit en rien[2], a du moins eu le seul mot pour rire de cette triste pantalonnade. Nous avons consulté, a-t-il déclaré en substance, l'ambassade d'Irak en France, qui nous a assuré que Hamza Fawzi et Hassan Keir-Eddine n'étaient sous le coup d'aucune inculpation dans leur pays d'origine !

Qui s'étonnera après cela que les Hesbollahs de Beyrouth fassent sans cesse des petits et que d'autres, d'une [PAGE 7] autre couleur, soient peut-être en gestation dans le misérable bidonville de paillotes bondées de déshérités où un foudroyant Jaguar vient d'opérer une coupe si sombre ?

Mongo BETI


[1] Craignons que les premières livraisons de notre jeune et somptueux concurrent ne soient sans lendemain. Le but de l'opération n'était pas, comme les naïfs pourraient se le figurer, de substituer a une revue radicale, encline à l'imprécation, une publication plus modérée, répugnant à la transe; en fait, on a tenté de priver de toute tribune les jeunes talents auxquels P.N.-P.A avait donné une voix – en un mot de ramener l'Afrique francophone huit ans en arrière. Cela ne surprendra pas vraiment ceux qui connaissent le néo-colonialisme et ses arrière-pensées. J'ai plusieurs fois prévenu ici-même mes confrères que le jour où, ainsi qu'elle s'y efforce, la francophonie officielle parviendrait à contrôler notre littérature, et en particulier notre créativité dans le domaine romanesque, la littérature africaine francophone cesserait d'être une littérature pour se transformer en une espèce de folklore écrit où ne refléterait plus la personnalité africaine. Telle est la logique du système, et nul n'y peut rien. Pour s'en convaincre, il suffit de tirer la leçon des expériences politiques récentes, très révélatrices de la stratégie de Paris. La propagande néocoloniale, procédant tantôt par intimidation, tantôt par séduction – le fameux diptyque de la carotte et du big stick – a tôt fait de diviser en deux tendances une équipe gouvernementale radicale : c'est ce qui est arrivé au régime progressiste du Malien Modibo Keita, qui a fini par infléchir sa ligne dans le sens de la conciliation. Dès qu'il eut infiltré des « modérés » dans le gouvernement de Modibo Keita, le néocolonialisme s'empressa de détruire le régime progressiste malien avec lequel il n'avait jamais vraiment médité de coopérer, guettant au contraire la première occasion de le liquider. En effet, il s'agit toujours et partout d'étouffer le germe d'une personnalité africaine, à laquelle un gouvernement radical offre, du moins au début, l'unique chance d'émerger, par le simple fait que, logiquement, sous la pression des masses populaires, il tente de secouer le joug d'une tutelle politico-économique paralysante. En littérature comme en politique, quand les « radicaux » (appelés extrémistes ou gauchistes par la propagande néocoloniale) s'effondrent, c'est la régression, le retour au colonialisme : la coopération d'égal à égal avec les « modérés » n'est qu'une mystification, une chimère. Si P.N.-P.A. devait disparaître, c'est le néant qui lui succéderait ou, au mieux, le folklore.

[2] C'est par commodité de langage qu'il est dit dans Main basse sur le Cameroun que Roland Dumas fut mon défenseur au cours du long procès qui m'opposa au ministre de l'intérieur. C'est en réalité une jeune femme, très engagée politiquement, mais appartenant il est vrai au cabinet Roland Dumas, qui assuma ce rôle; elle s'installa d'ailleurs à son compte peu après. Demeuré le client du cabinet, je confiai aussitôt à celui-ci mes intérêts dans une affaire de contrefaçon flagrante contre les éditions Nathan qui avaient reproduit des extraits de mes romans malgré mon refus formel établi par des documents écrits, y compris une lettre adressée à l'auteur de l'anthologie. Pendant des années, l'affaire traîna en longueur à l'instruction, malgré mes protestations répétées; curieusement, il fallait que j'écrive au juge pour que, chaque fois, il nous convoque, un représentant du cabinet Roland Dumas et moi-même. Et c'était toujours pour nous dire : « Tous les éléments sont réunis pour confondre les contrefacteurs; l'affaire est claire et elle sera bientôt envoyée devant le tribunal. » Pourtant, la convocation à comparaître ne venait jamais. Enfin, coup de théâtre !, quelques jours après le 10 mai 1981, je reçus un télégramme du juge d'instruction Fontaine m'annonçant que l'affaire était classée, suite à l'amnistie présidentielle. Je demandai en vain au cabinet de me rembourser les avances d'honoraires que j'avais payées. Le cas est-il prévu par la loi ?