© Peuples Noirs Peuples Africains no. 46 (1985) 10-26



VOIX SOUTERRAINES
Louise Michel et la Nouvelle-Calédonie

Christiane ACHOUR

A l'heure de la décolonisation en Nouvelle-Calédonie, un retour dans le passé : vingt ans après l'annexion de l'île, une déportée de la Commune, Louise Michel, tentait de faire entendre la voix canaque à ses compatriotes...

On a pu dire des poèmes de Louise Michel qu'ils « correspondaient à des éphémérides en rouge et noir d'un temps révolutionnaire désaccordé au temps réactionnaire, se nourrissant de son propre rituel, se déplaçant selon une trajectoire propre et selon son propre rythme »[1].

Poèmes, récits, souvenirs : les écrits de Louise Michel sont moins connus que le personnage ou du moins la légende qui s'est créée autour de lui. « Temps révolutionnaire désaccordé au temps réactionnaire »... tout de suite, nous pensons à la Commune de Paris... Mais, ici, c'est l'au-delà de la Commune ou du moins l'un de ses dénouements tragiques que nous voulons interroger : la déportation. De cette déportation naît une œuvre poétique, Les Océaniennes et Le Livre du Bagne (1873-1880) qui marquent « un répit dans son inspiration sociale. Quand la plupart des poètes déportés se plaignent, dans leurs vers, de leurs conditions d'existence et restent sourds à [PAGE 11] l'appel de la nature ( ... ) Louise Michel, la fille de l'Est, est secouée par les beautés du paysage calédonien ( ... ) sa capacité de sublimation est immense et l'esthétique l'emporte alors sur le politique »[2].

Accalmie de la parole sociale, refuge esthétique dans la création poétique ? Sans doute, mais ses mémoires et ses publications de l'époque disent autre chose. C'est cet autre versant que nous voudrions rappeler et analyser[3].

Déjà le 2 mai 1861 dans un poème, Serment – Les Noirs devant le gibet de John Brown –, Louise Michel prenait position dans la guerre de sécession :

    « Frères, il est donc vrai, la guerre est déclarée.
    Venez... Qui d'entre nous, pour la cause sacrée,
    Ne donnerait cent fois son sang ?
    (...)
    L'éclair du glaive reste en sillon de lumière,
    Et quand le juste meurt, sa parole dernière,
    Dans l'air retentit nuit et jour.
    (...)
    Et le peuple, prenant la nuit, au gibet sombre,
    Le linceul de l'esclave et l'agitant dans l'ombre,
    En fait surgir la Liberté »[4].

La reconnaissance de cette lutte et la solidarité que le poème exprime (même si la forme déclamatoire sans grande innovation poétique dans le courant romantique n'a rien de remarquable) sont évidentes. Solidaire de ses « frères noirs », comment va-t-elle réagir vis-à-vis de cet autre « peuple noir » qu'elle découvre en Nouvelle-Calédonie ? Comment la femme d'action et l'artiste fusionnent-elles pour nous dire cette expérience insulaire ?[5]. [PAGE 12]

    « Par la petite passe, c'est-à-dire par une des brèches du double rempart de corail qui enserre la Nouvelle-Calédonie, nous pénétrons dans Nouméa.

    Ici, comme à Rome, il y a sept petites collines bleuâtres sous le ciel d'un bleu intense, plus loin le mont d'Or aux crevasses rouges de terre aurifère et, tout autour, des sommets. Je crois que je suis plus qu'à demi sauvage, car ces cimes arides, ces gorges arrachées, béantes encore, d'un cataclysme, ces cônes dont la flamme a jailli ou jaillira, tout ce désert me plaît »[6].

Paysage aux intenses couleurs et au relief violent qui, d'emblée, comble la révoltée... Une terre – la sienne pour combien de temps ? – où, au lieu de se lamenter, Louise Michel va vivre, lutter[7] et surtout découvrir ce pays avec toute l'ouverture que lui permettent ses conditions objectives de prisonnière et les limites de sa formation. C'est dans ses Mémoires (1886) et dans ses Légendes et Chants de gestes canaques (Paris, Kéva, 1885) que nous pouvons apprécier cette curiosité participante.

Une fervente de l'océan et de la nature calédonienne

L'attachement à un pays se traduit d'abord par l'attachement [PAGE 13] aux sites naturels et à l'immensité océanique qui, ici, les enlace de toutes parts.

    « La nuit tombe sur la baie silencieuse
    Et dans l'ombre aboient les brisants
    O mer ! devant toi l'esprit s'apaise
    Souffrir même n'est plus rien, savoir est tout. »

C'est ainsi que commence le poème d'ouverture de ses récits canaques[8]. Ses Mémoires sont scandées d'évocations de l'Océan.

Viennent ensuite des descriptions précises et détaillés, illustrées de croquis faits par l'auteur de lieux précis, de sites, de la flore, de la faune, des richesses du pays (mines, bois précieux) : ces pages ont le tour très didactique de leçons de géographie (la plume de l'institutrice ... ) mais en ont aussi la force persuasive par l'interpellation du lecteur face auquel l'énonciatrice se situe sans ambiguïté :

« Je ne sais pourquoi je préfère à vos fruits d'Europe nos pommes d'acajou, qui sentent un peu le vert, les figues qui sentent la cendre, les prunes sauvages dont la chair n'est qu'une pellicule, et les mûres blanches, qui ne sentent rien, des grandes ronces de la forêt »[9]. Ces notations sur l'environnement naturel sont chargées de lyrisme (cf. Paysage calédonien) et de nostalgie (Le Cimetière des Déportés)[10] Elles reviennent également dans ses Mémoires (pp. 223 à 233) où s'intégrant au matériau poétique elles nourrissent les métaphores révolutionnaires.

Ainsi des cyclones...

« Et les cyclones ? Quand on les a vus on est blasé sur les terribles splendeurs de la fureur des éléments »; la description qui suit claque comme un drapeau de la Commune : « Parfois un éclair immense et rouge déchire l'ombre ou fait voir une seule lueur de pourpre sur laquelle flotte, comme un crêpe, le noir des flots » (p. 230).

L'analogie alors ne surprend plus : « Vienne le cyclone [PAGE 14] révolutionnaire, le peuple apprendra aussi la vie nouvelle » (p. 225).

Ainsi des tempêtes...

Citons « Océanide », poème écrit en Nouvelle-Calédonie :

    « Avec les vagues, sous la houle,
    Les temps présents, les temps passés
    Se mêlent et viennent en foule,
    Montant au cœur à flots pressés,
    Et tout ce qui vit sur la terre,
    Et tout ce qui dort sous les eaux,
    Lève le voile du mystère
    Et parle avec la voix des flots »

ainsi des niaoulis... (si souvent évoqués dans sa poésie).

Les lendemains radieux, la foi dans un monde transformé prennent le détour de la comparaison végétale : « J'ai vu là-bas, dans les forêts calédoniennes, s'effondrer tout à coup, avec un craquement doux de tronc pourri, de vieux niaoulis qui avaient vécu leur quasi éternité d'arbres. Quand le tourbillon de poussière a disparu, il ne reste plus qu'un amas de cendre ( ... )

Ainsi, nous habitons le vieil arbre social, que l'on s'entête à croire bien vivant, tandis que le moindre souffle l'anéantira et en dispersera les cendres » (p. 80).

La nature calédonienne est bien devenue nourriture de son imagination poétique et de sa foi révolutionnaire.

L'ambivalence d'un regard dans le courant d'une époque

    « Sous les niaoulis, les arbres des tribus,
    Nous écoutons les flots aux murmures confus
    (...)
    Et de ces races primitives,
    Se mêlant au vieux sang humain,
    Sortiront des forces actives
    L'homme monte comme le grain »[11]. [PAGE 15]

De cette nature sauvage, luxuriante et terrible il n'y a qu'un pas pour parler de ce peuple « naturel », pas que Louise Michel franchit sans réticence et qui témoigne de l'ambivalence de sa position. Romantisme de l'expression, romantisme de la pensée : sauvage, primitif, enfant, balbutiement, tous ces termes trahissent, comme d'autres textes du XIXe siècle, un paternalisme certain, une distance entre le sujet et ce dont il parle. Louise Michel développe à différents moments l'idée bien ancrée au XIXe siècle d'une possible régénérescence des « vieilles » races par le naturel et la spontanéité des primitifs... On retrouve chez Louise Michel « les grandes entités du romantisme révolutionnaire (l'Homme, l'Humanité, les Peuples, l'Intelligence, le Progrès, le Droit, etc.) » mais différemment de chez Hugo ou Michelet car son expression est toujours anti-bourgeoise. Elle s'inscrit bien dans un romantisme prométhéen porté par sa confiance et sa croyance en l'Homme[12] mais ce qui la différencie de ses contemporains c'est quelle assimile périphérie nationale et périphérie coloniale. La redynamisation des peuples viendra aussi des « sauvages » et pas seulement du peuple à la périphérie de l'ordre social des vieilles nations. Il n'y a pas rejet de la différence et crispation sur sa supériorité de « blanche », d'« européenne » mais curiosité pour l'autre et écoute de la différence.

On assiste donc à une rencontre, assez rare chez le même écrivain, entre « la distance du dehors » et « la distance du dedans »[13], sans doute parce que Louise Michel est issue de la périphérie et que son instruction n'a pas été intégration au centre et donc à la culture dominante mais arme pour rêver d'un pouvoir conquis, pour rendre l'opprimé maître de son destin.

Comme pour certains de ses contemporains, le peuple est bien, pour elle, créateur et dépositaire d'une culture et d'un art spécifiques par opposition à la culture et à l'art des classes « lettrées »[14] et son exaltation souligne [PAGE 16] la place qu'il « doit occuper dans l'avenir de l'humanité »[15]. En ce sens, l'admiration que Louise Michel porta toute sa vie à Victor Hugo ne peut nous étonner : Lumière pour les ténébreux ! ainsi progressera l'Humanité... Louise Michel adhère avec exaltation à un tel programme.

Mais cette exaltation du peuple s'inscrit chez elle dans un combat politique : son engagement la protège d'une idéalisation sans but et l'incite à un investissement militant de cette proclamation de paroles souterraines : la sienne, celles des autres opprimés.

Son appartenance jamais distancée à la périphérie la garantit contre le complexe de supériorité, germe de tout racisme. Cette périphérie, elle la vit, à tous les niveaux :

– familial : Louise Michel est une bâtarde et refusera toujours le mariage;

– géographique : Louise Michel est une provinciale;

– professionnel : institutrice sans poste car refusant de prêter serment à l'Empire, elle est acculée au cachet dans des écoles privées; en Nouvelle-Calédonie, elle dispensera un enseignement laïque dans un environnement éducatif entièrement aux mains des religieux;

– culturel : autodidacte, femme écrivain, poète et musicien;

– politique, enfin, par son militantisme.

De sa culture régionale à la culture canaque

    « Allons, levez-vous tous, les héros des légendes des temps qui vont surgir » (p. 163).

Au début de ses Mémoires, Louise Michel utilise pour se remémorer son enfance des feuillets d'une Haute-Marne légendaire qu'elle aurait consultée alors, en compagnie de Marie Verdet. Cette dernière est introduite dans le texte par son langage (français patoisant) qui la différencie et la singularise par rapport à la langue dominante [PAGE 17] du texte et ce, sans aucune péjoration, bien au contraire. Louise Michel se plaît à rappeler à différentes reprises cette formation essentielle par les chants et les légendes :

« Lors même qu'il n'y aurait pas eu un peu d'atavisme dans ma facilité à rimer, qui ne serait pas devenu poète, dans ce pays de Champagne et de Lorraine, où les vents soufflent en bardits de révolte et d'amour ! » (p. 38).

Elle reproduit des textes, puis les traduit mot à mot et les met en parallèle pour souligner la filiation de l'inspiration poétique. Ces textes, elle les tient de cette Marie Verdet, centenaire du pays qui en connaît l'histoire et les légendes. En « ethnologue » régionale avant la lettre, elle mêle et confronte ses souvenirs à la mémoire de la centenaire et aux ouvrages de la région. Si elle prend ses distances par rapport à l'authenticité historique de l'information que livre ce savoir populaire, elle adhère totalement à sa profonde poéticité et à sa force symbolique.

Ainsi la Haute-Marne prépare la Calédonie : « Après bien du temps, à travers bien des flots, une de leurs chansons, l'âgé na du bas (L'oiseau noir du bois) me revenait dans les cyclones » (p. 38). Le poète s'empare de la voix collective du passé pour dire son présent.

L'héritage culturel est fièrement et clairement revendiqué, pointant une marginalité supplémentaire dans sa vie ! De là nous semble venir sa résistance constante au centralisme culturel bourgeois; elle ne flirte pas avec la culture populaire, elle en vit. Son œuvre est une tentative pour faire entendre les voix étouffées (la sienne parmi les autres) des périphéries.

Les soirées à l'écrégne lui ont permis de s'imprégner de cette parole du terroir : « Marie Verdet posait son tricot sur ses genoux; ses yeux se dilataient sous sa coiffe, avancée comme un toit, et les histoires de revenants : le feullot, les lavandières blanches, la combe aux sorcières, dites de sa voix cassée de quasi centenaire, avaient là le cadre qui leur convenait » (p. 157).

Mais c'est là aussi qu'elle entend des témoignages de vie de paysannes et de là que date sa « révolte contre les inégalités sociales » et contre la résignation de l'opprimé. [PAGE 18]

Ainsi, elle ne cesse dans ses textes de « houspiller » les paysans : « pourquoi labourer pour les maîtres qui vous oppriment » (p. 171) et ailleurs, elle écrit, « cette stupidité de troupeau m'effarait » (p. 159)[16].

Aussi, si elle partage avec certains romantiques la conception du peuple-avenir, et y inclut le peuple canaque, il n'y a pas chez elle idéalisation bêtifiante de la ruralité.

Au rythme du vécu

Dès son arrivée en Nouvelle-Calédonie, au repas chez Rochefort, elle fait la connaissance de Daoumi, Canaque de Sifou qui, à sa demande, chante une chanson de guerre : « Ce chant que Daoumi disait de cette douce voix des Canaques et qu'il me traduisit avec un superbe aplomb, me parut beau; en voici les paroles » (pp. 204-205). Elle retrouve « tout naturellement » la position d'écoute et de transmission qu'elle avait eue auparavant dans sa région.

Dès cette présentation, elle insiste sur l'ancienneté de ce peuple non sans parsemer son texte de qualificatifs marqués : ainsi la toilette européenne de Daoumi dépare « sa fière tête de sauvage » et son frère est « un magnifique sauvage aux dents étincelantes, aux larges prunelles phosphorescentes, vêtu complètement en canaque, c'est-à-dire pas du tout et parlant difficilement notre langue moins douce que leurs dialectes » (p. 205). Plus loin encore, « le beau sauvage est vêtu en étrange Européen » (p. 206).

Regard ethnocentriste qui se remet en cause dans le temps même où il s'exprime par les réflexions sur la supériorité et l'infériorité des races (cf. p. 206). Après l'expérience de la répression de la Commune, il n'est pas sûr que les sauvages soient ceux que l'on nomme ainsi : « Nous ne pensions pas au voyage avec amertume. Ne valait-il pas mieux ne plus voir, en effet ? Je devais trouver [PAGE 19] bons les sauvages après ce que j'avais vu; là-bas, je trouvai meilleur le soleil calédonien que le soleil de France » (p. 141). Cette tentative de relativiser le couple antithétique civilisation vs barbarie est suffisamment rare à l'époque pour qu'on la note car les révolutionnaires à l'intérieur du territoire français deviennent rapidement des coloniaux persuadés de leur supériorité ethnique et défendant le bien-fondé de la colonisation !

La musique canaque capte tout particulièrement l'oreille de cette musicienne qui découvre alors le quart de ton tant chez les Canaques que chez les prisonniers algériens (les déportés après l'échec du soulèvement d'El Mokrani) : « On retrouve dans la musique arabe et dans les chants canaques le quart de ton que les cyclones ont donné aux Calédoniens, le simoun aux Arabes »[17]. Elle raconte, dans ses Mémoires, le tollé général qu'elle avait soulevé quand elle avait voulu intégrer un orchestre canaque au théâtre de fortune des déportés : « On m'accusa de sauvagerie » (p. 208).

L'arme du savoir

Ces ambiguïtés d'appréciation et de langage – Louise Michel n'échappe pas entièrement à son siècle ! – peuvent être relativisées lorsque l'on considère ses actions.

La première attitude de Louise Michel – nous l'avons vu plus haut – n'est pas de s'imposer mais d'écouter et d'apprendre. Elle instaure une sorte d'échange, d'enseignement mutuel en ouvrant son cours du dimanche pour les Canaques :

« Depuis cette première fois où j'avais vu Daoumi, je l'ai revu bien d'autres fois ( ... ) Il m'a raconté les légendes des tribus, m'a donné des vocabulaires et j'ai tâché de mon côté de lui dire ce que j'ai cru le plus nécessaire qu'il sût » (p. 205).

Cet intérêt ne s'amenuise pas au fil des années : « Après cinq ans de séjour à la presqu'île, je pus aller comme institutrice à Nouméa, où il m'était plus facile d'étudier le pays, où je pouvais voir des Canaques de diverses tribus; [PAGE 20] j'en avais à mes cours du dimanche toute une ruche chez moi » (p. 146).

Elle adhère tout à fait au projet de Daoumi et de son frère d'envisager l'enseignement comme acquisition d'une arme et non comme soporifique : ainsi elle a enseigné en France[18], ainsi elle enseigne en Nouvelle-Calédonie ! A son école du dimanche de Nouméa, elle prend donc « sur le vif la race canaque.

Eh bien ! elle n'est ni bête ni lâche, deux fameuses qualités par le siècle qui court ! » (p. 242). Elle évoque ensuite la curiosité, l'intelligence et les limites de ses élèves. Là encore notre lecture oscille entre l'admiration pour son ouverture d'esprit et l'agacement devant certaines formulations et la rapidité de ses notations. Elle est fermement convaincue que la voie vers le progrès passe par la science et considère qu'il y a du travail à faire pour conduire les Canaques au but :

« Si au lieu de civiliser les peuples enfants à coups de fusil, on envoyait dans les tribus des maîtres d'école ( ... ) il y a longtemps que les tribus, au lieu de cueillir le mirarem au clair de lune, auraient enterré la pierre de guerre » (pp. 243-244). On sait qu'en ces années où Louise Michel vit en Nouvelle-Calédonie, l'enseignement est entièrement aux mains des religieux[19] : « Auxiliaire de l'évangélisation, la scolarisation était aussi indissociablement le moyen d'instaurer la colonisation par-delà l'action militaire. L'efficace propre à l'école confessionnelle tenait à ce qu'elle assurait l'inféodation morale des Mélanésiens en diffusant la doctrine chrétienne, qui constituait l'unique idéologie susceptible d'amener ces derniers [PAGE 21] à intérioriser leur subordination ». Dans cet enseignement, la propagande religieuse l'emporte avantageusement sur la diffusion des connaissances[20]. Si l'on replace l'action de Louise Michel dans le contexte très clairement analysé dans l'article que nous venons de citer, elle est tout à fait marginale et en porte-à-faux. Ce n'est pas elle qui va diffuser l'idéologie chrétienne et sacrifier l'accès au savoir. Elle semble même avoir promis de revenir fonder une école au milieu des tribus (p. 123)...

Elle se place dans le rapport de force du bilinguisme colonial sans l'analyser clairement mais en pressentant, selon l'expression de Renée Balibar « qu'on ne peut exercer démocratiquement une langue nationale qu'en exerçant méthodiquement le pouvoir de traduction chez tous les citoyens ». On peut traiter d'utopie révolutionnaire, cette foi en la possibilité de faire partager un pouvoir linguistique dans la situation coloniale particulièrement inégale mais ces précisions donnent une autre coloration et une autre perspective à son expérience éducative calédonienne. Cette foi dans la possible participation à un pouvoir linguistique nous apparaît manifeste dans son souci d'adapter ses méthodes pédagogiques en tenant compte des habitudes et de la vision du monde des Canaques. Elle ne s'attarde guère sur ce qu'elle fait – par modestie plus que par oubli et le lecteur d'aujourd'hui en reste bien marri ! – mais un exemple est éloquent. Après avoir analysé le sens des nombres chez les Canaques (donc avoir accepté de relativiser sa propre habitude), elle conclut que l'enseignement des mathématiques doit commencer par l'algèbre et non par l'arithmétique (pp. 242-243).

C'est parce qu'elle croit, en laïque et en militante, à la marche de l'humanité à la lumière de la science qu'elle peut rester attentive à une différence sans la transformer en infériorité. A l'heure des souvenirs, « Eh bien, ce sont mes amis noirs surtout que je regrette, les sauvages aux yeux brillants, au cœur d'enfant. Eh bien, oui, je les aimais et je les aime, et ma foi ceux qui m'accusaient [PAGE 22] au temps de la révolte, de leur souhaiter la conquête de leur liberté avaient raison.

La conquête de leur Liberté ! Est-ce que c'est possible avant qu'ils aient donné de telles preuves d'intelligence et de courage.

Qu'on en finisse avec la supériorité qui ne se manifeste que par la destruction » (p. 244).

Soutien aux révoltés

Le regret dans l'allure accélérée que prend son récit de souvenirs s'accentue lorsqu'elle évoque 1878 :

« C'était justement à l'époque de la révolte des tribus, et je passais près des camarades pour être plus Canaque que les Canaques ( ... ) ce doit être cette fois-là que le poste descendit croyant à une émeute; il n'y avait que Bauër et moi discutant la question canaque ! » (p. 208). On aimerait connaître les termes d'une discussion aussi passionnée. Toutefois nous ne restons pas totalement sur notre faim puisqu'elle retient un geste hautement symbolique qui montre qu'elle a su conserver son idéal de liberté au-delà des frontières nationales ou européennes et l'a transféré sur un peuple si différent du sien. Le symbole de la Commune, l'écharpe rouge passe de ses mains à celles de ses amis :

« Cette écharpe, dérobée à toutes les recherches, cette écharpe rouge de la Commune, a été divisée là-bas, en deux morceaux, une nuit où deux Canaques, avant daller rejoindre les leurs, insurgés contre les Blancs, avaient voulu me dire adieu ( ... ) C'étaient des braves, de ceux que Blancs ou Noirs aiment, les Valkinis » (p. 201). On ne peut s'empêcher de rêver sur ce legs emblématique...[21].

Un témoignage essentiel de sa compréhension du soulèvement est donné dans ses Mémoires lorsqu'elle célèbre la mort de Hugo en la « télescopant » avec le chant du [PAGE 23] barde canaque à la mort du chef. Une incantation, sans coupures ni parasitages divers (ce qui est rare dans son texte), termine ce chapitre :

Andia, le barde blanc aux longs cheveux, Andia le Takala qui près d'Ataï, chantait et fut tué en combattant, était l'un des derniers, si ce n'est le dernier; son corps était tordu comme les troncs de niaoulis, mais son cœur était brave » (p. 239).

Louise Michel maudit ensuite tous les traîtres

« Ataï lui-même fut frappé par un traître. Que partout les traîtres soient maudits ! » (p. 239). Elle met en scène la trahison et conclut : « La tête d'Ataï fut envoyée à Paris; j'ignore ce que devint celle du barde.

Que sur leur mémoire tombe ce chant d'Andia :

    Le Takata, dans la forêt, a cueilli l'adouéke, l'herbe bouclier, au clair de lune, l'adouéke, l'herbe de guerre, la plante des spectres.
    Les guerriers se partagent l'adouéke qui rend terrible et charme les blessures.
    Les esprits soufflent la tempête, les esprits des pères; ils attendent les braves; amis ou ennemis, les braves sont les bienvenus par-delà la vie.
    Que ceux qui veulent vivre s'en aillent. Voilà la guerre; le sang va couler comme l'eau sur la terre; il faut que l'adouéke soit aussi de sang » (p. 240).

Cette évocation, à la fois hommage et incantation, fait écho aux premières pages de ce chapitre où Louise Michel rappelle que, sur la tombe de Hugo qui « offrit sa maison, à Bruxelles, aux fugitifs de l'abattoir », l'oraison funèbre a été confiée à Maxime Du Camp (de Satory ajoute-t-elle ... ), « pourvoyeur des tueries chaudes ou froides ». Le traître chante sur la tombe du Barde des bardes, l'horreur est à son comble !

Elle tente ainsi de couvrir de sa voix les paroles de l'assassin comme elle couvre, en citant le chant d'Andia, les échos mensongers de la mort d'Ataï et de la répression calédonienne. Ce n'est plus legs symbolique mais appropriation des chants de guerre et de mort pour dire son monde à partir du monde découvert. [PAGE 24]

Le legs culturel oublié

Mais c'est bien sûr avec ses Légendes et Chansons de gestes canaques que Louise Michel laissait le témoignage et l'apport le plus remarquables sur la Nouvelle-Calédonie. Pour ce XIXe siècle si riche en découvertes de cultures oubliées, minorisées, l'histoire littéraire n'omet jamais de rappeler pour Nerval, pour Sand, pour tant d'autres, leur moindre apport à cet enrichissement culturel, à cette revalorisation des cultures périphériques. Curieusement... Louise Michel est oubliée, que ce soit pour les recueils qui concernent sa région natale ou pour ces recueils canaques, les premiers du genre publiés.

Apprendre de cette terre et informer les « Amis d'Europe », « disons à la vieille Europe les récits de l'enfance de l'humanité », tel est son but. « C'est une bien petite parcelle de terre, mais il est bon quelquefois de prendre le microscope » (p. 183).

Nous avions vu précédemment que ce recueil comprenait toutes sortes d'informations sur la Nouvelle-Calédonie quant à ses sites et vie naturels. Il comprend aussi toute une recherche et une réflexion linguistique (relevés lexicaux, explication de termes, interrogation sur le phénomène de la traduction). L'ensemble constitue un fait assez isolé parmi les déportés et nous semble dépasser le simple geste muséophile de recueil de légendes.

« Daoumi, Canaque de Sifou, ce tayo (ami) de progrès » (p. 47) lui a transmis les légendes et chansons de geste que récitait Idara (qu'après hésitations, Louise Michel présente comme une « femme magnétiseur »). Comme elle l'avait fait pour Marie Verdet, elle décrit l'atmosphère "autour de la conteuse. Elle accompagne ses traductions-adaptations de commentaires comparatifs avec la littérature occidentale.

« Vous savez la légende de Faust ? Elle existe chez les Canaques comme dans la vieille Allemagne. Avec cette différence que le Faust avide de science, c'est une femme, Keidée la takata... » La modalisation de l'énonciation désigne bien la volonté d'apprivoiser le lecteur européen : il faut qu'il reconnaisse à ces productions un statut de création; et en conséquence le statut de peuple [PAGE 25] ayant droit à la liberté, à un peuple capable de créer. Les textes qu'elle donne sont variés et touchent à de nombreux aspects de la vision du monde canaque. Nous voudrions conclure en reproduisant le texte par lequel Louise Michel ouvre ses légendes parce que, dit-elle, il est le plus ancien.

    Les Blancs

    Quand les Blancs sont venus dans leurs grandes pirogues, nous les avons reçus en tayos frères, ils ont coupé les grands arbres pour attacher les ailes de leurs pirogues, cela ne nous faisait rien.

    Ils ont mangé l'igname dans la kenté (marmite) de la tribu nous en étions contents.

    Mais les Blancs se sont mis à prendre la bonne terre qui produit sans la remuer, ils ont emmené les jeunes gens et les popinées (femmes) pour les servir, ils ont pris tout ce que nous avions.

    Les Blancs nous promettaient le ciel et la terre, mais ils n'ont rien donné rien que la tristesse.

    Ils ont pris les échancrures du rivage où nous mettions nos pirogues, ils ont mis leurs villages près des cours d'eau, sous les cocotiers où nous mettions les nôtres.

    Ils marchent dans nos cultures avec mépris parce que nous n'avons que des bâtons pour retourner la terre, et pourtant ils avaient besoin de ce que nous avons et ils devaient être malheureux chez eux, pour venir d'aussi loin, de l'autre côté de l'eau, dans le pays des tribus.

    Qui donc vous mènent hommes blancs ?

    Quels souffles vous poussent ?

    Est-ce qu'un jour toutes les tribus se mêleront à travers les mers ?

    Tayos frappez les roseaux, Idara a parlé assez longtemps » (pp. 48 à 50).

Chanson de gestes exemplaire par son immersion historique alors qu'on se plaît le plus souvent à considérer ces productions « traditionnelles » comme a-temporelles. [PAGE 26]

Elle témoigne d'une prise en mains de l'histoire traduite sous la forme symbolique exigée par le genre mais faisant écho aux tentatives, réprimées dans le sang, de recouvrement de sa souveraineté par le peuple canaque.

Il n'est pas question de faire de Louise Michel autre chose que ce qu'elle a été ni de vivre sur le mode nostalgique l'oubli de l'histoire. Il s'agit plutôt de comprendre cet oubli, d'interroger ses textes, de les situer dans le contexte de l'époque : témoin participant, malheureusement bâillonné : pouvait-il en être autrement ? ne pouvant se faire entendre, comment pouvait-elle faire entendre son témoignage isolé sur cette terre nouvellement colonisée ?

Voix souterraine disant une autre voix souterraine, elle n'a pu ébranler les certitudes du champ culturel et idéologique institutionnalisé. Mais la relecture de ses textes permet de voir que le passé est porteur du présent et encore producteur de savoir.

Christiane ACHOUR
Université d'Alger
Juin 1985


[1] Louise Michel, A travers la vie et la mort, œuvre poétique, recueillie et présentée par Daniel Armogathe et Marion Piper, Maspero, 1982, p. 10.

[2] Id., pp. 17-18.

[3] Cet article ne peut être qu'une introduction. Les textes et en particulier Légendes et Chansons de geste canaques ne sont pas republiés. Ils peuvent être consultés à la Bibliothèque nationale à Paris (Microfiche m 10643). On sait également que si Louise Michel a beaucoup écrit elle a aussi beaucoup perdu à la suite de ses déplacements et de ses arrestations. Elle fait un recensement de ses œuvres des pp. 219 à 221de ses Mémoires.

[4] Pp. 65-66 du recueil cité en note 1.

[5] D'autres déportés l'ont vécue différemment. Dans les Mémoires d'un communard, Allemane décrit la cruauté de la vie en Nouvelle-Calédonie. Lissagaray y consacre un chapitre écrit d'après des témoignages dans son Histoire de la Commune de 1871; il évoque en particulier les conditions horribles de transport. Louise Michel faisait partie des condamnés en enceinte fortifiée (811 dont 6 femmes), « les blindés », non loin de Nouméa, sur la Grande Terre à la presqu'île Ducos. Le seul flash qu'il donne sur les Canaques est le suivant : « Sur ceux qui gagnaient la brousse, on lançait les Canaques armés de sagaies et de casse-tête. D'un flair incroyable, ils découvraient toujours le fugitif et le rapportaient lié sur un bâton par les quatre membres, comme un porc. » On appréciera d'autant la position de Louise Michel qui dépasse l'utilisation que l'administration pénitentiaire fait de quelques habitants de l'île. On situe mieux l'hostilité de ses camarades devant ses positions pro-canaques.

[6] P. 203, Mémoires, Maspero, 1979 (1re édition, 1886).

[7] De nombreuses manifestations de son féminisme s'expriment à cette occasion.

[8] Daté de la Baie N'ji le 26 juin 1875.

[9] Légendes et Chansons de geste canaques, p. 24.

[10] Pp. 134 et 135-136 du recueil cité en note 1.

[11] Id, p. 132.

[12] Cf. les chapitres que P. Barberis consacre au romantisme dans L''Histoire littéraire de la France, tome IV, 1" partie, Editions sociales, 1972, pp. 512 et sq.

[13] Notions empruntées à B. Mouralis, Les Contre-Littératures, P.U.F., 1975.

[14] Id., pp. 118-119.

[15] Id., p. 125.

[16] Cf. son roman Les Paysans, publié chez Carbillet en 1882, exemplaire incomplet à la B.N. de Paris. Commence par un appel : « Il est temps paysan, il est temps que, toi aussi, imitant l'exemple de ton frère le plébéien des villes, tu rassembles tes doléances, tes rancunes et tes colères » (p. 14).

[17] Légendes et Chansons de geste canaques, p. 12.

[18] Cf. ses débuts mouvementés comme institutrice à Audeloncourt en 1853. Le préfet la convoque, la menaçant de Cayenne et elle répond : « Quant à Cayenne, il m'eût été agréable d'y établir une maison d'éducation et ne pouvant pas faire moi-même les frais du voyage ( ... ) ce serait au contraire me faire un grand plaisir », p. 57. Elle a vingt-trois ans !

[19] Quelques rappels : choix de la Nouvelle-Calédonie comme colonie de peuplement, après l'Algérie. Vers 1850, la France cherchait un bagne. Depuis 1843, une poignée de missionnaires maristes français installés là firent de la Nouvelle-Calédonie « une candidate idéale » pour opposer à l'Australie britannique une France australe », cf. Alain Saussol », dans numéro spécial des Temps Modernes, mars 1985, pp. 1612 et sq.

[20] J.-M. Kohier, L.J.D. Wacquant, « La question scolaire en Nouvelle-Calédonie : idéologies et sociologie », pp. 1654 et sq., in : numéro spécial des Temps Modernes, mars 1985.

[21] Cf. l'article de D. Armogathe publié successivement dans Libération (29-1-1985) et Le Monde (8-2-1985), spécialiste de Louise Michel, signale que cette écharpe fut offerte au chef Ataï lui-même ( ?); il écrit également que « Louise condamne sans appel les exactions et expédie à Paris et en Angleterre des journaux clandestins qui divulguent le massacre ».