© Peuples Noirs Peuples Africains no. 49 (1986) 1-7



APPEL AUX FORCES ARMEES
CAMEROUNAISES
[1]

Fon Gorji DINKA

S'adressant à la nation après que l'armée eut repris le pouvoir aux putschistes de la Garde républicaine et le lui eut rendu, le président Paul Biya s'est exprimé en notre nom à tous quand il a rendu un hommage vibrant aux soldats camerounais pour leur fidélité sans faille à la légalité.

M. Paul Biya, avec ses hésitations, ses atermoiements et son jugement d'une aberration impardonnable, nous avait plongés dans une aventure sanglante qui non seulement lui a ôté toute qualité pour nous gouverner mais l'avait chassé du pouvoir. [PAGE 2]

C'est donc seulement grâce à l'attachement de nos forces armées à la légalité que Paul Biya a été appelé une nouvelle fois à diriger notre pays. Et personne dans ce pays ne peut mieux apprécier cet attachement à la légalité que moi, le premier bâtonnier du Barreau du Cameroun et le Doyen des avocats camerounais.

C'est à ce titre, entre autres, que je vous adresse donc cet appel, à vous les gardiens effectifs de notre bien commun. Nous vous demandons de prendre conscience du fait que notre frère, le président Paul Biya, nous entraîne à travers une série d'illégalités, d'actions inconstitutionnelles et de provocations humiliantes qui nous mèneront à coup sûr vers une explosion violente, dans laquelle le pays sera complètement détruit.

Veuillez trouver ci-joint un document intitulé Le Nouvel Ordre social. Son contenu est clair; il met en évidence le danger qui nous guette. Il propose aussi un moyen efficace d'assurer la satisfaction et le bonheur du peuple de ce pays. Pourtant, ainsi que vous avez déjà dû le constater, le président Paul Biya ne comprend pas les priorités de ce pays, ou bien il permet à ceux qu'il appelle « l'opinion internationale » d'imposer leurs propres priorités au Cameroun.

Par exemple, après que Ahidjo se fut déclaré en guerre contre le président Paul Biya, l'intérêt du pays exigeait [PAGE 3] qu'un ennemi aussi dangereux et aussi riche soit arrêté et totalement neutralisé par tous les moyens en notre possession. M. Paul Biya était-il mu par l'intérêt du pays quand il a préféré organiser la sortie d'Ahidjo du pays ? A l'évidence, le président Paul Biya savait qu'il donnait ainsi à Ahidjo l'occasion de retrouver sa fortune mal acquise ainsi que ses amis de l'étranger. A l'évidence, il savait aussi qu'Ahidjo organiserait avec de telles ressources une tentative pour renverser ou déstabiliser notre gouvernement. Aujourd'hui, tout le pays et surtout nos forces armées vivent dans un climat d'alerte perpétuelle pour empêcher les agents d'Ahidjo d'assassiner le président Paul Biya pour des motifs personnels.

Ne vous y trompez pas, aucune modification de la dénomination du parti, ni un million d'élections présidentielles sous le système légué par Ahidjo ne peuvent changer le fait que le Paul Biya d'aujourd'hui n'est qu'une créature d'Ahidjo.

Et aussi longtemps qu'Ahidjo sera en vie et que Paul Biya gouvernera le Cameroun, Ahidjo exigera une gratitude sans réserve de la part de Paul Biya. Et il l'obtiendra, que cela vous plaise ou non, aux conditions fixées par lui. Si Ahidjo était détenu ou assigné à résidence par les autorités camerounaises, nous n'aurions pas connu l'état d'insécurité où nous nous trouvons en ce moment. Mais ceci aussi, c'est la faute de M. Paul Biya.

Reconsidérez le problème que nous ont posé les gardes républicains. Quel intérêt national exigeait que M. Paul Biya maintienne à la sécurité présidentielle les gens d'Ahidjo qui composaient 90 % de ses effectifs ? Pour sauvegarder cet intérêt national, n'aurait-on pas mieux tait de transférer au moins 60 % de ces hommes dans d'autres corps, que de les laisser à la sécurité présidentielle ? M. Paul Biya a dit dans sa conférence de presse qu'il avait peur de ce que dirait « l'opinion internationale » s'il écartait ainsi les gens d'Ahidjo.

Le danger évident que la Garde républicaine n'organise un coup d'Etat contre notre gouvernement n'a donc eu aucune importance dans l'échelle de priorités de M. Paul Biya. Ce qui le préoccupait, c'étaient ses rapports avec ses alliés étrangers, qu'il appelle « l'opinion internationale » Et à cause de cette aberration, nous avons dû [PAGE 4] payer le prix du sang et de la misère. Le putsch a tué de nombreuses personnes, a entraîné l'emprisonnement de centaines d'autres; il a plongé un grand nombre de familles dans le dénuement, et elles demandent pitié ou vengeance. Dès maintenant, le Nordiste est totalement exilé de la nation. Et qui donc est le responsable de cette situation ? M. Paul Biya et sa conception des priorités.

On dirait que M. Paul Biya est sous l'influence d'une force maléfique qui semble l'inciter à préférer faire seulement les choix qui sont destinés à nous susciter de plus en plus de problèmes.

Sinon quelle raison a poussé Paul Biya à ressusciter l'ancienne République du Cameroun ? Etant avocat, il sait que, en ressuscitant cette défunte République, il a proclamé la sécession du Cameroun francophone de l'Est de l'union avec le Cameroun anglophone de l'Ouest. Il sait aussi que, ayant fait cela, il ôte aux francophones toute qualité pour gouverner légalement le Cameroun anglophone à moins et jusqu'à ce que soit signé un accord entre les deux parties (la République du Cameroun et le Cameroun anglophone du sud, alias Ambasonie. L'existence d'une province du Sud-Cameroun (Ebolowa) nous fait une nécessité d'employer l'expression géographique Ambasonie pour désigner le Cameroun anglophone du sud). Le président Paul Biya sait que, en l'absence d'un tel accord entre la République du Cameroun et l'Ambasonie, il ne peut gouverner l'Ambasonie que comme un territoire annexé ou comme une colonie de la République du Cameroun. Il sait que les Ambasoniens ne sont pas satisfaits de la manière dont les francophones les traitent même si certains renégats, qui se prélassent dans les palaces, vont mentir pour affirmer le contraire.

M. Paul Biya sait que l'idée de colonialisme est si humiliante, si révoltante pour tout être humain que tôt ou tard les Ambasoniens vont se dresser contre le statut colonial que M. Paul Biya leur a imposé. Pourquoi au juste M. Paul Biya veut-il ouvrir un second front de guerre, cette fois avec les anglophones, alors qu'il doit encore affronter le Nord ? Personne ne peut l'expliquer. Voilà bien la force maléfique en action pour détruire Paul Biya lui-même et peut-être le Cameroun avec lui.

Nous avons proposé un Nouvel Ordre social et tout [PAGE 5] être humain doué de sensibilité, y compris les diplomates étrangers, reconnaît que c'est la meilleure solution dans l'état de choses où nous nous trouvons. Mais M. Paul Biya n'a même pas accusé réception de ce document. Au contraire, il s'est de plus en plus absorbé dans les illégalités.

M. Paul Biya sait que quiconque perd sa qualité de membre d'un parti politique se prive automatiquement de tous les postes qu'il détenait en vertu de cette qualité de membre du parti. C'est ce qui est arrivé à Moussa Yaya quand il a perdu sa qualité de membre de l'Union Nationale Camerounaise. M. Paul Biya sait, ou aurait dû savoir que, en renonçant à sa qualité de membre de l'U.N.C., lui-même et tous les Camerounais qui détenaient des postes en relation avec leur qualité de membres de l'U.N.C. ont automatiquement perdu ces postes : ainsi, tous leurs postes, à l'exception de la Fonction publique, sont désormais vacants avec effet au 24 mars 1985, jour de naissance du R.D.P.C.

Par ailleurs, les statuts de l'U.N.C. interdisent la discussion par le congrès de tout sujet ne figurant pas à l'ordre du jour de la session. L'attribution à l'U.N.C. d'une nouvelle dénomination ne figurait pas à l'ordre du jour de cette session. Cette modification est donc nulle et non avenue.

Si on l'appelle un nouveau parti, le R.D.P.C. est de surcroît illégal, puisqu'il ne s'est pas plié aux prescriptions de la loi relatives à la formation des associations. L'U.N.C. n'ayant pas été dissoute, ses biens lui demeurent intégralement acquis. Mais l'association illégale dénommée R.D. P.C. a déjà commencé à revendiquer les militants et les biens de l'U.N.C.

Alors, face à tant de gâchis, de chaos, d'illégalités dont la vague s'enfle chaque jour, nous pensons qu'il est impératif d'appeler l'état-major camerounais à entreprendre une action semblable à celle des généraux français qui, en 1958, mirent un terme au chaos de la Quatrième République.

Plutôt que de commettre la stupidité de s'emparer du pouvoir et de se compromettre dans les querelles de gouvernement, les généraux français préférèrent retirer leur soutien au gouvernement de la Quatrième République et [PAGE 6] requirent les services du patriote français Charles de Gaulle pour procéder à la reconstruction d'une nouvelle France. (Il est à noter que, à l'époque, Charles de Gaulle était un civil qui habitait Colombey-les-Deux-Eglises.)

Telle est aujourd'hui votre mission, à vous, soldats camerounais. C'est le même attachement à la légalité qui vous a incités à organiser la contre-offensive au coup d'avril 1984; c'est la même conception de la légalité qui vous a fait rendre le pouvoir à Paul Biya; c'est la même conception de la légalité qui vous fait une obligation aujourd'hui de mettre pacifiquement un terme à ce chaos et à ces illégalités.

Nous lançons cet appel particulièrement au soldat anglophone, parce que, pour lui, la question n'est pas de savoir s'il faut en finir avec ce chaos, mais quand le faire. Nous préférons que ce soit maintenant, à un moment où une solution pacifique pourrait renforcer les liens d'amitié de part et d'autre du Mungo, au lieu d'attendre les violences d'une guerre de décolonisation menée par les Ambasoniens, qui finirait naturellement par un abîme immense d'hostilité de part et d'autre du Mungo. C'est à un tel abîme d'hostilité que nous conduit M. Paul Biya.

La pensée d'être annexés et colonisés nous inspire une humiliation tellement révoltante que, tôt ou tard, les Ambasoniens préféreront chercher leur dignité dans la mort plutôt que de vivre dans des palaces en tant que renégats serviles. George Bernard Shaw l'exprime parfaitement en disant :

    « La nature humaine est la même partout; mettez un homme dans le plus beau des palaces, il ne sera jamais aussi content que celui qui, dans sa petite cabane, peut dire : tout ça est à moi. »

Le colonialisme étant une telle malédiction, et la décolonisation son antithèse naturelle, ne vaudrait-il pas mieux obtenir la coopération de votre état-major pour la reconstruction pacifique d'un Nouvel Ordre social que d'attendre d'être affrontés un jour à ce choix atroce : tirer sur vos familles et vos voisins anglophones alors qu'ils combattent le colonialisme, ou abattre votre officier alors qu'il vous ordonne de tirer sur vos familles et vos amis ? [PAGE 7]

C'est pour cela, soldats anglophones, que nous lançons spécialement cet appel par votre intermédiaire à l'état-major des forces armées camerounaises. Nous vous prions d'obéir une fois de plus au sens de la légalité qui vous a animés en avril 1984. Ce jour-là, vous avez eu recours aux balles, à la force, à l'effusion de sang. Mais aujourd'hui, vous n'en avez pas du tout besoin. Vous aurez besoin de courage, de fermeté, de probité et d'une voix pour persuader ou convaincre, comme le militaire français en 1958. Est-ce là trop vous demander, à vous, soldats camerounais ? Nous voulons bien et nous pouvons mettre à la disposition de l'état-major le savoir-faire en matière de loi et de constitution, nécessaire pour une reconstruction nationale pacifique et satisfaisante.

Notre admiration pour le rôle joué par les soldats français en 1958 nous inspire de terminer cet appel par une citation de l'hymne national français, que nous trouvons tout à tait appropriée :

[Suivent quelque treize vers en anglais archaïsant, dont nous n'avons trouvé aucun équivalent exact dans les six couplets authentiques de « La Marseillaise ».]

Puisse le Seigneur tout-puissant, dont l'esprit de vérité m'incite à porter témoignage en cette période de crise nationale, diriger votre action.

« Car nous nous attaquons, non à la nature humaine, mais aux principautés, aux puissances, aux maîtres des ténèbres de ce monde, à la perversion morale des hautes classes » (Eph. 6 : 12).

Je vous remercie.[2]

Fon Gorji DINKA
20 mars 1985

Traduit par les soins de Catherine SALMONS
et de Peuples noirs-Peuples africains


[1] C'est à la suite de cet appel que Fon Gorji Dinka, avocat célèbre et chef coutumier très influent, a été arrêté par la police de Paul Biya en mai 1985, emmené dans les locaux de la Brigade Mixte Mobile spécialisée dans le « traitement » des opposants, où il est encore aujourd'hui détenu sans inculpation, et dans des conditions qui inspirent les plus vives inquiétudes : des témoignages concordants rapportent en effet qu'il y a contracté une hémiplégie, entre autres.

On remarquera la concordance des analyses de Gorji Dinka avec celles que nous développons ici depuis de longues années, bien que nous n'ayons jamais eu d'échange ni même de contact avec le leader anglophone, dont nous ne partageons d'ailleurs pas toutes les opinions, bien entendu. Gorji Dinka évoque ainsi à plusieurs reprises les « alliés étrangers » de Paul Biya, que le nouveau dictateur appelle dans ses conférences de presse l'opinion internationale et qui, à l'évidence, l'influencent décisivement. Mais l'avocat, ignorant l'histoire et la sociologie du Cameroun « francophone », ne paraît pas en mesure de débrouiller la nature ni la composition de ce funeste lobby; nos lecteurs qui, eux, se souviennent de notre récente livraison (Peuples noirs-Peuples africains, no 48, novembre-décembre 1985) savent que ce groupe de pression est surtout constitué de conseillers franco-catholiques, résidants ou itinérants, et de journalistes parisiens de tous horizons, chefs de la rubrique africaine dans des journaux où on est souvent surpris sinon stupéfié de les découvrir. Ce n'est d'ailleurs pas une particularité de l'ère Biya, il en allait déjà ainsi sous Ahidjo, le précédent dictateur, qui avait réussi à s'assurer les services de pas mal de gens, la fonction de conseiller occulte ou plutôt d'« ami » d'un dictateur africain étant devenue récemment très à la mode à Paris parmi les journalistes, outre son caractère fort lucratif. Qui se serait douté avant le conflit Biya-Ahidjo que le petit Peuhl avait une taupe au Canard enchaîné en la personne de Patrice Vautier ? L'attitude de Libération ces dernières années n'a pas été sans inspirer une certaine perplexité aux lecteurs camerounais de l'opposition. En fait prendre pied d'une façon ou d'une autre dans les rédactions parisiennes a toujours fait partie de la stratégie du fascisme camerounais. (N.D.L.R.)

[2] Nous publierons dans notre prochaine livraison (no 50, mars-avril 1986) Le Nouvel Ordre social de G. Dinka, le document auquel il est fait allusion au début de cet appel. (N.D.L.R.)