© Peuples Noirs Peuples Africains no. 49 (1986) 71-85



Lettre d'Haïti
ou les leçons d'une histoire

André NTONFO

Haïti, qu'il ne faut pas confondre avec Tahiti, le paradis des touristes de l'océan Pacifique, se situe dans les Grandes Antilles, non loin de Cuba. Ancienne colonie française et la plus prospère du Nouveau Monde, ce petit pays qui occupe le tiers occidental de l'ancienne île de Saint-Dominique, soit 28 000 km2, abrite une population de quelque six millions d'habitants – 95 % de Noirs et 5 % de Mulâtres – tous descendants d'esclaves autrefois importés d'Afrique et qui conquirent leur indépendance dès 1804, de haute lutte ! Mais Haïti est sans doute plus connue aujourd'hui par la grâce des Duvalier, François le père et Jean-Claude le fils, qui y ont instauré et maintenu depuis bientôt trente ans, un régime de terreur dont elle n'est pas près de sortir, malgré les récentes et délirantes logorrhées sur la « démocratie jean-claudienne ».

J'arrêterai là cette fiche d'identité nécessairement sommaire, pour en venir à l'essentiel, c'est-à-dire aux impressions et aux enseignements qu'une fréquentation déjà longue d'Haïti, par les livres et par les voyages, m'a permis d'accumuler. C'est qu'à tous les coups, je n'ai pu m'empêcher de considérer l'Afrique, l'Afrique noire indépendante, sous l'éclairage de ce pays où, faut-il le rappeler, « la Négritude se mit debout pour la première fois ». Il m'est en effet apparu qu'Haïti est non seulement dépositaire d'un héritage que nous autres, Noirs africains, pouvons légitimement revendiquer, mais [PAGE 72] aussi d'inquiétudes que nous devons partager, de leçons que nous devons tirer.

I - HAITI : TERRE DE PELERINAGE

Parler de pèlerinage, c'est parler d'un retour aux sources, d'une manière ou d'une autre. Et à propos d'Haïti, la chose paraîtra sans doute étrange puisque la coutume veut que ce soit nos cousins d'outre Atlantique des Antilles comme des Etats-Unis, qui se tournent ver l'Afrique, la terre de leurs ancêtres, pour se situer et se connaître aujourd'hui, fondamentalement ! Pourtant l'histoire du pays de Toussaint Louverture nous impose d'en faire un lieu de pèlerinage, une « Mecque » vers laquelle doit se tourner tout Noir africain fier de l'être.

Les raisons en sont multiples. Haïti n'est-elle pas la « Première République noire » au monde ? N'est-ce pas en cette terre des Antilles que des Africains et descendants d'Africains brisèrent pour la première fois les reins à l'esclavage et partant, au colonialisme ? A ce propos, Emile Roumer a fort justement dit que le premier Dien Bien Phu de l'histoire, c'est-à-dire le premier cas d'une armée de colonisés écrasant une armée de colonisateurs, avait eu lieu, non pas en Indochine en 1955, mais bien en Haïti en 1803. Et parce que cette geste héroïque a été accomplie par nos frères déportés, par des Noirs, esclaves et hommes libres confondus, rien ne saurait nous empêcher de revendiquer, même a posteriori, notre part de fierté et de gloire, de rêver d'aller à la rencontre de ce pays dans ce qu'il a eu de mémorable.

L'émotion commence dès Port-au-Prince, la capitale. Nul ne peut y échapper en faisant le tour du « Champ-de-Mars » – la grande place – en découvrant les imposants monuments du docte Toussaint, du fougueux Dessalines du fier Christophe, du rusé Pétion, du sage Boyer. Nul ne peut y échapper en marquant l'inévitable halte devant la statue du Maron Inconnu où brûle une flamme [PAGE 73] éternelle. L'émotion se fait encore plus grande à « La Citadelle » et à « Sans-Souci », car à voir ce qui en reste, j'ai eu le sentiment qu'ils auraient pu être comptés parmi les merveilles du monde sans l'ostracisme dont les « nations civilisées » d'alors avaient frappé cette brebis gâleuse de la lutte pour la liberté que fut Haïti...[1]. A voir ce qui en reste, on ne peut que sourire devant ceux qui s'obstinent à soutenir, que si ce pays est aujourd'hui ce qu'il est, c'est-à-dire pauvre et sous-développé, c'est pour avoir chassé trop tôt les Blancs français. L'argument manque en effet singulièrement de poids s'appliquant à un peuple qui a été capable de bâtir la Citadelle et de construire « Sans-Souci », après avoir jeté les colons à la mer.

Telles sont quelques-unes des raisons qui nous imposent, à nous, Noirs africains du XXe siècle finissant, de faire d'Haïti, une terre de pèlerinage.

II - LA « PREMIERE REPUBLIQUE NOIRE » AUJOURD'HUI

Mais l'Haïti dont je voudrais rendre compte ici ne saurait être une simple construction de l'esprit nourrie aux sources d'une Histoire qui s'est faite voici bientôt deux siècles, et dont il ne reste plus aujourd'hui que le souvenir et quelques vestiges. L'Haïti dont il est question c'est aussi et surtout celle qui au premier contact frappe la vue, colle à la peau.

A ce propos, mon premier sentiment a été d'être ici chez nous. La géographie m'y invitait, les hommes au physique comme au moral, et l'atmosphère ambiante.

J'ai dit la géographie ! Car, cette chaleur torride et humide qui vous happe à la descente d'avion, cette végétation où les cocotiers disputent la vedette aux manguiers, [PAGE 74] ces champs couverts de cannes à sucre, de bananiers, de caféiers, ces pluies subites et violentes que ne laissent point prévoir des journées souvent caniculaires, etc., sont autant d'éléments qui rappellent l'Afrique : le Cameroun, le Nigeria, le Congo, la Côte-d'Ivoire et maints autres pays des régions équatoriales et tropicales.

J'ai dit aussi les hommes ! Et de ce point de vue en effet, Haïti est, de toutes les nations de l'aire caraïbe, celle qui est restée la plus africaine par sa population. Le résultat en est que le Noir africain qui se mêle à la foule haïtienne n'a nullement le sentiment d'être ailleurs que chez lui, au milieu des siens, en dépit de la dizaine de milliers de kilomètres qui le sépare – à vol d'oiseau – de la terre africaine. Et puis il n'y a pas que la communauté de peau qui crée ce sentiment ! Tout y contribue : le port global, les gestes, la démarche, la morphologie, le rire débridé, une exubérance toute naturelle, et maintes réactions observables en toutes circonstances, dans la rue, au marché, sur les places publiques, dans les cars de transport en commun, sur les gradins d'un stade de football, dans les chantiers, etc. Que de fois en regardant, au « Champ-de-Mars », des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants se laissant aller sans aucune retenue aux rythmes entraînant de l'Orchestre national, ai-je eu l'impression de participer à une fête populaire africaine ! Plus encore, la moindre incursion dans la vie quotidienne en ville comme à la campagne révèle des mœurs, des coutumes, des habitudes que partagent bien des peuples d'Afrique noire.

J'ai dit enfin l'atmosphère ambiante ! Et ce disant, je n'ai nulle intention de démonter ici la situation économique et politique d'Haïti. Ce serait bien prétentieux eu égard à mes compétences et à l'économie de cette lettre. Je voudrais donc m'en tenir uniquement à ce qui ne peut échapper à quiconque veut ouvrir les yeux. Et d'emblée j'affirmerai qu'Haïti, vue à travers sa capitale, à travers ses villes de province, à travers ses campagnes, est un pays où l'offensive du sous-développement, loin d'être enrayée, semble au contraire se faire chaque jour plus agressive. Port-au-Prince, une [PAGE 75] capitale aux capacités d'accueil trois fois saturées mais qui voit affluer chaque jour paysans et provinciaux en quête de pain. Des villes de l'arrière-pays, Jacmel, les Cayes, Jérémie, le Cap, en passe de devenir de simples vestiges de l'Histoire. Des campagnes où la terre, épuisée par des siècles d'exploitation artisanale et d'érosion, n'offre plus aux « habitants » la pitance quotidienne. Tout cela, ajouté à des infrastructures inexistantes à tous les niveaux, fait de la Première République noire un des pays les plus sévèrement touchés par le sous-développement en cette fin du XXe siècle.

C'est pourquoi, si l'on excepte le carré de quelques familles qui contrôlent pratiquement toute l'économie du pays, si l'on excepte les cadres des banques et autres multinationales, si l'on excepte l'élite politique, les hauts fonctionnaires, les gradés de l'armée comme de la police, si l'on excepte les grands commerçants et grands planteurs – et ils représentent l'infime minorité – on peut affirmer que le peuple haïtien vit sous la pression permanente de l'inquiétude du lendemain. A ce propos, quelques contacts, quelques rencontres fortuites m'ont permis de mesurer le commun désespoir. Pour les jeunes comme pour les plus âgés, la situation est tout simplement sans issue. Rien d'étonnant dès lors que la tentation de l'exil, plus grande aujourd'hui que jamais, fasse tant et tant de victimes parmi ceux qui ne reculent devant aucun risque pour s'enfuir de la terre natale, quitte à servir de pâture aux requins de la mer des Caraïbes ou à échouer dans quelque camp spécial aux Etats-Unis[2]. [PAGE 76]

III - COMMENT CENT QUATRE-VINGTS ANS
D'INDEPENDANCE ONT-ILS PRODUIT
CE RÉSULTAT ?

Au contact d'une telle réalité, et abstraction faite de toute chronologie, Haïti devient un pays sous-développé comme n'importe lequel de nos pays africains qui en font l'expérience depuis 1960, en même temps que celle de l'indépendance. Mais le parallèle engendre d'inquiétantes interrogations quand on se rappelle que c'est une République vieille de plus de cent quatre-vingts ans qui se trouve aujourd'hui au même point que d'autres dont la constitution remonte à moins de trente ans. Aussi faut-il essayer de comprendre comment on en est arrivé à un résultat aussi piteux.

Pour ce faire, un rappel de la situation socio-politique du pays au lendemain de 1804 se révèle nécessaire. Disons tout de suite qu'elle fut marquée par d'irréductibles « querelles ethniques ». Non pas qu'il y eût comme chez nous une multitude de tribus; des Nordistes, des Sudistes, des Luluas, des Balubas, des Ibos, des Haoussas, des Bulus, des Etons, et l'on peut allonger la liste ! ... Non ! Pas du tout ! Simplement une « ethnie mulâtre » se dressant face à une « ethnie noire ». C'est que les combattants de la liberté d'hier découvraient soudain qu'ils étaient différents de peau. Et ils se découvraient en même temps des ennemis. Ce fut dès lors le règne de l'égoïsme, des préjugés, des complexes sans nombre, de l'intolérance. Le ver s'installait précocement dans le fruit de l'indépendance.

Pourtant, tout avait bien commencé. Un formidable élan de solidarité avait rendu la victoire possible. Les Mulâtres s'étaient généreusement battus à côté des Noirs. L'ennemi, c'était le colon, le maître, le Blanc. Telle était du moins la conviction du grand nombre. Mais une fois la victoire acquise, il s'avéra que pour certains, pour les Mulâtres, l'alliance n'était que de circonstance. L'aristocratie de la peau claire – à défaut d'être [PAGE 77] blanche – affirma ses prétentions à la confiscation de l'« héritage » avec une farouche détermination. La jeune République se trouva aussitôt engagée dans des luttes intestines dont les premières conséquences furent l'assassinat de J.-J. Dessalines – le père réel de la nation naissante – et la partition du pays entre Christophe dans le nord et Pétion dans le sud. De là devait résulter aussi une pratique politique marquée du sceau de l'appartenance « ethnique ». Et depuis, malgré les apparences et les hypocrisies, la lutte pour le pouvoir en Haïti n'a jamais cessé d'être une question de couleur, un affrontement entre Mulâtres et Noirs, c'est-à-dire une lutte faussée dès le départ. L'on comprend dès lors que la « Première République noire » soit toujours en quête d'unité et d'intégration nationales avec tout ce que cela suppose d'aléas, d'incertitudes, d'injustice, d'intolérance et d'immobilisme.

Je laisserai volontiers la parole ici à Kléber Georges-Jacob qui posait encore, en 1941, les conditions pour l'avènement d'une Haïti unie, et révélait les causes toujours valables de ses échecs passés et à venir :

    « Pour que l'unité de notre pays se réalise, disait-il, chacun de nous doit avoir le courage d'exprimer librement sa pensée, de dire la vérité, de dénoncer cette tare coloniale qui nous infériorise : le préjugé de couleur.
    Le préjugé de couleur a été le facteur primordial de nos malheurs, il est responsable de nos misères contemporaines comme il sera l'artisan de notre perte si d'ores et déjà nous ne songeons aux mesures prophylactiques à prendre contre la propagation de son virus dans notre société »[3].

Parler en ces termes d'une unité à laquelle on aspirait depuis près de cent quarante ans, a, on en conviendra, de quoi nous inquiéter, nous de l'Afrique noire, qui nous lassons déjà, au bout de vingt-cinq ans, d'entendre des discours identiques. Mais n'anticipons pas... [PAGE 78]

Prêtons plutôt encore une petite attention à Milo Rigaud qui traduit à sa manière la même réalité dans son Jésus ou Legba. Qu'importe qu'il s'agisse d'un roman, et même d'un mauvais roman ! Les images n'en sont pas moins révélatrices de la haine que Mulâtres et Noirs nourrissent les uns envers les autres :

    « Dans la maison de Cham, écrit-il, on semble encore subir les effets de la malédiction de Noé. Alors qu'ailleurs l'entraide rutile de tous les feux de ses diamants, nous représentons ceux dont les avatars monstrueux répercutent la geste de Caïn.
    Si je demande à un Mulâtre où est son frère noir, il me répondra avec la bave aux lèvres, c'est un ennemi ! Il faut que je le tue. Il en est de même du Nègre dont les mains tremblantes sont toujours prêtes à punir son frère brun de son arrivisme qui contrarie ses appétits »[4].

C'est sur ce fond de division et de haine « ethnique » que s'est bâtie la République d'Haïti. Ses réalités politiques, économiques et sociales ne peuvent se comprendre qu'en fonction de cette donnée première. Et ceux qui se penchent sur ces questions avec « courage » et « sans parti pris » aboutissent fatalement à la même conclusion; c'est le cas de Leslie F. Maniglat qui montre dans son ouvrage Ethnicité, Nationalisme et Politique. Le cas d'Haïti, que l'éthno-politique tient lieu ici de politique de parti, que la question de couleur est toujours sous-jacente quand elle n'est pas apparente. C'est aussi le cas de René Depestre qui, évoquant la politique économique de son pays dans Pour la Révolution, Pour la Poésie, déplore ses fondements ethniques et reconnaît qu'il s'établit un parallélisme entre la teinte de l'épiderme et la position sociale »[5].

Je ne multiplierai pas les exemples, chaque période [PAGE 79] de l'histoire haïtienne depuis 1804, en étant truffée. J'ajouterai simplement qu'en dépit des nuances rien n'a fondamentalement changé aujourd'hui. Si les uns ont renforcé leur position, le désespoir des autres n'a fait que s'accroître.

IV - AU CREUX DU DISCOURS
ET DE FAUSSES SOLUTIONS

On ne saurait imaginer que les gouvernants successifs d'Haïti soient restés indifférents face à cette division fondamentale et primordiale. Il y a certes eu des tentatives de solution, des élans de nationalisme vrai de la part de quelques-uns, Noirs et Mulâtres[6]. Mais dans un pays où le rêve de l'immense majorité des hommes politiques a toujours été de récupérer et de confisquer le pouvoir le plus longtemps possible, le remède au « mal national » s'est limité à l'invention, voire à l'institutionnalisation d'un discours paravent, répétitif, uniforme, d'un discours refuge, presque liturgique.

Ainsi, tout au long des générations, on s'est enfermé dans la glorification du passé, dans l'exaltation des valeureux ancêtres, de leur esprit d'abnégation, de leur courage, de leur dévouement, de leur idéal de justice, sans malheureusement chercher à renouveler ces valeurs qui ont fini par s'estomper dans la stérilité du verbe. Sans compter que le discours devient ironique quand on sait que, dans ce pays où l'on célèbre à la moindre occasion ces « va-nu-pieds » qui fondèrent la patrie, des millions d'habitants, cent quatre-vingts ans plus tard, ne sont toujours pas « chaussés ». Sans doute leur faudra-t-il un jour recommencer la geste des ancêtres, non plus pour cause de liberté, mais pour cause de pain. [PAGE 80]

A défaut donc de poser les jalons pour une unité nationale effective, pour une ouverture politique digne de ce nom, pour un progrès économique qui profite à tous, pour une véritable harmonie sociale, les hommes politiques haïtiens ont choisi de se comporter hypocritement, comme si toutes ces valeurs étaient déjà acquises, alors que dans la réalité des faits et des actes tout tend à en différer l'avènement. Ils ont choisi de vivre, c'est le cas de le dire, au creux d'un discours devenu liturgique, et tout à fait impropre à inverser des situations qui chaque jour se dégradent davantage.

Maximilien Laroche se montre à ce propos sans ménagement pour ses compatriotes de la classe politique :

    « Ils se sont toujours arrangés, écrit-il, pour maintenir la nation captive dans les mailles d'un filet de formules aussi sonores que creuses. Comme le serpent hypnotise sa proie et la paralyse, ils ont perpétuellement endormi les misères du peuple par des formules enjôleuses, prestigieuses sans doute, mais invariablement hypocrites et mensongères. Par la vertu de ce pouvoir magique du verbe s'exerçant à travers le prisme grossissant de l'imagination populaire, ils ont su perpétuer leur domination »[7].

Face à cette situation, c'est-à-dire en l'absence d'une thérapeutique efficace à leurs maux fondamentaux, le gros des Haïtiens recourent à des palliatifs qui deviennent des pièges.

Le plus dangereux m'a paru être le carnaval. Certes peu de gens de l'élite comme du peuple songent à le mettre en cause. D'aucuns sont même convaincus qu'il constitue la seule occasion de réelle communion entre les différentes classes sociales, pour ne pas dire les deux groupes ethniques. Les gouvernants en ont tant et si bien compris l'importance, qu'en cette année 1985, déclarée « Année de la Jeunesse », la durée du Carnaval haïtien [PAGE 81] a été portée de trois à cinq jours; deux jours de plus pour la jeunesse, deux jours supplémentaires de danses frénétiques, d'abus d'alcool de délire collectif, de parades de « chars » richement décorés, se frayant à grand-peine un passage dans une marée humaine particulièrement dense. Mais quand on sait que beaucoup vont au carnaval puiser – paradoxalement – l'énergie nécessaire pour attendre le carnaval prochain – un éditorialiste de radio le reconnaissait tout naïvement au terme des festivités en proclamant : « Nous avons fait notre plein de joie et de danse pour un an ! » – quand on sait que ces foules qui envahissent des jours durant, rues et places publiques y viennent noyer de terribles soucis du « ventre », on en mesure le côté opium et la portée aliénante.

Le piège des religions fonctionne lui aussi de merveilleuse manière, qu'il s'agisse du vaudou traditionnel qui semble avoir perdu son ferment révolutionnaire, de la religion catholique, là religion d'Etat plus soucieuse de messes officielles rehaussées du « Te Deum »[8] que de l'éveil des consciences, qu'il s'agisse des Eglises protestantes qui s'épuisent en querelles bibliques, qu'il s'agisse enfin des multiples et envahissantes sectes financées à grand renfort de frais par les Etats-Unis voisins et dont le pouvoir aliénant est particulièrement redoutable[9].

Et si l'on ajoute à cela le piège d'une école en français accessible à moins de 10 % de la population, une école qui de toute façon n'assure plus nécessairement la promotion dans un pays où « l'American way of life » gagne chaque jour du terrain, on peut estimé avoir fait le tour des forces qui détournent, le peuple haïtien des voies de la revendication, supposé qu'il lui soit encore possible de les emprunter. [PAGE 82]

V - NOTRE DESTIN SERA-T-IL DIFFERENT ?

Il ne fait aucun doute que cette expérience haïtienne telle qu'évoquée ici nous concerne tous, nous interpelle tous. Feindre de l'ignorer, ce serait porter le masque grossier de l'hypocrisie. Le Césaire de La Tragédie du Roi Christophe l'avait déjà compris, lui qui a puisé dans la réalité haïtienne de 1810 pour illustrer l'aventure des jeunes Etats africains au seuil des années 1960. C'est qu'en dépit d'un décalage chronologique impressionnant, on vivait alors chez nous, ce qu'avaient vécu les « Ancêtres haïtiens ». Plus encore, les vingt-cinq années de souveraineté et d'expérience du sous-développement que viennent de connaître nos pays apparaissent comme une reproduction en raccourci de cent quatre-vingts ans d'Histoire haïtienne. Cela nous empêche désormais de nous réfugier derrière la « jeunesse » de nos Etats pour justifier nos carences et espérer un avenir meilleur, une Afrique viable, politiquement et économiquement.

Manifestement, les mêmes causes ont produit les mêmes effets; car un peu partout après des indépendances arrachées ou offertes, mais toujours résultant d'un consensus, les nationaux, tombant dans le piège d'un néocolonialisme déjà actif ou poussés par une soif aveugle du pouvoir, ont rapidement oublié les objectifs de leur combat : la liberté, la justice, l'unité, la prospérité. Ils se sont à nouveau redécouvert des conglomérats de tribus promptes à jeter l'anathème, incapables de transcender leurs antagonismes de toujours, fertiles en haines viscérales et d'autant plus dévastatrices que les tartufes officiels en ont paradoxalement fait, à tous les niveaux, la pierre d'angle de leur « édifice national », tout en les niant, tout en prêchant l'unité, la solidarité, l'amour. C'est ainsi que les partis uniques que l'on a vu fleurir un peu partout et pour cause d'unité nationale – prétendument – n'ont en fait été que des quadrillages des nations nouvellement indépendantes sur la base de savantes et ingénieuses distributions tribales. [PAGE 83] On est, ce faisant et soit-dit en passant, tombé plus bas qu'à l'époque coloniale où il existait, en bien des pays, des partis politiques aux assises véritablement nationales et dont les responsables étaient choisis, non pas en fonction de leur origine, mais de leur militantisme et de leur nationalisme.

La liberté pour laquelle l'on s'était battu ou que l'on avait tout au moins espérée s'est dès lors révélée une valeur inaccessible dans un monde où la tentation totalitaire a gagné du terrain avec une étonnante rapidité, ouvrant les portes à tous les abus, à toutes les injustices, à toutes les bêtises. De faux messies ont surgi de partout pour imposer à leur peuple, au nom d'un pouvoir prétendu charismatique, de honteuses régressions politiques, économiques, sociales et intellectuelles, vouant à l'anathème et à la lapidation tous ceux qui ne pensaient pas comme eux, inculquant même à l'élite, des habitudes d'encenseurs aveugles. C'est ainsi que des hommes peu préparés à la gestion des affaires publiques ont néanmoins réussi à confisquer le pouvoir et en sont arrivés à gérer leur pays comme des chefferies traditionnelles, assurés qu'ils étaient que la mort seule pouvait les forcer à passer la main. Et là où, grâce à des alliances jamais avouées, on a pu secouer le joug, s'est instauré le cycle infernal des coups et contre-coups de force qui ont été autant de tentatives d'appropriation et de confiscation du « gâteau national ». Car, ne l'oublions pas, la politique en Afrique est avant tout une affaire de ventre. Il s'agit à tous les niveaux, à celui du ministre comme du plus obscur chef de service, de « manger » et de « faire manger » les siens; et plus le poste en offre les facilités et mieux ça vaut.

Les résultats de vingt-cinq années de cette politique sont aujourd'hui clairs : l'Afrique noire indépendante comme la « Première République noire » a fait faillite. Il n'y a, pour s'en convaincre qu'à regarder le nombre de nos pays où la misère, visible, palpable au toucher est devenue le lot quotidien des masses; encore qu'elle ne soit pas absente de ceux disposant de paravents économiques alléchants, mais trompeurs ! Et on a beau incriminer – comme le veut la mode – la conjoncture [PAGE 84] mondiale, il reste que c'est le prix d'une politique stupide et mesquine, de l'intolérance, de la bêtise, des complexes et des prétentions injustifiées, de l'incapacité de penser par soi et pour soi, d'un culte étonnamment contagieux de la personnalité, d'un droit à l'erreur jamais revendiqué – parce qu'on ne se trompe jamais chez nous – c'est le prix de tout cela que nos jeunes Etats payent depuis vingt-cinq ans.

Et l'on découvre soudain que l'Histoire donne raison à René Dumont dont le livre, L'Afrique noire est mal partie (1963), avait en son temps soulevé les tollés les plus indignés de la part des politiciens comme des intellectuels et surtout des économistes africains, obnubilés par je ne sais quel orgueil national, pour ne pas dire racial. On refusa de prêter la moindre attention aux mises en garde du lucide agronome. Et il aura fallu attendre 1980 pour voir un homme politique africain – l'inévitable L.S. Senghor avec son habituelle[10] honnêteté intellectuelle – reconnaître que René Dumont avait eu raison et que l'on a eu tort de ne pas le suivre. Mais il était trop tard pour réparer le tort...

De quoi demain sera-t-il fait ? Il est difficile de le dire. Mais tel que c'est engagé, il y a, à mon avis, peu à espérer. Que peut-on en effet espérer d'une Afrique où l'on bafoue quotidiennement ce que l'on prêche, où le discours, constamment en rupture avec la praxis, fonctionne comme un simple paravent cachant de sordides et honteuses manœuvres ? Que peut-on espérer d'une Afrique où le martyre imposé à la « démocratie » – dont tout le monde prétend n'avoir de leçon à recevoir de personne – lui a pratiquement déjà fait rendre l'âme ? Que peut-on espérer d'une Afrique où la haine ethnique semble l'héritage le mieux partagé de la colonisation, où jusque dans les couloirs des Facultés, des collègues se refusent le bonjour parce qu'ils sont de tribus différentes ? Que peut-on attendre d'une Afrique qui prétend se développer, mais où l'on se montre si prompt à valoriser la médiocrité et à nier la compétence ? Mais surtout comment comprendre que dans cette Afrique nôtre, tous [PAGE 85] ceux qui, depuis vingt-cinq ans ont « voix au chapitre » et qui s'offrent maintes et maintes occasions de se rendre compte de ce qui se fait de beau, de bon, de solide, d'efficace, d'humain, de consciencieux, de nationaliste chez les autres – modèles ou maîtres – comment comprendre que eux, qui en sont même souvent les produits, s'obstinent à perpétuer chez eux des manières de penser et d'agir qui ont fini par faire dire, à plus d'un que « Le Noir est maudit » ? comment comprendre ? Et que peut-on espérer ?

Ainsi, les conditions paraissent réunies pour que dans cent quatre-vingts ans – à l'instar d'Haïti – nous soyons encore en quête d'unité nationale, de prospérité économique, de justice sociale, de démocratie réelle. Autant dire que pour nous, ces valeurs sont à jamais renvoyées aux calendes grecques, à moins d'une providentielle révolution des mentalités et des structures.

Port-au-Prince, mars 1985
André NTONFO
Université de Yaoundé
Cameroun


[1] On se souvient que la France imposa le paiement d'une rançon pour reconnaître l'indépendance d'Haïti en 1825, tandis que les Etats-Unis faisaient tout de leur côté pour l'exclure du concert des nations libres d'Amérique.

[2] Le Petit samedi soir, hebdomadaire paraissant à Port-au-Prince, a récemment consacré un important article au sort des Haïtiens, « immigrants irréguliers », qui vivent dans de véritables camps de concentration aux Etats-Unis.

[3] Kléber G. Jacob, L'Ethnie haïtienne, Port-au-Prince, Imprimerie de l'Etat, 1941 (cf. Préface).

[4] Milo Rigauf, Jésus ou Legba, Poitiers, 1933, p. 153.

[5] René Depestre, Pour la Révolution, Pour la Poésie, Montréal, Léméac 1974 p. 49.

[6] Le rêve de François Duvalier était d'établir, en tout point de vue, un équilibre entre la communauté noire et la communauté mulâtre. Il est difficile de dire si les fruits ont tenu la promesse des fleurs.

[7] Maximilien Laroche, Portrait de l'Haïtien, Montréal, Editions de Sainte-Marie, 1968, p. 37.

[8] Le plus grand chant d'action de grâce qu'ait inventé l'Eglise catholique.

[9] Des jeunes gens appartenant à une de ces sectes m'ont avoué que pendant le carnaval, ils se réunissaient dans un camp pour lirela Bible.

[10] L'auteur est seul responsable de cette appréciation (N.D.L.R.).