© Peuples Noirs Peuples Africains no. 49 (1986) 44-70



CONFERENCE SUR LES REVOLUTIONS
EN AFRIQUE CENTRALE, UN DIALOGUE DIFFICILE

Bapuwa MUAMBA

Les 13, 14 et 15 décembre 1984, s'est tenue à Paris une conférence internationale sur les révolutions en Afrique centrale. Organisée conjointement par le Laboratoire Tiers-Monde-Afrique de l'Université de Paris VII et Columbia University, cette conférence faisait partie d'un groupe de travail de l'année 1984 dont la tâche était d'étudier les révolutions congolaises et d'en dégager les perspectives pour la résistance paysanne.

Trois thèmes avaient été précédemment discutés dans le cadre du programme : « Le mouvement révolutionnaire dans le Kwilu », par le professeur H. Weiss en janvier 1984 à Columbia University; « Mythes et réalités des résistances paysannes », cas du Kwilu et de l'Est du Congo-Kinshasa, du 10 au 11 mai 1984 à l'Université de Paris VII; enfin, en septembre dernier, la conférence sur « L'histoire orale et l'évolution des perspectives théoriques à la lumière des méthodes actuelles et des pratiques de l'historiographie orale ».

Vu l'importance de ce thème et pour permettre au lecteur d'en suivre le déroulement, nous allons dans un premier temps essayer de présenter de manière succincte les communications faites à la conférence. Ensuite nous regrouperons tous les débats qui ont eu lieu et, enfin, nous terminerons par quelques observations critiques portant sur certains exposés et l'ensemble des travaux. [PAGE 45]

Pourquoi la recherche sur la révolution au Congo-Kinshasa ?

Dans un document de présentation de cette conférence, les organisateurs répondent à cette question : l'objectif est triple : l'analyse et l'interprétation des matériaux existant disponibles, la réflexion méthodologique « indispensable à la souhaitable rencontre entre chercheurs et acteurs » et, enfin, « l'intégration des acteurs et participants du mouvement au processus analytique ».

Cela dit, le volet politique paraissait évacué, tout au moins sur le document de présentation de la conférence. Pour le chercheur africain, dont le problème posé par la rébellion est encore d'actualité, la dimension politique est sous-jacente à cette recherche. Si à ses yeux cette rencontre pouvait apporter une contribution dans l'éclairage de certains aspects de la révolution de 1963-1964, il ne se faisait cependant pas d'illusions sur la face cachée de l'iceberg.

Quant aux acteurs principaux de la révolution de 1963-1965, ils se rendirent à la conférence avec le sentiment partagé entre la crainte de fournir les armes aux ennemis – la recherche étant financée par les Américains – et la nécessité de combattre l'oubli d'une histoire que les intellectuels du pays ne semblent pas pressés ou en mesure d'écrire.

D'entrée de jeu, M. Weiss, coordinateur du Projet sur l'Afrique centrale de l'Institut d'Etudes africaines de l'Université de Columbia (U.S.A.), précise les objectifs de la conférence. Il s'agit de savoir pourquoi la révolution congolaise des années 1963-1964, de par sa nature et son ampleur, ne s'est pas produite ailleurs en Afrique à l'époque et pourquoi elle ne s'est plus répétée malgré la persistance et même l'aggravation des facteurs de la crise qui était à son origine.

« L'expression rapide du mouvement de mobilisation, poursuit-il, l'interaction des structures modernes (bureaucratie, dispensaires, recensements) et traditionnelles (usage des fétiches), « sans oublier l'inévitable support étranger » du mouvement devaient être expliqués. Bien entendu aussi l'extinction rapide de ce dernier. C'était là une manière [PAGE 46] d'aborder le volet politique dans un langage qui était loin de dissiper les inquiétudes et les doutes.

Consentement à l'oppression, disent les uns, résistance disent les autres

Cette matinée va connaître cinq exposés qui devront apporter de la lumière sur la phase prérévolutionnaire. Trois seront consacrés à l'environnement socio-politique (Jean-Louis Vellut, Benoît Verhaegen et Wamba dia Wamba), et les deux autres traiteront de l'environnement socio-économique (Bogumil Jewsiewicki et Jean-Philippe Peemans).

Jean-Louis Vellut nous promène à travers le temps et l'espace congolais (entendez zaïrois) à la recherche de la résistance au phénomène colonial. Qu'il s'agisse de l'époque du refus de la pénétration coloniale, de celle de la résistance à l'oppression ou enfin du moment de l'émergence nationaliste, Vellut ne trouve pas de preuves suffisantes pour pouvoir parler de la résistance anti-coloniale. Non seulement il met en doute la pertinence historique de ce concept, mais encore il met l'accent sur « l'espace de liberté » dont aurait joui le colonisé. Son exposé souligne à toutes les époques le caractère ambigu de la « résistance congolaise », le couple « collaboration-résistance » à dominante collaborationniste. Les exemples qu'il choisit par leur évidence (cas de Ngongo Lutete) ou l'interprétation qu'il en fait (mutinerie des colonnes Tetela et mouvement kimbanguiste) remettent en question la problématique de la résistance, au profit de la thèse de collaboration ou, pour employer ses propres termes, de « l'espace de liberté ».

Cette résistance anti-coloniale que J.-L. Vellut cherche en vain à travers une documentation complexe et partisane, B. Verhaegen qui lui succède n'en doute point. Elle est à son avis certaine. Il la situe à la fin de la colonisation et au début de l'indépendance (1958-1964). Il ne s'y attache pas car sa préoccupation est ailleurs : il voudrait éclairer l'autre face de la médaille, à savoir la stabilité qui marque les années 1945-1958 et de 1965 à nos jours.

Se référant au modèle historique de la Révolution française, et prenant appui sur le modèle méthodologique du [PAGE 47] matérialisme historique, B. Verhaegen met en cause l'explication tendancieuse de Godelier : « Le consentement à l'oppression ou la servitude volontaire. »

L'explication de l'attitude passive du peuple zaïrois est ailleurs, dit Verhaegen, c'est dans la crainte d'une répression future, plus dure à supporter que l'oppression. Et il conclut : « Il n'y a ni colonie modèle, ni crise congolaise, ni mal zaïrois qui ne puissent être expliqués par référence à d'autres pays, à d'autres crises et à d'autres sociétés. Les leçons du cas zaïrois ont à mon sens une importance universelle. »

Quant à la cause du déclenchement de la révolution à l'ouest et à l'est du Congo-Kinshasa, il l'attribue à quatre facteurs : la régression des forces nationalistes depuis septembre 1960, le développement des inégalités sociales et régionales, la liquéfaction de l'appareil d'Etat depuis 1960 et l'anarchie militaire dans la partie orientale du pays.

C'est sans doute par révolte contre les écrits conformistes de nombreux chercheurs qui, sous le couvert de la science, soutiennent le néocolonialisme, que Wamba dia Wamba (Université de Tanzanie) a pour sa part fait une réflexion critique sur les savoirs historiques portant sur le Congo-Kinshasa. Son ambition est de mettre en cause « les savoirs historiques basés sur les héros, les crises, l'ethnicité, l'exceptionalisme zaïrois ou rural, les classes sociales réduites à la classe dirigeante, la corruption, etc. ». Cette critique n'épargne pas les écrits des Zaïrois, c'est le cas notamment du livre de Lumuna Sando sur la question tribale qu'il voudrait soumettre à la critique. Sa pensée pourrait se résumer dans cette question : « Comment, par qui, pourquoi un savoir historique est-il produit et qu'est-il ? »

Wamba dia Wamba pose là l'épineux problème des valeurs politiques, idéologiques et philosophiques des savoirs qui, sous la double étiquette de « science » et de « zaïrois » voudraient bénéficier du slogan « consommons zaïrois », lancé par le régime de Kinshasa. Il s'agit de savoir si, sous l'emballage du titre « Histoire du Zaïre », on n'enseigne pas à nos enfants une histoire de l'occident colonial en terre zaïroise.

Sous l'intitulé « Pour une histoire comparée des révoltes [PAGE 48] populaires au Congo », Bogumil Jewsiewicki précise les limites des explications économiques : « Si le contexte socio-économique global crée des conditions révolutionnaires, rend les explosions locales possibles, il n'explique pas une révolte, même si c'est lui qui imprime une trajectoire événementielle. » « La preuve, dit-il, c'est que les révoltes populaires que nous connaissons au Congo depuis 1918 sont des crises d'adaptation idéologique et sociale à la modernité coloniale et point son refus. »

Quand la contrainte extérieure commence à peser comme un facteur intérieur, pense Jewsiewicki, la voie de libération est bloquée. C'est le cas de la bourgeoisie noire des années 1920, porteuse du messianisme, et de la collaboration de la bourgeoisie dont jouit la seconde République, qui condamne les révoltes populaires au sort de jacquerie. Ce sont les rébellions qui servent à cette République dès son début d'un discours légitimateur facile. La contradiction n'est qu'apparente, estime-t-il.

L'échec des rébellions, dit Jewsiewicki, vient de l'impossibilité de construire une alliance politique stable entre l'intelligentsia qui encadra politiquement et idéologiquement le mouvement et les cadets – les jeunesses qui contrôlent anarchiquement le présent entre 1960 et 1963. « La paysannerie fut majoritairement incapable de s'identifier ni au discours idéologique de l'intelligentsia ni à la terreur des jeunesses alors que l'impossibilité dévorer magiquement et de tuer physiquement les deux corps de l'Etat devenait évidente, la bureaucratie rebelle ne fut pas moins contraignante tout en étant moins prévisible que celle de l'Etat central. »

Si pour Jewsiewicki la résistance congolaise est dépourvue de tout contenu anti-colonialiste, J.-P. Peemans est d'un avis contraire. L'étude de l'évolution du P.I.B., du prix des biens de consommation sur le marché, du salaire, des termes de l'échange au producteur paysan, de l'emploi, de la production agricole et manufacturière, permet à ce dernier de démolir la théorie socio-politique de modernisation – courante dans les années 1960 – théorie qui explique la révolution par les attentes frustrées de modernité extérieure (mode de consommation capitaliste). La période 1960-1964 a été « une nouvelle [PAGE 49] phase de l'accumulation... entraînant des formes nouvelles de différenciation sociale qui sont différentes de celle de la période coloniale et qui peuvent mettre en cause la convergence temporaire et ambiguë entre le radicalisme rural et le discours nationaliste tel qu'il existait en 1960 ».

Ce ne sont pas les attentes frustrées de la modernité coloniale qui expliquent la révolution, c'est bien au contraire « le refus des conséquences négatives de la forme qu'a prise l'extension de la valeur d'échange ». L'alternative souhaitée comporte, selon Peemans, « une volonté de dignité, de justice et d'égalité ». Somme toute « l'ordre de la valeur d'usage par opposition à la valeur d'échange ». Et Peemans de conclure sur le « radicalisme paysan » qui n'est pas autre chose que le refus de la modernité coloniale, refus d'une accumulation polarisée et dualiste.

Nous voici au bout de la phase prérévolutionnaire. La résistance est inexistante ou douteuse (J.-L. Vellut). Si elle existe, elle n'est pas un refus de la colonisation, mais plutôt une manière d'adaptation sociale et idéologique (B. Jewsiewicki). Illusion d'optique ! pense B. Verhaegen, l'anti-colonialisme c'est ce qu'il y a de permanent dans les révoltes et rébellions, les périodes de stabilité relative s'expliquent par la crainte de la répression future. Cet anti-colonialisme, détonateur des rébellions zaïroises, s'appelle, conclut J.-P. Peemans, radicalisme paysan. Le caractère douteux de nombreux savoirs historiques produits sur le Congo-Kinshasa incite à la prudence, pense Wamba dia Wamba. D'où la nécessité d'un réexamen de leur statut scientifique.

La question ethnique, de classes et la carence de cadres politico-idéologiques

L'après-midi s'ouvre avec les communications liées à la phase révolutionnaire. Elles sont consacrées à la mobilisation et aux questions idéologiques. Sans oublier l'analyse d'autres expériences africaines.

Le cas de Sankuru sert de porte d'entrée. T. Turner qui s'en charge nous fait un récit vivant des exploits des [PAGE 50] Simba[1], de leurs difficultés et leur défaite. Leur échec, il l'attribue à la négligence du problème politico-ethnique et à l'absence d'un effort de conscientisation des masses déjà acquises à la cause lumumbiste.

Si à l'époque la combinaison radicalisme paysan et nationalisme lumumbiste a pu jouer, dit-il en parlant des perspectives, pour le moment « la population me semble encore plus découragée, méfiante et cynique que dans les années 1960 ». Ce qui ne facilite pas la tâche de la future « révolution nécessaire ».

Après Turner, nous voilà à l'Ouest, au Kwilu, avec Constant Ndom, ancien membre de la jeunesse muleliste. Au terme de sa réflexion sur cette riche expérience du Kwilu, il abondera en partie dans le même sens que Turner en attribuant l'échec de Mulele au « refus de collaboration des autres ethnies de la région » et à l'impossibilité de concilier l'instinct ethnique à celui de la nation » (sic).

La rapidité de la mobilisation et surtout le fait d'utiliser comme « cadres des éléments qui avaient réussi sur l'échelle de l'économie moderne », notamment les instituteurs, au détriment des chefs traditionnels ou les « lembas » devaient, estime H. Weiss, poser à Mulele d'énormes problèmes d'organisation et d'éducation. Problèmes qui permettent de comprendre, poursuit-il, « la fréquente contradiction entre les consignes données par la Direction générale et le comportement de certaines équipes. » Ce qui laisse une large place à la spontanéité soulignée par T. Turner.

Le thème mobilisation se termine par l'exposé de B. Verhaegen qui revient pour comparer l'Ouest et l'Est et souligner deux paradoxes de la révolution congolaise. Le premier paradoxe c'est l'échec de l'Ouest (Kwilu) qui disposait de nombreux atouts positifs et le succès rapide de l'Est, peu soucieux des conditions de réussite. Les points positifs de l'Ouest, c'est le caractère populaire du mouvement, le primat de l'éducation sur le fait d'armes, le rejet ou la déconsidération de la magie et l'utilisation sélective de la violence. A l'Est, par contre, c'est la petite [PAGE 51] bourgeoisie qui est aux postes de commande de la révolution, à la remorque du fusil. C'est un champ de bataille dominé par le culte de la magie et l'utilisation massive de la violence.

Le secret de la réussite, fût-elle provisoire, B. Verhaegen le trouve dans la prépondérance des vestiges du nationalisme à l'Est (C.E.R.E.A. et M.N.C.), dans la démocratisation de l'armée de l'Est par le gouvernement de la République populaire du Congo dirigé par Gizengua en 1961 (phénomène qui a facilité l'adhésion des militaires au mouvement des Simba), dans l'éloignement de l'Est de la capitale et dans la faiblesse d'intérêts économiques dans la région. A cause de sa proximité de Kinshasa, le Kwilu muleliste fut sévèrement et rapidement réprimé.

Le deuxième paradoxe, c'est l'éclatement de la rébellion au Kwilu, considéré à l'époque comme une province pilote, éclatement rendu possible par la résonance politico-ethnique de la division au sein du parti solidaire africain entre Kamitatu (Kwilu occidental), d'une part et, d'autre part, Gizenga et Mulele, tous deux originaires du Kwilu oriental (Gungu et Idiofa). Ainsi prenait fin la journée du 13 décembre 1984.

La détermination des masses populaires a été enfin brisée par le manque de maîtrise du problème politico-ethnique (T. Turner et C. Ndom), l'insuffisance de conscientisation des masses (T. Turner) et la difficulté d'éduquer les cadres nombreux hérités du système politique colonial, cadres indispensables aux masses rapidement mobilisées (H. Weiss). A tous ces éléments valables à l'Est et à l'Ouest s'ajoutent pour ce dernier la division du nationalisme (scission du P.S.A.) ainsi que la proximité de la capitale qui a provoqué une réaction rapide de Kinshasa (B. Verhaegen).

L'audition des acteurs et l'approche idéologique

Le lendemain matin commence l'audition des acteurs, Hortense Abo (compagne de Mulele au maquis) et Mukulubundu Félix, qui sont interviewés sur place par les professeurs Wamba et Verhaegen. Les questions portent sur l'itinéraire suivi par Mulele, le choix du camp de Gamboma et de la région du Kwilu, la promotion et la sanction [PAGE 52] au maquis, les divisions internes (affaires Kafunga et Kandaka), le processus de prise de décision à la Direction générale, l'approvisionnement alimentaire et en munitions, l'attitude vis-à-vis de l'argent la stratégie vis-à-vis des villes (Gungu et Idiofa), le mode de sélection des militaires, la liaison entre le Kwilu, l'Est et le C.N.L., les rapports avec les syndicats et l'Union générale des étudiants congolais (U.G.E.C.), l'attaque de Bolobo, l'usage des fétiches et enfin la décision de Mulele de rentrer à Brazzaville. Sans oublier, bien entendu, le délicat problème de « libre » retour à Kinshasa.

Après quelques questions d'information de la part de l'auditoire, on entame la partie idéologique de la conférence. La parole est à Ludo Martens, responsable du Parti du travail de Belgique, aujourd'hui auteur d'un livre intitulé Pierre Mulele ou la seconde vie de Patrice Lumumba. Il divise l'insurrection 1963-1965 en deux tendances idéologiques : le nationalisme, expression des intérêts de la bourgeoisie nationale anti-impérialiste, représenté par Christophe Gbenye et le courant populaire d'inspiration marxiste, expression des intérêts des masses ouvrières et paysannes, représenté par Pierre Mulele au Kwilu.

Sur la cause de l'échec de Mulele, Ludo Martens se différencie des autres orateurs. S'il reconnaît les points faibles du mouvement de l'Ouest, le manque de cadres politiques capables d'organiser et de former les masses et la persistance de conceptions idéologiques traditionnelles (qu'on ne peut naturellement pas attribuer à Mulele), il pense que la défaite était due à la supériorité militaire et politique de l'adversaire et non pas à cause des erreurs politiques ou idéologiques commises par les responsables du mouvement, point de vue qu'il partage avec les acteurs interviewés de ce jour.

Pour le professeur Mbaya (Université de Cologne), le succès rapide de l'Est est le fruit de l'enthousiasme populaire, le volontarisme des masses rurales et surtout de la jeunesse, la faiblesse de l'armée nationale congolaise, peu préparée à affronter les actions de guérilla, et enfin les mythes de l'immunité magique des combattants.

Au compte des faiblesses, il souligne les contradictions entre les mouvements de jeunesse et les soldats de l'armée populaire de libération, le conflit de générations et [PAGE 53] le manque d'éducation politique qui a favorisé la croyance en des fétiches.

Les « paradoxes » des expériences de la révolution africaine

On examine alors les expériences africaines : Kenya, Tchad, Cameroun, Angola. Sous l'intitulé « The revolutionary potential of poor and middle peasants : the case of Mau Mau », R. Buijtenhuijs examine à la lumière du cas du Kenya la thèse de H. Alavi et E. R. Wolf selon laquelle les paysans moyens (petits agriculteurs indépendants) forment la couche la plus révolutionnaire du monde paysan, comparativement aux paysans propriétaires et aux ouvriers ruraux. Dans le cas du Kenya, il constate que ce sont les ouvriers agricoles et non pas les paysans indépendants qui ont été les premiers à recourir à la violence et ce sont eux qui ont joué le plus grand rôle dans la révolte Mau Mau.

Le fait que la majorité des paysans soit constituée d'agriculteurs indépendants montre l'inapplicabilité de la thèse de Alavi et Wolf à l'Afrique, eu égard à la stabilité de la paysannerie de ce continent. Dans cette masse paysanne africaine d'agriculteurs indépendants, les cas du Congo-Kinshasa et du Tchad paraissent à son avis exceptionnels. Quand l'exploitation est à peine visible, la colère des paysans indépendants a de la peine à sa cristalliser.

Dans l'examen du cas tchadien, Jean-Louis Triaud s'efforce de montrer que le problème tchadien n'est pas un conflit entre le Nord et le Sud, encore moins entre musulmans et chrétiens. C'est un jeu des parties en conflit qui cherchent des alliés extérieurs. Il considère le dernier retrait des troupes françaises du Tchad comme un effort de résistance à ce jeu. Par contre, la Libye est à ses yeux un pays qui manipule à sa guise les groupes d'opposants tchadiens. La crise tchadienne est donc, selon lui, celle d'un Etat hérité de la colonisation qui éclate sous le poids des conflits inter-ethniques, régionaux, entre fractions militarisées, sans oublier la main néfaste de la Libye qui transforme les opposants qu'elle soutient en organisations fantômes dont le discours idéologique impérialiste n'est qu'un placage. [PAGE 54]

L'étude de l'Union des Populations du Cameroun (U.P.C.) a été faite par Achille Mbembe sous forme de questions montrant un enchevêtrement de contradictions qui laissent difficilement voir la couleur de ce mouvement. Contradictions entre la vision de ceux qui étaient au maquis et celle des exilés, entre les contenus des textes écrits en français et en langues nationales, entre le principe de non-violence prôné pendant la période de lutte légale et le recours effectif à la violence, entre enfin son nationalisme et son idéologie d'emprunt : le marxisme révolutionnaire qui lui inspire son radicalisme, son anticléricalisme et la théorie de la lutte de classes, marxisme qui emprunte les accents de la théologie de libération dans la vision messianique des masses.

Pour Clarence-Smith, il n'y a pas eu de révolution sociale en Angola et au Mozambique, le marxisme a été imposé aux masses par des mouvements politiques armés comme ce fut le cas en Europe de l'Est. Pour appuyer cette thèse, il affirme que l'indépendance dans ces territoires était la conséquence du coup d'Etat de Lisbonne et que sur le terrain de lutte les rapports entre combattants et paysans étaient dominés par l'utilisation réciproque des services de chaque groupe à des fins égoïstes. Si rébellion paysanne il y a eu, c'est, à son avis, celle qui sévit actuellement en Angola et au Mozambique où les mouvements contre-révolutionnaires, appuyés par les paysans, contrôlent 80 % du territoire dans les deux pays.

Et pour conclure, G. Clarence-Smith dit : « Ni les conditions climatiques, ni les agressions sud-africaines, aussi sérieuses qu'elles puissent être, ne sont les causes de la crise angolaise. Au contraire, c'est l'aliénation de toutes les couches sociales rurales par le M.P.L.A. (Mouvement populaire de Libération de l'Angola) qui a mené au désastre économique et à la guérilla. Un manque de compréhension théorique de la situation de classes de la paysannerie angolaise a causé les désastres politiques et économiques des fermes d'Etat, coopératives imposées d'en haut et la débâcle des systèmes de distribution et d'achat dans les campagnes. »

Ces derniers exposés furent accueillis avec protestations et indignation par l'auditoire africain. [PAGE 55]

L'alliance belgo-américaine contre le peuple congolais

La dernière journée commence par l'exposé de Philippe Borel du Comité Zaïre qui dénonce l'intervention aéroportée sur Kisangani (Stanleyville). La politique étrangère dirigée par Paul-Henri Spaak à l'époque consistait, dit-il, à soutenir les grandes sociétés belges et les colons et à consolider l'influence civile.

Quant à l'attitude de la presse occidentale, analysée par Van der Steen, elle s'est avérée fort négative dans la mesure où elle n'avait pas cessé d'inciter les autorités belges à une action ferme et dynamique, à l'intervention armée.

Dans son exposé sur la politique américaine au Congo-Kinshasa à l'époque, Marcia Wright essaya de montrer que la motivation principale n'était pas de nature économique mais politique. Les Américains considéraient le Parlement comme une institution peu contrôlable et encourageaient les initiatives tendant à l'étouffer.

L'ensemble des exposés fut suivi d'une discussion générale précédée d'une déclaration politique de Mme Bouin qui dénonça les mensonges de l'impérialisme américain et ses agents locaux : Kamitatu Cléophas du P.S.A. et Christophe Gbenye du C.N.L. (Conseil national de Libération).

Enfin ce fut l'examen des problèmes méthodologiques, qui fut suivi d'une discussion générale. Mais avant de passer à cette dernière, nous reprendrons les débats partiels qui eurent lieu à la fin de chaque groupe d'exposés répartis en quatre thèmes : la phase prérévolutionnaire comprenant les exposés sur les environnements socio-politique et socio-économique, la phase révolutionnaire couverte par les exposés sur la mobilisation des masses et la direction du mouvement, l'interview des acteurs et les questions idéologiques; l'analyse d'autres expériences africaines et enfin l'étude du contexte international.

Le poids des rébellions pour les uns, celui des répressions pour les autres

Dès le départ, le public exigea une formulation correcte [PAGE 56] de la problématique du mouvement insurrectionnel. Cette exigence répondait à une tendance générale des exposés à ignorer, sous-estimer ou simplement oublier l'impérialisme dans l'analyse des rébellions au Congo. Certains orateurs allèrent jusqu'à amplifier les faiblesses du mouvement insurrectionnel au point d'en faire le fossoyeur de la révolution et le frein principal du futur soulèvement des masses. Il fut même question de concentrer les réflexions sur le rôle négatif de la direction politique dans la faillite de l'insurrection.

Pour comprendre cette réaction de l'auditoire, laissons la parole à Jean Van Lierde (Cédaf/Bruxelles), premier commentateur de la conférence qui passa pour le porte-parole de cette tendance. Se référant aux propos de Ben Barka et de certains collaborateurs de Che Guevara, Jean Van Lierde dit :

« Pour moi, le gros problème pour la population congolaise et zaïroise, ce n'est pas le poids des répressions, c'est celui des rébellions. Pourquoi en vingt ans (1964-1984) ne pouvons-nous pas poser la question : est-ce que la rébellion de 1964 n'a pas, comme le disait à l'époque Mehdi Ben Barka, tué la révolution ? L'apologie de la révolution armée, le rôle joué par les leaders n'ont-ils pas desservi ceux qui espèrent une révolution future... Je voudrais bien retrouver les écrits des collaborateurs de Guevara pour que les observateurs d'aujourd'hui ne recommencent pas les mêmes erreurs, le même affolement, qui ont marqué le comportement des camarades congolais dans la rébellion : leurs querelles, leurs inimitiés et je dois bien le dire aussi l'aspect ethnique des choses, plus virulent, nocif et malheureux aujourd'hui qu'il ne l'était en 1960 ? »

Comme on le voit, l'orateur ne se limite pas à la critique des points « faibles » du comportement des leaders du soulèvement populaire de 1963-1964, il va plus loin : il suggère de faire de l'objet de la conférence le procès de la direction politique de ladite rébellion. Proposition qui touche aux aspects inavoués de la conférence.

Le moins qu'on puisse dire de cette première série d'exposés, c'est que l'ennemi de la révolution de 1963-1964 – l'impérialisme – était devenu soit inexistant (Vellut et Jewsiewicki), soit une ombre dont il fallait deviner [PAGE 57] ou supposer l'existence et le poids à travers les analyses fort percutantes des professeurs B. Verbaegen et Ph. Peemans, soit les leaders qui avaient la responsabilité de la diriger (J. Van Lierde).

Les réactions virulentes de l'auditoire visèrent à combler cette lacune ou à s'opposer à cette dangereuse tentative.

Sur le plan théorique, la tentative de Jean Van Lierde d'écarter le matérialisme historique du champ de l'analyse des rébellions congolaises ne fut pas non plus bien accueillie, faute d'argumentations.

Il est apparu, au cours de cette première série de débats, que les masses rurales avaient un rôle déterminant dans les rébellions de 1963-1964, que l'exacerbation de leur situation socio-économique, surtout dans les régions les plus pauvres du Congo, répondait aux conditions d'une révolution populaire radicale qui ne tarda pas d'éclater.

Loin d'être une frustration de modernité coloniale dont souffrirait un peuple sans histoire, cette résistance des masses était le produit d'un « radicalisme rural », une frustration d'un ordre social différent devant réduire les inégalités, ordre attendu de l'indépendance du pays.

L'insuffisance de l'approche purement économique fut hautement soulignée au profit d'une méthode interdisciplinaire qui puisse intégrer les contributions positives de différentes approches.

Important dans l'Ouest, le rôle joué par la femme fut jugé insignifiant dans l'Est. Et cela pour des raisons liées aux vestiges de la société traditionnelle.

Il fut reconnu que l'étude de la résistance devait être complétée par celle de son contraire : la répression, dont on ne devait pas minimiser le poids en regard des impairs commis au cours de la lutte par les responsables.

L'examen de la position du Kwango dans la lutte pour l'indépendance, le changement constaté après l'arrivée de Delvaux en 1959, permit de souligner la nécessité, en dépit de l'explication générale, d'examiner cas par cas les facteurs qui expliquent la position des masses d'une région donnée à tel ou tel moment de l'histoire ainsi que ses rapports avec son élite. [PAGE 58]

Mulele fut-il tribaliste ?

Pour la phase révolutionnaire, au-delà des questions d'informations posées aux acteurs interviewés, l'intérêt de l'auditoire se porta sur le choix de Kwilu, sur les facteurs de mobilisation dont l'idéologie et l'ethnicité et, enfin, sur les causes de l'échec.

En ce qui concerne le choix de Kwilu, le débat permit d'écarter l'affinité tribale ou régionale qui fut avancée par certains. Il fut rappelé que la question du choix avait été longuement discutée par Mulele et Bengila. Les propositions avancées de lieux portaient sur Maindombe, Kisangani et Kwilu, mais la distance fut un inconvénient majeur pour le transport des nationalistes.

Sur le plan idéologique, il fut établi que Mulele s'était inspiré du marxisme-léninisme-maoïsme. Cela apparaît dans sa pratique et dans le peu d'écrits qu'il aurait laissés, qui n'ont pas été révélés au public.

Concernant les causes de son succès et de son échec, les questions tournèrent autour du problème de tribalisme ou d'ethnicité. Les auteurs d'exposés faits à la conférence furent pris d'assaut par une pluie de questions les accusant d'avoir traité Mulele de tribaliste. Ils s'en défendirent tous. Le débat permit d'établir que Mulele fut un vaillant nationaliste qui rencontra des difficultés insurmontables dans l'application de son programme.

S'il n'eut pas de mal à convaincre les Mbuun (son ethnie) et les Pende (ethnie de Gizenga) à s'engager dans une lutte nationale, il ne put malheureusement pas éviter d'être perçu par les autres ethnies comme un tribaliste. Illusion d'optique due certainement :

– aux vestiges des conflits interethniques des années 1958-1960;
– à l'occupation des territoires voisins par l'armée de Mobutu, occupation qui empêcha les ethnies voisines de recevoir la visite de Mulele qui voulait les approcher pour leur expliquer la justesse de sa cause;
– à la campagne menée par les réactionnaires du Parti solidaire africain (P.S.A.) avec, en tête, Kamitatu Masamba Cléophas, qui vinrent renforcer les préjugés tribalistes des ethnies voisines. [PAGE 59]

Même les partisans Pende n'échappèrent pas à cette illusion, dans la mesure où leurs combattants ne manquèrent pas d'occasions d'accuser Mulele de tribalisme (B. Verhaegen).

Dans la région du Sankuru, la question politico-ethnique ne fut pas bien résolue. Les gens du Sankuru qui travaillaient au Maniema se firent passer pour des tribalistes dans la région de Lodja. Lumumba lui-même, dit Turner, commit une maladresse en 1960 en privilégiant, pour le choix de députés dans cette région-là, la relation catholiques/protestants sur les rapports interethniques.

Il s'est avéré important d'analyser le rapport entre l'ethnicité et la lutte à caractère national et de mesurer son impact sur la mobilisation.

Le M.P.L.A. et le Frelimo sont-ils des ennemis de leurs peuples ?

L'analyse comparative des expériences révolutionnaires africaines fut la séance la plus houleuse et la plus contestée. Ce fut le moment où l'auditoire africain protesta et déplora la tendance générale marquée par certains exposés qui, de la critique des mouvements révolutionnaires et des partis progressistes au pouvoir en Afrique, passèrent à l'apologie de la contre-révolution.

L'on vit en ce moment dérailler le train porteur du savoir scientifique réputé neutre. Du politologue au politique le pas fut à cet instant ouvertement franchi.

Le coup de frein qui fut donné par l'auditoire africain au courant impétueux des chercheurs du dehors marqua la discussion du lendemain sur le contexte international. Les débats permirent enfin de comprendre ce dernier jour la nécessité, pour l'examen de la politique américaine, d'aller au-delà de la distinction entre les intérêts stratégiques et les économiques pour voir le fondement unique d'une politique d'oppression et de domination d'autres peuples. L'on comprit aussi l'impossibilité d'expliquer l'économie, les rapports sociaux ou la politique des pays en voie de développement sans se référer à la structure mondiale capitaliste.

A la lumière des exposés, les concepts de paix et de sécurité apparurent clairement comme la « sécurité des intérêts [PAGE 60] stratégiques et économiques des pays occidentaux et non pas des populations congolaises ».

Opposition entre les chercheurs du dehors et ceux du dedans

Après les exposés sur la méthodologie : programme en cours auprès des exilés de Tanzanie (Wamba dia Wamba) et méthode d'enquête orale (David Newbury) et le commentaire du professeur Henry Moniot (Université de Paris VII) commença la discussion générale. Elle fut dominée par l'intervention de Benoît Verhaegen, le chercheur le plus apprécié de cette conférence, qui évalua l'atmosphère générale des débats en ces termes :

« Qui a pris la Bastille ? Si on est à Paris, pour l'historien français c'est très clair. Personne ne sait qui a pris la Bastille. Imaginons que la Bastille se trouve au cœur du Zaïre, les historiens vont se poser toutes sortes de questions : quel est le groupe ethnique qui a dominé dans ces manifestations ? Quel procédé magique a-t-on utilisé pour investir au Bas-Zaïre ? Quelle fraction de la petite bourgeoisie s'est opposée à cette prise ? et quelle fraction de la paysannerie au contraire a participé ? »

« On va dissoudre un phénomène brutal en une série de catégories de plus en plus fines. L'opposition dans la conférence n'opposait pas les chercheurs aux acteurs mais bien les chercheurs du dehors aux chercheurs du dedans (africains). Les chercheurs du dehors se donnent bonne conscience mais alors sur le terrain. Ils ont fait du terrain plus ou moins long. Mais même lorsque les chercheurs du dehors se trouvent sur le terrain, il y a toujours une distance par rapport à ce terrain qu'ils ne parviendront jamais à vaincre. De plus, quand ils rédigent, quand ils pensent ou quand ils discutent dans les colloques, ils sont toujours en dehors. Quand il y a à côté d'eux les chercheurs du dedans, le dialogue devient très difficile. »

Pour expliquer cette distance par rapport au terrain, Verhaegen estime, sans nier le poids éventuel des idéologies et des intérêts, que les chercheurs du dehors sont « loin de leur réalité » et qu'ils sont tenté, par souci d'être créatifs et imaginatifs, de « se démarquer des autres » et « de [PAGE 61] jouer leur rôle de savants », amenés à faire dériver indéfiniment et de manière permanente les concepts au point de « devenir finalement incapables (c'est nous qui soulignons) de rendre compte de la réalité ».

Aux chercheurs du dedans, a-t-il dit pour terminer, je demande de la rigueur (c'est nous qui soulignons) dans la réaction, afin de dégager une alternative.

Et le professeur Jewsiewicki Bogumil d'intervenir pour donner une autre raison de ce raffinement conceptuel destructif de la réalité qu'on veut expliquer : « Le souci ou l'ambition que l'analyse de ce qui a été produit socialement puisse servir à produire ou éviter un autre événement "détruit" en fin de compte la réalité qu'on veut étudier. » Il ajoute : « Mais je ne suis pas sûr que cette possibilité existe puisque tout événement qui se reproduit dans un cadre social différent passe à des forces sociales différentes et c'est ce paradoxe qu'en découpant en tranches nous finissons par découper l'ensemble. »

Coorganisateur de la conférence, H. Weiss, qui se dit très satisfait de la participation des acteurs qui ont joué un rôle de premier plan dans le maquis de Mulele, explique les difficultés du dialogue par la frustration des chercheurs du dedans, frustration due à l'inégalité inévitable dans la participation. Le souci « d'élargir » l'accès à l'information, de faire appel aux vrais acteurs créait un danger pour certains intellectuels militants. D'où il suit que leur décision de participer intervint au dernier moment et l'on trouve que les autres – les chercheurs du dehors – ont fait plus de papiers. C'est un cercle vicieux qu'on ne pouvait éviter, conclut-il.

Notre point de vue sur la conférence

Nous ne pensons pas, comme le dit H. Weiss, que l'inégalité dans la participation soit la principale cause de la frustration des chercheurs africains. Elle a certes contribué à l'aggravation de la situation mais la divergence fondamentale entre les chercheurs africains et ceux du dehors réside à notre avis dans l'ignorance, l'oubli, la sous-estimation et voire même la disculpation par ces derniers de l'impérialisme et, pour la plupart d'entre eux, du colonialisme. [PAGE 62] Ce qui témoigne d'une crise de problématique pour l'objet de la conférence.

Les exposés portant sur le contexte international (dernier jour de la conférence) ont, nous dira-t-on, suffisamment dénoncé le rôle négatif de l'impérialisme. Nous n'en disconviendrons pas mais, faut-il le remarquer, il s'agit de son rôle répressif surtout. C'est ce qui explique que ce groupe d'exposés soit placé à la fin du programme, bien longtemps après les réactions virulentes des chercheurs africains.

La résistance anti-coloniale est un fait historique qu'on ne peut nier. Lorsque J.-L. Vellut cite comme résistants les personnages ambigus ou considérés comme tels par lui – Ngongo Lutete, les évolués et les porteurs du messianisme des années 1920 – on peut à juste titre se demander si cela est dû au caractère partisan de la documentation disponible ou à une certaine manière de sélectionner ou de lire les faits historiques.

Ngongo Lutete fut un mercenaire connu de tous. C'est une figure qui ne souffre pas d'ambiguïté comme le laisse entendre l'auteur précité. Sur les évolués, voici ce qu'en dit Michel Merlier : « ... de l'expérience d'une égalité impossible dans tous les domaines, de la vanité des réformes gouvernementales, de la primauté du politique, au caractère illusoire de la communauté belgo-congolaise, les leaders urbains rejoignent le vieil objectif paysan et prennent la tête des masses prolétarisées, enhardis par les succès du mouvement révolutionnaire panafricain »[2].

De Simon Kimbangu dont l'hostilité à la colonisation est incontestée, il est dit en 1921 : « Simon Kimbangu ne se contente plus de guérir, il prêche l'Afrique aux Noirs, la préparation de la guerre contre les Blancs »[3]. Une légende de Simon Kimbangu rapportée par Anderson[4] et qui traduit l'espoir que la population avait placé en lui, abonde dans le même sens.

Il devient dès lors difficile de suivre J.-L. Vellut dans [PAGE 63] la méconnaissance du caractère anti-colonial de Kimbangu et des évolués à l'approche de l'indépendance. De là à dire qu'un leader comme Lumumba est exceptionnel, il n'y a qu'un pas.

Sans résistance, il n'y a pas d'histoire congolaise, il n'y aurait que l'histoire belge ou occidentale en terre congolaise.

Pour une raison évidente, la documentation est pauvre dans la description des mouvements des masses congolaises, mais l'état actuel des connaissances ne permet pas cependant de faire planer des doutes sur la résistance de ce peuple à la colonisation et à la néo-colonisation. Outre l'ouvrage de Michel Merlier, de nombreux travaux existent qui témoignent de la résistance congolaise à la colonisation, notamment la thèse de doctorat de Milanibu Mvuluya (Louvain, fin des années 1970) sur la résistance anti-coloniale et de nombreux articles sur la notoire résistance pende.

L'histoire de la résistance est essentiellement l'affaire des masses et non pas des élites. Le radicalisme paysan dont parlent Verhaegen, Peemans et Turner plonge ses racines dans la profondeur de la nuit coloniale. Il n'est pas né en 1960, ni encore moins en 1963.

L'intériorisation de la contrainte, un fait universel du monde dominé

Il nous est également difficile de suivre B. Jewsiewicki quand il soutient la même idée : la non-résistance ou l'adaptation au colonialisme. Le fait que la contrainte puisse peser comme un facteur interne est un aspect du processus global d'aliénation propre à toute situation de domination. Il n'y a là rien de spécifique au Congo-Kinshasa. La différence est une question de degré et non pas de nature. « Les pensées de la classe dominante, disent Karl Marx et Engels, sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l'expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels saisis sous forme d'idées, donc l'expression des [PAGE 64] rapports qui font d'une classe la classe dominante, autrement dit ce sont les idées de sa domination »[5].

On ne peut voir l'intériorisation de la domination sans voir son contraire, la résistance ou le refus de la domination, qui se traduit dans le mouvement social objectif sans lequel on ne peut expliquer les discontinuités et les ruptures sociales ni, encore moins, la domination idéologique. Qu'on nous excuse de devoir emprunter à Alain Badiou et François Balmès ce long passage : « Ne retenir de l'expression idéologie que la forme de la domination est unilatéral. Certes, l'idéologie dominante, représentation des pratiques de la domination des classes, pénètre le champ entier des pratiques sociales, y compris celles des exploités. Mais cette pénétration doit se comprendre comme un processus contradictoire. Il faut la référer, quant à son intelligence historique, à ce qui lui est extérieur et s'oppose à son omniprésence. Il n'y a d'idéologie dominante que parce qu'existe en permanence une résistance à cette domination. Et c'est du point de vue de cette résistance (c'est nous qui soulignons) que la domination apparaît comme telle, c'est-à-dire comme représentation de la domination concrète, la domination de classe »[6].

Les clercs de Mobutu ne sont pas l'intelligentsia zaïroise

Dans le cadre du régime mobutiste, l'exercice de l'autorité n'a pas besoin de grands clercs. Tout se passe comme s'il était écrit au fronton de la porte du pouvoir : Nul n'entre ici s'il n'est disposé à mettre son intellectualité en poche, car la fonction critique n'est pas de mise dans la cour présidentielle.

Loin de nous l'idée de sous-estimer la valeur des diplômés universitaires qui sont au pouvoir; force nous est plutôt de constater que l'exercice de leurs fonctions est [PAGE 65] incompatible avec leur intellectualité. En témoigne entre autres l'ouvrage de Cléophas Kamitatu, Le pouvoir à la portée du peuple[7] qui illustre bien la démission des intellectuels, en l'occurrence des économistes, qui sont au pouvoir. Les aberrations économiques du régime ou les faux investissements ne montrent-ils pas l'inutilité non seulement de la fonction d'intellectuels mais même celle de techniciens de savoir tout court. Nous employons ce concept intellectuel au sens sartrien du terme, qui suppose une référence explicite ou non à un système politique reposant sur une norme : la vie humaine.

Parlant du régime de Mobutu, le professeur Ilunga Kabongo, de l'Université nationale du Zaïre dit : « La démobilisation politique se traduisant notamment par l'existence en marge du système officiel d'une véritable grotte politique où se murmurent à l'envi les critiques les plus acerbes contre le système (c'est nous qui soulignons) contraste avec l'existence jouée des marches de soutien et la proclamation des slogans révolutionnaires. D'où une constante ambiguïté savamment entretenue dans un climat de conspiration passive et complicité généralisée à la scène de théâtre où les acteurs masqués (mais les masques sont transparents) récitent avec la plus grande conviction leurs parties pour se dédire presqu'entièrement une fois la récitation terminée »,... « sur le plan culturel, enfin, c'est l'aliénation complète et totale des individus et de la société, et les modèles culturels dominés par le dieu argent n'ont plus rien à voir avec les valeurs traditionnelles que, par ailleurs, l'idéologie officielle continue imperturbablement à dresser au même menu de la carte authenticité »[8].

Il apparaît clairement que la scission entre les masses et l'élite mobutiste, entre les réalités du pays et le discours officiel, est telle que la plupart des acteurs, soucieux de garder leur image auprès de la population, tiennent deux discours contradictoires. D'une main le discours officiel, conformiste pour garder les privilèges du pouvoir, [PAGE 66] de l'autre le discours officieux, contestataire, pour sauvegarder l'image de patriote.

On ne peut donc réduire le discours de ladite « intelligentsia zaïroise » au discours officiel. Comment comprendre l'ambiguïté de son discours sans se référer au mouvement social porteur du refus de la domination ? La lecture idéologique doit être doublement dialectisée.

Le rôle légitimateur des diplômés universitaires démystifié par l'histoire

Dans les années 1960 et tout au début des années 1970, la présence d'un diplômé universitaire au pouvoir était, aux yeux des masses, porteuse de beaucoup d'espoirs. C'était à l'époque où toutes les difficultés avaient une explication : la carence de techniciens et de cadres universitaires.

Depuis quelques années les gens se rendent compte que plus on a de médecins, plus il y a de morts dans les hôpitaux, plus on a d'ingénieurs de travaux publics plus il y a de trous sur les routes. En langage populaire, l'Office des routes est appelé l'Office des Trous. L'inefficacité des « ba-je-le-connais » (appellation péjorative des détenteurs du savoir) ou leur corruption est un fait connu de tous. Le discours officieux de l'élite politique n'a-t-il pas pour fonction de protéger individuellement et discrètement le prestige reconnu au diplôme, qui est sans cesse détruit publiquement par la pratique des institutions publiques tenues par les experts.

L'idéologie du refus existe, de manière quelque peu dispersée, apparemment non structurée. On la voit dans le discours anti-étatique de la littérature zaïroise francophone, dans la radio-trottoir très développée au Zaïre, dans la grotte politique (conspiration passive) dont parle Ilunga Kabongo, dans les mouvements de résistance, etc.

L'histoire de l'idéologie congolaise est l'histoire de la résistance.

Dans le kimbanguisme des années 1920, nous voyons non seulement le fait d'adopter une religion chrétienne qui véhicule et légitime la résignation et l'idée d'une récompense céleste infinie pour les peines de ce monde, philosophie qui entretient une attitude conformiste coïncidant [PAGE 67] tout à fait avec les forces terrestres du sous-développement et du colonialisme, mais (nous voyons) aussi le fait politique important – qui a valu la prison à Kimbangu – de revendiquer l'égalité entre Noirs et Blancs, ce qui équivalait à l'échelle politique à l'exigence de l'indépendance et de la souveraineté confisquées par le colonisateur blanc. En se proclamant prophète et en créant indépendamment son Eglise, il passait à l'application, dans les limites de ses moyens, du principe d'égalité entre Noirs et Blancs. Il mettait fin à la médiation « blanche » coloniale entre les Noirs et Dieu. Si le contenu religieux de son Eglise demeurait judéo-chrétien, il n'est pas moins important de remarquer que l'acte d'adhésion et d'interprétation devenait libre désormais. C'est là un fait d'une grande importance politique et même religieuse si l'on tient compte des conditions politiques des années 1920 et du statut de la religion dans l'appareil colonial. Aujourd'hui encore, le problème de la libre adhésion à la foi chrétienne demeure posé. Nous ne pouvons en parler ici. Toujours est-il que Kimbangu fut sévèrement réprimé par l'autorité politique, avec l'appui ferme des Eglises catholique et protestante. Au nom de la raison politique et religieuse.

Il importe de savoir que la rupture idéologique n'est jamais une donnée spontanée. C'est le produit de la maturation des conditions matérielles et sociales et le fruit d'une lutte opiniâtre et longue[9].

Du messianisme kimbanguiste des années 1920 au marxisme-léninisme-maoïsme de Mulele des années 1963-1964 et de l'Union générale des étudiants congolais (U.G.E.C.) de 1966 en passant par la revendication du principe de laïcité à le nationalisme de P.-E. Lumumba (1958-1960), nous ne sommes pas en face d'une crise d'adaptation à la modernité coloniale, mais plutôt des vicissitudes d'une marche vers la rupture idéologique indispensable à la naissance d'une société nouvelle. L'idéologie d'authenticité, que Mobutu a confisquée et déformée à son profit ne se voulait-elle pas au départ une réponse politique [PAGE 68] au radicalisme paysan, à l'exigence de la souveraineté garantie par la majorité de la population ?

S'il est exact qu'aujourd'hui le mouvement messianique connaît une grande ampleur, il n'en est pas moins vrai d'indiquer que ce n'est pas la première fois que l'on assiste à une telle remontée et que la situation socio-économique désastreuse qui en est principalement responsable est aussi en même temps le catalyseur qui met à nu le mécanisme de domination.

De la critique de la révolution africaine au nom du « peuple africain »

La ligne dominante des chercheurs du centre (par opposition à la périphérie) peut se résumer ainsi : l'ennemi de la révolution congolaise et africaine est en réalité constitué par les cadres dirigeants de cette révolution et leurs partis politiques.

De manière générale, l'argumentation présentée n'est pas convaincante. Elle aboutit bien souvent à un effet contraire. Nous ne pouvons, dans le cadre de cet article, instaurer une critique complète à l'endroit de ces exposés.

Lorsque, dans le cas du Zaïre, Jean Van Lierde nous invite à considérer les leaders de la révolution comme l'ennemi de la révolution paysanne future, il suscite un certain nombre d'interrogations. A moins qu'il ne s'agisse encore une fois de plus de l'exceptionalisme congolais, on peut se demander en effet si son raisonnement est applicable à la Révolution française de 1789 et à toutes celles qui ne se sont plus répétées avec succès. Dans l'affirmative, l'expérience de Che Guevara auquel il se réfère ne serait-elle pas l'obstacle principal à la répétition victorieuse de la révolution en Bolivie ?

N'est-il pas enfin pertinent de se demander si le raisonnement qui consiste à mettre dans le même panier l'impérialisme et les cadres dirigeants de la révolution congolaise peut se faire au nom de Che Guevara ? [PAGE 69]

Une abondante littérature existe qui permet de critiquer les exposés qui ont été faits sur le M.P.L.A., le Frelimo et l'U.P.C. et le Tchad, dont le but à peine voilé était de faire la propagande en faveur de l'U.N.I.TA. (en Angola) et du M.N.R. (au Mozambique), de justifier la politique française au Tchad et, de manière assez subtile, de suggérer un discrédit sur l'U.P.C. (Cameroun).

Au-delà de « la distance par rapport au terrain », un problème épistémologique

Pour ceux des chercheurs qui n'auraient pas d'intérêts particuliers à défendre, la distance par rapport au terrain (B. Verhaegen) ni le désir ardent de perfectionnement conceptuel (B. Jewsiewicki) n'épuisent pas l'explication de cette ligne de pensée dominante chez les intellectuels non africains. Le souci de toujours pousser plus loin l'analyse d'un phénomène est une qualité pour un homme de science et un facteur de progrès. Si un tel souci devait conduire à la destruction de l'objet même du savoir, c'est qu'il y a un problème au niveau de la méthode, laquelle paraît ne plus avoir de limites extérieures à elle-même. On peut se demander si on ne se trouve pas finalement en présence d'une « autoproduction de concepts, d'une construction a priori ».

Le décalage entre le mouvement conceptuel et le mouvement réel accuse généralement un autre problème : la position philosophique à définir et occuper pour mener à bien une œuvre de connaissance. Entre l'objet de connaissance et la position politique, la relation théorique est déterminée par la philosophie. Cette question est importante surtout parce que, comme l'avait dit un des participants, nous nous trouvons en période d'hostilité ouverte.

Les intellectuels qui sont, au sens de Gramsci[10], « les commis du groupe dominant, destinés à remplir les fonctions subalternes de l'hégémonie sociale et du gouvernement politique, ne peuvent aborder correctement les problèmes de l'univers exploité par l'impérialisme qu'après [PAGE 70] un renversement de position philosophique et de méthode »[11].

Quant à la position à prendre, laissons la parole à Alain Badiou et François Balmès : « Le contre-poison aux thèmes spéculatifs d'Althusser, on le trouve dans le point de vue ouvrier et populaire. On prendra comme fil conducteur ce point de vue des classes exploitées et d'abord l'expérience, les pratiques immédiates, origines de toute connaissance, y compris de la connaissance sur l'idéologie ». Il suffirait à notre avis de remplacer Althusser par les intellectuels du dehors en reportant ce raisonnement à l'échelle mondiale[12].

Bapuwa MUAMBA

Paris, le 12 septembre 1985
35, Villa d'Alésia
75014 Paris


[1] Simba : dénomination donnée aux révolutionnaires et qui signifie en langue swahili : lion.

[2] M. Merlier, De la colonisation à l'indépendance, François Maspero, Paris, 1962, p. 204.

[3] In Avenir colonial belge, 2 novembre 1921, organe de la colonisation cité par M. Merlier, ibidem, p. 235.

[4] E. Anderson, Messianic popular movements in the lower Congo, 1958, p. 65. Ouvrage cité par M. Merlier, ibidem. p. 236.

[5] Karl Marx, F. Engels, L'idéologie allemande, Paris, Ed. sociales, 1968; trad. H. Auger. G. Badia, J. Baudrillard, R. Courtelle, pp. 75-79.

[6] Alain Badiou et François Balmès, De l'idéologie, Paris, François Maspero, 1976 (Yenan Synthèses), p. 35.

[7] Kamitatu Masamba, Le pouvoir à la portée du peuple, L'Harmattan, Paris, 1977.

[8] K. Ilunga, « La problématique de la recherche scientifique en société bloquée, le fond du problème », in Zaïre-Afrique, no 45 mai 1980, p. 284.

[9] Sikitele, professeur d'histoire à l'université de Lubumbashi/Zaïre, a publié de nombreux articles sur la révolte pende dans la revue d'histoire publiée par cette université.

[10] A. Gramsci, Cahiers de 10, 11, 12 et 13. Trad. de l'italien par P. Fulchiognoni, G. Granet et N. Negri, Paris, Gallimard, 1978.

[11] Milambu Mvuluya, professeur à l'Université de Lubumbashi (Zaïre), a fait une thèse de doctorat en sciences politiques (Université de Louvain) sur le problème de la résistance anti-coloniale. Thèse défendue au début des années 1970.

[12] Alain Badiou et F. Balmès, De l'idéologie, Paris, François Maspero, 1976 (Yenan Synthèses), p. 37.