© Peuples Noirs Peuples Africains no. 47 (1985) 113-130



QUAND PAUL BIYA FAIT UNE OUVERTURE VERS MONGO BETI,
C'EST... UNE CHAUSSE-TRAPPE !

(suite)

Mongo BETI

Mgr Albert Ndongmo, bête noire des soi-disant experts

Après l'enfer du camp de concentration, après le puratoire d'un long exil, Mgr Albert Ndongmo, martyr de a libération économique de l'Afrique, est-il en passe de connaître les rameaux du retour triomphal dans sa Jérusalem natale sinon délivrée ?

A en croire les gazettes spécialisées, le célèbre prélat a été ramené dans son pays par les fourgons du pape Jean-Paul II qui y effectua un voyage récemment. A la demande du pape, Paul Biya aurait définitivement réhabilité l'ancien évêque de Nkongsamba et l'aurait autorisé à s'installer au Cameroun.

Mais à quel titre ? Archevêque ? Cardinal ? Recteur d'une université catholique financée par l'Eglise catholique canadienne ?

C'est ici que les gazettes spécialisées se taisent piteusement, laissant le relais à une tradition invétérée de la dictature camerounaise, la rumeur. Or que dit celle-ci ? Que Paul Biya, le successeur très catholique du tyran musulman Ahmadou Ahidjo, mais non moins tyrannique que lui, n'a pas voulu se prononcer sans une longue réflexion sur le futur statut d'un homme redouté, à moins que Mgr Albert Ndongmo et Paul Biya n'aient pas réussi à conclure un accord de compromis, version sans aucun [PAGE 114] doute la plus plausible. Toujours est-il que, selon la rumeur, Albert Ndongmo a préféré regagner pour le moment la terre de son exil, le Canada, après un fade séjour dans son pays natal.

Dans la conjoncture camerounaise, qui peut se définir comme de l'ahidjoïsme sans Ahidjo, savoir quelles fonctions l'ancien proscrit, l'adversaire du sanguinaire Ahmadou Ahidjo, peut être autorisé à exercer est un problème crucial, car sa solution peut entraîner des conséquences aussi imprévisibles qu'incalculables; c'est à ce risque que refusent de s'exposer ceux qui, en 1970, sous la bannière du tyran musulman, ont comploté la perte du prélat bamiléké.

De qui s'agit-il ? Des mêmes personnages très précisément qui, aujourd'hui, de près ou de loin, dirigent le Cameroun, abstraction faite du tyran musulman désormais exilé. Jean Zoa, l'ennemi juré du prélat persécuté est toujours archevêque catholique à Yaoundé; Paul Biya, l'actuel président du Cameroun, était alors le Premier ministre d'Ahidjo; Hervé Bourges, à l'époque directeur de l'Ecole internationale de journalisme de Yaoundé, en réalité très proche collaborateur du dictateur, son expert en stratégie médiatique, est aujourd'hui président de TF1, après une ascension éclair téléguidée par François Mitterrand soi-même, l'empereur du national-tiersmondisme; c'est cet homme-là qui, de la coulisse du dictateur camerounais, tira les ficelles dans les salles de rédaction de France et de Navarre pendant le procès Ouandié-Ndongmo qui allait se terminer par l'exécution sur la place publique du leader révolutionnaire et un long séjour en camp de concentration pour le prélat bamiléké – j'y reviendrai plus loin.

Ferdinand Oyono[1], aujourd'hui secrétaire général à la présidence de la République camerounaise, était alors [PAGE 115] ambassadeur du Cameroun à Paris; après avoir empêché les avocats français choisis par les accusés de se rendre à Yaoundé en leur refusant le visa nécessaire, il se prêta à une campagne calomnieuse visant à discréditer ces avocats en publiant dans la presse un communiqué d'autant plus perfide qu'il était inintelligible. Sengat-Kouo, lui, était déjà le dignitaire discret mais influent qu'il allait demeurer à travers les vicissitudes de toute sorte, la particularité du poussah étant de rebondir à chaque chute.

Eternels traîtres de l'interminable mélodrame camerounais, les voici donc à nouveau réunis dans l'ombre pour décider, comme il y a quinze ans, du sort d'Albert Ndongmo. Ils vont être confrontés à la même contradiction qu'il y a quinze ans : honorer leur visage poudré de bonhomie à l'usage de l'opinion internationale, sans oublier d'accentuer la grimace hideuse sur le masque de terreur qui a imposé jusqu'ici silence aux Camerounais.

En effet, le très catholique Paul Biya, conseillé par le très catholique breton Hervé Bourges, ne pouvant rien refuser au Saint-Père, a fait mine de donner son accord au retour de l'évêque bamiléké; mais il n'ignore pas, Hervé Bourges non plus, ni d'ailleurs François Mitterrand qui est aussi peu innocent de la situation politique au Cameroun qu'il le fut des diverses péripéties de l'affaire du Rainbow Warrior, que la présence au Cameroun d'Albert Ndongmo signifie à terme la ruine du protectorat de fait exercé par Paris sur le Cameroun.

Malgré l'âge, malgré les souffrances morales ou physiques, malgré une certaine incompréhension de ses concitoyens, jusqu'au sein même de son propre peuple, le prélat bamiléké n'acceptera pas plus aujourd'hui qu'hier de se laisser mettre sous contrôle par les experts polyvalents de l'assistance technique française ayant mission de subjuguer chaque personnalité africaine un tant soit pou éminente, quitte à tuer les récalcitrants – personnellement, j'ai reçu plusieurs menaces de mort, dont une transmise très aimablement par le canal d'Amnesty International, section française, partie prenante pour le moins inattendue dans une entreprise de perpétuation de la dépendance.

C'est déjà en s'acharnant contre Albert Ndongmo que les experts de l'assistance technique en 1970 se découvrirent [PAGE 116] aux observateurs en révélant au grand jour leur mission, leur détermination et l'absence de scrupule qui leur donne cette allure si frappante d'organisation militaire doublant en quelque sorte le Service Action du S.D.E.C.E. (devenu depuis la D.G.S.E.). Ce fut surtout pour Hervé Bourges l'occasion d'accomplir de fort brillants exploits, dont quelques-uns, dépourvus alors de leur signature, sont signalés ici et là dans divers chapitres de mon livre Main basse sur le Cameroun concernant le fameux procès[2]. Professionnalisme oblige Hervé Bourges a déployé son talent dans le domaine de sa spécialisation, les media.

Il fallut d'abord soustraire l'affaire à la curiosité d'une opinion française et internationale que les procès de Burgos et de Léningrad avaient naguère passablement irritée. On décida d'ouvrir le procès le 26 décembre 1970 et de le clore le 3 janvier 1971 : tout le procès se déroula donc pendant la période des fêtes, c'est-à-dire à une époque où, en Occident dont les réactions étaient le plus à craindre, les populations sont exclusivement occupées à manger et à boire. C'est un vieux truc des stratèges des dictatures « douces » (Paris veut en effet maintenir sur l'Afrique noire une dépendance douce).

Mais bien avant ce choix, rien n'avait été négligé pour conditionner l'opinion camerounaise et internationale en accréditant la thèse de la culpabilité des accusés bien avant leur jugement. Je raconte longuement dans Main [PAGE 117] basse sur le Cameroun comment, à la veille de l'arrestation de l'évêque, le bureau local de l'A.F.P. lança plusieurs fois une dépêche à l'évidence mensongère, selon laquelle des stocks d'armes avaient été découverts dans des locaux appartenant à l'évêché de Nkongsamba. Aucun journal honnête n'aurait dû reproduire une dépêche aussi peu conforme aux usages de la profession : elle fut cependant reproduite telle quelle dans Le Monde où officiait alors un certain Philippe Decraene, autre grand ami et conseiller occulte du dictateur camerounais Ahidjo. Toutes les tentatives effectuées par la suite par des Camerounais, y compris Mgr Albert Ndongmo, pour démentir l'information furent vaines.

Au contraire, Hervé Bourges organisa une rencontre étonnante entre l'archevêque Jean Zoa de Yaoundé, un ennemi personnel de Mgr Albert Ndongmo, et un collaborateur du journal Le Monde opérant habituellement à Dakar, un certain Pierre Biarnès. De cette rencontre, qui eut lieu début novembre, sortit un papier ignoble, qui accablait un homme désarmé, sans doute livré aux tortionnaires, en tout cas incarcéré donc incapable de se défendre, et alors que la procédure n'en était qu'à l'instruction. Le plus extraordinaire, c'est que cet article fut bel et bien publié dans Le Monde du dimanche 22 et lundi 23 novembre 1970.

Je renvoie le lecteur à Main basse sur le Cameroun s'il désire connaître les détails de ces épisodes et de bien d'autres encore, comme l'incroyable numéro des observateurs dépêchés au procès par les organisations internationales de juristes... catholiques.

Ah, ce fut vraiment le grand jeu. Malheureusement, il a suffi d'un Main basse sur le Cameroun pour anéantir le fruit de tant d'efforts.

Hervé Bourges a quitté le Cameroun en 1976, mais il a continué à conseiller les présidents camerounais; il est notamment aujourd'hui le conseiller de Paul Biya à qui il sert d'ailleurs de mentor quand le nouveau président est en visite officielle à Paris. Il y a fait ses études, mais en bon petit séminariste pusillanime et timoré, il ne sortait guère du campus où il résidait, de sorte qu'il ne connaît pratiquement rien de la Ville Lumière. Il a besoin qu'on le prenne par la main pour ne pas se perdre. [PAGE 118]

Brave petit Paul Biya, tellement attendrissant, n'est-ce pas, Madame ?

Qu'on n'aille surtout pas se figurer qu'Hervé Bourges, sous l'effet de je ne sais quel ridicule complexe, fasse le moins du monde mystère de son rôle auprès du président Biya. Les journalistes qui ont assisté à la première conférence de presse de Paul Biya à Paris, début 1983, ont été frappés par son attitude de déférence à l'égard d'Hervé Bourges qui ne le quittait pas d'une semelle. Certains eurent même le sentiment qu'Hervé Bourges lui souffla la déclaration dans laquelle il affirma que l'U.P.C. était illégale au Cameroun, mais que ses militants pouvaient rentrer à titre individuel – doctrine qui avait aussi été celle de son prédécesseur Ahmadou Ahidjo.

Le général sans galon

C'est en 1969, soit un an environ avant l'éclatement de l'affaire Ouandié-Ndongmo, qu'Hervé Bourges arrive au Cameroun et s'y installe, c'est-à-dire très exactement un an avant que ne se déclenche l'extraordinaire affaire Ouandié-Ndongmo; la coïncidence n'a rien de fortuit : c'est une étape décisive de la guerre d'usure contre l'U.P.C., mouvement révolutionnaire, et qui annonce le coup de grâce qui doit achever une formation terriblement affaiblie.

Officiellement Hervé Bourges est là pour fonder et diriger une Ecole internationale de journalisme. Dans la réalité, il sera pendant sept ans, soit de 1969 à 1976, le conseiller intime du dictateur musulman Ahmadou Ahidjo, auprès de qui il aura accès de jour comme de nuit. C'est aussi, en même temps, le Père Joseph des Betis catholiques qui, avec les Peuhls musulmans d'Ahidjo, forment en quelque sorte le parti français. Enfin, il est chargé d'assurer la formation politique des différentes colonies d'experts français en Afrique centrale, auxquelles il doit enseigner les enjeux et la nécessité de la présence française dans ces contrées. Outre de grandes quantités de pétrole et de gaz, le sous-sol de ces pays a en effet le malheur de receler des métaux rares entrant dans les alliages militaires, tel le titane.

Ces diverses fonctions constituent le legs de Louis-Paul [PAGE 119] Aujoulat, son aîné de vingt ans, qui les avait remplies sous l'Administration coloniale d'abord, comme missionnaire et homme politique, puis après l'indépendance, dans la coulisse de la coopération, dissimulé, comme Hervé Bourges aujourd'hui, derrière le masque de l'expert international. En 1970, au moment du procès Ouandié-Ndongmo, Louis-Paul Aujoulat, dont il est longuement question dans Main basse sur le Cameroun, est prématurément usé, très malade, presque grabataire. Il mourra d'ailleurs fin 1973, à soixante-trois ans.

Pour bien comprendre le rôle et l'attitude d'Hervé Bourges, il faut savoir que c'est Louis-Paul Aujoulat, son père spirituel, qui, sous l'Administration coloniale, dès l'après-guerre, organise sur place d'abord, puis mène de Paris où il sera ministre par intermittence, la lutte contre les patriotes progressistes camerounais réunis sous la bannière de l'U.P.C. et de Ruben Um Nyobé, en qui il feint de voir et, en tout cas dénonce, des marxistes agents de Moscou. C'est lui qui engage la IVe République dès 1955 dans la sanglante répression des progressistes, menée d'abord par les troupes françaises, puis transformée après l'indépendance en une atroce guerre civile entre conservateurs et progressistes camerounais, les premiers étant soutenus par de Gaulle et, bien entendu, conseillés par Louis-Paul Aujoulat, de surcroît le créateur du dictateur musulman Ahmadou Ahidjo. Loin de s'atténuer, cet antagonisme entre les deux factions camerounaises n'a fait que se durcir au fil des ans, et l'avènement de Paul Biya n'en est qu'une des nombreuses péripéties.

Cette bipolarisation sert si bien le protecteur français que ce dernier s'est toujours efforcé par l'intermédiaire des medias et grâce au savoir-faire d'un Hervé Bourges, entre autres, d'étouffer toute émergence d'une troisième force vite assimilée aux progressistes de l'U.P.C., marxistes et, bien entendu, agents de Moscou. C'est ce qu'il advient actuellement des Camerounais anglophones, estimés à deux millions et demi de citoyens; ils accusent avec raison leurs compatriotes francophones, majoritaires, ainsi que le protecteur français de pratiquer à leur égard une politique d'assimilation visant à les déposséder d'un héritage anglais auquel ils tiennent, la langue et surtout les traditions pluralistes dans la presse et les élections. Comme hier son prédécesseur, Paul Biya, le chouchou [PAGE 120] de François Mitterrand et des nationaux-tiersmondistes, les traite de factieux upécistes, incarcère arbitrairement leurs leaders et leurs journalistes, ne recule pas devant la répression sanglante des manifestations de masse, assuré qu'il est du silence des medias francophones[3].

Le constat qui se dégage des faits, le voici : tout au long du procès Ouandié-Ndongmo de 1970, l'un des plus révoltants de l'histoire des procès politiques, auquel il faut toujours revenir si l'on veut comprendre ce qui se passe au Cameroun, l'ancien rédacteur en chef de Témoignage chrétien, ancien directeur de cabinet de Ben Bella, celui qui se donne aujourd'hui pour un ténor du tiersmondisme, ne leva pas le petit doigt ni ne prononça une parole d'indulgence pour des accusés condamnés d'avance puisque l'entourage de Foccart prédisait un verdict de peine capitale une semaine avant le dénouement. Hervé Bourges plaidera-t-il l'ignorance ? Non seulement il fut le témoin oculaire du forfait, puisqu'il résidait à Yaoundé, mais encore il approchait quotidiennement le tyran dont il est établi qu'il avait l'oreille.

Près de dix années plus tard, en 1979, voici en quels termes hyperboliquement élogieux il évoque le gouvernement du dictateur musulman dont le grand public connaît enfin aujourd'hui la vraie nature d'implacable cruauté et d'obstination tribaliste et confessionnelle depuis que son éviction a libéré les langues et les plumes. [PAGE 121]

L'ombre des prochaines élections présidentielles dominait les assises du deuxième congrès, dit « de la maturité », de l'Union nationale camerounaise, qui se tenait à Douala du 10 au 15 février 1975. Des rumeurs couraient, s'amplifiaient à mesure qu'en approchait la date : le président Ahidjo ne solliciterait pas le renouvellement de son mandat. Des villes comme de la brousse, des motions parvenaient au bureau politique demandant au président de se représenter. Derrière ce qui pouvait apparaître comme une habile orchestration se profilait un réel sentiment d'incertitude de l'avenir, d'angoisse même : l'heure n'était pas venue. Aucun dauphin à l'horizon, cependant que planaient encore le spectre de la guerre civile et le souvenir de cruelles luttes tribales.

Le président Ahidjo avait pourtant, semble-t-il, envisagé son départ. En homme politique avisé, et sans doute impressionné par ce vaste soutien populaire, il fut conscient que celui-ci serait prématuré. Et c'est avec émotion qu'il déclara, devant deux mille congressistes réunis en séance ordinaire et des centaines de milliers de Camerounais l'oreille collée au transistor : « Je n'ai pas l'intention de m'éterniser au pouvoir, mais, répondant à votre vœu unanime et à l'appel des masses populaires, j'accepte de solliciter des électeurs camerounais un nouveau mandat à la tête de la nation. » Le 5 avril 1975, plus de 99 % des électeurs camerounais se rangeaient docilement sous la bannière de leur chef, pour cinq ans encore.

Ces lignes sont extraites de Les cinquante Afriques, un ouvrage paru aux Editions du Seuil, un ouvrage dont Hervé Bourges est l'auteur avec Claude Wauthier, autre expert patenté : c'est à Hervé Bourges exclusivement que l'on doit le chapitre consacré au Cameroun, et pour cause !

On se demande comment l'éducation et la conscience chrétiennes peuvent s'accommoder de tant de cynisme ! Quatre ans après la parution du livre, Ahmadou Ahidjo, le héros de Hervé Bourges, après avoir été évincé dans les conditions les plus obscures, tentait de reprendre le pouvoir en fomentant un coup d'Etat occasionnant d'effroyables combats entre militaires rebelles et soldats loyalistes où périrent des milliers de citoyens, dont des femmes et des enfants innocents. Il est vrai que c'étaient tous des [PAGE 122] nègres, et qu'est-ce qu'un nègre pour un expert catholique ?

A la place de François Mitterrand et de Guy Penne, je n'accorderais qu'un crédit très limité à un expert qui a manqué à ce point de perspicacité. Que ne découvrira-t-on demain à propos de Paul Biya, quand le nouveau président aura été à son tour évincé par des militaires ? Et que ne dira-t-on et ne pensera-t-on alors de son protecteur élyséen ?

Une armée sans uniforme

L'avènement de Paul Biya, un dirigeant jeune, ayant reçu une éducation universitaire contrairement à son prédécesseur quasi analphabète, s'est paradoxalement fort bien concilié avec la toute-puissance des experts, s'il ne l'a pas renforcée, compte tenu de la radicalisation des résistances nationales camerounaises. Paul Biya se révèle chaque jour un potentat africain aussi dépendant de Paris que ses aînés. Constamment confronté à l'hostilité des populations qui trouvent de plus en plus pesant le protectorat de fait de Paris, il sait, comme tous ses pairs, ne pouvoir compter en définitive que sur les garanties, y compris la promesse d'intervention militaire, prodiguées par la France. Et quels meilleurs intermédiaires avec le gendarme de l'Afrique que ses propres experts ?

Incapable, vingt-cinq ans après les indépendances, de dégager la société camerounaise de l'atmosphère coloniale qui imprègne toujours les comportements, les mentalités, les attitudes, les rapports entre Blancs et Noirs, Paul Biya, comme son prédécesseur, s'en remet volontiers aux assistants blancs supposés détenir seuls les secrets de la compétence et de l'efficacité, au détriment des diplômés africains, il est vrai passablement disqualifiés par leur inefficacité, leur vénalité, leur soumission aux traditions les plus archaïques, l'obsession maladive de leurs innombrables parentèles, sans compter la paresse ambiante[4]. [PAGE 123]

Paul Biya est enfin, comme son prédécesseur et la plupart de ses pairs, l'otage des multinationales, et en particulier d'Elf-Aquitaine, trop puissantes pour ne pas se ménager des dévouements à toutes les instances d'un pouvoir au demeurant maintenu à dessein à l'état embryonnaire. Le fruste présidentialisme à la Paul Biya, en réalité un césarisme tropical, n'a été conçu que pour faciliter la tâche des agents du capitalisme qui, à la limite, n'ont qu'un partenaire, un seul personnage à influencer, le chef de l'Etat. Quel rêve !

Le cas d'Hervé Bourges, extrêmement instructif, révèle donc l'existence d'une courroie de transmission néocoloniale, typiquement française et conforme aux traditions culturelles de l'Hexagone; car elle est constituée en armée de polyvalents à la fois hommes de terrain, exécutants de basses besognes, bureaucrates, intellectuels. C'est sans doute ce polymorphisme qui les rend insaisissables à l'observation et à la riposte des militants anti-impérialistes africains, tellement troublés qu'ils semblent avoir définitivement renoncé à pénétrer un phénomène qui est pourtant la pierre angulaire du système qui opprime actuellement l'Afrique. [PAGE 124]

Les soi-disant experts peuvent, selon les circonstances comme la chauve-souris de la fable, s'écrier tantôt : je suis oiseau, voyez mes ailes, tantôt : je suis souris, vivent les rats ! En France, ils passent pour des hommes de gauche et même pour des progressistes, défilent pour protester contre l'apartheid, votent pour François Mitterrand, ont pour cheval de bataille le dialogue Nord-Sud. En Afrique, surtout quand ils sont entre eux, leurs propos et leur pratique en feraient plutôt des sectateurs de Jean-Marie Le Pen, proclamant à qui mieux mieux que les Africains ne peuvent rien sans eux.

Il n'y a pourtant là rien de vraiment nouveau. La duplicité fut aussi en leur temps une caractéristique des agents du colonialisme classique qui, tout en se dépensant sur le terrain pour leurs protégés, ne se privaient pas de dénoncer en Europe la barbarie de ces cannibales, dévalorisaient leurs cultures quand ils ne les niaient pas purement et simplement.

C'est d'ailleurs aussi leur faiblesse : obligés de dissimuler leur haine pour les Noirs, ces tartuffes modernes ressemblent aux envahisseurs de la Guerre des mondes : sitôt au contact de l'air libre du débat et de la dénonciation, ils crèvent comme des bulles, ce qui explique qu'ils redoutent tant la polémique à laquelle les contraint le harcèlement de Peuples noirs-Peuples africains et qu'ils retombent tout naturellement dans le fantasme infantile du rapatriement de l'adversaire dans son douar d'origine, qu'on a vu sévir pendant la guerre d'Algérie. Ce rêve, surtout avoué, est un signe de panique.

En attendant, la stratégie de l'expert, appelée assistance technique (ou encore, plus improprement, coopération) est totalement victorieuse; elle a réussi à détourner des Africains les sympathies de l'opinion internationale, enrayant ainsi le processus de leur émancipation amorcé avec les indépendances; en discréditant les jeunes bourgeoisies africaines, elle les a spoliées du droit à l'exercice des responsabilités nationales, leur vocation naturelle. En cette matière surtout, les soi-disant experts se sont montrés des virtuoses, tirant le meilleur parti d'une expérience accumulée en Indochine, puis au Maghreb. Dans certains pays, comme le Cameroun, ils réussissent l'exploit de participer à des négociations ou à des tractations bilatérales à la fois en tant que conseillers du président [PAGE 125] du cru et experts français ès-qualité. C'est ce qui est arrivé récemment à Jean-François Bayart qui, l'été dernier, prit la parole au cours d'une concertation concernant l'opportunité d'instaurer le multipartisme au Cameroun; il put ainsi soutenir deux fois, mais point au même titre, que le pays n'était pas mûr pour le libre débat politique, thèse qui fut d'ailleurs finalement adoptée par Paul Biya qui l'imposa à ses collaborateurs africains, lesquels à aucun moment n'avaient réellement participé au débat, trop heureux ou plutôt pas du tout complexés d'être relégués, tels des eunuques modernes, dans le rôle peu reluisant de buveurs tapageurs de champagne.

Aussi le mot d'ordre des soi-disant experts est-il : surtout pas d'Africain autonome économiquement, socialement, politiquement. Un Africain autonome, c'est un nègre potentiellement lucide, donc rebelle, vrai danger mortel pour le système. Tout Africain susceptible d'exercer quelque influence, à moins qu'il ne soit déjà acquis à la cause, doit être d'abord assisté, puis retourné et enfin contrôlé. Telles sont les trois étapes qu'on a essayé de faire parcourir à Mgr Albert Ndongmo. En vain, rappelons-le. On sait comment le prélat bamiléké a été puni de cet échec, bien isolé au demeurant.

C'est le premier pas qui coûte, dit la sagesse populaire. Le premier pas, en l'occurrence, c'est de contraindre un homme de caractère à accepter l'aide des pouvoirs néocoloniaux. Et les tentatives de séduction de se multiplier autour de lui, sans qu'il en prenne toujours conscience. Invité en avril 1983 à la première Foire du Livre de Harare (Zimbabwé), j'avais répondu aux organisateurs que je serais extrêmement heureux de participer à cette manifestation.

L'attente de la confirmation fut si longue que j'avais déjà oublié l'affaire à la mi-juillet quand je reçus un appel téléphonique du Quai d'Orsay, d'un fonctionnaire qui me demandait si cela me ferait plaisir d'aller à Harare, à la Foire du Livre.

– Attendez une minute, lui dis-je, j'ai déjà reçu une invitation pour cette Foire du Livre, de la part des organisateurs zimbabwéens.

Avec force réticences, mon correspondant finit par reconnaître que les gens du Quai d'Orsay n'étaient que des intermédiaires dans cette circonstance. [PAGE 126]

Voire ! A Harare, je découvris le mécanisme de la collusion de la Foire avec les Affaires extérieures. Informée des préparatifs de la manifestation, l'ambassade de France s'était offerte spontanément pour prendre à sa charge le transport, l'hébergement et toutes les autres nécessités du séjour des deux écrivains francophones invités depuis longtemps par les organisateurs – dont Mongo Beti. Au début, les gens de l'ambassade furent aux petits soins pour moi autant que pour mon collègue francophone. Puis tout se gâta environ trois jours après l'ouverture, voici dans quelles étranges circonstances. Deux attachés de l'ambassade vinrent me rencontrer à mon hôtel et me demandèrent une copie de ma communication.

– Quelle communication ! dis-je, tombant des nues.

Ils se méprirent sur le sens de mes propos. Leur demande, protestèrent-ils, n'avait pas d'autre but que pratique : la tâche des traducteurs serait facilitée si les communications rédigées en français étaient connues d'avance. Mon collègue francophone s'était de bonne grâce soumis à cette formalité, à les en croire.

Je n'eus même pas à me soustraire à ce procédé, que j'aurais de toute façon, il est vrai, rejeté. Il se trouva simplement que je n'avais rédigé aucune communication, pour cette raison très simple que personne ne m'avait demandé d'en présenter une.

Je leur dis en riant que je n'avais pas de communication, que j'étais en vacances à Harare.

Désormais j'étais boudé, et même quelque peu marginalisé. Mes soi-disant intermédiaires ne me versèrent pratiquement plus les indemnités per diem que les autres écrivains invités touchaient, eux, directement des organisateurs zimbabwéens sans aucune difficulté. Persuadé d'être entendu par leurs supérieurs, je leur écrivis après mon retour en protestant que j'étais assez grand pour me passer désormais de tout intermédiaire dans mes rapports avec les organisateurs étrangers des manifestations culturelles où je serais éventuellement invité, que je serais comblé si le Quai d'Orsay renonçait une fois pour toutes à s'occuper de mes affaires.

L'éléphant danseur mondain

Le message a dû être entendu. Par la suite, personne [PAGE 127] n'a plus tenté de me ranger sous sa bannière ou de m'intoxiquer dans ces congrès d'écrivains, festivals, colloques qui sont les terrains de chasse de prédilection du soi-disant expert. Ce n'est pas Claude Wauthier qui me contredirait, lui qui, avec tant d'autres, y déploie des ruses d'éléphant.

Mais c'est un éléphant extraordinairement obstiné, qui ne lâche pour ainsi dire jamais prise. Tout au plus change-t-il de ficelle.

Participant en juin de cette année à un colloque près d'Helsinki en Finlande, je m'aperçus un jour inopinément que j'étais marqué (dans le sens où ce terme est utilisé par les footballeurs) par un certain Vladimir Volkov, que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam. On nous avait logés, non dans des chambres, mais par deux dans de petits appartements, et je ne sais comment ce personnage réussit à se faire attribuer une pièce dans le même studio que moi.

Me suivant comme son ombre, il venait où j'allais, assistait aux mêmes manifestations comme par hasard, prenait la parole immédiatement après moi, pour pouvoir me contredire. Bientôt, ce fut le clash entre lui et moi, comme il était inévitable, deux caïmans ne pouvant décidément vivre dans le même marigot sans s'affronter. Je venais de déclarer devant l'assemblée des participants que, personnellement, j'étais bien forcé de considérer la littérature comme une affaire sérieuse, compte tenu des persécutions nombreuses et variées qu'elle m'avait values de la part des pouvoirs en France et en Afrique.

Prenant la parole immédiatement après, non sans l'avoir demandée avec insistance, le nommé Vladimir Volkov, devant une assemblée d'écrivains consternée :

– M. Mongo Beti, que vous venez d'entendre, est le symbole même de l'ingratitude. Je représente la France ici, et je jure que si la France eut quelque tort envers Mongo Beti, c'est de l'avoir choyé, dorloté, c'est de lui avoir donné sa culture. Il a prétendu qu'on censurait ses œuvres en France. Cela est faux. Représentant de la France ici, je ne puis laisser passer une telle calomnie sans protester...

Revenu sur la tribune pour répondre à cet énergumène, je dis à l'assistance :

– Ce monsieur vous a dit qu'il représentait la France; [PAGE 128] je ne me serais pas douté qu'un gouvernement de gauche déléguerait ici pour représenter la France cet émule de Jean-Marie Le Pen; il a apparemment pour consigne de me donner la contradiction, dût-il pour cela nier les évidences. M. Volkov, qui n'est pas mon ami, que je ne connais pas, M. Volkov est un homme malhonnête. Et puisqu'il a prétendu qu'il représentait la France, ici, eh bien moi, je vais vous dire qui je représente ici; sachez-le donc : je représente ici les peuples africains dont je proclame les aspirations à la liberté, parce qu'on essaye de les étouffer.

L'assistance m'adressa des applaudissements nourris et chaleureux, alors qu'elle était restée de marbre durant la prestation pour le moins incongrue du nommé Vladimir Volkov.

Pas mouché pour autant, le personnage revint à la tribune et acheva de se montrer sous son vrai jour en déclarant :

– Puisque Mongo Beti tient tant à proclamer son appartenance, que fait-il donc sur le sol de la France ? N'est-il pas malhonnête en continuant à résider, après ce qu'il vient de dire, au milieu d'un peuple avec le destin duquel il refuse de se solidariser ?

Je crois que la meilleure façon de donner une idée du mauvais effet de ces paroles sur le public est encore d'évoquer cet écrivain danois qui, à l'interruption, s'approcha de moi et me dit sur le ton de la révolte stupéfiée :

– Je croyais que la France aimait les Noirs

Sans commentaire[5] !

Je frémis en songeant aux projets de meurtre qui envahiront ces esprits fragiles quand ils comprendront que le prétendu expert qui manipulera Mongo Beti n'est pas encore né. [PAGE 129]

Le fin du fin, c'est de mener de front et ces tentatives de séduction autour de la cible et l'escalade de chausse-trappes multipliées sous ses pas. Cela peut consister en une campagne hostile, par exemple la campagne de contre-publicité contre Peuples noirs-Peuples africains menée au Canada par J. Chevrier, et à Berlin-ouest en 1979 par Claude Wauthier, auprès des libraires berlinois qui avaient accepté la revue en dépôt, au moment même où le personnage ne manquait aucune occasion publique de me faire des sourires.

Il peut aussi s'agir d'une succession de séminaires réunissant secrètement les experts résidant dans une région donnée de l'Afrique, par exemple, que l'on conditionne soigneusement pour un objectif ponctuel ou contre une personnalité désignée en haut lieu comme une menace virtuelle ou franche.

Hervé Bourges a longtemps effectué ces tâches de coordination, qui le menaient à travers l'Afrique centrale francophone où il ordonnait, entre autres mots d'ordre, aux enseignants français de détourner par tous les moyens la jeunesse africaine de la lecture de mon œuvre. Ainsi s'explique l'attitude, autrement énigmatique et quasi paranoïaque, de maints enseignants blancs au Cameroun, au Gabon, en Centrafrique, au Congo. Je songe ici au couple Chemain, très influent au sein de l'Université Marien N'Gouabi.

Nous avons accueilli maintes fois ces gens-là chez nous à leur demande, hébergeant même et nourrissant toute la famille plusieurs jours durant dans la résidence secondaire que nous possédâmes longtemps en Ille-et-Vilaine. Quand je séjournai récemment à Brazzaville, c'est de très mauvaise grâce et à la demande des autorités africaines de la Faculté des Lettres qu'ils consentirent à venir me serrer la main. C'est aussi à cette occasion que je pris conscience du boycott qui frappait mes romans, de la part des Chemain en particulier, à la Faculté des Lettres de cette université N'Gouabi.

A chacune de mes rencontres avec les étudiants, la même question m'était posée invariablement : comment faire, M. Mongo Beti, pour nous procurer au moins celles de vos œuvres qui figurent au programme ? Là-bas comme presque partout en Afrique francophone, comme je l'ai expliqué à maintes reprises ici-même, la librairie et [PAGE 130] la diffusion étaient notoirement défaillantes faute de cadres compétents. Les étudiants n'avaient donc d'autre solution que de s'en remettre au dévouement et à l'ingéniosité de leurs professeurs. S'il est vrai que les enseignants autochtones étaient tous très jeunes, leurs études à peine achevées en Europe où leur séjour trop bref ne leur avait pas permis de s'initier, de surcroît, aux mécanismes de l'industrie et de la distribution du livre, il n'en allait pas de même des Chemain, nés et grandis en Europe où ils revenaient chaque année pour de longs séjours, professeurs chevronnés, auteurs eux-mêmes de plusieurs ouvrages, donc familiers du commerce du livre, ils étaient parfaitement en position de servir d'intermédiaires entre leurs étudiants (car c'étaient tout de même leurs étudiants) et les éditeurs et diffuseurs de Paris.

Nos professeurs blancs, quand j'étais élève au lycée de Yaoundé dans les années quarante, c'est-à-dire il y a quarante ans, se prêtaient déjà de très bonne grâce à ce rôle, au demeurant assez facile. Comment expliquer la carence des Chemain sinon par la soumission aux consignes d'une stratégie ?

(à suivre)

Mongo BETI

Au terme de sa publication en feuilleton dans Peuples noirs-Peuples africains, ce récit paraîtra en volume aux environs de Noël. Titre : LETTRE OUVERTE AUX CAMEROUNAIS :
La bureaucratie rétrograde contre les créateurs
ou La deuxième mort de Ruben Um Nyobé.

Souscrivez : pour la moitié du prix, 25 F, vous aurez acquis un exemplaire.


[1] Ancien de l'E.N.A., paraît-il. Première nouvelle ! A moins que le pisse-copie de Jeune Afrique n'ait voulu écrire ancien de l'E.N.O.C. (l'Ecole nationale d'opportunisme et de corruption). Quelques semaines plus tard, dans la même feuille, F. Oyono était carrément associé à P. Claudel qui fut aussi ambassadeur. Bigre ! Passe encore d'extravaguer à J.A., mais confondre « Le partage de Midi » avec le partage des pourris ! Ça me rappelle l'histoire du monsieur qui allait répétant : « Je suis un type dans le genre de Balzac, je bois beaucoup de café ! »

[2] La lecture du livre révèle de façon lumineuse, entre autres coïncidences et complicités, la parfaite coordination de plusieurs salles de rédaction parisiennes, dans l'effort d'intoxication qui accompagna le procès de bout en bout. Pendant quelques mois en 1984, Main basse sur le Cameroun bénéficia d'une sorte de tolérance à la vente dans les librairies camerounaises, au milieu de rumeurs contradictoires annonçant ou démentant l'imminence d'une libération totale de la librairie. Puis, la guerre devint ouverte entre le petit dictateur stagiaire de troisième classe et nous à partir de janvier 1985. Depuis, la censure de Main basse sur la Cameroun est redevenue aussi rigoureuse que sous le précédent potentat. Du moins plus de rumeurs de libération. Fini l'état de grâce (et d'intoxication !). Qui me dira en vertu de quels privilèges (justifiés par quelle nouvelle métaphysique) le pauvre Paul Biya, dont le nom pour la postérité sera à jamais associé à la nullité et à la dérision, peut se croire autorisé à prendre une mesure aussi grave pour l'histoire de l'humanité et de l'Afrique en particulier que l'interdiction d'un livre ?

[3] Le jeune leader des nouvelles générations anglophones camerounaises, M. Gorgi Dinka, avocat et chef traditionnel, arrêté en mai dernier par la police de Paul Biya pour opposition ouverte au petit dictateur, est toujours détenu dans les pires conditions à la fameuse Brigade Mobile Mixte de la capitale. Réunis en août, les étudiants de cette province, en même temps qu'ils publiaient une prise de position incendiaire contre le régime, prenaient l'engagement solennel de libérer eux-mêmes leur leader Gorgi Dinka, si Paul Biya n'y procède pas dans un bref délai. Peuples noirs-Peuples africains publiera dans un prochain numéro tous ces documents, et d'autres encore, qui établissent clairement que la province anglophone est désormais, au moins virtuellement, en état de sécession. Une tension quasi irréversible monte peu à peu entre cette province et l'Etat-Biya, avec son appareil répressif et ses conseillers franco-catholiques suicidaires, et elle risque de déboucher sur une effusion de sang. Paul Biya doit savoir que l'écrasante majorité du peuple camerounais se rangerait alors dans le camp de ceux qui défendent sa liberté et sa dignité.

[4] Après vingt-cinq ans d'indépendance, existe-t-il quoi que ce soit au Cameroun qui ne soit l'œuvre d'un Blanc ? Quel immeuble d'envergure a été construit par un architecte camerounais ? Quelle route ou ligne de chemin de fer a été tracée par l'un de nos ingénieurs des travaux publics ? Quel monument national a été érigé par un de nos artistes ? Quelle constitution le pays doit-il au talent de ses juristes ?
Disons les choses comme elles sont : lorsque, d'aventure, quelque chose d'admirable se réalise quand même, quel que soit le domaine (littérature, sport international, et même en politique), c'est presque toujours le fait d'un Camerounais de l'extérieur, du moins jusqu'à la récente entrée en scène de Gorgi Dinka et des radicaux anglophones. La bourgeoisie diplômée francophone s'est laissé domestiquer par l'attente jamais lassée des avantages que les dictateurs successifs, pas fous, se font un plaisir de ne distribuer qu'avec une parcimonie calculée : ministères (ou plutôt pseudo-ministères, les vraies décisions se prenant toujours dans l'entourage occulte du potentat), directions des entreprises nationales, ambassades, postes de hauts fonctionnaires. Dans cette course universelle aux privilèges bureaucratiques, le créateur indépendant, symbole de dignité et source de mauvaise conscience, devient bientôt l'ennemi à abattre, dût-on s'associer dans le crime avec les soi-disant experts expatriés car il est la preuve par neuf qu'on peut vivre autrement. Ainsi se nouent les alliances entre compradores autochtones et agents du capitalisme occidental.

[5] Voici qui est très remarquable. Ngugi wa Thiongo, participant lui aussi au colloque, parla le lendemain et dénonça en termes on ne peut plus vigoureux « l'impérialisme américain et britannique » (je le cite) au Kenya. Non seulement aucun des nombreux Américains et Britanniques de l'assistance ne se dressa pour le contredire en termes discourtois, mais au contraire beaucoup allèrent le féliciter chaleureusement. Comme quoi il suffit du chauvinisme épidermique des agents secrets français pour les rendre parfaitement inopérants – sauf peut-être en Afrique – comme on vient de s'en rendre compte avec l'affaire Greenpeace.