© Peuples Noirs Peuples Africains no. 48 (1985) 155-161



LIVRE LU

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Jean-Marc Ela : « Ma foi d'Africain »
Paris, Karthala, 1985, 228 p.
Préface d'Achille Mbembe; Postface de Vincent Cosmao

Ambroise KOM

Jean-Marc Ela est un théologien qu'on ne présente plus. Ma foi d'Africain (MFA) est son sixième ouvrage ! Mais Ela est-il seulement théologien ? MFA relève certes de la théologie mais il tient aussi de l'ethnologie, de l'anthropologie culturelle et même de la sociologie politique. Voilà qui prouve, s'il en était encore besoin, que l'on a affaire à un chercheur et à un universitaire au meilleur sens des termes. Rompu à l'interdisciplinarité, Ela nous propose un exposé clair, une analyse rigoureuse, une critique sans fard et des prises de position sans faux-fuyants. De quoi s'agit-il ? D'une remise en question totale et sans fioritures du rôle et des pratiques de l'Eglise catholique en Afrique depuis les origines jusqu'à aujourd'hui.

Depuis des générations, en effet, les peuples africains ont été constamment exploités et opprimés. De la traite au néocolonialisme issu des indépendances mort-nées en passant par la longue nuit coloniale, le continent n'a connu aucun répit. Sinon, comment expliquer que l'Afrique, continent aux richesses fabuleuses, demeure en proie à la misère et à la faim ? Simplement à cause des dictatures du coton, du café, de l'arachide, du palmier à huile, du sucre, du cacao ou de l'hévéa, toutes cultures inessentielles à l'alimentation des paysans mais dont l'exportation enrichit les cadres de l'Administration, [PAGE 157] les dignitaires du parti unique, certains chefs traditionnels et autres entreprises multinationales. Pendant ce temps, l'Eglise se contente de n'être qu'une courroie de transmission de dogmes, de rites, de règles et d'usages venus d'ailleurs. Les missionnaires, constate Ela, ont été rarement solidaires de la masse des sans-pouvoir.

Dès le départ, une prise en compte de l'oralité et des symbolismes africains aurait sans doute permis à l'Eglise de saisir la consubstantialité qui existe entre Dieu et l'homme africain, de mieux interpréter le « culte des Ancêtres » et de comprendre qu'en Afrique, un christianisme livresque et cloisonné dans des lieux de culte était voué à l'échec. En écartant du revers de la main nombre de valeurs culturelles que nous chérissions, les premiers missionnaires se sont comportés en iconoclastes et nous ont transmis une religion de vaincus. Ainsi, on nous a imposé des « saints » dont nous ignorons tout au lieu de nous faire assumer nos noms traditionnels en leur donnant un sens chrétien. Certes, les premiers missionnaires ont créé, ça et là, des dispensaires, des écoles et des puits mais dans le contexte de sous-développement et des injustices qui préval(ai)ent, échapper au statut de paria ne revient-il pas avant tout à savoir prendre la parole et à résister à toutes les formes de fatalités qui nous guettent ? Sur ce plan, l'Eglise a failli à sa tâche, préoccupée qu'elle était à détruire les symboles du « paganisme » nègre. Tout compte fait donc, l'Eglise de la période coloniale a échoué à cause de l'ethnocentrisme de nombreux prêtres d'origine occidentale et de leur refus d'écouter l'Afrique profonde et de travailler à la libération de la paysannerie.

Les héritiers indigènes de l'Eglise en Afrique, se demande Ela, ont-ils fait mieux ? Hormis quelques traductions en langues vernaculaires et une liturgie en musique du pays, qu'est-ce qui a véritablement changé ?

S'il est vrai qu'en Afrique postcoloniale, les appareils de pouvoir continuent d'étouffer toute possibilité de débat sur les problèmes graves de la cité; s'il est vrai que les sans-pouvoir continuent de vivre en exil sur leur propre terroir parce que les répressions et les intimidations étouffent dans l'œuf toute velléité de désaccord; s'il est vrai qu'aujourd'hui en Afrique les problèmes [PAGE 158] qui séparent le sommet de la base sont comparables à ceux qui existent entre le Nord et le Sud – s'il est vrai que l'histoire continue de s'écrire en termes de violence, c'est-à-dire que les rapines, la torture et l'assassinat apparaissent comme un mode d'exercice du pouvoir; s'il est vrai que l'indépendance n'a apporté à beaucoup d'individus que le drapeau et l'obligation de la carte du parti unique, peut-on dire pour autant que l'Eglise postcoloniale a cessé d'être une Eglise de vieilles femmes et d'enfants pour exercer un ministère de vigilance, pour accepter de descendre « aux enfers » avec le peuple, c'est-à-dire vivre l'enfer avec lui en allant contre les idées reçues afin de renaître avec le peuple et de l'accompagner sur le chemin de l'Exode ? La question qui se pose est de savoir si l'Eglise postcoloniale a renoncé à n'être qu'une sorte de conservatoire d'un moralisme étroit, d'un sacramentalisme ritualiste, d'une spiritualité désincarnée et d'un dogmatisme asséchant.

L'Eglise en Afrique pourra-t-elle jamais devenir africaine en comprenant que son rôle consiste à s'en prendre, au nom de l'Evangile, aux situations oppressives et en repensant la mission en fonction des exigences de la justice et du droit ? Pourra-t-elle comprendre que là où l'homme libre et créé à l'image de Dieu est opprimé, puits et soins de santé primaires ne suffisent pas et que libérer l'individu de toute servitude est un devoir qu'impose l'Evangile ? MFA se développe autour de deux notions fondamentales et mutuellement exclusives : oppression ou liberté. Comme des leitmotiv, les deux termes reviennent sous toutes les formes sous la plume d'Ela. L'Eglise, comme dirait l'autre, ne peut pas conduire les hommes au ciel comme si la terre n'existait pas. Pour réussir sa mission, elle doit d'abord résoudre ses multiples ambiguïtés et accepter l'impérieux devoir d'être aussi radicale que l'a été Jésus en faveur de ceux que l'on considère comme le « cul du monde ». Suivre Jésus, écrit-il, c'est actualiser son projet subversif et renoncer à masquer les conflits concrets de la société.

Je me contente de reprendre mot pour mot les termes de MFA, un livre qui mérite d'être cité d'une couverture à l'autre, c'est-à-dire d'être lu de tous car il interpelle [PAGE 159] tous et chacun de nous avec une égale urgence : de Rome qui impose le silence aux théologiens du Tiers-Monde aux bayam-sellam illettrées qui spéculent sur les denrées alimentaires de première nécessité, en passant par l'apolitisme déguisé des missionnaires occidentaux, l'apathie massive, l'irresponsabilité et la cupidité intolérable de certains membres du clergé, le spiritualisme désincarné des laïcs indigènes, l'inconscience et l'infantilisme des religions africaines, sans oublier les élites au pouvoir et les barons des régimes corrompus, les hommes d'affaires, les experts, les commerçants, les autorités administratives et politiques, les jeunes et les vieux qui s'épuisent dans la consommation de luxe.

Dans un langage qui fait étonnamment écho aux Damnés de la terre de Frantz Fanon, Ela nous met au défi de repenser nos valeurs et d'avoir le courage, l'audace et la témérité de repartir à zéro en expérimentant une pédagogie participative. La nouvelle théologie africaine, celle qui nous permettra de nous approprier une foi venue d'ailleurs, de nous libérer d'un christianisme desséchant et notionnel, est celle par laquelle nous renoncerons au psittacisme et à la reproduction docile des schémas dogmatisés. Car il faut bien se rendre à l'évidence, l'Eglise africaine ne peut continuer de se taire et de s'effacer devant la politique et la violence des coups d'Etat militaires qui sévissent, sans être elle-même complice de ces pouvoirs qui rançonnent et oppriment les peuples. L'heure est donc venue de passer de la théologie dominante à une théologie qui vient du peuple : passer d'une théologie des bureaux climatisés à une théologie élaborée dans les villages et les sous-quartiers des villes; abandonner une pratique fondée sur le culte, les dévotions, la morale, le catéchuménat et les sacrements pour mettre en place de véritables contre-pouvoirs au profit des sans-pouvoir et autres sans-voix.

Dans une Afrique où l'intellectuel n'est souvent qu'un simple griot des régimes en place, dans une Afrique victime des sollicitations diverses, terrain des luttes d'influence planétaires, champs de batailles des intérêts multinationaux, dans une Afrique où les riches oppriment les pauvres et s'enrichissent à leurs dépens [PAGE 160] par les formes multiples de corruption, l'Eglise devrait se ranger résolument du côté des parias de l'industrialisation, des « conjoncturés », et dire non au christianisme mimétique importé d'Occident. Si l'Eglise veut être crédible, elle doit rompre avec la léthargie, dépasser ses infantilismes pour passer au stade adulte car, Jean-Paul II l'a dit, l'africanisation est la tâche de l'Eglise africaine.

Il ne faut pas occulter le message révolutionnaire du Christ mais l'enseigner, c'est-à-dire remettre en cause la globalité de l'exploitation néo-coloniale, lutter contre cette engeance de vipères et de sépulcres blanchis en entrant consciemment en conflit avec un ensemble de facteurs qui empêchent la volonté de Dieu de s'accomplir sur terre et au ciel.

Voilà les conditions sans lesquelles l'Eglise africaine ne pourra pas effectivement passer à la vitesse supérieure déjà amorcée par Anselme Sanon du Burkina-Faso, B. Adoukounou et J. Agossou du Bénin, Sidibé du Mali. Le défi est de taille et il faut seulement espérer que, comme tout discours qui dérange, celui de Jean-Marc Ela ne sera pas occulté par les hommes d'appareil de tous bords.

Ambroise KOM