© Peuples Noirs Peuples Africains no. 47 (1985) 131-158



LIVRES LUS

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A propos de « Léopolis » de Sylvain Bemba
Paris, Hatier, 1984, 128 p.

Tchichelle TCHIVELA

L'ascension et la chute d'un amant de la liberté

Léopolis, le nouveau roman de Sylvain Bemba, paru chez Hatier dans la collection Monde Noir Poche, devrait intéresser les Africains, notamment les Congolais et les Zaïrois. Il conte en effet, sous une forme plus mythique qu'historique, la carrière politique de Patrice Lumumba. Mais ici le héros se nomme Fabrice Mpfum, ce qui confère sans doute à l'auteur le droit de ne pas rapporter fidèlement la vraie vie de ce grand Africain du Zaïre.

Lorsque le roman commence, tout est déjà joué. C'est donc à travers les aventures d'une Afro-Américaine qui visite la vieille ville où vécut le Grand Leader, que le lecteur découvre les conditions de l'ascension et de la chute de Fabrice Mpfum.

Orphelin de père, ce garçon pourtant intelligent préfère le vagabondage dans les champs à l'école qu'il considère comme une prison. Ainsi se manifeste, très tôt, chez Fabrice un grand amour pour Dame Liberté à laquelle il restera fidèle jusqu'à la mort. Mais, au vrai, son tempérament l'incline plutôt vers la domination, qui est le signe des hommes libres et forts. Or, le sentiment est exclusif de la passion de commander. [PAGE 132]

Fabrice Mpfum va donc se révéler un homme au cœur de pierre. Non seulement il reste insensible à la mort de sa secrétaire-amante, mais il n'hésite pas à sacrifier sa mère pour conquérir plus sûrement le pouvoir. En effet, adolescent, il s'entend proposer par un marabout un marché on aurait dit cornélien : un talisman qui lui assurera un destin glorieux, à condition de tuer sa génitrice. Comme Achille et Alexandre le Grand, Mpfum opte pour la gloire, et, bientôt, sa mère, « le seul être qui lui reste au monde », meurt.

Alors commence pour ce butineur des utérus doublé d'un génial damiste une carrière politique qui le hisse rapidement au faîte du pouvoir, tant il est vrai que tout homme qui fait de la politique aspire à la magistrature suprême et qu'il est aussi ridicule de l'en accuser que de reprocher au zèbre d'être tatoué de zébrures.

Evidemment, cette ascension ne va pas sans luttes, sans ruptures, sans trahisons, qui finissent par isoler le Grand Leader et, malgré le soutien de son peuple, l'affaiblissent. Si bien que l'impérialisme a beau jeu d'ourdir un complot par la réalisation duquel Fabrice Mpfum quitte le pouvoir, puis la vie.

Comme quoi les patriotes africains qui accèdent au pouvoir avec la légitime et louable intention de gouverner en toute indépendance au profit de leurs peuples finissent toujours, comme de juste, victimes d'un coup d'Etat ou d'un assassinat ou bien des deux.

Mais jusques-à quand la volonté d'affranchissement et le devoir de développement resteront-ils inconciliables en Afrique ?

Au plan littéraire, le court roman de Sylvain Bemba se distingue par la richesse du vocabulaire (l'auteur semble avoir un faible pour les mots rares) et surtout par la narration disloquée, plurivoque et multiforme, qui contribue à renforcer l'impression de chaos qui caractérisa la fin de la vie de Patrice Lumumba. Mais la narration emboîtée ne constitue pas la seule originalité de Léopolis. Il faut citer aussi ce que j'appellerais le réalisme fantastique africain, qui est plus mythique que magique, et, par-là même, différent de ce que l'on rencontre dans le roman hispano-américain.

On remarque ici, en effet, la grande influence que le [PAGE 133] rêve joue sur le moral et le comportement des personnages. Par ailleurs, on assiste à la croissance merveilleusement rapide d'un bananier qui se met aussitôt à produire des bananes, cependant que des morts émergent de leurs tombes pour porter témoignage. Cette exploration de l'univers africain, chez l'auteur de La rumba fantastique, ne saurait étonner non plus que déconcerter.

Enfin, le lecteur pourrait être tenté de reprocher à Sylvain Bemba de lui avoir servi une histoire de Lumumba qui est loin de correspondre à la vérité, à la réalité. Il trouverait alors, dans le roman même, la réponse suivante : « les héros sont faits pour qu'on les réinvente chaque fois d'une manière différente » (p. 121). Voilà qui définit à mon avis le roman historique africain : un mariage de la réalité avec l'imagination, visant à la (pro)création des mythes galvanisateurs.

Bref, Léopolis, qui est une leçon d'écriture, vient à point nous rappeler que les accords passés avec les puissances impérialistes ne doivent pas détourner l'Afrique de son long combat contre l'aliénation, l'inféodation et l'exploitation.

Tchichelle TCHIVELA

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Ngal et Steins : « Césaire 70 »
Paris, Silex, 1984, 310 p., 150 FF

Ambroise KOM

Césaire 70 est un joyau de dix études préparées par huit spécialistes provenant de trois continents : Afrique, Europe et Amérique (au sens large). Comme son titre l'indique, il s'agit des mélanges en commémoration du soixante-dixième anniversaire de l'illustre poète martiniquais. L'ouvrage est divisé en trois parties : « bilans », « réceptions » et « perspectives nouvelles ». Le recueil est d'une haute tenue intellectuelle, chacun des collaborateurs [PAGE 134] s'étant efforcé de renouveler de manière significative les études césairiennes.

Dans la partie « bilans », James Arnold nous offre une « Bibliographie sélective et raisonnée » des plus récents travaux sur Aimé Césaire. Par son parti pris internationaliste et pluriculturel avoué, l'essai d'Arnold complète fort opportunément Les Ecrits d'Aimé Césaire (Etudes françaises, 14/3-4, Montréal, P.U.M., 1978) de Thomas Hale. D'aucuns trouveront que Arnold porte des jugements à l'emporte-pièce mais d'autres apprécieront la sagacité d'un critique qui montre la fadeur de nombre d'ouvrages consacrés à l'un ou à l'autre aspect de l'œuvre de Césaire et dégage l'importance de certains articles qui sont en revanche de véritables prolégomènes aux études césairiennes.

Suit une étude de L. Pestre de Almeida sur « Les versions successives du Cahier... ». L'auteur confronte les cinq éditions du Cahier... et établit avec une patience monacale les discordances qui apparaissent : majuscules/minuscules; ponctuations; graphie; division en strophes; modification des mots, etc. Sur près de soixante pages; l'auteur présente des tableaux comparatifs des diverses versions du Cahier... et décrit leurs différents mouvements. Il sera désormais indispensable de faire une analyse valable du Cahier... sans prendre en considération l'étude génétique qu'en fait L. Pestre de Almeida.

En tête de la partie « réceptions », figure une étude de M. Laroche : « Aimé Césaire et Haïti ». L'auteur souligne les vertus prophétiques de Césaire qui, dès 1944, invitait déjà les Antillais, il faudrait dire l'homme dominé, à devenir des producteurs et non plus de simples consommateurs de la culture. A travers la diachronie de la pensée césairienne vue d'Haïti – où la négritude se toit debout pour la première fois et dit qu'elle croyait à son humanité –, Laroche aboutit à une idée omniprésente dans toute l'écriture de Césaire, savoir : la réappropriation de l'histoire qui doit être l'objectif ultime de la lutte de libération chez les peuples du Tiers-Monde.

On retrouve Pestre de Almeida dans un texte au titre volontiers provocateur : « Défense et illustration de l'Anthropophagie : [PAGE 135] le point de vue périphérique ». Pour l'auteur, toutes les cultures sont anthropophages dans la mesure où elles cherchent à s'imposer çà et là en dévorant les cultures avec lesquelles elles entrent en contact. Plutôt que de rester des dévorés passifs en succombant à l'agression de la culture européenne, les peuples du Tiers-Monde devraient passer à l'attaque, devenir des dévorants actifs en s'appropriant de manière critique et sélective des aspects de la culture dominante. « L'anthropophagie, écrit l'auteur, se place dans une perspective d'échange humain [ ... ] après avoir été une réaction de sauvagerie (cannibalisme) et après avoir été un modèle mythique, dévorer devient enfin pour le narrateur, jadis simple sujet passif de la dévoration, un processus culturel de désaliénation [ ... ]. Dévorer alors ouvre à la culture, car dévorer c'est non seulement assimiler mais encore concilier, fondre ce qui paraissait inconciliable et irréductible. » Sa culture brésilienne aidant, Pestre de Almeida se pose comme un empêcheur de tourner en rond car son approche qui tient de la littérature comparée et des recherches interculturelles échappe tout à fait aux lieux communs.

Si d'après Pestre de Almeida il s'établit comme un rapport osmotique entre le Cahier... et certains lecteurs brésiliens, James Arnold montre en revanche combien le Cahier... eut maille à partir avec le public afro-américain. Découvert par Mercer Cook dès les années 1940, il fallut attendre jusqu'au milieu des années 1960, c'est-à-dire le début de la contestation violente de la ségrégation raciale, avant que Césaire ne fasse son entrée – discrète – à l'école américaine. C'est que, soutient Arnold, les Noirs américains qui sont parfois – pourquoi ne pas le dire – d'une américanité à tout crin, se méfiaient des thèses par trop révolutionnaires de l'auteur du Discours sur le colonialisme. On se rappellera à ce propos l'accrochage historique qui eut lieu entre les délégués afro-américains aux assises du Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs de Paris en 1956. C'est à partir des prises de position de Samuel Allen, de Wendell Jean-Pierre et surtout du « Black is beautiful », cri de guerre des Black Panthers, que l'élite afro-américaine prend conscience d'une certaine identité entre l'esthétique césairienne [PAGE 136] et ce qu'elle a appelé la « Black aesthetic ». Césaire est alors intégré dans le monde afro-américain et son œuvre, toute son œuvre, est goûtée avec avidité par ses frères de race.

Ngal dans son étude, « Aimé Césaire devant le grand public africain francophone », va-t-en guerre contre les tenants du « sens institué », c'est-à-dire contre tous ceux qui, au mépris de l'universalité de l'œuvre césairienne, tentent, au nom d'un nationalisme étroit ou de toute autre idéologie, d'enfermer le poète dans une espèce de réduit, c'est-à-dire en définitive, de « momifier » son œuvre. Après l'étude d'un échantillonnage – quelque peu limité malheureusement – des propos parus dans des quotidiens d'Afrique noire et d'un bref aperçu de la place qu'occupe Césaire dans quelques manuels africains, Ngal revient au débat de fond dans la partie de son texte intitulée : « Les études savantes ». L' passe au crible a) les « études qui font une lecture africaine de Césaire suivant les méthodes socio-critiques classiques »; b) « celles qui expliquent une partie de l'œuvre en faisant appel à une parole africaine qui entrerait en relation d'intertextualité avec le texte césairien »; et enfin, il évoque c) « l'un ou l'autre travail donnant des interprétations neutres ou universalistes ». Dans le vieux débat portant sur l'antillanité/l'africanité de Césaire, Ngal opte pour une « lecture africaine » de Césaire mais s'insurge contre l'assimilation du poète à la terre africaine. Ce faisant, il renvoie dos à dos l'assimilation à la Kesteloot et l'enfermement à l'espace antillais que propose Maryse Condé. Ensuite, Ngal évoque longuement les thèses de l'Ivoirien Zadi Zaourou qui, selon lui, « place le débat à un niveau où la critique habituelle de la littérature africaine n'atteint pas ». Des rapports intertextuels qu'il a lui-même établis dans des travaux antérieurs et que Zadi semble avoir complété avec brio, Ngal conclut que les Africains ont mis au point un dispositif critique important dans la mesure où ce dispositif permet de passer de manière convaincante de l'actuel au virtuel.

La partie « Réceptions » se termine par un texte de Michel Hausser, « Césaire à l'école » (entendre école de l'Hexagone). Il s'agit des jalons pour une étude sur la [PAGE 137] réception des écrivains dits francophones dans l'institution scolaire de l'ancienne métropole. Malgré une indulgence caractérisée, Michel Hausser ne peut que constater le mépris avec lequel l'école française traite ceux qui ont, bon gré mal gré, hérité de la culture que la France a semée sur son passage, en Afrique et aux Antilles. Bien des choses ont déjà été dites sur le peu de cas généralement fait en France aux valeurs culturelles des anciens colonisés. L'étude de cas que nous offre Michel Hausser permet de mesurer avec plus de justesse encore comment et à quel niveau le système français d'éducation donne des cultures dites francophones une vision tronquée.

Martin Steins et Roger Toumson ont rédigé la troisième partie de Césaire 70. Féru de culture germanique et judéo-chrétienne, Steins, dans « Nabi nègre », propose une lecture génétique du Cahier... L'auteur met en question l'influence du surréalisme sur Césaire et expose longuement la théorie culturelle de Frobénius pour bien articuler ce qu'il appelle le « malentendu » partiel sur lequel reposa le contact de Césaire avec Breton ». Pour Steins, la pensée de Frobénius fournit au Cahier... son articulation mentale, Césaire oscillant entre l'imagerie chrétienne et le symbolisme végétal frobénien. L'auteur en arrive à déceler chez Césaire une spiritualité de type chrétien : « N'est-il pas évident, s'interroge-t-il, que Césaire a assumé ce rôle de prophète dans le sens développé dans le Livre de la consolation d'Israël ? Et que, comme Isaïe, il se voit lui-même tour à tour modelé et modeleur ? » Et Steins de poursuivre : « Invoquant le Spiritus cosmique, [ ... ], Césaire demande qu'à l'instar d'une Colombe, il se "pose" sur ses "doigts mesurés". »

L'ouvrage se clôt sur une analyse fouillée du dernier Césaire, Moi, laminaire... (1982), recueil qui, d'après Toumson, a dérouté plus d'un commentateur. Grâce à un découpage et un décryptage systématiques, l'auteur démontre que le volume est un inventaire ou plutôt une sorte d'autobiographie de Césaire : « L'objet du propos est de faire l'histoire d'une vie, de la raconter. » Mais quel bilan Césaire établit-il de sa vie ? S'agit-il d'un « saccage » ou d'un « décompte de décombres » ? Thomson constate qu'en plus de témoigner d'un imaginaire poétique [PAGE 138] qui n'a rien perdu de sa vigueur, Moi, laminaire... peint une vie qui s'accomplit sans cesse. Pour l'auteur, l'impression de stérilité, d'inachevé ou même de chute qui frappe le lecteur superficiel est un leurre car une lecture tant soit peu approfondie permet de comprendre que Moi, laminaire... ne présente, par rapport aux œuvres maîtresses antérieures, aucune variation thématique, stylistique ou même prosodique majeure. Il suffit de lire et de relire Césaire pour s'en rendre compte.

Au total, Césaire 70 offre un feu croisé de textes et d'approches dont la convergence des analyses fera rapidement de l'ouvrage un outil de travail et de référence indispensable aux spécialistes de Césaire si ce n'est de la littérature du monde noir en général.

Ambroise Kom

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Michel Fabre – « La Rive noire, de Harlem à la Seine »
Paris, Lieu Commun, Collection Histoire, 1985, 338 p., 95 FF

Ambroise Kom

Afro-américaniste de renom, professeur à l'Université de la Sorbonne Nouvelle et directeur du Centre d'Etudes afro-américaines et des Nouvelles Littératures en anglais à l'U.E.R. des pays anglophones, Michel Fabre vit depuis un quart de siècle au cœur des aventures parisiennes de la colonie noire américaine en mal d'européanisme. Du fait des contacts qu'il a noués et cultivés au fil des années avec les expatriés noirs d'Outre-Atlantique, l'auteur est devenu une personne-ressource et une référence de choix pour tout afro-américaniste, professeur ou étudiant, blanc ou noir, qui transite par Paris ou qui voudrait y faire des recherches sur l'expérience européenne des Noirs américains. [PAGE 139]

La Rive noire se présente comme le fruit, fort délicieux, disons-le d'emblée, de la longue fréquentation que l'auteur a du milieu noir et d'un intérêt soutenu pour l'évolution culturelle des Afro-Américains. Mais attention ! La sympathie dont l'auteur fait montre vis-à-vis de nombre d'exilés pris dans le tourment de leur destin nous remplit d'émotion mais à aucun moment cette sympathie n'entache le jugement savamment dosé de l'auteur sur son objet d'étude. Michel Fabre adopte un point de vue qui le maintient constamment à l'extérieur de son champ d'investigation. L'on a ainsi affaire à un texte élaboré de l'intérieur mais présenté avec un recul remarquable.

Les treize chapitres de l'ouvrage peuvent être répartis en trois grands groupes : des chapitres d'ordre général ou évoquant des séjours plutôt brefs. Il en va ainsi des chapitres I, II III, VI, VII et XII. Des chapitres spécifiques portant sur les grands ténors de la colonie noire à Paris : Wright, Himes, Baldwin et quelques autres, et un chapitre, le dernier, qui se singularise parce qu'il met en exergue les nouveaux rapports qu'entretiennent les écrivains afro-américains d'aujourd'hui avec la capitale française.

Les jalons de l'histoire d'amour entre la France et les Noirs américains seraient inscrits dans les principes que la France a hérités de la révolution de 1789. Grâce à l'Abbé Grégoire et aux philanthropes de la Société des Amis des Noirs, la France devient rapidement le défenseur des talents noirs qui cherchent à échapper au racisme américain. L'émigration noire connaîtra deux grandes vagues; l'une à la suite de la guerre 1914-1918 et l'autre après la Deuxième Guerre mondiale. Mais déjà au XIXe siècle, le poète Armand Lanusse, né à La Nouvelle-Orléans mais ancien étudiant à l'Ecole Polytechnique de Paris, se produit avec succès en France. Pendant la Première Guerre mondiale, les soldats noirs qui se battent sous le commandement français font sensation. Malgré la consigne de la hiérarchie militaire américaine qui demande aux Français de ne point fraterniser avec les Nègres, la France apprécie à leur juste valeur la qualité des soldats noirs. Fabre cite l'exemple du maire d'un village des Vosges qui, furieux de l'inconduite notoire [PAGE 140] des soldats blancs américains qui viennent de prendre la relève d'un contingent noir, proteste en ces termes : « Reprenez ces soldats et envoyez-nous de vrais Américains, des Noirs. » Comment ne pas rêver au bon vieux temps ?

La France offre alors une image libérale incontestable; image qui allait se confirmer par le prix Goncourt décerné à René Maran pour son Batouala, « véritable roman nègre », et, surtout, par l'accueil réservé à des artistes comme Joséphine Baker, Louis Armstrong, aux écrivains de la « négro-renaissance » (Langston Hughes, Countee Cullen, Jean Toomer, Claude McKay et les autres) et à l'art nègre en général dans les années 1920. Entre la France et l'Amérique c'est l'accord parfait. Le jazz séduit et envoûte le public français. James Weldon Johnson croit avoir retrouvé à Paris « pour la première fois depuis [son] enfance, le sentiment d'être uniquement un être humain » tandis que Joséphine Baker s'écrie : « A Paris, je me suis sentie libérée. »

Michel Fabre fait œuvre d'archéologue et séduit le lecteur par les nombreux documents et confidences qu'il exhume et livre à notre délectation. La Rive noire nous convie à un voyage dans les profondeurs du temps et de l'âme de l'artiste noir américain depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu'à nos jours. L'auteur montre qu'après la Deuxième Guerre mondiale, débute le temps des expatriés qui s'ouvre par l'arrivée des écrivains progressistes/ engagés qui, comme Richard Wright, fuient le maccarthysme. Ils installent leur quartier général au Quartier latin autour de deux cafés vite célèbres dans le milieu : Le Tournon et Le Monaco. Quelques-uns d'entre eux, très peu en réalité, situent leurs œuvres en France. Mais avec la guerre d'Algérie et les luttes africaines pour l'indépendance qui éclatent ça et là vers la fin des années 1950, la France change d'image : la haine raciale s'installe.

Dans les années 1960, la lutte pour les droits civiques prend un autre tournant aux U.S.A. Les Panthères noires mettent le pays à feu et à sang et contraignent l'Amérique à reconnaître quelques-uns de leurs droits de citoyen. Dès lors, même si quelques écrivains continuent de se tourner vers Paris pour y faire leurs débuts littéraires [PAGE 141] ou même y séjourner un certain temps, c'est bel et bien sur place, sur la terre américaine qu'aura lieu le nouveau combat pour l'identité afro-américaine : « Le temps des exilés noirs américains, écrit Michel Fabre, est achevé. »

Plutôt que de présenter à grands traits La Rive noire, on est tenté de le raconter, tant le livre fourmille d'anecdotes et de détails, les uns toujours plus savoureux, plus pittoresques que les autres. La plume de Fabre s'apparente à l'objectif d'une caméra qui balaie avec précision les temps forts et les temps faibles, les joies et les peines, les amours et les déceptions, pour tout dire, l'âme ondoyante et diverse des Noirs américains à Paris. L'auteur a le privilège d'avoir eu accès à de nombreux inédits (correspondances, interviews, confidences, etc.) qu'il exploite avec l'art du virtuose.

La Rive noire est une contribution neuve et fort significative à l'histoire littéraire afro-américaine et même africaine et antillaise puisque le livre évoque aussi l'ère de la Négritude et celle de la fondation de Présence Africaine. On y retrouve la genèse de plusieurs œuvres des écrivains cités et parfois un début d'analyse desdites œuvres, Fabre faisant montre d'une vaste connaissance des textes produits par ces exilés.

Texte sobre et d'une grande érudition, La Rive noire est écrit d'une plume alerte et enjouée. Un livre d'histoire littéraire et intellectuelle qu'on a envie de lire et de relire.

Ambroise KOM

[PAGE 142]

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Wédad Zénié-Ziegler en quête d'elle-même[1]

Renée SAUREL

Quand cet article paraîtra, un livre appelé à faire du bruit sera mis en vente chez Flammarion. Il s'intitule Le Piège bancaire et c'est Pierre-Emmanuel Dauzat qui l'a traduit. L'auteur n'est pas, si je puis dire, l'un de ces petits rigolos qui « causent sans savoir » : il s'agit de Richard W. Lombardi, de la First National Bank of Chicago. Pour les « câblés », la F.N.B.C. Cet auteur affirme que depuis la Deuxième Guerre mondiale le monde industrialisé s'est enrichi de 268 dollars par tête chaque fois que le Tiers-Monde gagnait un dollar par habitant. Il ajoute que « les banques et les pauvres se trouvent aujourd'hui enlacés dans une même toile de dettes et de sous-développement » et conclut à la nécessité d'une remise en question fondamentale de l'économie et de la société. Voilà qui n'est pas nouveau, certes. On pourrait même dire que l'antienne est rebattue. Un élément nouveau devrait, néanmoins, éveiller l'attention. La machine infernale continue de tourner : le Léviathan se déchaîne et voici que désormais, il « ne compromet pas seulement la solvabilité des institutions financières, il menace aussi les hommes libres »[2]. Il me semble – cette opinion n'engage que moi – que cette menace est parfaitement perçue par les gouvernements des pays réputés « libres », mais que les peuples, eux, sont délibérément laissés dans l'ignorance, du moins par les médias et en premier lieu par les télévisions qui, outre leur extrême prudence, n'informent que sur des sujets se prêtant au support de l'image. Bref, la machine infernale s'emballe et malheur aux récalcitrants du Tiers-Monde, aux mauvais élèves du [PAGE 143] Fonds monétaire international. Bien qu'il soit quasiment indécent de compter au nombre des pays du Tiers-Monde l'Egypte, qui a derrière elle des millénaires de civilisation, c'est elle, pays natal de Wédad Zénié-Ziegler, que je donnerai en exemple, en me référant à la présentation que fait, du livre de Richard W. Lombardi, Le Monde diplomatique. On y lit qu'en août 1985 le Fonds monétaire international impose à l'Egypte un brutal programme d'austérité. Au même moment, il accorde au Chili de Pinochet 820 millions de droits de tirages spéciaux (D.T.S.), cette mesure étant assortie de nouvelles facilités : 785 milliards de dollars auprès des banques commerciales et 300 millions de dollars auprès de la Banque mondiale (B.I.R.D.). En faillite, le Chili ? Oui, et depuis longtemps. Mais le « poumon d'acier » des U.S.A. est là pour assurer la survie de ce grand humaniste qu'est Pinochet, vaillant défenseur des sacrossaintes valeurs du monde réputé libre. Arrestations, tortures, disparitions n'ont jamais cessé. Cela, notre télévision nous le montre. C'est la routine, notre pain quotidien trempé dans le sang. Mais d'explication fondamentale, point. C'est par la non-information, la désinformation que se concrétise d'abord cette menace qui pèse sur nous, citoyens libres. Vient ensuite la censure, déjà au banc d'essai de l'usine Thatcher. Voyez la B.B.C. Bâillonnée en cette fin d'été 1985. Qui l'eût cru ?

Plus qu'au livre de Wédad Zénié-Ziegler, ce qui précède répond à la chaleureuse mais stupéfiante introduction rédigée par Simonne Lacouture, femme de Jean Lacouture avec lequel elle a travaillé en Egypte d'avril 1953 à août 1956 en qualité de journaliste. Plus de trois années durant lesquelles elle a, dit-elle, parcouru le pays et ses villages « de façon inhabituelle et privilégiée, même pour les Egyptiens ». Sous des auspices caritatifs, il est vrai, ce qui limite le champ de vision : le Père Ayrout, entre autres, et ses « dames » chrétiennes et juives qui « aidaient à vivre » quelque cent quarante petites écoles dans lesquelles des enfants musulmans ou chrétiens coptes apprenaient à lire côte à côte. Bel œcuménisme ! Les années ont passé, Nasser a introduit l'école, le dispensaire, parfois l'électricité. Depuis plus de trente ans, des femmes du Caire, intellectuelles, professeurs, fonctionnaires, [PAGE 144] journalistes, ont lutté pour la libération de la femme... et rien, ou presque, n'aurait changé, en dépit des lois, de la réforme agraire, de l'alphabétisation obligatoire, de l'industrialisation, du droit de vote accordé aux femmes, de leur accession au gouvernement et au parlement ? Les vieux tabous subsisteraient donc ? Est-ce possible ?

Simonne Lacouture affirme avoir pensé, en lisant le texte de Wédad Zénié-Ziegler, que cette dernière se trompait. Elle use d'un argument surprenant pour étayer cette hypothèse. Je la cite : « L'amélioration matérielle due en particulier aux sommes énormes envoyées du Golfe et autres pays arabes par les travailleurs émigrés et qui permettent aux paysans d'acheter un poste de télévision ou une camionnette n'aura pas manqué de retentir sur les mœurs. » Mieux vaudrait se demander quel est l'état réel de l'Egypte pour qu'une émigration si nombreuse soit la triste condition de survie de quelque 3 millions d'Egyptiens, représentant 25 % de la population active en 1985 ? Mis à part le fait qu'à l'exception du Caire et autres grandes villes et, plus généralement, du « ruban vert » du Nil, la plupart des villages n'ont pas toujours l'eau, ni l'électricité, on est en droit de se demander en quoi l'acquisition de quelques biens matériels modifierait le statut de sujétion de la femme, alors que la religion (et pas seulement l'Islam) impose son éthique, se moquant bien des lois officielles. C'est quand elle a lu – en 1984 – qu'une mère égyptienne avait obligé sa fille de seize ans à s'immoler par le feu pour avoir commis un « péché mortel » avec un cousin que Simonne Lacouture a cru ce que raconte Wédad Zénié-Ziegler, c'est-à-dire ce que racontent depuis plus de dix ans des centaines de femmes, oralement ou par écrit. On croit rêver ! En admettant qu'elle ne s'intéresse pas particulièrement à la condition féminine, Simonne Lacouture, en qualité de journaliste, n'aurait donc eu aucun écho de la Conférence mondiale de Mexico en 1975, de celle de Copenhague en 1980 ? Pas plus que des livres, des articles publiés ? Force est de la croire, si stupéfiant que cela soit. On a seulement envie de lui dire : « Si vous retournez en Egypte, ne vous laissez pas enfermer dans la bulle stérile d'une classe privilégiée. Prenez la réalité [PAGE 145] à bras le corps, celui des femmes pauvres, mutilées à 87 %, illettrées à 59 %, battues, humiliées, répudiées s'il plaît au mari polygame... Sortez de la bulle, Simonne Lacouture, vous verrez, cela revitalise le noème ! »

Second et dernier détour avant d'en venir au livre de Wédad Zénié-Ziegler. Quand il s'agit de rendre compte d'un ouvrage traitant d'un sujet auquel on a soi-même consacré beaucoup de temps, fût-ce sans travailler comme on dit – horriblement – « sur le terrain », on s'empresse de consulter la bibliographie. Celle qu'a établie Wédad Zénié-Ziegler respecte la règle du jeu. Car le jeu a des règles implicites. Il est fait référence à quelques ouvrages phallocratiques et obsolètes qui traînent dans nombre de livres depuis dix ans, mais aussi, fort heureusement, au courageux La parole aux négresses d'Awa Thiam (Sénégalaise et docteur en philosophie de l'Université de Paris). Mais sans mentionner l'excellente préface de Benoîte Groult qui avait elle-même attaché le grelot avec la parution, en 1975, de Ainsi soit-elle. Mme Naoual el Saadaoui, auteur de Ferdaous, une voix en enfer n'est pas oubliée, et c'est heureux. Mais on cherche en vain le nom d'Edmond Kaiser, ce combattant des causes justes, homme d'un désintéressement absolu, réfractaire aux honneurs, ennemi de la langue de bois et de la sclérose administrative. Absente aussi, l'Américaine Fran Hosken qui lutte depuis 1973 et à laquelle les femmes du monde entier doivent d'être informées. Pourquoi ? Trop laïque, peut-être...

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Wédad Zénié-Ziegler a quarante-cinq ans. Le mitan de la vie, l'âge du bilan. Née au Caire au moment où s'effondrait la monarchie faisandée de Farouk, elle a connu la fin de l'occupation britannique et la révolution nassérienne. Ses ancêtres étaient venus du Liban en Egypte dans les années 1860, fuyant les Druzes qui, alliés aux Turcs, persécutaient les chrétiens. Face à Nasser, elle éprouvait, dit-elle, des sentiments de « méfiance profonde » que partageait sa minorité ethnique, celle des Grecs [PAGE 146] catholiques dits melchites. En clair : à la branche qui a préféré la tutelle de Rome à celle de Byzance (Grecs-orthodoxes). Honnêtement, Wédad Zénié-Ziegler admet que sa communauté melchite a constitué peu à peu ce que son mari, le sociologue bien connu Jean Ziegler, nomme une bourgeoisie « compradore », tirant l'essentiel de ses bénéfices d'activités avec l'étranger. (Une « collaboration » économique qui se confond très vite avec la « coopération militaire » et qui pèse lourdement sur les luttes pour une vraie indépendance.) Cette bourgeoisie, privilégiée, dotait ses enfants d'une « culture élitiste » dispensée dans les pensionnats anglais, français, allemands. Les rapports avec les enfants du peuple étaient ceux de maîtres à serviteurs. Leurs travaux accomplis, les serviteurs regagnaient le soir de lointains et sinistres faubourgs dont Wédad ignorait tout. Cette ignorance absolue de la réalité a duré vingt ans. Ce n'est qu'une fois installée dans la Suisse confortable et aseptisée que l'auteur de La face voilée des femmes d'Egypte a ressenti comme un arrachement. Alors, elle a effectué plusieurs voyages mais a toujours été perçue comme une touriste, une « khawaga » c'est-à-dire une femme de culture étrangère parlant l'arabe avec un léger accent.

Dans les faubourgs du Caire, cette ville tentaculaire, si nous en croyons Croissance des jeunes nations, mensuel qui ne passe pas pour révolutionnaire[3], un million, deux millions peut-être de femmes, d'hommes et d'enfants ont « squattérisé » les cimetières. Dans les lointains villages du Delta et de la Haute-Egypte, Wédad a voulu pénétrer l'univers secret de la vie quotidienne. Dès le début de ce qu'elle nomme enquête et qui n'est que la quête d'elle-même, l'auteur s'avoue partagée, déchirée. Le problème, pourtant tragique, des misérables villageois transplantés, ne lui semble pas tel : « Pas de lieu où se loger ? Qu'à cela ne tienne ! Ils construisent eux-mêmes leur maison de terre battue là où ils se trouveront un petit coin de terre inhabitée, un cimetière, un terrain vague... » Quelques cultures vivrières, Une chèvre, quelques volailles... de quoi nourrir leur progéniture. [PAGE 147]

C'est avec un « soulagement mêlé de honte. » que l'auteur a pénétré dans ces quartiers populaires dont elle allait, enfin, franchir la barrière. Illusion. La dame lettrée, privilégiée, chaperonnée, de surcroît, par d'autres dames œuvrant charitablement, n'a pas eu son visa d'entrée. Seulement un accueil poli. Car la plus illettrée, la plus humiliée des « fellahin » sait obscurément que la charité, si elle apporte un bienfait et des soins immédiats est, à longue échéance, ce qui fait obstacle à la justice, c'est-à-dire d'abord, pour la femme, à la liberté. L'une de ces « fellahin » de Haute-Egypte, exténuée par le travail et par les maternités rapprochées, et dont le corps, la nuit « tremble de fatigue », considère que la mortalité infantile est un signe de la volonté de Dieu. Mariée à un garagiste, elle ignore l'âge de ce dernier. Il est âgé. Mais encore ? « Je n'en sais rien. Je ne sais même pas lire. Je vous l'ai dit, nous sommes des bêtes... »

La femme « mouasata », elle, peut choisir. Diplômée d'Etat, elle devient généralement fonctionnaire. Rares sont celles qui risquent de compromettre leur carrière pour plaider la cause des « fellahin ». Ce trait n'est évidemment pas spécifique à l'Egypte, ni même au Tiers-Monde. L'Occident aussi a ses « mouasata ».

Le second séjour, c'est en 1979 que Wédad l'a fait. Sadate était encore au pouvoir. Il a été assassiné en 1981. Entre-temps, la femme égyptienne a acquis un certain nombre de droits, sans que l'on puisse dire que l'évolution en profondeur s'est opérée dans les mentalités. Et voilà que maintenant le président Moubarak se débat entre les exigences du Fonds monétaire international et la montée de l'intégrisme musulman qui revendique l'application de la « Sharia ». On sait ce que cela signifie pour les femmes. Les mutilations, bien que la loi qui les interdit soit toujours en vigueur, se pratiquent plus que jamais. Chrétiennes ou musulmanes, les fillettes « fellahin » les subissent. Certaines femmes ont à ce point intériorisé la nécessité de la « coutume » qu'elles ironisent sur celles qui ne l'ont pas subie : « Les filles restent comme cela, sans être coupées ? Elles ne se déchaînent pas ? » (p. 65). Parfois arrive un médecin courageux qui rappelle que la loi de 1959 interdit l'excision. Autant en emporte le vent de sable... [PAGE 148]

Revenue au Caire et désireuse d'assister, grâce à l'entremise de Fatma, servante d'une amie journaliste, à une cérémonie rituelle populaire de « Zaar », Wédad croit toucher au but, obtient une promesse. Elle ne sera pas tenue. Le mur de béton qu'a édifié l'orgueilleuse bourgeoisie compradore est infranchissable de part et d'autre. Deux facteurs ont joué ici : la religion catholique – melchite de Wédad, alors que le « Zaar » est musulman, et le statut social.

Des pages consacrées, dans la deuxième partie, aux rites sexuels et au statut juridique de la femme, Wédad Zénié-Ziegler aurait pu faire l'économie. Car de deux choses l'une : ou bien la femme qui acquiert cet ouvrage trouve là ce qui a déjà été maintes fois écrit ailleurs, ou bien la « fellaha » qui en entend parler voudrait le lire mais en est incapable. En fin de compte, ce sont les passages les plus personnels qui touchent par leur sincérité, leur narcissisme quasi-ingénu. On sent percer une vraie tendresse pour Oum Mohamad, la servante qui a élevé Wédad, puis pour Messada, qui a pris sa succession et qui, bien qu'ayant atteint l'âge et le statut de « matrone » qui confère une certaine autorité, n'en reste pas moins soumise à la domination de son fils Mohamad. L'heure de gloire qui sonne pour Messada, c'est la traditionnelle présentation du drap taché de sang d'une nuit de noce, ou la défloration – effectuée à la demande du mari – de la jeune vierge dont le sexe, excisé, lèvres resserrées, est devenu impénétrable. Tristes jours de gloire !

La tendresse et la sympathie n'ont en soi rien de condamnable mais alors il faut renoncer au propos didactique et militant. On n'en finirait pas d'énumérer les contradictions dans lesquelles se débat, aujourd'hui encore, Wédad Zénié-Ziegler. Pour ne relever que l'une d'entre elles : d'une part, Wédad Zénié-Ziegler nous affirme que la « tellaha », se plaçant elle-même au bas de l'échelle sociale « parfaitement consciente de sa servilité et du caractère ingrat du travail qu'elle accomplit » n'a même pas l'idée qu'elle puisse être capable d'autre chose et « se rabaisse jusqu'à s'identifier à l'animal domestique ». D'autre part, Wédad crédite ces « tellahin » totalement étrangères à la politique, de la conscience [PAGE 149] d'un péril majeur : contrevenir aux coutumes, si oppressives qu'elles soient à l'encontre des femmes, serait encourir le risque de faire basculer l'équilibre social... N'est-ce pas sa propre peur que l'auteur projette ici ?

Des pages intéressantes sont consacrées aux « mohgibates », étudiantes de l'université de Guizeh, sur la route des Pyramides, qui, à l'instar de celles de l'université d'El-Azhar, haut-lieu du fondamentalisme musulman (sunnite), refusent de s'asseoir à côté des garçons, critiquent violemment le relâchement des mœurs occidentales, admettent que l'homme, tel que l'a défini le Coran, est le maître et revendiquent le port du « hedjab ». Ce phénomène, dit Wédad Zénié-Ziegler, n'est d'ailleurs pas particulier à l'Egypte. Il prend racine dans le courant intégriste le plus fanatique, le « Al Takfir oual Higra » (Anathème et émigration) qui n'est pas étranger, on le sait, à l'assassinat de Sadate.

A l'opposé de ces « mohgibates », les Egyptiennes de la modernité, femmes de l'intelligentsia : écrivains, journalistes, cinéastes, comédiennes, diplomates. Wédad, toujours dans sa sphère brillante, oublie les femmes médecins, pédiatres, les assistantes sociales laïques militant parfois non sans péril. Elle nous assure (en note, p. 107) que les femmes, même musulmanes, « préfèrent en général les soins donnés par les sœurs, plus chaleureuses ». Avec la résignation en prime ? Et le sens de la souffrance rédemptrice ? Cette vérécondieuse estimation de l'action missionnaire amène Wédad Zénié-Ziegler, à dénoncer, en un amalgame inadmissible, les Européennes qui ont écrit ou parlé de manière ethnocentriste. Ce fut vrai pour certains journaux avides de sensationnel, mais on ne peut généraliser ainsi sous peine d'injustice.

Pour terminer, je dirai que c'est à dessein que j'ai omis de parler ici de ce qui concerne les Coptes. Non que le problème soit négligeable, bien au contraire. Le christianisme copte, religion à laquelle appartiennent plusieurs des jeunes filles questionnées par Wédad, compte entre 6 et 7 millions de fidèles en Egypte. Son histoire est intéressante, son devenir cahotique, immergé depuis de longs siècles dans la communauté musulmane, le christianisme copte s'est fondu en elle à tel point qu'il [PAGE 150] pratique, lui aussi, les mutilations féminines. Ce problème particulier allait émerger, à la suite du Séminaire de Khartoum, au moment où Sadate fut assassiné. Sauf erreur de ma part (Wédad n'en dit rien) un certain rapport destiné à l'O.M.S. fut mis sous le boisseau... et le pape Chenouda III – le seul pape élu par un enfant – assigné à résidence...

Les conclusions de Wédad Zénié-Ziegier sont telles qu'on les attendait : ambiguës, contradictoires. Ayant tardivement pris conscience de l'intolérable situation des femmes des villages et des faubourgs, elle avoue la maladresse de sa démarche et le caractère oiseux de la question qu'il lui arriva de poser : « Vous êtes des femmes opprimées et soumises. Pourquoi ne vous révoltez-vous pas ? » Mais, paradoxalement, elle parvient à se convaincre qu'aucune de ses questions n'a jeté le trouble dans l'esprit des femmes interrogées. Aucun changement à espérer dans la mentalité de Fatma, de Soraya, de Messeda et autres « laissées-pour-compte d'une société inégalitaire encore tout imprégnée de tabous mutilants et de préjugés obscurantistes ».

Sceptique, avec raison, sur la portée militante de son livre, c'est sa propre image que lui renvoie finalement le miroir égyptien. Celle d'une femme aussi libérée qu'on peut l'être en Occident et néanmoins encore viscéralement attachée à des comportements anciens, marquée par une éducation qu'elle-même qualifie de mutilante, conformiste et profondément conservatrice. Il lui reste à prendre de la distance pour refuser des valeurs dont elle se sent à la fois victime et lâchement complice. Allons, courage, Wédad ! Par saint Cyrille et saint Méthode, ces saints venus du froid dont votre pape nous a fait cadeau, prenez la voie qui mène à cette libération totale à laquelle vous aspirez. Mais faites le chemin sans eux. Comme une grande fille.

Renée SAUREL

[PAGE 151]

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Une lecture de « Morne soliloque » d'Yves-Emmanuel Dogbé

Raymond O. ELAHO

Les vérités essentielles que révèle l'inspiration poétique concernent l'existence de Dieu, l'essence divine de l'homme, l'exigence de justice dans le monde, la nature profonde de l'homme et l'obligation qui lui est faite d'aspirer à la beauté idéale, au bien suprême.
Yves-Emmanuel Dogbé,
(L'Art de la Nouvelle Poésie).

Au cours de son entretien avec Guy Ossito Midiohouan, publié dans le numéro 32 de Peuples noirs-Peuples africains, Yves-Emmanuel Dogbé a annoncé la publication d'un livre qui « renferme la totalité de mes poèmes écrits ces dix dernières années ». Ce livre tant attendu vient de paraître sous le titre de Morne soliloque[4]. Ce recueil de poèmes est le troisième de Dogbé. Les deux premiers – Flamme blème et Le divin amour– ont été publiés respectivement en 1969 et 1976. Le dernier lui a valu le Prix Charles Vildrac de poésie.

Précédé d'un essai sur « L'Art de la nouvelle poésie », Morne soliloque renferme soixante-douze poèmes qui sont difficiles à résumer en quelques mots. Il suffit d'ouvrir les premières pages du livre pour être sensible à la multiplicité, et à la diversité des thèmes qui font l'objet de ces poèmes. Chaque poème constitue un tout autonome tout en s'intégrant harmonieusement à l'ensemble. C'est pour cette raison que l'on pourrait lire tous ces poèmes comme un seul poème, avec des variations thématiques. Ce n'est pas pour rien d'ailleurs que le titre du dernier chapitre du livre, « soliloque », rappelle ce [PAGE 152] lui du premier chapitre, « morne soliloque ». (Nous reviendrons sur ce point plus loin.) Il faut noter aussi que l'auteur a intitulé le livre Morne soliloque – au singulier !

Parlant du titre du livre, on doit féliciter l'auteur pour ce choix. Pourquoi « morne soliloque » ? Soliloque implique la solitude, l'absence d'interlocuteurs. Solitude de l'homme en prison, en exil; solitude du poète dont le message poétique ne parvient pas aux siens peut-être parce qu'il utilise une langue étrangère. Dans la tradition africaine, celui qui soliloque est soit dérangé mentalement, soit possédé par les dieux. Dans les deux cas c'est une monade qui s'interroge et se répond et très souvent il est incompris. Dans la tradition occidentale (tradition que Dogbé connaît bien aussi), le poète est inspiré, possédé par des images et des voix qu'il est le seul à pouvoir transcrire et entendre. Et en ce sens c'est un voyant aux sens déréglés dans la tradition rimbaldienne. Dans cette perspective, le « soliloque morne » de Dogbé est une sorte de bilan de toute son activité poétique. Le spleen, le vague à l'âme qui s'empare du poète solitaire, du poète monologuant, est à l'image du découragement, de la lassitude et de la morosité qui caractérisent cette fin du XXe siècle.

De quoi s'agit-il au fait dans Morne soliloque ? Autrement dit quels sont les thèmes traités ? On risque de se tromper si on se fie complètement au titre du livre ou de ses sept chapitres pour répondre à cette question. Disons tout de suite que le livre de Dogbé est thématiquement inclassable. Ce n'est pas seulement parce que les poèmes sont présentés pêle-mêle. Les poèmes son difficiles à classer pour la simple raison qu'ils sont multiples et divers. En effet tous les grands sujets et tous les sentiments humains de notre temps y sont traités l'amour et la haine, la vie et la mort, Dieu et le destin, la guerre et la paix, le colonialisme et la négritude révolte et la liberté...

Il est néanmoins possible de mettre de l'ordre dan ce désordre apparent des thèmes. A l'instar du professeur américain, Colette Verger Michael, on peut grouper les poèmes sous quatre rubriques principales : « l'éternelle [PAGE 153] condition humaine, les réalités sociales, le devenir de l'Afrique et le lyrisme des sentiments d'amour »[5]. A ces thèmes on pourrait ajouter celui de la liberté. Il serait sans doute plus juste d'appeler « Liberté » le chapitre intitulé « Poèmes de prison »[6]. D'ailleurs le premier poème du chapitre s'appelle « Liberté » :

    « Liberté, ô Liberté chérie
    Pas un seul instant
    Jusqu'au tréfonds de la cellule
    Où je me recroqueville
    Et me morfonds
    Avec ton saint nom à la bouche
    Je n'ai pensé que tu es un vain mot
    Je crois en toi, Liberté... » (p. 57).

Ailleurs le poète nous dit que :

    « La liberté n'a pas de prix
    Mais le prix de la liberté, c'est la vie » (p. 176).

Le thème de l'éternelle condition humaine se trouve évoqué tout au long du livre. Il est traité en détail dans le poème le plus long du recueil et qui a pour titre « Tu comprendras » :

    « Tu comprendras que
    la mort est dans la vie
    comme la vie est dans la mort » (p. 102).

Par ailleurs on nous rappelle

    « que ce n'est pas par hasard que l'homme
    naît
    grandit
    vieillit
    et meurt... » (p. 80). [PAGE 154]

Quant au thème des « réalités sociales », le poète met le lecteur face à face avec les réalités de la société africaine coloniale et post-coloniale telles que le racisme et l'exploitation :

    « Quand je vous vois
    dressés sur vos glorioles et vos conquêtes séculaires
    Quand je contemple vos populations
    bien nourries et repues
    Paris, Amsterdam, Bruxelles, Bonn, Londres, Rome...
    je pense à mon Afrique
    avec ses taudis et ses affamés» (p. 142).

C'est cette situation misérable et lamentable qui a amené le poète à se poser des questions sur le devenir de l'Afrique, un autre thème important du livre. Qu'est-ce que l'Afrique et les Africains doivent faire pour se libérer ? Les réponses à cette question se trouvent dans la dernière partie du livre, où le poète demande aux Africains de se réveiller, de travailler et de pratiquer la politique de l'indépendance politico-économique. Par exemple dans le poème adressé à « l'Affamé sublime » nous lisons :

    « Ne te meurs pas tant que tu le peux
    Mais prouve-leur que tu es aussi un homme
    En te prenant en charge, tout simplement » (p. 178).

C'est aussi le message du poème, « Toi qui as faim », où le poète donne à ses confrères les conseils qui suivent :

    « Alors vous apprendrez à ne rien attendre de ces gens-là, mais à ravir à la terre et à votre sueur le pain de votre dignité d'homme » (p. 179).

Mais comment conquérir sa liberté, comment rejeter la domination des oppresseurs sans avoir recours à la [PAGE 155] force, à la haine ? Voilà le grand dilemme de Dogbé. Il semble nous dire à travers ses poèmes que cela peut se faire sans haine, sans violence et sans vengeance. Pour lui, l'amour est l'arme la plus efficace pour renverser la dictature et éliminer le racisme. Voilà pourquoi l'amour apparaît, directement ou indirectement, dans presque tous ses poèmes. Mais de quel amour s'agit-il ? Il s'agit de l'amour de Dieu, de soi-même, de son voisin et même de ses ennemis. Dans le poème « Tu me regardes », nous lisons ceci :

    « Donne-moi ton amour et mets ta main dans ma main
    Nous pourrons refaire le monde à notre image, Vois-tu ?
    Un monde d'espérance et de bonheur
    Un monde de paix et d'amour » (p. 160).

De même dans le poème intitulé « J'ai horreur », le poète donne expression à son refus du racisme en ayant recours à l'amour universel :

    « J'ai horreur de vos blancophobies
                de vos francophobies
                de vos négrophobies
                de vos xénophobies » (p. 59).

La négritude de Dogbé n'est pas la négritude qui est basée sur la haine. Dans le poème « Requiem » qu'il a dédié à Léon-Gontran Damas, il dit :

    « Tu nous touchais par la magie du Verbe/la puissance de ta magie/qui est rage et fougue, mais amitié profonde/humanisme, solidarité universelle ... /Ta négritude n'est jamais haine, ni mépris » (p. 125).

Il est donc évident que le thème le plus important dans le livre est celui de l'amour.

La lecture de Morne soliloque nous fait penser à Baudelaire et surtout au titre « étrange » qu'il a donné à son recueil de poèmes. Nous parlons du titre : « Les [PAGE 156] fleurs du mal ». Dans un certain sens, on pourrait aussi donner ce titre au livre de Dogbé. Comparez ces vers de Dogbé :

    « Je veux aller
    là-bas
    vivre à loisir
    et aimer
    à l'abri de vos menaces
    et turpitudes... » (p. 45),

avec ces vers de Baudelaire :

    « Mon enfant, ma sœur,
    Songe à la douceur
    D'aller là-bas vivre ensemble !
    Aimer à loisir,
    Aimer et mourir »[7].

Ce qui est remarquable chez ces deux poètes, ce n'est pas seulement la ressemblance dans les thèmes traités mais surtout dans leurs styles. Les styles des deux poètes sont des « fleurs » tandis que les thèmes de leurs poèmes représentent le « mal ».

Expliquons un peu les choses. Nul ne peut douter que les styles respectifs de Baudelaire et de Dogbé épousent à merveille le contenu, le message de leurs poèmes. Dans le cas de Dogbé (car c'est lui qui nous concerne ici), on peut qualifier son style de « fleuri ». C'est dire que son style est coloré et diversifié. Voyons à titre d'exemple les premiers vers du poème intitulé « Il est venu ce soir » :

    « Il est venu ce soir
    le flic
    et il l'a emmené
    Il est au bout de son
    autorité.. » (p. 58).[PAGE 157]

Ce qui frappe dans ce poème c'est l'alternance des lettres majuscules et minuscules, l'absence totale des signes de ponctuation, la personnification du mot « autorité » et la mise en relief du « flic ». A la diversité des thèmes traités correspond une diversité de couleurs, de styles. L'auteur de L'Art de la nouvelle poésie sait que l'émotion et la sensibilité ne connaissent point de règles de versification. Si l'émotion est assez forte, les mots viennent tout naturellement pour donner expression aux sentiments du poète. Voilà le secret de la beauté des vers de Dogbé. Voilà aussi pourquoi il se soucie peu des règles traditionnelles de l'orthographe ou de la ponctuation. C'est la beauté (les fleurs) de ses poèmes qui rend la nausée (le mal) qui s'y trouve moins amère. Si l'amour semble l'emporter sur la haine dans ces poèmes où il est question de faim, d'oppression et de racisme, c'est sans doute parce que l'auteur a su réaliser un mariage heureux entre le fond et la forme, tout en mettant la forme au service du fond.

A juger par le titre seul, on pourrait être tenté de croire qu'on a affaire à un livre sombre et triste, ayant pour auteur un homme pessimiste. Or comme nous venons de le montrer, Morne soliloque est un livre cimenté par l'amour d'un bout à l'autre. La vision du monde de l'auteur est celle de l'amour et de l'espoir. C'est sans doute ce fait qui explique le glissement de « morne soliloque » au « soliloque » tout court, toujours nous référant au titre du premier et du dernier chapitre du livre.

Si Dogbé soliloque, c'est afin de mieux se comprendre et comprendre le monde qui l'entoure. Comprendre c'est vaincre, c'est se libérer, semble nous dire l'auteur. Au fond optimiste, Dogbé prévoit la liberté totale de l'homme et la fin de l'injustice en Afrique dans un avenir proche :

    « Afrique,
    je te fais un signe de vie
    dans la brume de l'aurore.
    Regarde ! Le jour se lève sur Kilimanjaro
    et j'entends frémir gongs et balafons,
    annonciateurs des instants de renouveau » (p. 182). [PAGE 158]

Pour mieux comprendre la vision du monde de Dogbé, il suffit de noter d'ailleurs les écrivains pour qui il a beaucoup d'admiration. A part Damas à qui il a dédié un poème dans Morne soliloque, il y a aussi David Diop : « De tous les poètes négro-africains de la seconde génération, celui qui est resté, pour moi, le plus grand, et force mon admiration la plus totale, c'est assurément David Diop... »[8]. Les raisons sont évidentes : l'auteur de Coups de Pilon est un poète populaire et militant et dont la poésie est « accessible à tous, combat de la vie pour la vie » (p. 128).

Il ne nous reste qu'à recommander vivement Morne soliloque à tous. C'est un livre digne de votre lecture, un livre qui mérite votre attention surtout si vous croyez, comme Yves-Emmanuel Dogbé, à l'émancipation totale des peuples opprimés.

Dr Raymond O. ELAHO
Maître de conférences
Dept of Foreign Languages
University of Benin
Benin City
Nigeria


[1] La face voilée des femmes d'Egypte par Wédad Zénié-Ziegler, Editions du Mercure de France, 1985.

[2] Voir Le Monde diplomatique, numéro de septembre 1985.

[3] Numéro de septembre 1985, Article de Thierry Paquot.

[4] Editions Akpagnon, Le Mée-sur-Seine, 1982, 188 pages.

[5] Colette V. Michael dans le prospectus publicitaire qui a annoncé la parution de Morne soliloque en 1982.

[6] Ce chapitre est dans une large mesure une poétisation du roman L'Incarcéré publié par Y.-E. Dogbé en 1980.

[7] Ce sont les cinq premiers vers du poème : « Invitation au voyage », in Baudelaire, Les fleurs du mal, Editions Livre de Poche, Paris, 1964, p. 66.

[8] Y.-E. Dogbé, « Hommage à David Diop », in David Diop, Editions Présence Africaine, 1983, p. 47.