© Peuples Noirs Peuples Africains no. 49 (1986) 86-98



LITTÉRATURES AFRICAINES
LITTÉRATURES AMPUTÉES

Mineke SCHIPPER

L'article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme l'a bien dit :

    « Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit. »

Loin de nous la réalité de cet idéal, de cette liberté que George Orwell a définie comme « le droit de dire ce que les gens ne veulent pas entendre ». Partout dans le monde la liberté d'expression est, tantôt plus, tantôt moins, entravée par des formes de censure et d'autocensure. Et malheureusement l'Afrique ne fait pas exception à cette triste règle.

De nos jours, la censure affecte de maintes façons la floraison des littératures dans la majorité des pays de part et d'autre du Sahara. La gravité des conséquences est difficile à mesurer et très peu de recherches systématiques ont jusqu'ici été effectuées à ce sujet. Les média et la presse s'y sont à peine intéressées, en Europe par indifférence, en Afrique par crainte d'éventuelles représailles.

Qu'est-ce que la censure ? « Examen qu'un gouvernement fait faire des livres, journaux, pièces de théâtre, films, etc., avant d'en permettre la publication », dit le Larousse. La censure signifie la peur. Peur du côté de [PAGE 87] l'homme au pouvoir, parce qu'il craint la puissance de la parole. Peur aussi du côté de celui dont l'œuvre est censurée, peur d'autres conséquences possibles : persécution, emprisonnement, disparition, exil, mort. Beaucoup d'écrivains africains vivent en exil, volontairement ou involontairement, parfois temporairement, souvent en permanence. Officiellement, il est peu question de censure dans l'Afrique indépendante. Le nombre d'écrivains emprisonnés ou disparus n'y est pas spectaculaire non plus (du moins pour autant que le monde le sache), par rapport à celui de ceux sous les verroux ou de ceux disparus en Amérique latine par exemple[1].

Cependant, il est certain que beaucoup d'écrivains africains craignent la censure dans leurs pays de naissance, et c'est cette crainte qui fait que beaucoup d'entre eux optent tôt ou tard pour l'autocensure ou l'exil.

Etant donné qu'il existe des formes culturelles et sociales très différentes dans ce vaste continent qu'est l'Afrique, on y trouve aussi des formes littéraires extrêmement variées. Pourtant, il y a quelques points communs entre les différentes cultures africaines, d'abord pour ce qui est des littératures orales telles qu'elles fonctionnaient à l'époque précoloniale. Par exemple, le fait que le poète occupait, de temps immémorial, la fonction de critique de la société et que, dans ce rôle délicat, il se savait supporté par la communauté à laquelle il appartenait, le village, le clan. Le chanteur, le narrateur, le poète, l'auteur dans le sens du mot latin auctor – ce qui veut dire créateur et narrateur à la fois – contribuait à ce que le pouvoir de l'individu ou l'abus de ce pouvoir soit contrôlé par le groupe, la communauté. Dans ce sens, la parole pouvait servir d'arme.

Il est arrivé que des poètes ou griots, comme on les appelle en Afrique de l'Ouest, aient causé la chute d'un chef ou d'un roi par suite de leur poésie critique. La parole de l'artiste comptait dans la société traditionnelle. Si l'homme au pouvoir voulait trop se faire valoir, l'auteur pouvait user de son influence contre lui, voire causer [PAGE 88] une révolte du peuple. La colonisation a changé beaucoup de choses en Afrique. Comme elle s'est étendue sur la plus grande partie du continent, elle a aussi entraîné quelques caractéristiques communes dans l'histoire africaine. L'époque coloniale a contribué au changement ou à la destruction des structures culturelles traditionnelles. Les occupants ont imposé d'autres modes de vie qui ont été fort critiqués par la plupart des autochtones. C'est ainsi que certains chants populaires furent interdits. Un exemple bien connu est celui du chanteur aveugle Adok-Too chez les Acoli en Ouganda, qui protestait contre les travaux forcés imposés par le Chef, représentant des autorités coloniales britanniques dans son village. Il fut condamné à deux ans de prison : bien qu'il ne sût ni lire ni écrire, sa parole fut redoutable. Voici un passage d'un de ses chants devenus très populaires et considérés comme dangereux du point de vue de l'occupant :

        I become Death
        I fall on the Chief
        I take a bicycle
        I go to Gulu
        I fall on the District Commissioner
        I become Death
        I enter the aeroplane
        I fly to England
        I fall on the King[2].

A l'époque coloniale, les écrits des dissidents africains ou d'auteurs européens jugés subversifs par les autorités coloniales étaient régulièrement censurés par celles-ci. Il n'existait guère de maison d'édition indépendante à ce moment-là. La plupart d'entre elles étaient contrôlées par les autorités politiques ou dirigées par les missions. Vingt-cinq ans après l'indépendance, il y a beaucoup plus d'éditeurs locaux, mais leurs entreprises sont souvent petites et vulnérables et rencontrent des rivales écrasantes dans les grandes sociétés d'édition européennes.

Où en est la liberté d'expression de l'écrivain africain [PAGE 89] aujourd'hui ? Un nombre croissant de gouvernements africains post-coloniaux ne tolère pas, comme leurs prédécesseurs à l'époque coloniale, la littérature dite subversive et essaie de la réprimer par tous les moyens possibles. Cela a de graves conséquences pour les littératures nationales dans des pays où toute forme d'opposition légale fait souvent défaut. Les média, et la presse sont quasi entièrement contrôlés par les dirigeants. La littérature et les autres arts sont alors en principe les seuls moyens d'expression non-conformistes. Or, dès que les artistes énoncent des propos quelque peu critiques, ils risquent d'être considérés comme subversifs et indésirables.

Il est vrai que, en raison du grand pourcentage d'analphabètes en Afrique, les écrivains n'ont pas eu de problèmes à ce sujet les premières années après l'indépendance, d'autant plus qu'ils écrivaient dans une langue étrangère qui n'était pas maîtrisée par la grande majorité de la population. En outre, les livres étaient (et d'ailleurs sont toujours) chers et donc presque inabordables.

Cet état de choses n'a pas changé depuis. Ainsi les livres provenant de l'étranger doivent être payés en devises, ce qui limite sérieusement leur importation. D'autre part, les maisons d'édition locales sont forcées d'importer leur papier de l'étranger. Pour procéder à une telle démarche, il faut en faire la demande auprès du gouvernement, car le papier importé est revendiqué par les services gouvernementaux en premier lieu, et les pénuries de papier ne sont pas exceptionnelles. Tous ces faits contribuent à limiter le développement de la littérature nationale dans bon nombre de pays africains.

Au début, la littérature écrite ne fut donc pas jugée trop dangereuse par beaucoup de dirigeants et il n'a pas semblé nécessaire de prendre des mesures systématiques à l'égard des écrivains. S'ils critiquaient là société pendant les années soixante, c'était encore le plus souvent la société coloniale dont il était question. Au fil des années cependant la littérature a changé de thèmes : le nationalisme et la résistance contre l'oppresseur blanc comme thèmes principaux ont presque été abandonnés. Au lieu de s'opposer à l'occident, beaucoup d'écrivains tournent maintenant leur attention vers leur propre pays et ne manquent pas de manifester leur mécontentement [PAGE 90] vis-à-vis de l'élite gouvernementale et du système de parti unique. C'est ce qui a rendu les dirigeants plus susceptibles envers les écrivains contemporains. Ceux-ci se voient alors confrontés au choix difficile de se taire et de se conformer, ou de braver les risques et de s'exposer aux conséquences éventuelles. Il y a des différences bien sûr d'un Etat à l'autre, mais la liberté d'expression de ceux qui s'occupent de la littérature et du théâtre en Afrique est de plus en plus menacée.

Au lieu de présenter le catalogue complet de tous les cas de censure – qui n'existe d'ailleurs pas encore –, il me semble plus approprié de donner quelques exemples concrets provenant de différents pays pour illustrer combien la liberté de l'écrivain a été effectivement réprimée et jusqu'où peut aller la censure, lorsque la littérature est perçue par les autorités politiques comme une menace pour l'ordre établi. A cet effet, je choisis trois auteurs bien connus qui ont eu le malheur de passer par l'expérience de la censure : Mongo Beti du Cameroun, Ngugi wa Thiong'o du Kénia et Abdellatif Laâbi du Maroc.

Le cas de Mongo Beti n'est pas inconnu dans les milieux francophones. Je l'ai tout de même choisi, parce que ses expériences et celles de certains de ses collègues nous amènent aussi en Europe. Car certains auteurs africains ont non seulement souffert de la censure africaine, mais encore de la censure française. Mongo Beti vit et travaille depuis plus de trente ans en France, où il s'est installé après ses études, parce qu'il n'y avait pas de place pour ses idées dans son pays d'origine. Dans les années cinquante, il a écrit un certain nombre de romans sur l'époque coloniale dans lesquels les autorités françaises sont présentées et jugées selon une optique africaine. Dans certains milieux coloniaux et missionnaires, ces livres ont été condamnés à cause de « l'ingratitude » dont leur auteur faisait preuve.

Après un long silence, Main basse sur le Cameroun. Autopsie d'une décolonisation paraît aux Editions Maspero en 1972. Pour plusieurs raisons, l'histoire de la censure de ce livre est intéressante. Il a aussitôt été interdit au Cameroun. L'auteur vivait en exil et n'a donc pas eu de problème dans son propre pays. Le livre porte sur l'évolution du Cameroun, sur l'augmentation de la répression, [PAGE 91] et il décrit aussi les conditions de détention de certaines personnes. D'autre part, il traite du passage du Cameroun colonial à l'époque postcoloniale. Le livre montre également le peu d'intérêt que portent les média occidentaux aux violations des droits de l'homme en Afrique, sauf lorsqu'une religieuse blanche a été violée ou un Français enlevé. La presse française passe sous silence, afin de ne pas leur porter préjudice, les relations d'intérêt qui unissent la France à ses anciennes colonies.

Sur ordre du gouvernement, le livre fut aussi interdit en France et tous les exemplaires confisqués. Selon Beti, des procédures d'expulsion furent mises en marche contre lui et un grand nombre d'agents en uniforme et en civil vinrent le trouver chez lui. L'auteur a entamé contre les autorités un procès qu'il a gagné quatre ans plus tard. Le livre a pu paraître de nouveau en 1976. Maspero a exigé des dédommagements et, le 9 juillet 1981, le tribunal a condamné le ministre de l'Intérieur à payer 10 000 francs de dédommagement à l'éditeur.

Comment le ministre avait-il pu censurer ce livre ? L'article 14 d'une loi datant de 1881 du Codefrançais permet au ministre de l'intérieur d'interdire des livres « de provenance étrangère ». C'est ce qui s'est produit à plusieurs reprises, dans les années soixante-dix encore, pour des livres écrits par des Africains ou sur l'Afrique. Cela montre que la liberté d'écrivains africains peut dépendre des caprices de pays occidentaux, aussi bien du point de vue économique que politique[3].

En outre, l'écrivain africain qui souhaite se faire éditer en Europe, devra tenir compte des techniques et des normes littéraires en vogue chez les critiques européens : il devra se plier aux critères du système d'édition multinational, sinon il risque d'être ignoré. Ou bien on le récupère malgré lui, selon Mongo Beti :

    « Nos œuvres sont livrées à la dictature exclusive des critiques, commentateurs, exégètes, chroniqueurs non-africains de la francophonie. Même si la bonne foi de ces derniers reste totale, comment [PAGE 92] pourraient-ils s'empêcher d'attirer nos œuvres, inconsciemment, dans les sens obligatoires, les tunnels, les impasses, les voies de garage que la culture française a installés dans leur conscience et où nous autres nous ne pouvons être acculés que pour y être dénaturés ? ( ... ) Après avoir tenté de me combattre, on s'est avisé qu'il était préférable de me récupérer. Mais il y a là violence et répression, puisque de telles entreprises ne peuvent réussir que dans la mesure où l'auteur est impuissant à désavouer les critiques omnipotents opérant par les média et les mandarins intouchables de l'Université »[4].

En Afrique, la presse dans les pays anglophones semble jouir d'une plus grande liberté d'expression que celle des pays francophones, mais bon nombre d'écrivains anglophones se plaignent eux aussi, par exemple, au Kénia ou en Sierra-Léone. Eux-mêmes, ils préfèrent comparer leur degré de liberté avec celui de la presse britannique plutôt qu'avec celui des journaux dans les pays de langue française. Il y a aussi de nombreuses formes de censure qui ne se manifestent guère à la surface : les limitations de l'édition ne sont pas uniquement dues à des problèmes d'ordre matériel. Les éditeurs suivent souvent une politique d'extrême prudence, car ils courent autant de risques que les auteurs. La censure régnant, les écrivains sont obligés de faire des concessions s'ils veulent publier leurs écrits. L'autocensure est souvent nécessaire, lorsque l'écrivain veut se tenir à l'écart de toute mesure de répression. Il est presque impossible de faire des recherches à ce sujet, car comment savoir si un écrivain s'est assimilé au statu quo ? Les cas de ceux qui ont refusé de s'autocensurer sont plus spectaculaires, puisqu'une confrontation avec les autorités s'ensuivit inévitablement. Le Kénian Ngugi wa Thiong'o en a fait l'expérience.

L'histoire de ce romancier, dramaturge et essayiste de renom international, jette une lumière intéressante sur la situation des écrivains africains qui ont opté pour les [PAGE 93] langues africaines comme instrument de travail pour atteindre leurs propres compatriotes. Dès le début de sa carrière d'écrivain, Ngugi a adopté dans son œuvre une attitude critique envers la société mais tant qu'il écrivait en anglais, il ne représentait qu'une faible menace pour le gouvernement, même si ses pièces de théâtre et ses romans initiaux contenaient des passages sur la corruption, les pillages de l'élite et les actes de résistance populaire. Quoi qu'il en soit, pendant longtemps il n'a pas rencontré d'obstacle. Les choses ont changé seulement lorsque Ngugi s'est mis à écrire en gikuyu, sa langue maternelle. Sa première pièce en cette langue fut Ngahffka Ndenda (Je me marierai lorsque je voudrai). La pièce incriminée raconte l'histoire d'un fermier chassé de son lopin de terre par un propriétaire riche qui veut y construire, à l'aide d'investissements étrangers, une usine d'insecticides. L'enthousiasme fut si grand que les autorités prirent peur. Ngugi en avait préparé la représentation dans le village de Kamirithu avec les habitants, des paysans et des travailleurs. Ensemble, ils avaient mis au point le texte, les participants ajoutant des idées et suggérant certains changements à partir de leurs propres expériences, car les acteurs villageois se rendaient compte qu'il s'agissait de leur propre situation. Ainsi naissait un véritable théâtre populaire. Un théâtre par et pour le peuple. Peu après les premières représentations, Ngugi fut arrêté, en décembre 1977, sans que jamais plainte fût portée contre lui. Apparemment, la pièce était de caractère subversif aux yeux des autorités, parce qu'elle avait été jouée dans la langue des opprimés et en collaboration avec eux. Et puis, comme il s'agissait de théâtre, même les analphabètes y avaient accès sans problème. Pour ses idées démocratiques sur la littérature et la société, Ngugi wa Thiong'o a payé le prix d'un an de prison. A la suite de protestations provenant du monde entier, Ngugi fut relâché après un an, mais il ne put reprendre sa fonction de professeur à l'Université de Nairobi. En 1982, une autre pièce, le « musical » Maitu Njugira (Mère, chante pour moi), fut déjà interdite au moment des répétitions. Depuis lors, toutes les activités communautaires au village de Kamirithu ont été interdits et trois camions de policiers furent envoyés pour détruire le théâtre [PAGE 94] de plein air que les villageois avaient construit de leurs propres mains. Ngugi a dû fuir son pays et vit depuis en exil à Londres.

Le théâtre populaire est craint par les autorités parce qu'il parle des problèmes de l'homme des quartiers pauvres ou de la campagne où les gens n'ont pas moins de problèmes. De plus, un tel théâtre peut atteindre un grand public et le rendre conscient de sa situation.

Depuis les expériences de Kamirithu de nouvelles lois ont de plus en plus restreint les productions de théâtre populaire au Kénia. Ce sont maintenant les autorités qui prescrivent jusqu'aux thèmes à utiliser par les élèves au Festival du théâtre scolaire. Aucun sujet de controverse n'est toléré et pour chaque nouvelle production théâtrale, il faut avoir l'approbation des autorités. C'est ainsi que l'autocensure commence à jouer son rôle. La créativité est muselée par les prescriptions et les interdictions de l'Etat. L'alternative est d'aller vivre en exil.

Cela ne vaut pas seulement pour le Kénia et le Cameroun, mais pour beaucoup d'autres pays africains, comme il ressort de la revue Index on Censorship qui, tous les mois, fait le triste bilan des cas de censure à travers le monde.

Le troisième exemple que j'ai choisi est celui de l'écrivain marocain Abdellatif Laâbi qui a passé huit ans et demi en prison. Professeur de français, il a publié de la prose et de la poésie et rédigea en français la revue littéraire Souffles dont une version arabe parut plus tard sous le nom de Anfas. Les jeunes Marocains y publiaient leurs textes pleins d'idées sur la société et sur les changements qui, selon eux, s'imposaient.

En janvier 1972, Abdellatif Laâbi fut arrêté et torturé. Il porta plainte contre ce traitement et fut relâché sous caution. Peu après, il fut de nouveau arrêté, en mars de la même année. De nouveau, il fut gravement torturé et puis laissé entre les mains de la police spéciale du service de sécurité qui est connu sous le nom de « deuxième bureau ». Après avoir retrouvé sa liberté, il n'a pas pu voyager pendant quelques années : un passeport lui était refusé. Depuis fin 1984 seulement, il peut voyager tout en ayant le droit de retourner chez lui, au Maroc, où il habite. [PAGE 95]

Pour Laâbi, la vie d'écrivain n'a pas été facile; cependant, il continue de croire à ses devoirs d'écrivain. Lors d'une récente visite aux Pays-Bas, il a expliqué que, malheureusement, dans son pays il n'existe pas d'organisation qui recense systématiquement les cas de censure, si bien qu'on ne sait jamais à l'avance ce qui va se passer lorsqu'on a publié quelque chose. Néanmoins,

    « un écrivain qui aime son métier et qui a de l'expérience sait presque instinctivement quels mots et expressions il peut utiliser pour dire ce qu'il croit essentiel sans devenir infidèle à ses principes ( ... ). En écrivant avec son corps et son sang, avec toute sa mémoire culturelle et historique, il prend des risques. Mais en même temps, écrire est une occupation fort joyeuse, un acte fortifiant et qui brise la loi du silence. ( ... )
    Mon délit se trouvait dans le domaine de la liberté d'expression. En fait, il ne s'agissait pas seulement de mon incarcération, mais de celle de tous ceux qui sont préoccupés par la liberté d'expression : au moment où quelque part dans le monde la liberté de quelqu'un est atteinte, cela implique une atteinte à la liberté de l'humanité tout entière »[5].

Le danger le plus grave d'appauvrissement est sans doute pour la littérature que toute voix contestataire soit étouffée. En 1978, Wole Soyinka m'a dit non sans fierté que dans son pays, le Nigeria, il n'y avait pas de censure et qu'aucun écrivain ni journaliste ne se trouvait en prison. Depuis, il a lui-même violemment critiqué les restrictions imposées à la liberté d'expression au Nigeria. Son film Blues for a Prodigal fut interdit lors de la première officielle à Lagos en février de 1985. Récemment, il a pu être montré après avoir été amputé de quelques passages.

Le Nigeria avait toujours été le pays exemplaire de liberté d'opinion en Afrique, mais il y a quelques années [PAGE 96] Chinua Achebe avait déjà averti ses collègues écrivains lors d'un congrès à Nsukka et exprimé son souci :

    « My concern is not what politicians say or do, but the absence of a countervailing tradition of enlightened criticism and dissent ( ... ) In this situation a writer who must be free, whose second nature is to dance to a "different drummer" and not march like a boy scout, such a person has no choice really but to run great risks. And we had better know it and prepare for it »[6].

Ce qui menace le plus la littérature, c'est qu'elle soit réduite au silence, à ce que Ngugi a appelé « la culture du silence et de la peur », qui, selon lui, est le cancer le plus dangereux menaçant le Tiers-Monde. C'est ce cancer qui visiblement menace de plus en plus l'Afrique littéraire de nos jours[7].

Et comme le risque est sérieux, beaucoup d'écrivains et critiques préfèrent se taire en Afrique, tout simplement parce qu'il s'agit de survivre. Cette situation pose de graves problèmes à l'entreprise artistique, problèmes qui vont de la destruction d'œuvres à la destruction physique d'auteurs.

A l'institut des Arts Contemporains à Londres, Wole Soyinka a récemment blâmé l'Occident, où les intellectuels sont à même de s'exprimer librement, de ne pas élever la voix pour protester contre cet état de choses en Afrique. Pourquoi reste-t-on indifférent à la violation de la libre expression en Afrique, tandis qu'on ne cesse de protester contre ce qui se passe en Union soviétique par exemple ou se passait en Grèce, il y a quelques années

« La démocratie, c'est la démocratie, et la terreur, c'est la terreur... »[8].

Or, que conclure de ce qui précède ? En tant que chercheurs et critiques dans le domaine de la littérature africaine, [PAGE 97] il va sans dire que nous sommes concernés par la censure amputant les lettres africaines. Comme pour l'iceberg, un petit sommet de ses dimensions réelles nous est connu seulement, la plus grande partie étant cachée sous la surface. Nous ne pouvons que recommander et stimuler que des recherches systématiques et sérieuses soient faites. En effet, il s'agit tout d'abord de savoir de quelles façons le manque de liberté d'expression a affecté et continue d'affecter les littératures nationales en Afrique. Les éléments suivants pourraient servir de points de départ :

1. Inventaire : la collecte de toutes les données possibles est une première exigence (nombre d'écrivains en prison, œuvres interdites, écrivains partis en exil, pour chaque pays concerné).

2. Effets de l'emprisonnement (interviews avec des auteurs ex-prisonniers, étude de documents écrits en prison ou œuvres écrites plus tard sur la période passée en prison. Toute une littérature d'emprisonnement commence à se développer en Afrique et une étude comparative n'a jamais été faite à ce sujet).

3. L'exil et ses conséquences : a. pour les écrivains concernés (changement de thèmes, langue, perspective d'exilé sur le pays d'origine, etc.); b. pour le pays d'origine : l'auteur et ses œuvres sont-ils ignorés, combattus, tolérés, interdits ? c. pour la tradition littéraire du pays et pour la nouvelle génération d'auteurs en train de se former (cf. l'Afrique du Sud que toute une génération d'écrivains a quitté dans les années soixante; la plupart de leurs œuvres étant interdites ou inaccessibles, les jeunes ont dû recommencer à zéro).

4. La réception des textes d'écrivains en exil ou en prison dans leurs propres pays et ailleurs. Quelle est l'attitude des critiques ? Sont-ils positifs ou négatifs pour des raisons politiques ? Etre critique littéraire dans bon nombre de pays peut avoir des implications politiques et des suites incalculables. Pour donner un exemple : les adversaires de Ngugi, au Kénia, qui critiquent négativement ses œuvres littéraires, sont les enfants chéris du président Moi. D'autre part, certains écrivains reçoivent du [PAGE 98] côté de la presse étrangère, parfois, une attention particulière pour des raisons qui n'ont plus rien à voir avec leurs écrits.

Il est clair que ces quatre points ne sont pas les seuls, mais ils pourront aider à nous rendre plus conscients des dangers qui menacent non seulement la richesse des littératures africaines, mais, pire, la vie et le bien-être de ceux qui en sont les créateurs.

Mineke SCHIPPER
Université libre d'Amsterdam


[1] Voir les années 1970-1980 de la revue Index on Censorship et les rapports semestriels du Comité des Ecrivains en Prison du PEN. International à Londres.

[2] In Okot p'Bitek, Africa's Cultural Revolution, Nairobi, Macmillan. 1973. p. 38.

[3] Cf. Mongo Beti, « Human Rights Hypocrisy » in Index on Censorship, vol. 10, no 6, décembre 1981, pp. 77-79, et information personnelle donnée par l'auteur à Amsterdam, mai 1983.

[4] « La création littéraire face à la violence néo-coloniale », texte présenté par Mongo Beti au Congrès du P.E.N. International à Stockholm en 1978, pp. 3-4.

[5] Interviews données aux journaux néerlandais Haagsche Courant et Alkmaarse Courant, le 27 juillet 1985. Cf. aussi GeorgeHenderson, « How Morocco treats its dissidents », in Index on Censorship, juin 1984, pp. 30-31.

[6] Chinua Achebe, « The Beast of fanatism », in Index on Censorship, juin 1981, p. 61.

[7] Ngugi wa Thiong'o, « The Culture of Silence and Fear », in South, mai 1984, p.38.

[8] Wole Soyinka, « Climate of Art », in Africa Events, juillet 1985, p. 56.