© Peuples Noirs Peuples Africains no. 45 (1985) 1-3



La Cohabitation, le domaine réservé,
l'Afrique francophone...

P.N.-P.A.

Finie la bipolarisation, entend-on dire de tous côtés. Finie la bipolarisation, vive la cohabitation !

Il s'agit de la cohabitation des Français de gauche et de droite dans leur pays, la France. Quant à la cohabitation des Africains de gauche et de droite dans les Républiques « francophones » d'Afrique, elle n'est, hélas ! pas pour demain.

Le fait est que les législatives françaises de mars prochain seront sans aucun doute l'occasion d'une cuisante défaite pour la gauche des nationaux-tiersmondistes. Mais la droite s'adjugera-t-elle le raz-de-marée d'élus que lui promettent des sondages pharamineusement favorables ? Rien de moins certain : François Mitterrand et ses amis viennent précisément d'imposer la proportionnelle pour conjurer la menace d'une droite massivement majoritaire contraignant le président de la République à se cantonner dans l'inauguration des chrysanthèmes.

Voilà comment la cohabitation, idée neuve sous la Cinquième République et même traumatisante, est en train de s'imposer à tous les opportunistes – que la langue des bourgeois préfère désigner du joli nom de modérés.

Qu'est-ce au juste que la cohabitation ?

Concrètement, cela signifie que la gauche sans scrupule ni principe et la droite immorale, déjà proches puisque voisinant au centre de l'hémicycle, vont s'associer publiquement pour se partager le pouvoir. [PAGE 2]

On ne parlera plus de projet socialiste ni de projet libéral, mais de front républicain, et pourquoi pas d'union nationale ? ou de gouvernement de salut public pour lutter contre la crise ? Bref, ce ne sont pas tes slogans ronflants qui manqueront.

Dans la réalité, la France, à l'intérieur comme à l'extérieur, pratiquera une politique chèvre-chou, nègre-blanc, ni avancée ni conservatrice, ni pacifiste, ni belliciste, ni expansionniste, ni isolationniste.

Ce sera en somme le retour à la Quatrième République, symbolisée en son temps par un certain Henri Queuille, à qui Le Canard enchaîné avait prêté cette plaisante devise : « L'immobilisme est en marche, plus rien ne l'arrêtera. »

C'est qu'on l'a souvent moquée, cette Quatrième ! Quelle tare ne lui a-t-on pas prêtée ! Il faut quand même croire qu'elle correspond bien à l'inclination naturelle du peuple français, qui, en connaissance de cause, y revient sans cesse.

Il ne faut surtout pas se figurer que tout va mal dans un tel système. Tenez, je témoigne que, par exemple, l'Afrique, alors française (et non francophone) n'a jamais été tant débattue publiquement en France que sous la Quatrième République.

Comment cela était possible ? C'est simple.

Imaginez un train de voyageurs arrêté en rase campagne ou avançant à une allure de tortue. Les gens ont vite fait d'épuiser les divertissements traditionnels et de découvrir que, pour tuer le temps, il ne leur reste que l'échange d'opinions, le palabre, la discussion, en somme le débat serein, animé, passionné, houleux suivant les sujets abordés. Et quand les gens n'ont plus que la parole pour défouler leurs frustrations, eh bien, tout y passe, même les sujets considérés hier comme tabou.

C'était un peu cela, la Quatrième République, l'époque où l'Afrique ne relevait pas du domaine réservé du président de la République, mais était fréquemment évoquée en pleine Assemblée nationale, et aussi dans les journaux français, presque librement.

En politique, quand la liberté d'expression va, tout va. La catastrophe en Afrique francophone a commencé quand le général de Gaulle a décidé, dans le secret de son cabinet, que ce serait désormais un sujet tabou. Ceci [PAGE 3] se passait en 1964, après une intervention injustifiable qui allait instaurer au Gabon un système de dictature personnelle dont chacun peut observer les effets aujourd'hui.

La faiblesse de nos sociétés et leur dépendance aidant, ce climat s'est rapidement étendu à toute l'Afrique francophone devenue un simple atout dans la main de de Gaulle qui venait de lancer la France dans la grandiose aventure de l'industrialisation.

Il est peu probable qu'avec la cohabitation l'Afrique francophone, toujours soumise au joug colonial, malgré te changement des mots, demeure le joujou exclusif de l'Elysée et de son népotisme. Cela ne suffira évidemment pas pour émanciper nos peuples. Pourtant il est inévitable que, lorsque de vrais changements se produisent en France, ils aient des répercussions dans les néo-colonies. Ce sont autant d'occasions que nous avons le devoir de saisir, convaincus qu'au commencement de toutes les libertés, il y eut la liberté d'expression, autrement dit une presse indépendante qui manque si cruellement à l'Afrique dite francophone. Que nos élites et notre jeunesse soient obligées de recourir à Jeune Afrique et à Afrique-Asie, les deux feuilles paraît-il les plus lues en Afrique francophone, pour s'informer des événements qui les concernent, donne la mesure de ce drame.

P.N.-P.A.