© Peuples Noirs Peuples Africains no. 45 (1985) 129-140



LES TOILETTES

Patrick ILBOUDO

Après cinq heures de vol, l'avion plane maintenant à rase-mottes avant d'amorcer son atterrissage. Les passagers suivent les dernières instructions de l'hôtesse de l'air. Tibo Danogo n'en a cure. Il a les yeux rivés sur une page d'un magazine qu'il ne lit même pas. De temps en temps, il lorgne sa voisine de droite, confortablement calée contre le dossier de son siège. Celle-ci ne doute pas qu'il la déshabille en esprit, et cela l'agace un tantinet. Elle s'efforce de regarder le plus vaguement possible devant elle. Lorsque l'appareil se pose sur la piste, elle pousse un soupir de délivrance. Elle va enfin pouvoir se soustraire à l'obsessionnel regard du séducteur. Elle s'empresse de se saisir de son bagage à main afin d'être parmi les premiers à descendre. Tibo la sait mal à l'aise à cause de lui, mais il prend un malin plaisir à l'indisposer ainsi.

Dans le hall de l'aéroport, il s'approche d'elle et lui propose un chariot. Elle lui sourit d'un air de convention avant d'accepter. Ainsi lient-ils langue ensemble. Elle est admirablement surprise de la courtoisie et des civilités de Tibo au point qu'elle acquiesce tout de suite de l'accompagner à l'hôtel et à prendre un café en sa compagnie. Dans le taxi qui roule à tombeau ouvert sur la nationale, Tibo ne lui parle pas du temps qu'il fait, mais des raisons pour lesquelles il se trouve aujourd'hui à Tandji, ce pays vert sous le soleil. Elle est un peu déçue, car la nouvelle attitude de Tibo dément de la façon la plus cinglante son flair de jeune femme habituée aux appétences masculines. Elle se dit toutefois qu'elle est cette fois tombée sur un don juan racé qui finira par [PAGE 130] se dévoiler. Pour l'instant, elle écoute d'une oreille distraite les bagatelles de Tibo. Quand le taxi stoppe devant l'hôtel, le couple échange des coups d'œil pour savoir qui des deux va payer la course. Finalement, Tibo s'en ouvre à sa compagne de fortune et lui dit qu'il n'a que des shillings sur lui et qu'il compte en faire le change à l'hôtel. Malgré qu'elle en ait, la jeune femme fouille dans son soutien-gorge pour en extraire deux billets de mille francs froissés qu'elle tend sans grâce au chauffeur.

Ils montent ensemble. La 315 est au troisième étage et la fenêtre donne sur l'avenue Afi Kamin. Tibo s'étire gauchement et saisit la jeune femme dans ses bras. Il l'embrasse sur le front et l'invite à entendre la suite de son histoire. « Ainsi que je vous l'ai confié plus tôt dans le taxi, je suis en transit à Tandji, venant de Palsa où je suis allé subir une interview. Je postule la direction d'un section de l'Organisation Interafricaine pour la Qualité de la Vie (O.I.Q.V.). J'avais répondu par jeu à la vacance du poste. Des mois sont passés et je n'y pensais plus. Puis un jour, j'ai reçu un télex me convoquant impérativement à Palsa le samedi prochain. On était un mardi. J'ai fait des pieds et des mains pour ne pas rater le rendez-vous, car pour moi, cette perspective était une aubaine à saisir dans son absolue opportunité. Je n'avais pas de problème du côté familial. Je suis célibataire. Alors, je suis parti. A l'aéroport de Palsa, j'étais sidéré par la vénalité ouverte des fonctionnaires de ce pays. Heureusement qu'ils ne sont pas tous gangrenés. Il en est qui trouvent même le temps d'un sourire, d'un mot gentil, d'un coup de main, d'un geste fraternel, ou simplement font l'effort d'être courtois et attentifs, qui font leur métier, quoi ! Mais les autres, trop nombreux, sont butés, hautains, aigres et impérieux, grossiers parfois, méprisants souvent, indifférents au mieux, aux seules fins d'être soudoyés. Ils se conduisent comme des butors. Quelle indignation sincère n'éprouve-t-on pas si on sait qu'ils sont au service du public et non l'inverse. C'est cette inconscience patente qui rend les rapports humains rugueux et tendus, tant d'administrations et de fonctionnaires fort impopulaires. Ce sont ces petits riens qui compliquent, qui faussent, qui gâchent tout. C'est cette corruption quotidienne larvée qui putréfie et pollue l'Etat. Ici on [PAGE 131] me demande quelques shillings pour retrouver mon passeport perdu dans la paperasserie, là d'autres shillings pour récupérer mon carnet international de vaccination, plus loin encore davantage de shillings pour passer aisément la douane, partout il faut toujours des sous pour suborner un agent, un bureaucrate ou un commis afin qu'il vous protège d'éventuels gros ennuis.

Le pire pour moi dans cette histoire était l'expression en anglais, puisque j'ânonne simplement dans cette langue. N'eût été l'assistance d'un quidam bienveillant, je n'aurais pas pu franchir ces multiples barrières. Ce dernier m'a déclaré en aparté que les menus pourboires étaient une coutume et qu'il fallait que je comprenne ces pauvres employés de l'administration qui joignent difficilement les deux bouts du mois. Je lui rétorquais que tout le monde tirait le diable par la queue et que l'inflation économique était de nos jours la chose la mieux partagée. Il me conseilla, dans mon propre intérêt, d'obtempérer à tout ce qu'on m'ordonnerait de faire sans rechigner parce que j'étais celui qui avait vraisemblablement quelque chose à y perdre. Il avait raison. Pourtant je ne pus contenir ma bile quand, après avoir distribué des dessous de table pour passer sans ambages à la douane, je sus que ma valise était égarée. Je crus d'abord à une subtilisation. Sait-on jamais au royaume des aigrefins où l'intégrité morale est l'exception et la prévarication la règle ! Je courus au bureau des réclamations. L'employé me dit que ma valise était entre de bonnes mains à Vano où elle a été acheminée par erreur, que je pouvais dormir tranquille et revenir la récupérer le lendemain par le premier avion en provenance de Vano. J'étais visiblement abattu par cette folle journée semblable à un théâtre de boulevard où les personnages jouent des rôles improvisés. A ce stade de mon voyage, le quidam qui s'était spontanément offert pour m'aider dans les tractations me réclama à son retour son dû. Je prévoyais de le gratifier de mes bontés, mais j'étais à mille lieues d'imaginer qu'il me taxerait ses services à la moitié de la somme des bakchichs que j'avais dépensés d'un bureau à l'autre.

Je n'avais plus la force de protester contre quoi que ce soit. Je fouillai dans mes poches pour lui remettre ce qu'il me demandait. Il me souhaita un excellent séjour à Palsa avec l'espoir de me revoir une prochaine fois. A la [PAGE 132] bonne heure. Je pris un taxi pour l'hôtel Eighty-seventy. Le taximan, s'étant rendu compte que j'étais un frenchman, s'évertua à me faire savoir les trois ou quatre mots de français qu'il connaissait à force de transporter des frenchmen.

– Belle femme pour vous ?

Je souris avant de décliner la proposition. A destination, il essaya de m'escroquer au change. Je pressentais que la monnaie qu'il me remettait était inexacte. J'interpelai un agent de la police pour me rendre justice. Il intima au chauffeur l'ordre de circuler afin de ne pas encombrer la rue. Je rageais contre tout et tous. Lorsque je gagnai la réception de l'hôtel, quelle ne fut pas ma joie d'entendre enfin le réceptionniste me répondre en français quand je peinais à m'exprimer dans la langue de Shakespeare.

Eighty-seventy est un hôtel de standing moyen. Des policiers sillonnent sans arrêt les couloirs. J'étais en train d'inspecter ma chambre quand retentit le téléphone. Je décrochai et entendis une douce voix féminine balbutier langoureusement mon nom et me parler d'un certain Roger Py. Roger Py est un ami que j'ai connu à la faculté. Il est Congolais et concubine avec une charmante fille de l'Ile de la Beauté. Je n'avais plus eu de ses nouvelles depuis belle lurette; aussi étais-je intrigué, qu'une mystérieuse personne me rappelât à son bon souvenir au téléphone, à Palsa. Je tentai vainement à trois reprises de lui faire observer que Roger Py était toujours à Sarty et que j'aimerais savoir qui lui avait communiqué mon adresse et mes coordonnées. Elle me répliqua sèchement que cela n'était pas mon affaire et qu'elle me remerciait de l'information. Laquelle ? J'insistai pour la rencontrer, elle me signifia que cela n'avait aucune espèce d'importance, puis me raccrocha au nez. Il faut dire que je ne garantis pas l'exactitude de cette conversation parce qu'elle parlait très vite et en anglais. Je crois néanmoins l'avoir entendue articuler Roger Py.

Je pris ma tête entre mes mains et m'avançai devant la glace pour me rassurer que je me reconnaissais encore et que je ne rêvassais pas. J'accusai la chambre d'être hantée et je m'empressai de descendre au rez-de-chaussée où un monde fort jeune grouillait au Pub. J'évitai de penser à moi et à tout ce qui m'arrivait. Au Pub, qui [PAGE 133] vois-je ? Panda, la responsable de l'association de mon pays pour la qualité de la vie. Elle était à Palsa pour une conférence. Elle me dit qu'elle était contente de me revoir. Elle attendait son amie pour dîner au restaurant chinois d'en face. Je les accompagnai toutes les deux jusqu'à la devanture et m'excusai de ne pouvoir partager la table avec elles, faute de temps. Elles ne manifestèrent d'ailleurs pas l'envie de me retenir et aucune des deux n'insista pour me prier de rester. A peine les eus-je quittées qu'elles rebroussèrent chemin, m'emboîtant aussitôt le pas, toutes essoufflées. Elles avaient pris leurs jambes à leur cou pour échapper à un malandrin qui s'intéressait aux bijoux qu'elles portaient.

Le vilain homme voulait des bijoux en or. Les deux commères étaient donc retournées à l'hôtel dare-dare. Adieu baguettes chinoises, adieu parfum des rivières. Soit dit en passant, je n'aime pas l'amie de Panda. Elle arbore un air de condescendance et une coquetterie d'un autre âge. Elle s'applique à singer la Française avec un parisianisme outré. Fardée comme un sapin de Noël, elle sourit mal et rit faux. Je m'étale sur elle parce que le cruel destin me la refera voir. Quand et où ? Le lendemain matin, trônant parmi les membres du jury commis pour l'interview. Elle était du reste la seule femme de l'assemblée, fors l'interprète bilingue, une dame distinguée de la haute société.

A présent, je vais vous conduire aux toilettes.

Pour le test, nous étions cinq candidats, deux insulaires et trois continentaux. Nous ne nous connaissions point auparavant, mais nous avons vite fait de nous familiariser au point que l'un de nous souhaitât même que nous nous tutoyâmes. Je trouvais cette spontanéité sympathique.

Nous glosions sur toutes choses, hormis le sujet fondamental, à savoir l'entretien. L'un des insulaires rompit le pacte tacite à propos du thème tabou en questionnant les autres sur la date de création de l'Organisation Interafricaine pour la Qualité de la Vie. Je venais de le lire, cependant je feignis l'ignorance. Il ôta le fascicule que je tenais dans les mains et s'y plongea pour chercher la date. Elle y était soulignée en rouge, par moi, au cours de mes précédentes lectures. Je faisais toujours semblant de n'en rien savoir ni voir, alors que cela crevait les yeux. [PAGE 134] Il me rendit mon égoïsme, car, lorsqu'il me remit le fascicule, je quêtai malicieusement le fruit de sa recherche. Il m'opposa un regard vitreux et un silence méprisant. A menteur, menteur et demi.

En tout cas, le jury prenait son temps. Il nous fit poireauter pendant deux heures d'horloge. Cette épreuve de l'attente participait-elle de sa stratégie ? A dix heures, un garçon de l'administration nous servit le thé. Comme en bons seigneurs britanniques, l'interview débuta après le thé. J'étais le troisième candidat à passer. Juste avant mon tour, il y eut une interruption pour le déjeuner. Quelques sandwiches et des jus de fruit. Finie cette brève collation, je suis allé aux toilettes où j'ai loué une cabine. Voilà les toilettes, madame ! Deux membres du jury y sont venus après moi et ne se sont point aperçus de ma présence. Ils se sont alors imprudemment livrés aux confidences. Ils conversaient en français. Je précise par parenthèse que l'interview avait lieu en cette langue puisque le poste en question est un poste francophone quoique son lieu d'affectation soit dans un pays anglophone. Le premier confiait à son acolyte que le président de l'O.I.Q.V. l'avait contacté pour mendier sa clémence à l'égard du candidat M..., recommandé à lui par son fidèle copain, en l'occurrence le représentant sous-régional de l'Organisation. Le second jugea ce procédé indécent et estima bienséant de donner sa chance non au meilleur postulant, mais plutôt à K... qui avait l'avantage d'être déjà dans la maison et d'en connaître tous les rouages jusque dans leurs moindres recoins. Tous deux convinrent dès lors qu'il était inélégant d'importuner donc inutilement les autres candidats. Aussi fallait-il leur poser des questions simplistes pour s'en débarrasser prestissimo. Pour moi, c'était donc une affaire entendue. J'en pris mon parti. Je restai coi dans ma cabine pour ne pas attirer l'attention des tristes compères. Un dégoût incommensurable me saisit à la gorge et me monta au nez. J'avais envie d'aller devant le jury et de lui divulguer ces négociations. Passé l'instant du haut-le-cœur, je pris la chose avec philosophie.

Je considérai donc l'imposture telle quelle, sans plus. Je rejoignis mes camarades et leur confessai que j'étais content de passer un week-end à Palsa en dépit des résultats de l'interview dont je n'attendais plus grand-chose [PAGE 135] pour ce qui me concernait. Ils étaient étonnés de ma résignation prématurée et, injustifiée. L'insulaire pour qui le président de l'O.I.Q.V. a sollicité l'obligeance de quelques membres du jury réagit en déclarant qu'il appréciait mon sens de l'humour. Je souris d'un sourire qui céda vite la place à un rire forcé et sans volonté. A ce moment précis, un assistant vint me convoquer. Lorsque je pénétrai dans la salle, je me dis qu'ils avaient tous, sauf l'interprète, des têtes de salauds. Le président m'invita à être calme, détendu et à répondre sans effroi aux questions. J'ai trente ans, mais j'avais le trac. En fait de questions, ils m'interpelaient, les uns après les autres, sur ce que n'importe quel attardé n'aurait osé m'interroger, car il s'agissait de préciser des points biographiques qui étaient d'ailleurs on ne pouvait plus clairement exprimés dans mon dossier de candidature. L'unique interrogation pertinente, à mon sens, était celle qui avait trait à la fonction que j'ambitionnais d'occuper.

Quelqu'un m'a demandé de définir de façon concise et lumineuse l'idée que je me faisais de la charge de directeur de l'O.I.Q.V. J'avoue que ma réponse ne m'a pas convaincu moi-même. J'ai dû dire n'importe quoi pour ne pas paraître idiot, sachant de toutes les façons que la mise en scène était fignolée et les jeux faits d'avance. Je bredouillai des lieux communs. On m'a libéré gentiment et je me suis éclipsé mêmement. Sur le seuil de la porte, quelque chose subitement me cloua et le président du jury me demanda si j'avais quelque chose à ajouter à l'appréciation de l'assemblée. J'ai secoué la tête et je suis sorti. Mes pas étaient devenus lourds et gourds. Je sentais un frisson glacé parcourir mes veines. »

« – Je vous comprends, le concours étant la seule alternative au népotisme et au piston, en somme la seule voie démocratique du recrutement... », se hasarda à dire la jeune femme qui était jusqu'alors accrochée aux lèvres de Tibo.

« – Oh la la ! s'exclama Tibo. Vous êtes encore bien bonne, vous ! Aujourd'hui le concours n'est plus qu'un mot qui a du bagout, un mot qui évoque, plus à raison qu'à tort, le magot; un mot qui gargouille, qui fait penser à la fois à gribouille et à une grenouille. Pouah ! »

Il est un peu crispé. La jeune femme aurait voulu lui être d'une quelconque utilité. Elle ne peut guère comprendre [PAGE 136] combien elle l'est déjà du simple fait de sa présence. Elle invente une histoire de tricherie aux examens pour adoucir la rancœur de Tibo, mais celui-ci admet qu'il savait qu'au niveau national les basses manœuvres tenaient lieu de sujet d'examens. Il remarque toutefois qu'il ne soupçonnait guère qu'elles existassent à l'état international où les fonctionnaires, grisés par leurs postes grassement rémunérés, s'affublent tous du statut d'expert d'on ne sait trop quoi. Certes, il avait la propension à généraliser un cas particulier, mais à partir de celui-ci, il proclamait à tout vent avoir la preuve qu'en la matière, le particulier et le général étaient dorénavant pareils. Il se relève, marche péniblement vers la fenêtre, écarte d'un geste vif le rideau et contemple le ciel comme pour mendier une certaine compréhension d'en haut. Il se retourne brusquement vers la jeune femme, les doigts croisés comme en demi-prière.

« Après l'interview, je suis rentré immédiatement à mon hôtel pour dormir. Je me suis assoupi comme un loir. Le dimanche soir, je devais récupérer ma valise à l'aéroport et prendre aussi l'avion pour le retour. A midi, au déjeuner, j'ai aperçu au rez-de-chaussée un membre du jury. Je l'ai abordé en le priant de m'excuser de la liberté que j'avais prise de lui adresser la parole à propos de l'interview de la veille. A sa voix et à son accent côtier, je compris qu'il était l'un de ces véreux des toilettes. Il s'est montré assez adroit à mon égard et aux questions que je lui posais sans indiscrétion mais avec un arrière-goût de rancune rentrée, il me révéla que le jury avait retenu contre moi deux griefs. Il avait jugé que j'étais trop jeune pour occuper le poste vacant et que je manquais d'expérience. Il parlait tellement vrai que vous auriez pu lui donner le bon Dieu sans confession. Je lui savais gré de ces fuites et le quittai en invoquant mes dieux totémiques de les punir tous de leurs fautes.

A la table voisine de la mienne, j'ai reconnu l'amie de Panda. Elle portait une perruque comme une horrible couronne et faisait la jolie à son partenaire. Un homme, tiré à quatre épingles vint vers eux et souffla à son oreille gauche des mots que j'eus l'impertinence de saisir. Il lui demandait si son candidat l'avait emporté. La dame lui assura qu'elle n'en savait rien parce que le test continuait la semaine suivante avec d'autres candidats qui n'avaient [PAGE 137] pu effectuer le déplacement de la veille. L'homme qui se moquait de cette explication comme de sa première cravate lui répéta que cela ne revêtait aucun intérêt pour lui et que seule l'admission de son compatriote lui importait. La dame objecta par un "nous en reparlerons plus tard", puis elle jeta une œillade dans ma direction. Son interlocuteur suivit son regard et l'interpréta mieux que tous les demi-mots échangés jusqu'alors au cours de leur sous-conversation.

J'avais maintenant la certitude que je m'étais mis dans un engrenage, dans le collimateur de la maffia, section examens et concours. Mon appétit s'était dissipé.

Je n'avais plus faim, plus soif, plus envie de rien. Je crois que j'avais plutôt envie d'étrangler quelqu'un et j'étais en train d'en imaginer le diabolique scénario, lorsqu'une main se posa timidement sur mon épaule droite. C'était le docteur Magonla, convié comme Panda à Palsa pour la même conférence.

J'avais rencontré Magonla samedi en compagnie de Panda. C'est un Monsieur respectable, la quarantaine juvénile, l'œil vif, le sourire en coin, avec une faussette dans les joues. Il s'enquît de l'interview que j'avais subie. Je ne sais plus aujourd'hui pourquoi j'ai tout de suite pris en estime Magonla et lui ai relaté l'histoire des toilettes. Il était indigné des manèges de ces organisations. Il me suggéra d'intenter une action en justice contre le jury. D'abord, j'ai pensé qu'il plaisantait, mais quand je le vis développer toutes les raisons que j'avais de gagner ce procès, je déduisis que tout son être vibrait d'une corde prête à battre l'iniquité. Ester en justice dans un pays étranger contre un jury, malencontreusement souverain et un concours dont nul n'était encore instruit des résultats relevait d'un vice de procédure.

Quelles preuves matérielles pouvais-je exhiber ou produire au tribunal ? Je vois d'ici-là la scène. Le ministère public arguera que mon action est injurieuse et diffamatoire, car portant préjudice à l'honneur et à la considération des membres d'un jury auquel j'ai précédemment eu l'obligeance de me présenter dans le dessein de briguer son approbation pour une fonction. Le procès tournerait au ridicule du plaignant. Je me suis donc récusé. Magonla en était affecté. Nous avons discuté ensemble [PAGE 138] et échangé nos cartes de visite. A ce propos, vous ai-je donné la mienne ? Qu'est-ce que je peux être étourdi ! »

Profitant de cette distraction verbale de Tibo, la jeune femme marmonne quelques mots inaudibles, avant de tousser. « Pardon, dit-elle, vos toilettes sont nauséabondes en tous points de vue. Maintenant il faut que je m'en aille. »

Le couple s'est séparé en se promettant de consolider une amitié naissante, par correspondance. Aussi, deux semaines après leur rencontre, la jeune femme reçoit-elle un paquet de la poste. Elle le défait avec avidité et curiosité.


                      « Chère Viviane,

Las ! j'aurais voulu vous écrire un poulet, mais je vous doit la vérité. Je suis marié depuis trois ans avec la détresse. Regardez cette photo. La jeune femme à mes côtés n'est plus de ce monde. La fillette qui a les yeux de sa mère est la mienne. Elle a maintenant deux ans. Son grand-père aux yeux de qui elle est à jamais une orpheline bâtarde est un grand chef de village. Il n'a pas toléré que son unique enfant chérie qu'il avait lui-même envoyée à l'école française (contre l'avis des taumartuges consultés) ait eu un enfant étant célibataire. Il a estimé qu'elle l'avait déshonoré avec ses ancêtres. Il l'a maudite et bannie. Pire, il l'a confiée aux colères des morts. Selon sa royale réflexion, si la fille du grand chef donne l'exemple de la femme dissolue, que ne feraient pas les roturières ? Que deviendrait la salubrité sociale du village ? Savez-vous, chère Viviane, comment on voue quelqu'un aux gémonies ancestrales de chez nous ? On enlève un sacrifice, de préférence le matin de bonne heure, ou le soir vers la tombée du jour. L'officiant prend avec lui une calebassée d'eau farinée dans sa main gauche, une poule blanche et un couteau dans sa main droite. Il s'assoit à même le sol et croise les jambes en respect. Il implore le pardon de la gauche et de la droite, du devant et du derrière qui sont, dans sa pensée, le symbole du Tout; ainsi que celui des dieux de la terre, des ancêtres morts, de l'esprit des vents, des eaux et des terres, de ce qu'il connaît et ne connaît pas : "Je vous apporte, dit-il, cette eau et cette poule blanche en vous suppliant de les [PAGE 139] accepter et de préserver ma famille, moi-même, le royaume et les voisins, de toute maladie, de tout ennemi, de toute honte et de toute souillure."

Il verse l'eau trois fois sur ses pénates, puis égorge l'oiseau de deux coups fermes de couteau. Il laisse couler abondamment le sang sur le sanctuaire. Ensuite, il jette la poule qui se débat en d'ultimes sursauts entre la vie et la mort. Lorsque le sacrifice est agréé, la poule tombe sur le dos. L'homme sourit de joie. Il arrache quelques plumes de la victime, au cou et au dos et les applique dans le sang sur les pénates. Il casse une cuisse et une aile de la poule : "Je brise les pieds des ennemis, je brise les bras des ennemis." Il frotte ensuite le bec contre le sol : "J'écrase les médisances des ennemis." Enfin, il remet la poule sur les pattes et dit : "Je mets les amis sur pied." Après qu'il aura fait préparer la poule pour la consommation, il en prendra le foie, les ongles, le bec qu'il déposera sur les plumes et le sang, sur le sanctuaire.

Savez-vous cette fois qui était l'ennemie du grand chef ? Madeleine, mon amour. Il a demandé à ses ancêtres de la prendre aux enfers. Ainsi est-elle morte de retour de l'étranger où nous poursuivions nos études. Aujourd'hui, je vis pour ma petite fille. Je ne crois pas pouvoir aimer a nouveau une autre femme. »

A son insu, une larme perlait sur son visage. C'était la première fois de son existence que Viviane pleurait à la lecture d'une lettre. Elle prit ensuite connaissance d'un autre billet.


                      Cher Monsieur,

Faisant suite à votre entrevue pour le poste de directeur de l'Organisation Interafricaine pour la Qualité de la Vie (O.I.Q.V.), je regrette de vous informer que le jury ne vous a pas choisi pour ce poste. Nous vous sommes toutefois reconnaissants pour l'intérêt que vous manifestez à l'O.I.Q.V. Même s'il nous est impossible de vous offrir ce poste, nous espérons que vous pourrez, d'une autre façon, contribuer au bon fonctionnement de notre organisation à l'avenir.

Votre tout dévoué...

[PAGE 140]

P.S. : Vous vous demandez sans doute quel lien il y a entre la réponse de l'O.I.Q.V. et la triste destinée de Madeleine : je veux exorciser pour toujours le mal de notre société. Ici comme là, il faut faire la toilette des mœurs. Au ministère du Plan où je me détruis au travail, il m'est certainement impossible de vous planifier, car je vous garde en réserve de l'amitié. Je vous aime bien. Ecrivez-moi quand vous avez le temps. »

Viviane serra fortement les deux lettres entre ses mains. Un hoquet étouffa le mot qui sortait de sa gorge : « dommage ».

Patrick ILBOUDO