© Peuples Noirs Peuples Africains no. 47 (1985) 24-37



LE COUPLE AFRO-ANTILLAIS :
LE JEU DE L'APPARENCE ET DE L'EVIDENCE

Sunday OKPANACHI

Nous nous proposons dans cet article d'évaluer, par une lecture de deux romans antillais, à savoir Une saison à Rihata de Maryse Condé et Juletane de Myriam Warner-Vieyra, les diverses possibilités ouvertes à la femme antillaise et à l'homme africain de fonder un ménage heureux[1].

D'abord, mettons le sujet dans sa perspective historique.

Le thème de la rencontre (sous ses diverses formes) de l'Antillais avec l'Afrique et les Africains n'est certainement pas nouveau dans l'univers imaginaire de la Diaspora. Les poètes antillo-guyannais de la négritude (Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, etc.) ont à un moment donné utilisé le thème de l'Afrique mythique commune arme contre l'aliénation. De même, certains de leurs compatriotes, soucieux de prendre contact avec l'Afrique réelle, s'y sont rendus et ont laissé des témoignages romanesques sur leurs expériences en terre africaine. Les sujets abordés par ces derniers romanciers, qui sont tous des hommes, tournent autour de la difficulté ou du succès [PAGE 25] du personnage antillo-guyannais de se reconnaître dans les diverses sociétés africaines qui les accueillirent[2].

Il a jusqu'ici toujours été question des personnages masculins. Ce qui veut dire que, depuis 1921 (l'année de la publication de Batouala) jusqu'en 1960 (l'année des indépendances) les personnages féminins (voire les romancières) antillais ont été les grands absents de l'univers fictionnel africain.

Voilà pourquoi l'éveil de l'intérêt des romancières antillaises pour l'Afrique des indépendances suscite quelque curiosité. Leur apparition en terre africaine va soulever des thèmes romanesques que les hommes antillais – par misogynie ? – ont jusque-là passé sous silence : celui du mariage des femmes antillaises avec des hommes africains.

A notre connaissance, M. Condé et M. Warner-Vieyra sont jusqu'ici les seules Antillaises qui ont tiré profit de leur séjour dans certains pays africains pour soulever de façon sérieuse cette problématique dans leurs univers romanesques[3].

Mais pourquoi avait-il fallu si longtemps pour que le thème soit abordé par les romanciers antillais[4] ? L'explication, nous le croyons, se situe dans la situation socio-psychologique de l'univers même des Antilles. [PAGE 26]

Les préjugés ont la vie dure

Apparemment, les femmes antillaises ont été très lentes à s'ouvrir à l'Afrique. Ceci s'expliquerait par le système de scolarisation qui, au début, avait favorisé les garçons au détriment des filles. « Comme dans un premier temps, écrit Maryse Condé, cette école était réservée aux garçons, elle a introduit plus qu'un fossé entre "lettrés" et "illettrés", une division radicale entre les deux sexes »[5].

Puisque le Quartier latin et le cadre de l'Administration coloniale furent, à une époque donnée, presque les seuls milieux à favoriser la rencontre entre les Antillais et les Africains, les femmes antillaises, défavorisées dans le domaine de l'instruction scolaire, avaient moins d'occasions de lier connaissance avec les Africains.

Cette raison sociologique suffit-elle pour tout expliquer ? Evidemment pas. A en croire Fanon, pendant une période malheureuse de l'histoire antillaise, le rêve de « blanchir la race » était très ancré dans la psyché antillaise[6]. Le fait était que, dès le début, l'aliénation fut l'acte de baptême des Africains débarquant dans le Nouveau Monde. « Dès lors, le descendant d'esclave ne pouvait désirer qu'une assimilation, une identification au Blanc », qui signifiait pour lui la force, l'intelligence, la beauté; et pour cela, l'aliéné refusait de se voir tel qu'il était, et se niait comme « Nègre »[7]. Suivant les auteurs qui ont traité ce sujet, cette réaction psychologique vis-à-vis de la peau noire et de ses corollaires semblait être plus marquée chez les femmes que chez les hommes[8]. « J'aurais voulu me marier mais avec un Blanc », écrit Mayotte Capecia, de déplorable mémoire, dans Je suis [PAGE 27] Martiniquaise[9]. Après Mayotte Capecia, le désir de « choisir le moins noir » possible, à défaut de pouvoir épouser un pur blanc, se manifeste d'une manière ou d'une autre dans la littérature antillaise. Il suffit de parcourir au hasard des romans antillais pour découvrir l'aversion de certaines femmes antillaises pour la couleur et d'autres traits qui rappellent l'Afrique : Mlle Alicante dans La rue Case-nègres de Joseph Zobel, Mme Romaine dans Le monde tel qu'il est de Salvat Etchart, Mlle Pilou dans Demain Jab-Herma de Michèle Lacrosil, et l'on pourrait multiplier les exemples[10].

Pas plus tard qu'en 1979, Julie Lirus dans le cadre d'une enquête faite en milieu antillais, constate que les étudiants rejettent l'Africain, « surtout les femmes »[11].

Dans l'ouvrage de Beauvue-Fougerollas, Les femmes antillaises, publié dans la même année, on voit un autre constat de cette susceptibilité mal surmontée à l'égard de l'épiderme chez les Antillaises. Dans une autre enquête qu'elle a effectuée à Paris auprès des Antillais pour savoir ce qu'ils croient être la différence entre la situation des femmes antillaises et des femmes européennes, quatre fois plus de femmes que d'hommes antillais ont répondu que « (les femmes) antillaises sont défavorisées parce qu'elles sont noires »[12]. Décidément, les préjugés ont la vie dure.

La littérature antillaise d'après les indépendances africaines faisant foi, on peut dire qu'il a fallu un effort de désaliénation plus accentué dans le temps chez les femmes antillaises pour pouvoir s'ouvrir à l'Afrique et aux Africains. C'est ainsi qu'Une saison à Rihata de M. Condé et Juletane de M. Warner-Vieyra sont en mesure de nous fournir les éléments pour évaluer ce que pourrait être la vie des couples afro-antillais. [PAGE 28]

La solitude de l'étrangère

Marie-Hélène, l'Antillaise dans Une saison à Rihata, avant même de rencontrer à Paris, Zek, son époux africain, pensait déjà à l'Afrique parce que cette partie du monde faisait parler d'elle. C'était l'époque de la revendication des indépendances. Alors jeune étudiante, elle espérait que l'Afrique indépendante, «libre et fière», allait montrer la voie aux Noirs de la Diaspora (Rihata, p. 54)[13].

Mais cet enthousiasme retrouvé pour la destinée de l'Afrique n'explique pas son mariage avec l'Africain Zek. Le narrateur explique que le premier amant de Marie-Hélène l'a délaissée pour rentrer en Haïti. Elle est au désespoir; retourner à la Guadeloupe, il n'en est pas question :

    « Retourner à la Guadeloupe ne signifiait guère pour Marie-Hélène que retourner vers sa mère. L'île et la mère étaient la même chose ( ... ). Mais la mère était morte. Alors la douleur de l'avoir perdue à jamais ( ... ) se changeait en haine de l'île, à présent stérile matrice désertée qui n'enveloppait plus de fœtus. Restait l'Afrique, mère aussi, proche par l'espoir et l'imaginaire. Elle avait donc épousé Zek à la mairie du XVe... » (Rihata, p. 77).

C'est ainsi qu'à Paris ce mariage commence sur une fausse note. Le choix de Marie-Hélène n'est pas motivé par l'amour de son époux. Elle ne cesse même pas de rappeler ce fait à Zek :

    « Elle ne l'aimait pas, elle le lui avait dit et redit... » (Rihata, p. 77).

Pourquoi Zek, malgré tout, insiste-t-il pour épouser l'Antillaise ? Le narrateur ne fournit pas d'explication [PAGE 29] convaincante. Zek rentre en Afrique avec son épouse dans un pays dont le Président à vie s'appelle Toumany. Zek va présenter son épouse à ses parents. C'est alors qu'un problème se fait jour. Le père consterné demande :

    « Pourquoi as-tu fait cela ? Pourquoi as-tu épousé une étrangère ? » (Rihata, p. 23).

Ce père n'a jamais accepté de revoir Marie-Hélène de son vivant. Voilà lancé un premier signe de rejet.

Au mariage sans amour dans le roman de Maryse Condé, Myriam Warner-Vieyra oppose dans Juletane celui entre Juletane, l'Antillaise, et Mamadou, le Sénégalais, qui est célébré à Paris sous les ailes d'Eros. C'est sans hypocrisie aucune que la jeune femme décide de partir au Sénégal avec Mamadou, après la fin des études de droit de celui-ci. Mais sur le bateau qui les emmène vers le Sénégal, Juletane découvre que son mari est déjà marié à une femme du pays, et de surcroît, père d'une fille de cinq ans.

Voilà que la narratrice/romancière introduit dans le foyer un élément étranger qui risque de compromettre l'harmonie conjugale. Suite à cette découverte, Juletane, ne voulant pas « d'une moitié de mari, ni enlever à une petite fille son père », prend la décision de rebrousser chemin une fois le bateau arrivé au Sénégal (Juletane, p. 47). Cette décision bien courageuse ne sera pas exécutée tellement la réception qu'on accorde à l'Antillaise à son débarquement est flatteuse. Elle confie :

    « Le jour de mon arrivée dans ce pays, rien ne se passa comme je l'avais imaginé. Je ne fus pas mal reçue par la famille, bien au contraire. Dès que nous eûmes mis pied à terre, toute une foule de tantes, cousines, sœurs, et même ma rivale, me prirent la main, m'embrassèrent (en) me comblant certainement de paroles de bienvenue » (Juletane, p. 45).

Si les circonstances de rencontre, d'amour, de mariage et de réception de ces deux femmes antillaises sont si divergentes, leurs itinéraires convergent dans le malheur. [PAGE 30]

Marie-Hélène, dans Une saison à Rihata, provoque un drame dans la famille. Elle séduit le jeune frère de son mari et couche avec lui pour se venger d'un mari volage. Suite à cet incident, l'arrêt des anciens réunis pour l'occasion est formel : qu'elle s'éloigne avec le fils de sa feue sœur :

    « Qu'ils rejoignent les rives marécageuses où ils avaient vu le jour ! Et que les miasmes de fièvre et de corruption qu'ils avaient sécrétés s'évanouissent avec eux » (Rihata, p. 72).

Grâce au courage de son mari qui s'oppose à cette sentence, elle n'est pas expulsée. Cependant, les dégâts sont déjà provoqués et les rapports entre les époux sont envenimés. A part l'œuvre de chair, rien n'unit plus Marie-Hélène et Zek.

Les rapports entre Marie-Hélène et son entourage n'inspirent pas non plus confiance. Son comportement est tel qu'on lui donne le surnom de « celle-qui-vient-d'ailleurs », capable par conséquent de tout et qui le prouve .

    « (Elle) ne faisait rien de ses dix doigts, ( ... ) se levait quand le soleil était déjà haut dans le ciel, ( ... ) n'entrait jamais à la cuisine où les boys avaient carte blanche et ( ... ) fumait à en avoir les doigts tâchés de jaune ! » (Rihata, p. 18).

Marie-Hélène complique sa situation en dédaignant toutes les tentatives de sa belle-mère de lui donner un coup de main dans le déroulement des affaires tant sociales que familiales. Son intégration dans la communauté qui l'accueille est ainsi compromise. Elle reste une énigme pour les gens.

    « Quelle énigme que cette femme ! (s'écrie la belle-mère). Etaient-elles toutes pareilles dans son pays ?... D'anciens esclaves arrachés à l'Afrique, devenus pareils aux Blancs et se croyant supérieurs aux Africains dont ils étaient issus. Quel micmac ! » (Rihata, p. 128). [PAGE 31]

Quant à Juletane, la femme du polygame, quatre mots résument les grandes lignes de sa vie conjugale : l'incompréhension, la folie, le fatalisme et la tragédie.

La duplicité de Mamadou est un coup dur pour l'Antillaise, néanmoins, elle se trouve dans l'incapacité de plier bagages et partir. Cette indécision résulte d'un compromis au sein de la famille :

    « Je devais accepter un mari pendant cinq jours, dit-elle puisqu'Awa (l'autre femme) consentait à le recevoir durant les week-ends au village » (Juletane, p. 48).

Mais malgré ce compromis, censé être avantageux pour elle, l'Antillaise semble être perdue d'avance. Elle ne comprend plus rien à son entourage, elle dit qu'elle a l'impression d'être arrivée sur une autre planète (Juletane, p. 48).

Ce qui intrigue l'Antillaise surtout, c'est l'attitude de sa co-épouse. Awa est toute gentillesse et ne ressent aucune rancune envers sa rivale – « Femme naturellement douce, généreuse et soumise, la polygamie faisait partie de sa culture; elle acceptait volontiers de partager son mari » (Juletane, p. 71). Awa essaie même de raisonner l'étrangère :

    « Elle faisait tout pour que je me sente à l'aise, dit Juletane, (elle était) vraiment très surprise de mon comportement, ne comprenant pas que je refuse mon mari les (...) jours où il me revenait de droit dans mon lit (...) (Juletane, p. 73).

Mais la différence entre les deux femmes est grande :

    « Pour moi, dit l'Antillaise, un mari était pardessus tout l'être le plus intime, l'autre soi-même, ce n'était pas une chose qui se prêtait, qui se partageait » (Juletane, p. 48).

Dans une telle atmosphère, il n'est pas étonnant que Juletane sombre dans une crise de folie chaque fois que Mamadou s'en va dans le lit de l'autre femme. Pour comble de malheur, après la perte de l'enfant de Juletane, [PAGE 32] l'égoïste mari va prendre une troisième femme. C'est le coup de grâce. Juletane devient complètement folle. Tantôt enfermée dans sa chambre. tantôt dans le lit de l'hôpital, son aventure ne peut se terminer que dans la tragédie. La vengeance de « la folle » frappe toute la famille, coûtant par le même coup la vie à Mamadou. Juletane, de son côté, meurt dans un asile psychiatrique.

Une aventure impossible ou un choix incompatible ?

Après lecture de ces romans, on se sent en droit de se poser quelques questions. Les romans constituent-ils une démonstration suivant laquelle, entre les Antillaises et les Africains, la différence de pratiques socio-culturelles est telle que fonder un couple afro-antillais heureux serait impossible ?

Certes, l'évidence de trois siècles de temps et de milliers de kilomètres de distance ne pardonne guère. Il serait alors insensé de nier les effets parfois négatifs des différences socio-culturelles dans un mariage transculturel de ce genre; comme il serait également insensé pour un romancier camerounais ou ghanéen de prétendre que les mariages entre les gens du Sud et ceux du Nord iraient sans quelques heurts socio-culturels.

Cependant, expliquer l'échec des couples Zek/Marie-Hélène et Mamadou/Juletane par les seuls arguments socio-culturels constitue une faute. Il suffit de lire, entre autres romans, Les deux mères de Guillaume Ismaël Dzewatama futur camionneur[14] de Mongo Beti, pour se convaincre qu'un couple muni de bonne volonté peut vaincre les obstacles socio-culturels.

Un examen attentif des deux foyers dépeints dans les romans de M. Condé et de M. Warner-Vieyra montrera que les problèmes se situent au-delà du domaine culturel.

Le mariage de Marie-Hélène et de Zek est empoisonné par un incident; l'adultère avec le frère de Zek. D'après le narrateur, l'Antillaise n'en est pas à son premier coup. A Paris, elle sortait secrètement avec le fiancé de sa [PAGE 33] sœur cadette, Delphine. Lorsque l'affaire avait éclaté au grand jour, Dephine, qui était enceinte des œuvres du perfide financé, se donna la mort (Rihata, p. 131). La liberté sexuelle à l'Antillaise, à notre avis, est un défaut personnel qu'il ne faut pas interpréter comme un trait culturel antillais[15].

Marie-Hélène nous semble donc être une femme qui n'aime pas son mari et qui le prouve par les mots et par les actes. Son histoire n'est pas celle d'une femme qui est, malgré elle, culturellement ou socialement séparée de son mari. Le tort de Zek est d'avoir épousé une femme qui ne l'aime pas.

Dans Juletane, les drames du couple afro-antillais sont déclenchés par la duplicité du mari, Mamadou. Celui-ci, plus lâche que faux, n'a pas osé dire la vérité à sa femme. Plus égoïste que cruel, il ajoute à volonté des femmes à son ménage au détriment d'une étrangère arrachée à d'autres cieux. Il ne peut en aucun cas être le prototype du polygame traditionnel. Le fait est que Mamadou, diplômé en droit, donc un évolué (au même titre que Juletane, sa femme), ne peut plus jouer le rôle de l'e traditionnel sénégalais; son incursion dans une institution qui n'est plus faite pour lui constitue un anachronisme.

L'Antillaise, de son côté, constitue une énigme pour le lecteur. Son refus de partager son mari avec une autre femme émane-t-il d'une vision du monde propre à sa société d'origine ou est-il le point de vue d'une femme évoluée ? Ou bien, posons autrement la question : la société antillaise est-elle (complètement) étrangère à la polygamie ?[16]. [PAGE 34]

A en croire les romanciers antillais (Simone Schwarz-Bart, Joseph Zobel, Michèle Lacrosil, pour ne citer que ceux-ci)[17], la situation précaire de plusieurs familles antillaises est la conséquence directe d'un certain « don juanisme » des hommes[18], qui pour ne pas être la polygamie légalisée n'en est pas moins « le partage » d'un homme entre plusieurs femmes. Le plus éprouvant souci des femmes antillaises, c'est la façon de retenir leurs hommes auprès d'elles. C'est compte tenu de cet état de choses que Maryse Condé fait dans La parole des femmes l'observation suivante à propos des familles antillaises :

    « Les rapports familiaux de type occidental (ménage monogamique, familles nucléaires ... ) n'existent qu'au sein de la petite bourgeoisie urbaine et le monde rural possède ses règles et ses pratiques »[19].

Or, malgré l'impression que veut donner Juletane, suivant laquelle la polygamie serait inconnue dans sa société d'origine (Juletane, p. 71), force est de conclure que les deux sociétés auxquelles appartiennent Mamadou et son épouse connaissent d'une manière ou d'une autre le phénomène. Leur capacité de la pratiquer avec bonheur est une autre question. Juletane, peut-on donc dire, supporte mal de partager son mari, non parce qu'elle est Antillaise, partant se serait trouvée dans une situation socio-culturelle absolument inconnue d'elle, mais parce que c'est son choix personnel, le choix d'une évoluée[20]. [PAGE 35]

La tragédie du foyer de Mamadou et de Juletane ne vient pas d'un choc de cultures. Elle est l'émanation d'une duplicité, et d'un choix personnel tant mal défini que mal exécuté. Si Juletane refuse psychologiquement le fait accompli, elle ne refuse pas moins de repartir pour la France malgré les fermes déterminations prononcées sur le bateau.

Le comportement de ce personnage velléitaire n'est-il pas expliqué par autre chose ? Il apparaît dans certaines scènes du roman qu'au centre du calvaire de l'Antillaise se situe aussi le problème fondamental du déterminisme et de la liberté individuelle. La vie de Juletane est-elle déjà déterminée de là-haut ou peut-on en changer le cours ici-bas ?

Question éculée sur laquelle on ne reviendrait pas si elle n'était pour rien dans le dénouement dramatique du récit. Juletane dit ceci de sa naissance :

    « Contrairement à la croyance qui prédomine, attribuant une influence certaine aux signes du Zodiaque du jour de la naissance, dans mon cas, c'est la date de conception qui doit être pour quelque chose dans mes traits de caractère et sur le cours de ma vie. Mon père n'avait pas respecté la coutume, en rendant hommage à sa jeune femme, et me procréa avec toute la malédiction de l'église du bourg. En naissant, j'étais déjà victime des éléments ( ... ) » (Juletane, p. 13).

Le cours de sa vie est, selon elle, déterminé d'avance. Le fait que Juletane est orpheline renforce en elle ce sentiment fataliste. Il était donc écrit qu'elle serait trompée, qu'elle serait misérable. Rien à y faire. En adoptant par avance cette attitude, elle se prive de la seule arme qui aurait pu la sauver d'un mari qui l'a trompée : la révolte pour redresser le tort.

Le narrateur de Things fall apart de Chinua Achebe fait comprendre que lorsqu'un homme dit « oui », son [PAGE 36] dieu dit aussi « oui »[21]. Le vouloir est donc déterminant. Juletane a dit « oui » à la fatalité. Et l'on voit dans le roman que cette fatalité ajoute à la confusion de son foyer. C'est ainsi que malgré sa répugnance pour la polygamie, elle devient enceinte et, pour un moment, est heureuse, mais renversée par une voiture, elle perd l'enfant. L'accident est mis sur le coup du déterminisme (Juletane, p. 68)[22].

Ce sentiment de déterminisme absolu, allié à une indécision paralysante qui habite Juletane, résulte d'une vague folie derrière laquelle elle se cache pour se détruire, mais pas sans avoir auparavant anéanti toute la famille.

Autant Mamadou est un mauvais représentant de l'homme sénégalais (évolué ou traditionnel), autant Juletane reste une pauvre ambassadrice des femmes antillaises. La littérature antillaise nous apprend qu'à force de savoir résister, les femmes antillaises entonnent l'hymne au triomphe du beau sexe.

En effet, un proverbe antillais recommande ceci à la femme : « Attache solidement tes reins comme une maîtresse savane parce que femme tombée n'a jamais désespéré... »[23].

Contrairement aux autres femmes antillaises, Juletane est une femme qui tombe et qui reste dans la gadoue.

Juletane, à notre avis, est donc le récit d'un ménage trans-culturel dont les membres connaissent mal ce qu'ils veulent et par conséquent ne peuvent assumer leurs responsabilités.

Quels enseignements tirer des malheureuses expériences de ces couples afro-antillais ? C'est que la ferme volonté de réussir est aussi indispensable à un ménage que l'amour qui en constitue la base première.

Comme nous l'avons déjà dit, M. Condé et M. Warner-Vieyra sont à notre connaissance, les premières Antillaises à s'interroger sérieusement sur cette problématique. [PAGE 37]

Les deux romancières n'inspirent pas trop l'optimisme. Faut-il pour autant conclure sur une note négative ? Nous croyons plutôt que les romancières reconnaissent les problèmes que posent les mariages en général, et les mariages trans-culturels en particulier. La phrase de Baronne Garat mise en exergue de Juletane en dit long là-dessus :

« Rien n'est plus éloigné d'un rêve qu'un mari. »

Pour les romancières, autant vaut reposer les problèmes dans le cadre des romans pour que les lecteurs puissent se chercher les réponses. N'est-il pas évident que, dans un monde où la nécessité d'une solidarité entre « les damnés de la terre » est plus que jamais ressentie, les œuvres comme celles de M. Condé et de M. Warner-Vieyra sont révélatrices ?

Sunday OKPANACHI
Centre d'Etudes littéraires maghrébines et afro-antillaises
Université de Bordeaux III
33405 Talence


[1] Maryse Condé, Une saison à Rihata, Paris, Ed. Robert Laffont, 1981, 215 p. (Coll. Chemins d'identité).
Myriam Warner-Vieyra, Juletane, Paris, Ed. Présence Africaine, 1982, 143 p. Dans cet article, il s'agit bien sûr des Antilles françaises.

[2] Voir entre autres :
René Maran, Un homme pareil aux autres, Paris, Ed. Albin Michel, 1947, 252 p.
Jean-Louis Baghid'o, Le colibri blanc, Paris, Ed. Caribéennes, 1980, 305 p.
Paul Niger, Les puissants, Paris, Ed. du Scorpion, 1958, 221 p.

[3] Maryse Condé, mariée à un Guinéen, enseigna en Guinée, puis au Ghana qu'elle quitta après la chute de N'Krumah en 1966. Retournée par la suite au Sénégal comme enseignante, elle dut repartir pour la France en 1970. Quant à sa compatriote, Myriam Warner-Vieyra, elle vit au Sénégal depuis une vingtaine d'années. Signalons toutefois que la dramaturge ghanéenne, Ata Aidoo, traite d'un thème relatif, celui du mariage d'une Noire américaine avec un Ghanéen, dans The Dilema of a ghost, New York, Collier Books, 1965.

[4] L'envers de la problématique – les rapports entre l'homme antillais et la femme africaine – a été plus ou moins évoqué dans les romans cités en note 2 ci-dessus.

[5] Maryse Condé, La parole de femmes, p. 3.

[6] F. Fanon, Peau noire, masques blancs, p. 6.

[7] G. Corzani, « Guadeloupe et Martinique : la difficile voie de la Négritude et de l'Antillannité », in Présence Africaine, no 76, 1970, p. 21.

[8] Dans la société esclavagiste, il était évidemment plus facile à la femme noire d'éclaircir la peau de sa progéniture en couchant avec le maître blanc, qu'il l'était pour l'homme noir de coucher avec la maîtresse blanche dans le même but.

[9] Mayotte Capecia, Je suis Martiniquaise, p. 202.

[10] Salvat Etchart, Le monde tel qu'il est, Paris, Ed. Mercure de France, 1967.
Voir aussi renvoi note 17 ci-dessous.

[11] Julie Liras, Identité antillaise, p. 95.

[12] C. Beauvue-Fougerollas. Les femmes antillaises, p. 91.

[13] Pour éviter des renvois incessants en bas de page, nous proposons de mettre entre parenthèses le numéro de la page du roman en question, immédiatement après la citation; par exemple (Rihata, p ... ), (Juletane, p ... ).

[14] Mongo Beti, Les deux mères de Guillaume Ismaël Dzewatama futur camionneur, Paris, Ed. Buchet/Chastel, 1980, 200 p.

[15] Certains soutiendraient le contraire, et diraient que c'est la marque de « la liberté sexuelle héritée de la période esclavagiste »; mais le fait que la sœur de Marie-Hélène s'en était suicidée en guise de protestation ne constitue-t-il pas une preuve que le comportement de Marie-Hélène ne doit pas être généralisé à sa société d'origine ? Voir A. Ntonfo, L'homme et l'identité dans le roman des Antilles et Guyane françaises, p. 108.

[16] Nous avons à l'esprit la double implication du mot : la polygamie comme institution légalisée et la polygamie frappée d'interdit légal mais jouissant d'une complaisance morale parce que pratiquée dans la réalité.

[17] Simone Schwaz-Bart, Pluie et vent sur Télumée Miracle, Paris, Ed. du Seuil, 1972, 284 p. (Coll. Points).
Joseph Zobel, La rue Cases-nègres, Paris, Présence Africaine, 1974, 240 p. Michèle Lacrosil, Demain Jab-Herma, Ed. Gallimard, 1967, 256 p.

[18] Julie Lirus, Identité antillaise, p. 28.

[19] Maryse Condé, La parole des femmes, p. 37. Voir aussi France Alibar et Pierrette Lembeye-Boy, La condition féminine aux Antilles, vol. II, surtout le chap. III : « Polygamies », pp. 9-49.

[20] Cette interprétation trouve également son appui dans Hérémakhonon, l'autre roman de M. Condé, où la narratrice antillaise, Véronica, une évoluée, fait un choix contraire à celui de Juletane. Elle choisit de partager le ministre Ibrahim Sory avec sa légitime. Par contre, dans Les héritiers de la Presqu'île, de Bertène Juminer, Mado, une évoluée sénégalaise, divorce d'avec son mari, au lieu de le partager avec une autre femme.

[21] Chinua Achebe, Things fall apart, Londres, Heinemann, 1958.

[22] Sans aller jusqu'à conclure que Warner-Vieyra est une romancière fataliste, on peut constater quand même que le déterminisme reste un élément important dans ses écrits. Le Quimboiseur l'avait dit.... son premier roman, est significatif à cet égard.

[23] Solange Maugarny, « Femmes imaginaires – Imaginaire de la femme » in Itinéraires et contacts de cultures, vol. 3, p. 87.