© Peuples Noirs Peuples Africains no. 45 (1985) 76-93



LA LITTERATURE AFRICAINE MODERNE : FORME ET CONTENU
OU ART ET REALITE

Olusola OKE

INTRODUCTION

Sans doute, la littérature africaine moderne compte-t-elle parmi les littératures les plus commentées, du moins parmi celles que commentent le plus leurs propres créateurs. Les écrivains-critiques-professeurs[1] sont à l'origine non seulement d'un pourcentage considérable de la critique que provoque la littérature africaine moderne mais aussi de quelques-unes des idées les plus valables portant sur ses apports importants à la situation sociale africaine. Nous pensons qu'il y a là un phénomène heureux étant donné que ce sont souvent les écrivains les plus sérieux qui vont au-delà de leur rôle d'écrivain pour examiner d'une façon critique l'essence et le sens de leurs œuvres. Mises ensemble, les idées critiques que nous devons dans des livres et dans des articles de revues à certains de nos écrivains tels Wole Soyinka, Chinua Achebe, Ngugi wa Thiong'o, Askia Mphahlele, Léopold Senghor, Sembène Ousmane, Camara Laye, Mongo Beti, etc[2]. [PAGE 77] présentent la réponse principale de l'Afrique à l'hostilité des critiques occidentaux devant certains aspects de la littérature africaine moderne. De plus, c'est à ces écrivains que nous devons ce qui constitue aujourd'hui la réponse distinctive de l'Afrique à sa propre littérature.

Les commentaires des écrivains africains sur leur littérature ont été provoqués au début, et dans la plupart des cas, par ce qu'ils ont pris pour des critiques hostiles venant surtout des étrangers. Le point fort de cette critique étrangère réside dans sa préoccupation avec la question de la forme et du contenu et surtout avec les éléments formels qui doivent constituer l'essence de la littérature. Les critiques occidentaux ont cherché dans la littérature africaine moderne la place importante qu'ils donnent dans leur propre littérature aux critères et aux techniques littéraires. Parce qu'ils refusent d'accepter le manque de « littérarité » qui cède la place, dans la littérature africaine moderne, à des soucis d'utilité, les critiques occidentaux ont mérité le reproche des écrivains africains qui répudient la validité des critiques eurocentriques.

Nous proposons, ici, de mettre en relief la place que les écrivains et les critiques africains donnent, dans leurs œuvres d'imagination et dans leurs commentaires critiques, aux rapports qui existent ou qui doivent exister entre la forme et le contenu de la littérature africaine. Nous pensons que ceci pourra se faire en examinant, d'une part, les réponses que nos écrivains et critiques ont opposées à la critique de la littérature africaine moderne faite par les étrangers et, d'autre part, leur idée sur ce que doivent être les rapports entre la littérature et la réalité dans la situation africaine.

ECRIVAINS AFRICAINS ET LITTERATURE AFRICAINE : DE L'ART A LA REALITE

Les écrivains africains se préoccupent tout premièrement des rapports entre l'art et la réalité, c'est-à-dire des rapports sociaux grâce auxquels leurs œuvres deviennent valables tout en s'intégrant aux efforts que fait la société [PAGE 78] africaine pour mettre fin à la colonisation en Afrique et pour retrouver la dignité et la valeur authentique de la culture noire[3]. Voilà ce qui explique la réaction négative de certains écrivains africains à l'égard des œuvres de leurs collègues qui n'accordent pas de primauté aux rapports fonctionnels qui doivent lier leurs œuvres à la réalité africaine. Les reproches que Mongo Beti adresse à L'Enfant noir de Camara Laye[4] pour son manque d'authenticité socio-politique trouvent des échos dans les hésitations de Chinua Achebe devant le même roman[5]. Sembène Ousmane n'a pas voulu se lier au mouvement de la Négritude parce qu'il n'a pas pu accepter la validité des critères dont les apôtres de la Négritude se servaient dans leur analyse de la situation africaine[6]. Askia Mphahlele s'est montré très méfiant devant la doctrine de la Négritude parce que celle-ci ne touchait guère au problème des Africains dont les sociétés étaient déjà détribalisées et pour qui les valeurs que les écrivains de la Négritude favorisaient n'étaient plus totalement valables. Il a écrit :

    « Pour nous dans les communautés multi-raciales, la Négritude n'est donc qu'une question intellectuelle, un culte. Bien sûr, n'avons-nous pas subi le mauvais sort d'être formés à l'étranger et d'être assimilés comme nos amis francophones. Mais Présence Africaine ferait mieux; tout en conservant la culture africaine là où elle présente des éléments toujours valables, elle doit aider l'artiste africain dans sa situation difficile »[7]. [PAGE 79]

Depuis l'inauguration de la littérature africaine moderne, l'affirmation imaginaire de l'univers africain est de loin la préoccupation la plus importante des écrivains africains. Les écrivains de la Négritude et ceux qui leur ont succédé se préoccupent de la mise en valeur de la philosophie africaine. Ce que la Négritude a apporté de plus significatif à la conscience collective africaine réside dans la prise de conscience grâce à laquelle toute une génération de l'intelligentsia africaine qui s'est formée en Europe et aux Etats-Unis au début de ce siècle a résolu le problème de l'aliénation spirituelle qu'elle a connue et qui allait entraver la marche de l'Afrique vers son indépendance. Malgré ses hésitations devant la philosophie de la Négritude, Wole Soyinka affirme que « on ne doit jamais sous-estimer ou rabaisser la vision de la Négritude »[8]. Dans le domaine littéraire, la Négritude favorise l'évocation et l'affirmation du passé africain, l'usage des sujets historiques et des thèmes littéraires folkloriques comme moyen de pallier à l'influence aliénante de la politique assimilationiste en Afrique noire. Comme corollaire, la Négritude met l'accent sur les liens entre la littérature africaine moderne et la littérature africaine traditionnelle surtout au niveau esthétique, c'est-à-dire sur la forme d'une littérature africaine qui serait la création d'une imagination africaine unique et qui serait le produit d'une expérience africaine particulière. L'émergence du concept de l'esthétique africaine[9] est nécessairement liée à l'évolution de la philosophie de la Négritude. L'accent y est mis sur les caractéristiques de la littérature royale et de la littérature de culte, de la poésie des griots, de la musique, etc.

Parce que la littérature de la Négritude est presque tout [PAGE 80] à fait poétique et que la question des rapports art-réalité est résolue en principe dans la préoccupation des écrivains de la Négritude avec le passé africain, l'accent qui se met sur la forme ne comporte pas la recherche des techniques formelles susceptibles d'exprimer une réalité changeante. Les écrivains de la Négritude ont voulu imposer une approche normative comportant la recherche des valeurs esthétiques de la littérature traditionnelle pour l'éducation et l'édification des « griots » modernes qui s'expriment en langues étrangères. Les apôtres de la Négritude comme Léopold Senghor n'hésiteraient pas à introduire des mots et expressions locaux dans leurs œuvres tout en écrivant un français dont la structure sémantique est fidèle à sa forme authentiquement française. La poésie senghorienne a souvent besoin d'un glossaire sans lequel ses lecteurs français la comprendraient mal.

En mettant l'accent sur le lien entre les littératures africaines moderne et traditionnelle, les écrivains de la Négritude prennent une position instructive en ce qui concerne la question de la forme et du contenu dans la littérature africaine moderne. Répondant aux normes esthétiques que la Négritude cherche à lui imposer, la littérature africaine moderne doit présenter des caractéristiques qui seraient déterminées par les exigences d'une culture religieuse. C'était le spiritualisme de la société africaine traditionnelle qui a déterminé dans une grande mesure le caractère d'une grande partie de sa poésie « classique ». La littérature folklorique et populaire qui répond aux besoins séculiers partage avec la littérature religieuse quelques éléments importants[10].

Les romanciers qui ont subi l'influence de la Négritude mais qui choisissent de présenter la réalité contemporaine ont une tâche moins heureuse que les poètes. Car l'approche de la Négritude aboutit à des fins plus heureuses dans la poésie que dans le roman. Les cas de Birago Diop (Contes d'Amadou Kumba)[11] et de Camara Laye (Le Regard du Roi)[12] permettent de voir les problèmes auxquels [PAGE 81] font face les romanciers de la Négritude. Tandis que Diop arrive très facilement à traduire, en les réadaptant en français, des contes folkloriques et avec des résultats très heureux, Camara Laye fait appel à une conscience moderniste pour pouvoir mieux rendre la réalité africaine traditionnelle[13]. D'où le caractère trop moderniste du roman layéen pour lequel d'aucuns lui ont reproché d'être inauthentique. On a comparé Le Regard du Roi aux œuvres de Kafka[14]. D'autre part, dans les cas où le contenu du roman s'inspire de la réalité contemporaine, les romanciers, tel que Bhely-Quénum, introduisent dans leurs œuvres des éléments surnaturels et fantastiques pour pouvoir remplir le rôle de l'écrivain authentique que préfèrent les écrivains de la Négritude[15]. Présenter la réalité contemporaine en suivant les techniques formelles de la littérature traditionnelle est plus entravante que libératrice parce que cela exige le rejet des formes littéraires qui répondent plus sérieusement à notre réalité contemporaine. Mais il est aussi vrai que dans les cas où la présentation de la réalité africaine traditionnelle se fait en suivant les formes de la littérature européenne contemporaine, le résultat est très problématique; c'est, en effet, une littérature peu accessible. C'est ce que Oyin Ogunba nous rappelle dans sa conférence devant le public de l'Université d'Ife en 1980 :

    « La tension qui caractérise les rapports entre le contenu et la forme dans une œuvre d'art reste [PAGE 82] un des problèmes que nos écrivains n'arrivent toujours pas à résoudre et ceci surtout dans la poésie. D'une façon générale, il y a trop d'érudition, trop d'obscurité voulue, de sorte que même les initiés ne peuvent pas comprendre les jeux de mots que pratiquent quelques-uns de nos écrivains. Wole Soyinka et Christopher Okigbo comptent parmi les plus coupables de nos écrivains en ce qui concerne ce défaut. On dirait que dans leurs œuvres les plus sérieuses, certains de ces écrivains voudraient imposer toute leur connaissance verbale à leurs lecteurs »[16].

La situation est particulièrement inquiétante dans le cas de Wole Soyinka chez qui il existe sans doute la convergence d'une connaissance très profonde de la signification la plus sérieuse de la philosophie africaine de l'être et une maîtrise étonnante de la langue anglaise. C'est toujours Oyin Ogunba qui écrit :

    « Au cours de quatorze années de l'enseignement des œuvres de Soyinka à l'université, je n'ai pas travaillé dans une classe où on ne s'est pas plaint, même parfois avec amertume, du manque de communication entre Soyinka et ses lecteurs [17].

L'ardeur avec laquelle les écrivains africains affirment, au niveau de l'imagination, le monde africain, accuse leur préoccupation avec les rapports art-réalité. Certains des écrivains les plus importants y mettent toujours l'accent même après la chute de la Négritude. En reprenant la présentation de la philosophie africaine de l'être pour mieux apprécier la littérature africaine moderne, Wole Soyinka se préoccupe de la compréhension de ce qu'il appelle « mon propre univers dans sa complexité totale, [PAGE 83] et aussi à travers sa progression et déformation progressives... de la réaffirmation des valeurs du passé ou du présent sous forme des perspectives intégrées du potentiel à venir »[18]. Ceci se voit dans presque toutes ses œuvres d'imagination et se développe bien dans son recueil d'essais, Myth, Literature and the African World[19].

Les apports les plus importants des œuvres de Chinua Achebe, de Camara Laye, de Cheikh Hamidou Kane[20] et du roman d'Ayi Kwei Armah, Two Thousand Seasons[21] se situent au niveau ci-dessus mentionné de la connaissance du moi. Il est clair que ces écrivains se préoccupent essentiellement de la nécessité qu'ils ressentent de sonder le passé africain et d'examiner sa réalité contemporaine en recherchant les éléments qui permettraient de nier le rôle inférieur que les autres races ont assigné à la race noire. Ils insistent sur les plus grandes valeurs de la philosophie africaine de l'être qui sont voilées par la terminologie simpliste que les ethnologues coloniaux utilisent pour cacher leur ignorance devant les aspects les plus valables de la culture traditionnelle africaine. Il faut distinguer entre les écrivains de la Négritude et les autres dont il s'agit ici malgré le fait qu'ils sont tous d'accord sur les valeurs positives de la philosophie africaine de l'être. Contrairement aux écrivains de la Négritude, les autres écrivains présentent dans leurs œuvres une vision de la réalité africaine qui comporte les aspects plus positifs et plus compliqués de là philosophie africaine de l'être. La vision socio-culturelle des écrivains évoqués ci-dessus se résume ainsi sous la plume de Wole Soyinka :

    « Une préoccupation créatrice qui conçoit ou qui [PAGE 84] prolonge la réalité au-delà de la pure narration, qui lui fait révéler les réalités situées au-delà de ce qui peut s'acquérir facilement, un intérêt qui va à l'encontre des acceptations orthodoxes dans le but de libérer la société des superstitions historiques ou autres... Le mouvement intellectuel spontané et imaginatif vers un réexamen des propositions sur lesquelles l'homme, la nature et la société se conçoivent ou s'interprètent à n'importe quel point de l'histoire; l'effort qui se fait pour développer de telles propositions, ou bien pour les mettre en question ou pour les remplacer par d'autres propositions qui s'accordent davantage avec le penchant idéaliste de l'écrivain ou bien avec son génie pragmatique... » [22].

La vision sociale qui se manifeste dans la littérature africaine comprend déjà une redéfinition de la réalité contemporaine, tout d'abord à la lumière du fait colonial et ensuite comme réponse aux besoins d'une société en transformation rapide. Ceci est d'autant plus important que la réaffirmation du passé peut en fin de compte empêcher une claire conscience de la réalité actuelle, surtout de sa complexité et des rapports « corrects » qui doivent exister entre elle et l'écrivain. D'après Ngugi wa Thiong'o, les rapports corrects qui doivent lier l'écrivain et la réalité africaine iront au-delà de la réaffirmation du passé pour aboutir à la propagation d'une réalité nouvelle qui s'avère importante pour le changement de l'Afrique en un continent « où l'on peut se sentir chez soi »[23]. Les débuts de cette orientation se manifestent déjà dans les romans que Mongo Beti et Ferdinand Oyono ont écrits au cours des dix dernières années avant l'indépendance africaine en 1960[24]; elle s'accuse plus fortement et d'une façon plus directe dans les romans de Sembène Ousmane [PAGE 85] et dans ceux que Beti écrit depuis 1970[25]. Les œuvres de Ngugi wa Thiong'o (Petals of Blood en particulier) comptent pour beaucoup dans le développement de cette orientation dans la conscience littéraire africaine.

La littérature africaine moderne reproduit facilement les caractéristiques d'une littérature didactique. Il n'y est pas question d'une littéralité voulue sans doute parce que cela pourrait mettre une différence trop accentuée entre l'expérience vécue et sa version littéraire. On en tient compte en raison surtout de ce que nous avons évoqué plus haut, à savoir que les œuvres deviennent trop difficiles et donc peu accessibles quand elles sont le produit de la conscience aliénante des écrivains trop occidentalisés[26].

C'est en tenant compte de ces aspects de la littérature africaine que nos écrivains insistent sur le fait qu'on ne doit pas entreprendre la critique de la littérature sans mettre l'accent sur la place importante qu'elle donne à son rôle de littérature d'apport social.

CRITIQUE AFRICAINE ET LITTERATURE AFRICAINE : DU CONTENU A LA FORME OU DE L'ART A LA REALITE

Tout en définissant le fond et la fonction de la littérature africaine, nos écrivains cherchent à gagner l'accord des critiques sur la place qu'il faut donner au caractère spécial de la littérature dans la critique. Comme nous l'avons dit plus haut, la littérature africaine moderne compte parmi les littératures les plus critiquées par leurs auteurs partout dans le monde. Les critiques-écrivains et les critiques professionnels ont parfois mis l'accent sur des aspects différents de la littérature tout en développant [PAGE 86] les intérêts et les conceptions différents qu'elle suscite, mais il y a toujours une convergence d'idées à propos de sa fonction. Cette convergence ne réduit pas pour autant les tentatives que font certains des critiques pour diminuer l'importance du contenu de la littérature tout en cherchant à lui imposer des éléments formalistes et esthétiques. Les écrivains et les critiques ont développé leurs idées en utilisant des terminologies différentes et avec des accents différents. Ceci non seulement parce qu'ils entreprennent la recherche portant sur ces idées pour des raisons différentes mais aussi parce que c'est en fonction des rapports différents existant entre les écrivains, les critiques et la littérature d'une part et, d'autre part, entre les critiques et la littérature qu'il faut voir leurs rapports avec la critique littéraire. Onogo a ceci à dire là-dessus :

    « ... depuis l'arrêt du débat portant sur la définition de ce qui constitue la littérature africaine et malgré le caractère indécis du débat, la perspective sous laquelle on doit mettre les rapports entre l'écrivain et son expérience africaine est devenue le thème dominant des congrès et des colloques sur la littérature. D'ordinaire les écrivains africains ont présenté le problème sous la rubrique conceptuelle de "rôle", de "responsabilité", ou "d'intérêt" qui peuvent lier l'écrivain à sa société. Quant aux critiques, africains et étrangers, ils l'ont toujours présenté en termes de validité du caractère sociologique des contenus de la plus grande partie de la littérature »[27].

Tout en rendant la littérature africaine plus valable par l'analyse qui porte sur son contenu idéologique et sociologique, certains critiques et écrivains ont provoqué beaucoup de polémiques en appliquant à la littérature des critères qui sont d'orientation purement formaliste et qui s'inspirent de la tradition littéraire occidentale. [PAGE 87] Eldred Jones et Dan Izevbaye font des commentaires critiques de ce genre bien que le deuxième donne une place importante à la question de l'apport social.

La critique africaine de la littérature africaine moderne s'est conçue suivant trois grandes lignes :

    « Premièrement... la revalorisation de la culture africaine d'après la Négritude... deuxièmement une approche libérale qui aborderait la littérature en prenant des critères qui en ressortiraient et qui se servirait des caractéristiques internes aux œuvres littéraires pour son évaluation critique, et, finalement, des techniques critiques qui résulteraient de l'adaptation des attitudes et des modèles littéraires que l'on extrait des traditions folkloriques africaines »[28].

Nous pouvons ajouter à ceci l'approche marxiste qui se développe depuis un nombre d'années et qui cherche à tourner notre intérêt vers ce que la littérature africaine apporte en tant que l'indicatrice de la conscience particulière que les Africains ont développée à la suite de leur expérience coloniale et néo-coloniale. Il est possible de mettre ensemble la première et la troisième voie, c'est-à-dire « la revalorisation de la culture africaine » et la recherche de techniques critiques des traditions folkloriques africaines, étant donné que les attitudes et les modèles que l'on extrait de la tradition folklorique africaine appartiennent à la tradition même que la Négritude revalorise. Et il est intéressant de voir que Izevbaye rejette la deuxième voie en disant que cela aboutit à la conceptualisation des clichés que l'on associe d'ordinaire à l'Afrique et que le mouvement de la Négritude a formulés et popularisés. Tout en montrant que d'autres approches critiques sont également défectueuses, mais non pas pour les mêmes raisons, on donne au formalisme-structuralisme d'Anozie qui pèche par son obscurantisme et la critique « formaliste » de type occidental à la Jones de l'accolade mais qui n'est pas sans réserves. [PAGE 88]

Bien qu'elles ne disparaissent pas, les tendances formalistes chez les critiques africains connaissent un développement ralenti grâce aux efforts que font les écrivains africains et certains des critiques pour montrer aux défenseurs des valeurs occidentales, platoniques et parnassiennes qu'il faut se rappeler que la critique de la littérature africaine ne se soumettrait pas aux mêmes critères que d'autres littératures dont l'évolution a été guidée par des considérations qui mettent la forme au-dessus du contenu. S'il est toujours possible d'excuser l'incapacité ou même le refus des étrangers de se défaire de tous leurs préjugés littéraires quand ils cherchent à comprendre des sensibilités issues d'un milieu culturel totalement différent des leurs, le cas des critiques africains qui montrent un penchant pour la critique formaliste est plus difficile à accepter. L'apport le plus important à la critique de la littérature africaine reste toujours l'évaluation de la vision sociale qui ressort de la littérature et le lien qui existe entre cette vision-là et la situation sociale dont la littérature s'inspire. Un certain nombre de critiques occidentaux de la littérature africaine moderne ont repris, pour mieux les revaloriser, tous les détails anthropologiques qui ont été capitaux pour la compréhension des textes littéraires africains. Un critique français a eu l'audace de reprocher aux écrivains africains de ne pas faire de leurs œuvres des « guides d'Afrique » qui seraient destinés aux touristes européens :

    « On demande aux jeunes Africains de faire connaître l'Afrique : tous ses visages, ses mystères, ses traditions, ses folklores, ses problèmes psychologiques humains, etc. Or nous ne voyons partout que des romans impuissants, politisés, cousus de diatribes et de problèmes purement individuels sans intérêt, et incapables de nous faire faire un pas de plus dans la connaissance de l'homme africain »[29]. [PAGE 89]

C'est pourtant chez les critiques africains que nous retrouverons l'évaluation la plus valable des faits sociologiques que contient la littérature africaine moderne. Ils rappellent toujours l'insuffisance de la reprise et de la revalorisation des détails socio-anthropologiques qui ne peuvent aboutir qu'à une simplification des rapports entre l'art et la réalité en ce qui concerne la littérature africaine moderne. Ils ont développé des variantes de l'évaluation critique des faits sociaux que contient la littérature africaine. Le premier exemple de ces variantes est celui de l'application de l'imagination sociologique qui mettrait en valeur non seulement des détails socio-anthropologiques mais aussi l'importance pour l'entreprise littéraire de l'évaluation de l'apport du contenu; elle permettrait enfin de reconnaître les exigences sociologiques qui expliquent le genre de littérature que les Africains pratiquent actuellement.

Vu la situation évoquée ci-dessus, les critiques pensent qu'il faut tenir compte de ce que la littérature africaine emprunte à la littérature occidentale directement ou indirectement, surtout des éléments purement formels, en même temps qu'il faut mettre l'accent sur la situation dans laquelle ces éléments-là se complètent en rencontrant un contenu africain. L'acceptation de cette considération sociologique a un rapport avec l'évocation que fait Abiola Irele de l'imagination sociologique[30]. Irele est peut-être le plus formaliste de nos critiques « sociologiques ». Le commentaire qu'il fait dans son essai très connu qui porte sur « l'influence de l'art sur la vie et sur l'influence de la vie sur l'art » et qui prend « l'œuvre littéraire comme affirmation significative ayant des rapports directs avec l'expérience africaine »[31], s'impose non seulement en raison de la valeur intrinsèque qu'il attribue à la question de l'apport social dans la littérature mais en raison surtout du rôle prépondérant qu'on lui accorde dans un essai qui reprend la sociologie de la littérature à partir d'un point de vue formaliste-moderniste. L'approche devient d'autant plus importante ici qu'elle [PAGE 90] est reprise par un sociologue de la littérature hésitant qui est obligé d'abandonner son idéologie formaliste pour pouvoir aider à réaffirmer la validité de sa littérature nationale. Il retrouve le formalisme quand il reproche aux autres critiques de mettre au même niveau les œuvres d'Achebe et celles d'Ekwensi comme si elles avaient les mêmes valeurs artistiques. Or ce qui compte le plus pour lui, ce ne sont pas ces valeurs artistiques mais les apports sociologiques. Ou bien il reprend ceux-ci sans y croire vraiment ou bien il commence avec une conception trop fixe de la littérature qui tout en permettant la valorisation de l'apport sociologique favorise toujours les valeurs artistiques.

On a montré que l'imagination sociologique est un outil incapable d'aider l'évaluation sérieuse de la situation particulière et spéciale de la littérature africaine non seulement parce qu'elle s'associe à des considérations formalistes, mais tout particulièrement parce qu'elle ne pourra se faire valoir que si elle se complémente de l'acceptation de la signification du contenu de la littérature africaine. Comme outil, elle ne permettra pas au critique de comprendre la vision sociale dans laquelle l'écrivain cache le sens profond de son œuvre. Pour l'écrivain-critique qu'est Wole Soyinka, la tâche que le critique doit chercher à accomplir est celle de l'interprétation de la vision que l'écrivain développe en restructurant les détails d'un monde chaotique.

A partir d'une conscience plus radicale, on a repris l'interprétation de la vision sociale dans la littérature africaine pour permettre à la critique de voir l'apport social comme une entreprise plus positive que l'approfondissement d'une réflexion passive sur la réalité, que l'acceptation d'un sens moral et métaphysique de la réalité, c'est-à-dire plus que la version de Soyinka. C'est à Ngugi wa Thiong'o que nous devons les idées les plus importantes sur cet aspect de la critique littéraire en Afrique[32]. Il montre qu'il faut interpréter l'apport social en termes vraiment positifs et qui pourraient permettre de reconnaître le mouvement vers le changement même là où la réalité semble le cacher. Voilà l'aspect que les [PAGE 91] rédacteurs collectifs de Positive Review[33] développent depuis quelques années à l'Université d'Ife.

CONCLUSION

Il faut réexaminer le reproche porté à la littérature africaine moderne par les critiques qui mettent l'accent sur le caractère insatisfaisant de la place que les écrivains accordent aux rapports entre la forme et le contenu. D'une part, il ne suffit pas de rejeter les idées que nous devons aux critiques formalistes sur la littérature africaine moderne au rang des propos inutiles émanant d'une conscience aliénée et qui ne peuvent donc diminuer en aucune façon la valeur que porte cette littérature. D'autre part, toute évaluation de la littérature africaine moderne qui refuse de remettre en question les idées formalistes des critiques, s'empêchant ainsi de démontrer que ces critiques risquent de dévaloriser et de banaliser la littérature, n'aboutirait qu'à l'appauvrissement et de la littérature et de la critique.

Après avoir mis en valeur les questions dont se préoccupent les écrivains africains et celles que les critiques préfèrent accentuer, il faut dire que celles-là n'occupent jusqu'ici qu'une place secondaire dans la pensée des critiques. Or il faut chercher à travers ce qu'ont dit et écrit ces écrivains à propos de leurs œuvres aussi bien que des rapports entre celles-ci et la situation de la société africaine pour mieux saisir la signification qu'ils leur attribuent. Nous voulons dire par là qu'il sera toujours préférable de commencer avec ce que, Izevbaye a appelé « the open-minded approach which will take the literature on its own terms and use the internal characteristics of the literary works for critical appraisal »[34]. C'est-à-dire qu'il faut une approche impartiale qui permettra d'aborder la littérature à ses propres conditions et qui se servira [PAGE 92] des caractéristiques internes des œuvres littéraires pour en faire ressortir les valeurs qui resteraient dans l'esprit des lecteurs, surtout de ces lecteurs-là pour qui la littérature importe à cause de ses rapports avec la réalité.

En tirant de la littérature les critères que guideraient sa critique, nous faisons deux choses. Premièrement nous diminuons sensiblement le risque de valoriser les éléments qui, tout en étant d'une importance négligeable pour la véritable signification sociale de la littérature, sont susceptibles de détourner l'attention des lecteurs de ses éléments les plus importants. Il importe de dire ici ce que nous pensons du rôle que la critique doit jouer auprès de la littérature africaine moderne et surtout de l'attitude que le critique doit avoir envers la signification que les écrivains veulent donner à leurs écrits. Nous pensons que la critique ne pourra qu'être celle qui devrait être en mesure de valoriser les éléments grâce auxquels la littérature se relie à la situation sociale dont elle dépend et qu'elle doit chercher à dynamiser. Il importe pour la critique de reprendre, afin de les réévaluer, les valeurs qui permettraient à la littérature de devenir un moyen efficace de redéfinir la réalité sociale africaine.

Il est difficile de défendre la recherche des valeurs esthétiques spéciales à travers la littérature africaine moderne, des valeurs au nom desquelles on condamnerait à un rôle mineur l'apport de la littérature à la recherche d'une nouvelle définition de l'univers africain. La validité de cette nouvelle littérature en dépend, comme celle de la littérature traditionnelle dépend toujours de ses rapports avec la philosophie africaine de l'être. La recherche de telles valeurs ne s'imposera qu'à condition qu'elles soient enracinées dans une culture littéraire déjà assimilée par la société locale. Or nous savons que les critères esthétiques que nos critiques appliquent à la littérature africaine sont souvent empruntés à la culture littéraire occidentale.

Il faut éviter la situation dans laquelle les principes critiques que l'on utiliserait pour évaluer la littérature africaine moderne pourraient être nuisibles aux buts positifs de la critique, à savoir la mise en valeur de la signification de la littérature, de cette signification qui devrait être autant littéraire qu'extra-littéraire. A part le fait [PAGE 93] qu'une telle approche pourrait aboutir à une critique qui banaliserait la littérature comme nous l'avons dit plus haut, elle pourrait valoriser des œuvres dont la signification est plus ou moins nuisible aux rapports préférés entre la littérature africaine et la réalité africaine.

Olusola OKE


[1] L'écrivain africain est souvent un critique et un professeur de littérature. Wole Soyinka, Ngugi wa Thiongo, Mongo Beti, Ayi Kwei Armah, etc., en sont des exemples.

[2] Wole Soyinka, Myth, Literature and the African World, Cambridge, C.U.P. (1976). Chinua Achebe, Morning Yet on Creation Day, London, H.E.B. (1977). Ngugi wa Thiongo, Home coming, London, H.E.B. (1972). E. Mphahiele, The African Image, London, Faber and Faber (1962). L.S. Senghor, Liberté 1 : Négritude et Humanisme, Paris, Seuil (1964 et 1971).

[3] Voir C. Achebe, « Where Angels Fear to Tread », in op. cit., p. 46ff.

[4] Voir Mongo Beti, « Afrique noire, littérature rose », Présence Africaine, no XI, 1956, pp. 133-146. Voir aussi Anthony Omoghere Biakolo, « Entretien avec Mongo Beti », P.N-P.A., no 10, juillet-août 1979, pp. 86-121.

[5] C. Achebe, « The Writer in A New Nation », Nigeria Magazine, no 81 June 1964.

[6] Voir « The Writers Speak by Sembène Ousmane, Cheikh Hamidou Kane, Ousmane Socé, Tchicaya U Tamsi and Camara Laye », African Literature and the Universities, Ibadan University Press (1965), pp. 56-73.

[7] E. Mphahlcle, The African Image, London, Faber and Faber (1962), p. 40.

[8] Wole Soyinka, op. cit., p. 126.

[9] Le concept de l'esthétique africaine remonte à l'œuvre maintenant dépassée de l'africaniste allemand, Jahn, qui dans son Muntu et dans Manuel de littérature néo-africaine, du XVe siècle à nos jours, de l'Afrique à l'Amérique, aborde la question des caractéristiques particulières de la littérature africaine traditionnelle orale, caractéristiques qui, selon lui, viendraient marquer la littérature moderne que tout homme africain écrirait soit aux Etats-Unis d'Amérique soit en Afrique. Voir aussi Pio Zirimu et Andrew Gurr (ed.), Black Aesthetics, Nairobi, East African Literature Bureau (1973).

[10] La poésie populaire yoruba qu'écrivent des artistes contemporains permet d'affirmer cette constatation.

[11] Birago Diop, Contes d'Amadou Koumba, Paris, Fasquelle (1947).

[12] Camara Laye, Le Regard du Roi, Paris, Plon (1954).

[13] La forme que prend la présentation de l'Afrique traditionnelle dans L'Enfant noir lui donne une certaine sérénité qui s'apparente à celle que l'on rencontre dans les contes de Birago Diop. Mais si les fables de Diop ne sont pas l'objet de commentaires défavorables de la part des écrivains engagés, L'Enfant noir est condamné en raison de sa présentation réaliste de l'Afrique (par opposition à la présentation symbolique que contiennent les contes) mais qui n'inclue pas la présentation nécessaire des méfaits de la colonisation européenne. Mais en tenant compte de cet élément dans Le Regard du Roi, le roman qui vient après LEnfant noir, Laye est obligé de sacrifier la qualité sereine de la réalité africaine en la faisant passer par la conscience de Clarence, un colon français dans une colonie française.

[14] Voir Wole Soyinka, « From a Common Backcloth », The American Scholar, Summer 1963, no 3, vol. 3-2, pp. 387-396.

[15] O. Bhely-Quénum, Un Piège sans fin, Paris, Stock, 1960; Le Chant du lac, Paris, Présence Africaine, 1965.

[16] Voir O. Ogunba, Literary Art and literary creativity in Contemporary Africa, Inaugural Lecture Series 36, University of Ife Press (1978), p. 17.

[17] On pourrait dire la même chose de The Interpreters (roman) et de Madmen and Specialists (théâtre) par Wole Soyinka. La plupart des romans d'Armah n'arrivent pas à me faire croire qu'il parle de notre expérience africaine commune à cause de son style trop recherché.

[18] Wole Soyinka, Myth, Literature and the African World, Cambridge, C.U.P. (1976), p. 98.

[19] Ibid.

[20] Les romans d'Achebe, de Camara Laye, de Cheikh Hamidou Kanc, etc., ne présentent pas de vision sociale portant une signification aussi sérieuse que celle que l'on voit dans les romans de Soyinka. Ces autres romanciers se préoccupent plutôt de la réaffirmation de la vision africaine du monde (islamisée dans le cas de C.H. Kane) et de la signification que cela doit porter pour la conscience africaine moderne.

[21] A.K. Armah, Two Thousand Seasons, East African Publishing House (1973).

[22] Wole Soyinka, op. cit., p. 67.

[23] Ngugi wa Thiongo, The African Writer and his Past., in C. Heywood (ed), Perspectives on African Literature, London, H.E.B. (1971), p. 8.

[24] Voir Mongo Beti, Le Pauvre Christ de Bomba, Mission terminée, Le Roi miraculé et Ferdinand Oyono, Une vie de boy, Le Vieux Nègre et la médaille.

[25] Mongo Beti, Perpétue, Paris, Buchet/Chastel (1974); Remember Ruben, Paris, 10/18, Union générale d'Editions (1974); La Ruine presque cocasse d'un polichinelle, Paris, Editions des Peuples noirs (1979); Les deux mères de Guillaume Ismaël Dzewatama, futur camionneur, Paris, Editions Buchet/Chastel (1982).

[26] Voir la note 13 ci-dessus.

[27] O. Onogo, « The Crisis of Consciousness in Modem African Literature : A Survey », Canadian Journal of African Studies, vol. 8, no 2 (1974), p. 386.

[28] Dan Izevbaye, « The State of Criticisra in African Literature », African Literature Today, no 7 (1975), p. 3.

[29] Cette citation est d'Olympe Bhely-Ouénum, in La Vie africaine, no 31 (décembre 1962), p. 50. Mais nous la devons à G.A. Adebayo, « The Criticism of the West African Novel Written in French and English : its Evolution and Present State », University of Ibadan Department of modern Languages staff Seminar (1980), p. 6.

[30] Abiola Irele, « The Criticism of Modem African Literature », in C. Heywood (ed.), op. cit., pp. 9-24.

[31] Ibid., p. 23.

[32] Ngugi wa Thiong'o, Homecoming, London, H.E.B. (1972).

[33] Positive Review, Department of Literature in English, University of Ife, lle-Ife.

[34] Dan Izevbaye, op. cit.