© Peuples Noirs Peuples Africains no. 46 (1985) 1-9



CUBA ET LA SCANDALEUSE PRATIQUE
DES TRADUCTIONS PIRATES

Mongo BETI

Je participais en juin dernier à une réunion internationale d'écrivains qui se tenait, comme tous les deux ans, à Helsinki, en Finlande. Quand vint le tour de parole du délégué cubain, un élégant jeune homme brun alla se poster devant le pupitre traditionnel et débita avec chaleur l'éloge convenu des progrès accomplis par la culture à Cuba depuis l'instauration du socialisme. Alors un participant noir, ressortissant américain, demanda la parole, s'avança vers le pupitre, et interpella ainsi l'orateur cubain :

– Camarade, j'ai été récemment invité à Mexico pour participer à une réunion d'écrivains comme celle-ci. Il y avait là tout le gratin de la littérature latino-américaine. On nous emmena à une soirée que donnait la Maison de Cuba, un édifice splendide, ma foi. Mais je ne tardai pas à constater que j'étais le seul homme noir de l'assistance. D'ailleurs chacun sait qu'il n'y a aucun homme noir dans votre Bureau politique bien que les Noirs forment le groupe majoritaire à Cuba. Je n'ai pas manqué d'interroger les responsables cubains présents ce soir-là sur cette anomalie. Savez-vous ce qu'ils m'ont répondu en substance ? Qu'il est utopique de se figurer qu'un état de la société vieux de plusieurs centaines d'années peut être transformé en deux temps et trois mouvements. Je leur fis alors remarquer que c'était là exactement la réponse que faisait Reagan, à l'époque gouverneur de la Californie, [PAGE 2] aux délégations des Black-Panthers. Alors, je vous pose la question à vous, puisque j'ai la chance de vous avoir là devant moi : ne pensez-vous pas, quant à vous, que le racisme est une attitude réactionnaire et anti-révolutionnaire ?

J'applaudis frénétiquement aux paroles d'Ishmael Reed, alors que je l'aurais hué il y a seulement six ans, persuadé qu'il avait de propos délibéré tenté de discréditer un pays socialiste qui faisait de son mieux pour mettre sa pratique en conformité avec sa théorie.

Il en va souvent ainsi avec les pays qui se disent socialistes : les hommes de bonne volonté doutent de leur imposture, en dépit des témoignages les plus accablants, jusqu'à ce qu'ils en soient eux-mêmes victimes.

Voici en effet six interminables années que j'essaie, sans le moindre succès, de me faire payer mes droits d'auteur par le ministre cubain de la Culture. Non que les responsables cubains contestent avoir publié mes romans; simplement ils s'abstiennent de répondre à mes requêtes; ou, s'ils y sont acculés, ils promettent de payer, sans jamais s'exécuter.

A l'instar de l'U.R.S.S. hier (ainsi d'ailleurs que des autres pays de l'Est, à l'exception de la R.D.A., la seule à se soumettre aux procédures normales en cette matière), avant qu'elle ne signe la Convention de Genève sur les droits d'auteur, les Cubains pratiquent aujourd'hui avec un cynisme total l'édition pirate, ce véritable gangstérisme.

Mais au contraire des Russes qui pirataient uniquement pour satisfaire la consommation intérieure, les Cubains, quant à eux, ont élevé cette activité à l'échelle internationale : ne se contentant pas de destiner les œuvres ainsi traduites à la consommation intérieure, ils les exportent aussi, engrangeant des devises, récoltant en somme des bénéfices sur une production qui ne leur appartient absolument pas, sur laquelle ils n'ont aucun droit, dont ils n'ont fait l'acquisition en aucune manière.

C'est en 1979 que, pour la première fois, j'appris qu'une de mes œuvres, traduite en espagnol et imprimée à Cuba, était commercialisée à Madrid, en Espagne. C'est un ami colombien, employé dans une librairie du Marais à Paris, qui m'en informa. Il me conseilla aussi d'écrire à la Maison de Cuba, à Madrid, pour en savoir plus, et même, [PAGE 3] pourquoi pas ? pour me faire payer les droits sur l'œuvre traduite – selon lui Perpétue et l'habitude du malheur.

J'écrivis donc quelques jours après cette conversation à la Maison de Cuba à Madrid, et attendis en vain une réponse.

Je crus que le Destin me souriait enfin en 1983 lorsque à l'occasion d'un colloque couplé avec la Foire du livre de Francfort, je rencontrai Lisandro Otero, un important dignitaire du ministère de la Culture cubain qui venait d'évoquer dans un exposé vibrant mais convenu les progrès accomplis dans le domaine de la culture populaire depuis l'instauration du socialisme à Cuba.

En fait ils étaient trois Cubains, toute une délégation, le teint fleuri, le bedon bien arrondi sous le veston de bonne coupe, pas du tout l'air de devoir bientôt mourir de faim. Je leur exposai mon affaire; ils reconnurent tout, et même au-delà. Non seulement Perpétue avait bien été traduit et publié chez eux, mais d'autres titres de moi avaient connu le même honneur.

– Combien au juste ? leur demandai-je.

– Nous ne pouvons pas vous répondre là tout de suite, car nous n'avons pas en tête tous les chiffres pour chaque affaire à tout moment. Mais dès notre retour à La Havane, nous veillerons à ce que toutes les informations vous soient adressées ainsi que le chèque de vos droits.

La manœuvre dilatoire, c'est vraiment le truc des Cubains. Par la suite en effet, je n'entendis plus parler de Lisandro Otero ni de ses amis.

Mais le 9 mai de cette année, je reçus de Mexico la lettre d'un universitaire mexicain qui faisait des recherches en vue d'une thèse sur deux de mes romans, dont Le roi miraculé (traduit en espagnol sous le titre La conversion del rey Essomba), en précisant que ces titres, traduits et commercialisés par un éditeur de La Havane, étaient en vente à Mexico.

Il se confirmait donc que les Cubains traduisaient, publiaient, exportaient mes romans dans divers pays de langue espagnole d'Europe et d'Amérique, sans jamais m'en informer ni, a fortiori, me rémunérer.

Qu'un petit pays relativement pauvre, comme Cuba, traduise subrepticement un roman pour le donner à lire [PAGE 4] à ses populations démunies, sous une forme non ou peu commerciale, comme les journaux littéraires, les anthologies pour jeunes, sans être défendable, une telle pratique peut à la rigueur appeler l'indulgence. Ce qui est lamentable, venant de la part d'un pays qui se proclame socialiste, c'est d'ériger cette spoliation en une véritable industrie.

Je me fâchai donc cette fois et demandai par téléphone à parler à l'attaché culturel de l'ambassade de Cuba à Paris. Je n'eus pas besoin de laisser éclater ma colère, quelque chose dut le frapper dans ma voix, car il me dit aussitôt :

– Vous voulez vos droits ? Pas de problème, pas de problème, pas de problème...

Et de me donner rendez-vous à Paris. Je fus persuadé cette fois que ma demande allait être exaucée. Je partis donc de Rouen un beau matin de la semaine suivante, payant près de 150 F mon billet de chemin de fer et laissant en plan le tas de copies que j'étais en train de corriger, pour m'entendre dire, une fois que nous fûmes en tête-à-tête, par un certain Dr Mario Martinez Sobrino, Premier secrétaire, chargé accessoirement des affaires culturelles, bel homme au regard de velours, habillé d'un élégant costume taillé dans le plus fin tissu (ces gens-là ne lésinent décidément pas sur les frais de représentation de la haute bureaucratie, mais, comme on va voir, économisent sur la rémunération des écrivains) :

– Vous savez, Cuba n'a plus de devises; nous ne pouvons pas vous régler vos droits. Mais vous avez de la chance, votre œuvre est désormais connue en dehors de l'étroite zone de la francophonie. Vous avez de nombreuses admiratrices à Cuba, savez-vous ? A défaut des droits, pourquoi n'accepteriez-vous pas une invitation dans notre pays, un beau pays, vraiment, magnifique. Cela vous tenterait-il ? Pas cette année, malheureusement, car c'est l'année du congrès du Parti communiste, mais l'année prochaine peut-être, ou mieux encore l'année d'après...

J'étais tellement stupéfié, ahuri, bouillant de colère que je ne trouvai presque rien à répondre à ce personnage, du moins sur le moment. Et c'est pour me dire cela qu'il m'avait fait perdre 150 francs et une journée entière ? Au fait n'importe quel pouvoir m'aurait traité avec la même désinvolture. J'en connais même, sous la bannière [PAGE 5] du capitalisme, qui n'ont pas dédaigné de me taire l'aumône d'un égard.

J'avais entendu parler des antagonismes de classe dans les sociétés socialistes et de leurs pittoresques manifestations. Je savais que l'aristocratie bureaucratique ne se gêne guère pour confisquer à son profit exclusif la plus-value du travail des catégories productives. Il n'empêche, j'eus l'impression de me trouver devant une véritable caricature.

Du côté capitaliste comme du côté socialiste, les mêmes techniques ont cours, éprouvées qu'elles ont été au cours des siècles de lutte des classes. En l'occurrence, c'était la mystification, à l'évidence particulièrement appréciée de la haute bureaucratie cubaine, qui n'avait cessé de l'utiliser contre moi depuis six ans. Il s'agit d'endormir à l'aide de belles promesses celui qui revendique, en espérant qu'à la longue il oubliera son droit, à moins qu'un événement imprévu ne mette fin à ses importunités.

Revenu à Rouen, j'écrivis une lettre extrêmement sévère au Dr Mario Martinez Sobrino, l'accusant d'irresponsabilité; c'était le moindre grief que je pouvais formuler à son encontre. J'adressai une autre lettre à l'ambassadeur de Cuba lui-même, lui assurant que si mes droits d'auteur ne m'étaient pas payés dans les trente jours qui allaient suivre, je me verrais contraint de soumettre le litige à l'arbitrage de l'opinion publique.

Les choses en étaient donc là quand je m'envolai le 16 juin pour Helsinki où je devais demeurer six jours, et rencontrer un autre haut responsable cubain de la Culture, l'orateur évoqué tout à l'heure, joli garçon, dis-je, élancé, fine moustache, costume de bon aloi taillé dans un fin tissu, pas du tout au bord de l'inanition, loin s'en faut.

A la question que lui avait posée l'Américain Ishmael Reed, il venait de faire une réponse de Normand, déclarant qu'il était vain de chercher qui est noir et qui est blanc à Cuba; lui-même avait une importante part de sang noir ainsi que bien de ses camarades à toutes les instances du parti et du gouvernement, etc., etc. Bon, ce n'était pas évident, mais cela pouvait être vrai. En réalité, je me moquais passablement de ce point de haute dialectique. [PAGE 6]

J'étais tenté de m'avancer moi aussi vers le pupitre et de lui demander s'il ne pensait pas que voler les œuvres des écrivains étrangers, en les traduisant pour l'exportation, sans en avoir au préalable acquis les droits en bonne et due forme, était une pratique on ne peut plus réactionnaire. Mais je me retins, me disant qu'il fallait peut-être encore laisser une occasion au socialisme cubain de me convaincre de sa mauvaise foi, et revenir à Rouen vérifier que ma lettre à l'ambassadeur n'avait pas eu plus de succès que mes démarches précédentes avant de faire un scandale.

Je lui parlai quand même de mon problème, mais hors assemblée et sur un mode plutôt badin.

– Ah ! c'est vous Mongo Beti ? s'écria mon interlocuteur avec un enjouement qui me parut du meilleur augure, on lit vos œuvres dans les bus à Cuba, c'est vrai, oui, oui, vous avez du succès chez nous, des admirateurs, des admiratrices...

– Personnellement, j'aimerais mieux être payé, lui dis-je.

– Comment ! vous n'avez pas été payé ? Pas de problème, pas de problème. Dès mon retour au pays, je vous arrange cela en un tour de main.

Je reviens à Rouen le samedi 22 juin.

Et que se passe-t-il le lundi 24 ? Je vous le donne en mille. Peuh ! vous ne devinerez jamais. Vers trois heures de l'après-midi ce jour-là donc, voilà que mon téléphone se met à sonner. Je décroche, c'est l'ambassade de Cuba à Paris. Une douce voix féminine me susurre :

– Monsieur Mongo Beti ?... Ici l'ambassade de Cuba à Paris. La Havane me demande de vous dire ceci : le camarade Prieto, Abel Prieto, directeur de Arte Y Literatura, la maison qui a publié vos livres, s'occupe lui-même de votre demande de droits d'auteur, no ? Il a pris bonne note de vos coordonnées afin de satisfaire votre volonté, no ? Vous allez bientôt recevoir une lettre de lui, ou peut-être un télex, no ?

– Dans combien de temps, selon vous ? demandai-je avec scepticisme, il faudrait peut-être me le préciser, Madame, parce que les Cubains m'ont trop souvent mené en bateau jusqu'ici. [PAGE 7]

– Dans environ quinze jours, répond avec assurance la douce voix.

– Quinze jours ! vous êtes sûre ?

– Oui, sûre... no ?

– Très bien.

Nous étions alors, comme je l'ai dit, le 24 juin. J'écris ces lignes le 30 juillet. Vous me croirez si vous voulez, l'attends toujours que le camarade Abel Prieto, directeur de Arte Y Literatura, me donne signe de vie. Et je commence à croire qu'il ne le fera jamais.

Ah, ce sont des malins, les Cubains. Mais je ne les surprendrai certainement pas en leur confiant que des socialistes comme eux il y en a en somme partout, et pour ainsi dire depuis toujours.

Mongo BETI

Il ne faut jamais désespérer, dit-on. Je reçus en effet début août la missive reproduite ci-dessous.

    EDITORIAL ARTE Y LITERATURA

    Ciudad de La Habana, 22 de Julio de 1985       

    Sr. Mongo Beti
    23, rue Daliphard
    76000 Rouen – Francia

    Estimado señor :

    Lamentamos profundamente no haber podido comunicarnos con usted hasta ahora, y que no se haya gestionado correctamente su autorizacidn para publicar en Cuba Ciudad cruel, La conversión del rey Esomba y Perpetua. Nos complace informarle que estas tres obras han tenido gran éxito entre los lectores cubanos. Las tiradas y precios al público fueron, respectivamente : [PAGE 8]

    – Ciudad cruel : 10 000 ejemplares a $ 0,65 (el ejemplar).
    – La conversión : 27 500 ejemplares a $ 0,50 (el ejemplar).
    – Perpetua : 4 134 ejemplares a $ 0,65 (el ejemplar).

    Deseamos ofrecerle el 10 % del precio de venta de estos libros, lo que hace un total de $ 2 295 en pesos cubanos, que usted (o la persona que usted designe) podrá cobrar en territorio nacional cuando estime conveniente. Desgraciadamente, no contamos con divisas libremente convertibles y nuestra oferta debe ser en moneda nacional cubana.

    Acompañamos a la presente algunos ejemplares de sus obras editadas en Cuba, y aprovechamos para reiterarle nuestra admiración y la de nuestros lectores,

    Sinceramente,

    Abel E. Prieto
    Director.

Même abstraction faite de la langue, tout cela paraît bien difficile à comprendre – à peu près aussi inintelligible qu'un contrat d'éditeur soviétique.

Les prix des livres sont libellés en dollars, mes droits d'auteur aussi d'ailleurs. Mais ceux-ci ne peuvent m'être versés qu'en pesos cubains, et encore ! à condition que je me trouve à La Havane. Je dois quand même faire observer par parenthèse que personne ne m'a demandé mon avis sur ces conditions draconiennes quand il fut décidé à La Havane de traduire mes romans en espagnol et d'exporter ces traductions dans tous les pays de langue espagnole; et que je n'en fus même pas informé.

Des amis qui, comme on dit, connaissent la musique m'ont finalement expliqué le racket – car c'en est un.

D'abord pour aller à Cuba, il vous faut payer un billet d'avion, en versant, directement ou indirectement, des devises fortes à une compagnie d'aviation cubaine. Une fois à Cuba, il vous faut résider dans un hôtel d'Etat et régler votre note en devises fortes, de préférence en dollars. Et ainsi de suite. [PAGE 9]

A quoi donc vous serviront vos pesos cubains quand vous aurez tout payé en devises fortes ? Eh bien à vous procurer les posters des dirigeants.

Vous avez donc offert, malgré vous, trois romans au public cubain : cela fait vraiment beaucoup d'heures de travail non rémunérées pour le confort de la bureaucratie cubaine. Ensuite, par votre voyage, vous procurez des devises, en fait des milliers de dollars, à Cuba : cela fait encore beaucoup d'heures de travail bénévole pour le confort de la bureaucratie cubaine. Que vous reste-t-il donc pour votre propre révolution ? Rien. Alors la révolution dans un seul pays ?

Je vous le disais au début : ils sont malins, les Cubains ! Oui, et même trop malins pour être crédibles. C'est fâcheux, ça, pour des révolutionnaires.

Toujours est-il que voilà le marché de langue espagnole perdu pour mes trois romans. Quelle que soit la qualité de l'édition cubaine, quel éditeur « normal » de langue espagnole, les sachant sur le marché, irait désormais en acheter les droits ?

On se demande comment des gens, qui prétendent ériger leur pays en exemple, peuvent causer délibérément un tel tort à un modeste créateur d'un modeste pays sous-développé rêvant, lui aussi, encore que très modestement, de révolution.

Mongo BETI