© Peuples Noirs Peuples Africains no. 44 (1985) 43-158



QUAND PAUL BIYA FAIT UNE OUVERTURE VERS MONGO BETI,
C'EST UNE CHAUSSE-TRAPPE

(suite)

Mongo BETI

LA FAUTE

Voici les éléments qu'il convient d'avoir constamment à l'esprit pour comprendre comment j'ai été amené à commettre une faute si grossière à cette étape de la machination dont le nommé Elundu Onana était l'agent, et à accepter sa proposition conçue comme le dispositif central du piège tendu par le nouvel autocrate camerounais. Plaidoyer pro domo ? Pas seulement. Tout le monde peut se laisser berner un jour ou l'autre, il n'y a pas vraiment de honte à cela. Je souhaite surtout que la nature fascisante du régime de Paul Biya se révèle de façon éclatante, et en particulier que la haine de la bureaucratie néocoloniale pour les intellectuels africains, si souvent dénoncée par nous ici même, par exemple à propos de l'affaire Abel Goumba[1], apparaisse sous la plus vive lumière. [PAGE 144]

Le succès de Main basse sur le Cameroun d'abord était pour moi source d'euphorie, car il est véritablement phénoménal si l'on veut bien prendre en considération la féroce censure du pouvoir, l'analphabétisme et surtout la pauvreté qui limitent la diffusion d'une œuvre de réflexion politique dans une République francophone africaine. Il est loisible de démontrer, à plusieurs indices, que ce succès non seulement ne s'est pas démenti depuis la parution (et l'interdiction par M. Marcellin !) de ce livre, mais qu'il grandit d'année en année, déjouant toutes les chicanes, toutes les traîtrises. Nous le vérifions sans répit aux Editions des Peuples noirs, malgré l'obscurité de cette petite maison et le caractère récent de la nouvelle édition de cet ouvrage.

En mettant de grandes quantités d'exemplaires sur le marché camerounais où, de toute évidence, la demande est vive, je pouvais raisonnablement supputer des ventes assez substantielles et assez rapides à la fois pour dégager une recette de nature à regarnir à bref délai ma trésorerie. Quand Elundu Onana me fait part au début de l'automne de son souhait de financer une nouvelle édition du livre, à condition que le règlement de ma facture de 58 690,25 F soit différé, je n'ai pas vraiment lieu de m'inquiéter. Dans mon idée, ce retard ne sera que deux ou trois semaines au plus; ce ne sera pas un trop cruel sacrifice. C'est encore ce raisonnement que je ferai fin novembre, le nouveau tirage étant terminé chez l'imprimeur Charles Corlet, à Condé- sur-Noireau, quand il me faudra, à la demande d'Elundu Onana, financer le transport avion de deux mille exemplaires, et débourser à nouveau 14 257,90 F. La justesse de ces prévisions allait finalement [PAGE 145] être bafouée par la mauvaise foi et le cynisme d'Elundu Onana, obstiné à accomplir sa triste mission de sabotage.

D'autre part, avant qu'il révèle son âme monstrueuse, je ne pouvais lui dénier un certain savoir-faire, que, d'ailleurs, j'ai déjà évoqué.

C'est certainement un bon observateur qui écrit ces lignes à la mi-septembre :

« Nul besoin d'avoir un local; il y a suffisamment de désœuvrés qui font le porte-à-porte et qui sont rémunérés à la commission. Libre à eux de faire un peu leur prix. Si tu voyais les "navets" et les encyclopédies de "droit africain" qui se vendent ici ! »

C'est un cadre éclairé et dynamique qui écrit le 7 octobre 1984 :

« En vue de faciliter l'écoulement de La Ruine[2], nous comptons sur deux méthodes : a) le packaging qui consiste à vendre en bloc tous les livres annoncés, soit 9 volumes à 39 500 F CFA, de telle sorte que dans le lot il y a (sic) forcément un exemplaire de La Ruine. b) ensuite je vais éditer un autre catalogue destiné aux responsables et dirigeants, lequel catalogue reprendra tous les ouvrages + les 6 volumes et 1 abonnement à P.N.-PA., soit 39 500 + 40 000 + 25 000 (deux ans), soit 104 500 F, arrondis à 100 000 F CFA.

« Or ces méthodes ne marchent que si nous avons en stock tous les volumes annoncés et au moins 7 ou 8 sur les 9. Dans ce sens, j'aimerais que tu fasses un tour chez l'éditeur du Temps de Tamango pour voir ses conditions et les quantités disponibles. Donc il faut coûte que coûte que Main basse [sur le Cameroun] soit réédité dans le cadre de ce que j'appelle l'opération B... »

Comment ne pas se laisser entraîner par cette sorte de professionnalisme, un peu cynique il est vrai ?

Mais, à l'époque, il m'est difficile de douter de la bonne foi du personnage – et voilà le troisième élément qui contribuera à me pousser dans le piège. [PAGE 146] On trouverait difficilement une faille dans les lettres d'Elundu Onana avant le mois de décembre, un indice dans ses propos au téléphone, quelque signe de son comportement qui trahisse ses véritables intentions. Il aura joué la comédie presque à la perfection d'un bout à l'autre, comme je l'ai dit au début de ce récit[3]. La première formation d'Elundu Onana, la porte de son entrée dans la fonction publique ainsi que j'en serai informé un peu trop tardivement, fut celle de policier. Cette particularité explique sans doute son aptitude à la dissimulation. Elundu Onana a longtemps servi comme policier sous Ahidjo; il entra ensuite j'ignore de quelle façon à l'Université de Yaoundé pour s'initier à la gestion. Mais la police d'Ahidjo était un peu connue ces sociétés secrètes et autres syndicats du crime que l'on ne quitte jamais; ses membres pouvaient bien changer d'habit, ils ne changeaient jamais d'emploi. C'est ce que le lecteur comprendra plus loin.

Toujours est-il que, à cette époque-là, bien loin de prêter le moins du monde à suspicion, il me prodigue au contraire les signes de sa loyauté. Le plus décisif est une lettre du 7 octobre, déjà citée, où il propose pour régler les commandes de livres qu'il m'adresse :

« Règlement par chèque sur le compte que j'ai à la BNP [agence centrale de Paris] et au fur et à mesure des ventes ou à la rigueur par prélèvement
    Carte bleue no 4974 217 037 300
    Diner's no 3642 783 219 1004. »

Ici, une parenthèse : quand en février 1985 mon avocat français obtiendra une décision de saisie conservatoire de ces comptes, ils se révéleront vides, ou à peu près.

Mais à l'époque, je fus très impressionné par cette spon [PAGE 147] tanéité avec laquelle il jetait sur la table ses numéros de comptes bancaires.

Pourquoi n'avoir pas exigé la signature d'un contrat me dira plus tard pour me blâmer mon avocat camerounais. Je reconnais que c'eût été la procédure de la sagesse, mais entre commerçants ayant pignon sur rue. En revanche, cela eût impliqué un formalisme paralysant entre dilettantes agissant quelque peu en marge de la légalité pure. Elundu Onana surtout n'avait que l'excuse de l'anarchie administrative du Cameroun pour se livrer à la vente des livres, une telle activité ne pouvant en aucune manière relever de sa profession, car il n'était que cadre de banque, du moins officiellement. N'ayant à cœur personnellement que de lui faciliter la tâche, je devais me garder, même si j'y ai songé, de plier mon partenaire de rencontre à la formalité du contrat[4]. [PAGE 148]

La situation créée par Elundu Onana comportait aussi pour moi un aspect psychologique classique qui, doublant le piège d'une souricière, mérite d'être examiné.

Il m'était de fait très difficile sinon impossible de ne pas accepter la proposition du personnage; il aurait fallu justifier mon attitude auprès des miens. A quel argument recourir ? Une plausible manœuvre des services secrets franco-camerounais pour déstabiliser la revue, après tant d'autres tentatives avortées ? Encore aurais-je eu toutes les peines du monde à les en convaincre, à supposer que j'y arrive. Les services secrets, c'est pour la plupart des gens le mal absolu, et rien ne les prépare à regarder le phénomène en face hors de la fiction.

Je résidais à Paris au moment de l'affaire Ben Barka, et je me rappelle fort bien quel mal la presse avait à convaincre le public que des policiers français s'étaient réellement associés à des coupe-jarrets et à des agents marocains douteux pour kidnapper en plein Paris, devant témoins, un leader de l'opposition maghrébine. Qui ne se souvient de La mort aux trousses, du désespoir de Cary Grant, pris malgré lui dans l'engrenage infernal des aventures d'espionnage et tentant en vain de faire admettre [PAGE 149] à la police, à son avocat et même à sa propre mère l'existence des tueurs acharnés à le traquer ?

A ce propos, mes compatriotes camerounais, mes amis africains et mon épouse elle-même ne me reprochent que trop souvent ma méfiance, inspirée, disent-ils, d'un pessimisme blâmable. Peut-on, demandent-ils souvent, se méfier de tout le monde tout le temps ? N'est-il pas plus raisonnable de s'en remettre parfois aux heureuses inclinations naturelles des êtres humains ?

De plus, le militant en proie au harcèlement sournois des polices secrètes, menacé par la paranoïa dont parle Angela Davis dans son autobiographie, est aussi sujet à des retours sur soi au cours desquels il se reproche d'avoir été une poule mouillée en cédant trop vite à de vagues phobies. Et de se demander alors s'il n'est pas victime déjà de la trop fameuse folie de la persécution, cette tarte à la crème des indolents et des jobards. Et de se persuader peut-être qu'il a laissé passer par excès de prudence l'occasion unique de réussir une percée décisive au bénéfice de la cause qu'il défend.

Dois-je avouer que tous ces tourments m'ont bien assailli à l'époque où il a fallu que je prenne ma décision ? Je crois pourtant que, en pesant soigneusement le pour et le contre, j'aurais pu rejeter la combinaison d'Elundu Onana en exigeant fermement qu'il me règle d'abord mon dû. Ceux qui, de la coulisse, manipulaient notre homme auraient peut-être alors conçu des doutes, et peut-être auraient-ils renoncé à leur audacieuse manigance. Mais je cédai trop vite aux avances douteuses de l'espion et ses amis se convainquirent aussitôt que la victoire leur souriait.

Je reconnais donc que, astucieusement appâté, je me suis quelque peu inconsidérément abandonné à l'espoir d'un gain substantiel et rapide qui aurait mis à l'abri de toute incertitude une revue qui ne devait qu'à la virtuosité financière et à l'abnégation de ses animateurs d'avoir survécu à sept interminables années d'un dramatique dénuement.

En effet, autant je suis à la rigueur pardonnable d'avoir consenti à différer ma créance, autant je me suis montré imprudent en acceptant de commander le tirage de dix mille exemplaires qu'Elundu Onana demandait avec insistance. [PAGE 150] Voilà une erreur qui m'a mis en grand danger, non seulement en tant que cofondateur, copropriétaire et animateur de la revue Peuples noirs-Peuples africains, mais même en tant que père de famille, mais nullement en tant que militant : je veux dire que je n'ai jamais été seulement effleuré par l'idée de céder au chantage exercé contre moi.

LE CHANTAGE

L'impression des dix mille exemplaires de Main basse sur le Cameroun est si rondement menée qu'il lui faudra à peine le mois de novembre pour être terminée. Mais Elundu Onana a téléphoné longuement tous les deux jours pour s'enquérir de l'avancement du processus. J'ai dû me rendre fréquemment chez l'imprimeur Charles Corlet, à Condé-sur-Noireau, à environ cent-soixante-dix kilomètres de Rouen par la route, pour régler les détails les plus délicats : le choix du papier, le symbole et les couleurs de la couverture, la place de la nouvelle préface, le montant de la facture âprement discutée.

Elundu Onana a bien réglé par tranches l'avance demandée par l'imprimeur, mais il n'a manqué aucune occasion de nous demander de presser l'allure : c'est que les fêtes de fin d'année approchaient, n'a-t-il cessé de souligner, et avec elles la folie des cadeaux qui nous permettrait de faire de « merveilleuses affaires ». Déjà les commandes affluaient, mais lui ne pouvait encore offrir des lots complets dans son packaging puisque les derniers arrivages de Main basse sur le Cameroun, édition Maspero bien vite épuisée, s'étaient vendus comme « de petits pains », de telle sorte qu'il se trouvait en rupture de stock.

Noël tenait certainement une place décisive dans l'échafaudage qu'il avait monté avec ses amis; mais était-ce bien celle qu'il avouait ? Sans doute pas – j'ai en tout cas ma petite idée sur la question, et je l'exposerai plus tard.

Toujours est-il que nous voici au mercredi 28 novembre 1984. Je procède ce jour-là à l'expédition par avion de mille quarante exemplaires, soit treize sacs complets, [PAGE 151] acheminés par la poste, et de mille quarante autres exemplaires confiés à la responsabilité d'une agence spécialisée. Ce dédoublement a pour but de nous épargner l'erreur qui consisterait à mettre tous nos œufs dans le même panier. Le transport des livres en Afrique francophone est soumis à tant d'aléas que les colis y survivent rarement sans dommage : vols, déprédations et même pertes pures et simples y sont monnaie courante. Dédoubler les envois, c'est multiplier les chances de chacun d'arriver à bon port.

J'informe Elundu Onana de l'expédition de ces deux mille quatre-vingts exemplaires complétant le stock minimal exigé par lui pour faire face aux commandes des fêtes de fin d'année. Au cours des trop fréquentes et trop longues conversations téléphoniques dont il avait affligé ma famille pendant tout le mois de novembre, Elundu Onana avait plus ou moins explicitement pris l'engagement de me tenir au courant du rythme des ventes, le moment venu, ne serait-ce que pour les nécessités du réassortiment.

J'attends donc fort légitimement de lui des appels ou des lettres bourrés de chiffres, de dates, de précisions techniques, en somme l'intensification de nos rapports de business. De toutes façons, il doit me rembourser sans délai les énormes frais de port avion; il a toujours été entendu ainsi. Justement, le transporteur rouennais qui s'est chargé d'acheminer une partie des deux mille quatre-vingts exemplaires de Main basse sur le Cameroun m'informe que les colis sont arrivés à Douala le lundi 3 décembre.

Nous sommes en effet déjà au début de décembre 1984.

Or je m'aperçois brusquement qu'Elundu Onana est en proie non à la frénésie du business, comme je me l'étais figuré jusque-là, mais à une obsession délirante, à la fureur d'une idée fixe dont il est en permanence dévoré, et dont il n'est peut-être pas inutile de donner ici quelques illustrations :

29-11-1984 :

« Pour la situation au Cameroun, je crois que mon analyse ne manque pas de justesse. Car, comme la France pillait le pays appuyé (sic) par la terreur policière des nordistes et leurs alliés objectifs, les gagne-petit de l'ex [PAGE 152] ploitation coloniale, les commerçants de la province de l'Ouest, il se trouve qu'elle se mord les doigts d'avoir laissé le pouvoir à un centre-sudiste assez désintéressé qui voudrait jeter la lumière sur les zones d'ombres où se déroulent les pires magouilles. Le jeu devient subtil dans la mesure où la France qui a armé un TALA[5], seraient (sic) peut-être à l'origine de sa dénonciation, une façon de le donner dans un premier temps et dans un autre crier à la persécution des Bamilékés. Jeu auquel le groupe Jeune Afrique joue depuis en pointant du doigt les hommes d'affaires les plus pesants... Donc l'enjeu est physique et immédiat et si l'on a choisi d'ouvrir les yeux, il faut fortifier cette lumière par le poids de ta présence; car Biya est quand même un peu plus instruit que l'autre et qu' (sic) il a besoin d'une ou de plusieurs occasions pour réagir et agir. Suppose qu'à ton retour que le gouvernement ne cautionne pas, on te laisse parler, enseigner, expliquer, tu prépareras le terrain idéologique sur lequel, en s'implant ( ?) le renouveau prendra racine et finalement corps.

« Surtout, si la France que tu sais derrière tous les griots, tous les médiocres, essaie de se montrer, de se révéler par quelque maladresse, il te sera plus facile de dénoncer la perfidie. C'est la réponse à une question que me posait une personne, en me montrant l'extrait du journal que je t'ai envoyé où il y avait une publicité de mandat[6]. C'est des brèches, des interstices par où la liberté doit s'infiltrer. Comme le disait Sartre, "nous n'avons jamais été aussi libres que sous l'occupation". Alors ! »

5-12-1984 :

« ... Il y a le problème de fond qui est celui des rapports avec le régime. Pour ma part, je crois que le citoyen d'un pays ne doit pas se considérer comme " une signature" [PAGE 153] à apposer au bas d'une page qui serait un régime en force ou en place A mon sens, un citoyen qui tient à faire prévaloir certaines valeurs, se doit non seulement de vivre ces valeurs en exemple aux yeux de ses semblables qui seront moins désespérés; et surtout doit peser de tout son poids sur la marche des événements dans la mesure de ses forces qui ne sont jamais insignifiantes. Si de pauvres paysans ont dignement souffert la prison, le fouet, l'éloignement des leurs, le chomâge (sic), à plus forte raison quel ne peut être l'effet d'un personnage bien réputé, qui ferait reculer le plus hardi des tortionnaires[7], derrière qui sont prêts à s'aligner des jeunes, des hésitants, des timides et qui sais-je encore. Les "trompettes de Jéricho" feront tomber les murs de l'oppression, de la torture, avant le septième tour. Le régime ne sera que ce que chacun de nous en fera ou voudra en faire et certainement pourra en faire. Dans ce sens, se rallier à un régime quel qu'il soit dans la mesure où cela suppose un alignement, une intégration, me semble indigne d'un intellectuel et même l'envisager est bien ridicule parce qu'il n'existe pas un régime dont on pourrait approuver tous les actes. Dénoncer de loin, c'est bien, mais je crois que l'essentiel se joue sur le terrain évacué par l'absence des partis (ceux qui sont partis)... On dit que les Betis se fatiguent vite car ils ne sont pas persévérants, mais où donc trouver les exemples de la ténacité, de la persévérance et pourquoi pas du sacrifice qui est certainement le prix à payer pour que se réalisent certaines perspectives. »

Je reçois de telles tartines presque chaque jour pendant la première décade de décembre, alors que mon correspondant s'était gardé de me parler d'un voyage au Cameroun avant de disposer contre moi d'un redoutable moyen de chantage, l'argent que j'avais avancé et les traites que j'avais signées pour le doter d'un important stock de livres.

Quant à l'« argumentation » dont le lecteur vient de prendre connaissance et dont le moins que l'on puisse dire est qu'elle a beaucoup servi sous l'autocrate précédent, s'il n'est pas familiarisé avec les méthodes des dictateurs francophones africains, il sera tenté de prendre [PAGE 154] au sérieux ces fariboles; il se dira que, après tout, ce raisonnement en vaut bien d'autres dans le débat sur l'exil politique, vieux comme le monde au demeurant Mais il va tout à l'heure voir que le dictateur, dont Elundu Onana n'est qu'un plaisant interprète, n'accorde pas la moindre valeur à ces banalités qui sont en somme la routine d'une action psychologique. Ne pouvant me persuader, il va bientôt changer de ton tout en recourant à son arme miracle, la contrainte économique, la torture par la faim en bon petit dictateur de troisième classe, breveté de l'Institut Guy Penne de I'Elysée. Cela consiste à priver l'opposant de ses moyens de survie, et le tour est joué. Il n'a pas hésité à tenter son coup contre un opposant réfugié dans un pays démocratique, fonctionnaire de surcroît, c'est-à-dire assez bien protégé. Imaginez ce qu'il en aurait été s'agissant d'un opposant vivant sur place, à la merci des polices pléthoriques du régime et de ses assistants techniques étrangers friands de perversités politico-psychologiques.

Je fis d'abord la sourde oreille, m'abstenant de parler du nouveau dada d'Elundu Onana aussi bien dans mes lettres que dans les rares conversations téléphoniques qu'il m'arrivait encore d'avoir avec lui au prix de combien de difficultés et de quels trésors de patience : je me contentais d'exiger le remboursement immédiat, comme convenu, des frais de port avion et un rapport sur les ventes, deux demandes qu'il promettait toujours de satisfaire « dès demain », mais sans jamais s'exécuter.

Enfin, le dimanche 9 décembre, la femme d'Elundu Onana débarque brusquement à Rouen. C'était sa troisième visite chez nous. D'allure paysanne, comme à l'accoutumée, sommairement fagotée, grossièrement décrêpée, elle arbore de plus, cette fois, une expression étrange que je ne définirai que plus tard, a posteriori : elle a le regard tantôt fuyant, tantôt suppliant de chien battu; la parole s'étrangle dans sa gorge, comme si elle ravalait un discours dont son estomac eût été chargé jusqu'à l'indigestion. Elle est accompagnée, exceptionnellement, de deux individus qui se donnent pour des étudiants, mais qui pourraient aussi bien être des hommes de main : une enquête ultérieure ne m'a permis d'établir ni leur identité exacte ni leur situation sociale. [PAGE 155]

Elle me remet une lettre dans laquelle son mari m'enjoint littéralement de me rendre au Cameroun dans le même avion que sa femme, soit le samedi 15 décembre

Je dis à madame Elundu Onana :

– Est-ce que votre mari est tombé sur la tête ? son comportement est vraiment curieux; C'est une énigme pour moi. Dites-lui que mes conditions pour cautionner le régime de Paul Biya en venant au Cameroun ont été formulées dès la démission d'Ahidjo et répétées à satiété depuis, et qu'elles n'ont pas changé : amnistie générale pour tous les délits politiques, pluralisme politique, élections libres.

Madame Elundu Onana assure que, sitôt retournée à sa résidence de la région parisienne ce soir, elle téléphonera à son mari et lui fera part de mes observations.

Silence total d'Elundu Onana dès le lendemain lundi 10 décembre. L'opération chantage est lancée. J'avoue encore une fois que je n'avais point imaginé que mon partenaire concevrait jamais le projet diabolique de me mettre dans une situation aussi infernale. En puisant d'abord dans la trésorerie de la revue, puis, quand il fallut expédier les 2 080 exemplaires de Main basse sur le Cameroun, dans les réserves familiales, j'ai engagé près de quarante mille francs pour envoyer des livres à Elundu Onana. En principe, je suis complètement ratiboisé. C'est au point que je manque même d'argent pour entretenir ma famille. Du moins, Elundu Onana en est tout à fait convaincu[8]. [PAGE 156]

L'ECHEC

Bien entendu, les choses ne pouvaient pas être aussi simples pour un vieux ménage de fonctionnaires. Des recettes surprise n'y sont pas chose rare : examens payés tardivement, reliquat d'un à valoir d'éditeur ou d'une traduction étrangère, remboursement d'un emprunt d'Etat, etc. Mais ces rentrées d'argent ne sont habituellement pas prises en compte dans la confection d'un budget familial; on les met de côté pour se garantir contre l'imprévu ou pour faire des cadeaux aux enfants maintenant grandis. Ma fille venait justement d'entrer en hypokhàgne et j'étais bien résolu à ne rien lui refuser en fait de livres. Cette fois, il a bien fallu les utiliser pour les dépenses ordinaires : seules des mensualités d'impôts n'ont pu être payées à temps. Ce fut une chose extrêmement fâcheuse, mais on n'en meurt pas et réparation y fut apportée très vite.

Tant qu'il y a la vie, dit-on, il y a de l'espoir. Je ne manquais pas de moyens de survivre, première surprise et cuisante déconvenue pour mes ennemis qui avaient comploté ma débâcle instantanée et définitive et mitonné ma perte de telle sorte que je n'eusse même pas le moyen de dénoncer leur perfidie.

J'étais donc encore à même de livrer bataille sur un autre front ô combien périlleux, les dettes contractées envers les fournisseurs d'Elundu Onana. Comme en un éclair, j'avais compris que l'individu ne paierait pas les traites le moment venu; c'était dans la stricte logique de la manœuvre. Après de longs mois de naïveté, ma lucidité m'était revenue comme une Illumination. A mes amis, à ma femme même qui disaient : « Tu n'en sais rien, il va peut-être payer, le moment venu », je répondais avec assurance : « Non, inutile de se faire des illusions; cela n'aurait pas de sens, s'il payait. » C'est cette intuition qui, en me poussant à organiser la parade immédiatement, m'a sauvé. Si j'avais attendu que l'échéance vienne pour m'assurer des véritables intentions d'Elundu Onana, je me serais trouvé totalement désarmé à la fin de janvier, et il eût été trop tard pour trouver la moindre esquive. [PAGE 157] Je n'aurais alors eu le choix, comme l'espéraient mes adversaires, qu'entre la peste et le choléra en quelque sorte, c'est-à-dire la résignation stoïque à la ruine (vente de notre maison, arrêt de la revue, etc.) ou ralliement à Paul Biya avec départ immédiat pour le Cameroun : n'est-ce pas en effet la première injonction que le petit autocrate breveté de troisième classe a cru pouvoir formuler à mon adresse dès qu'il se figura qu'il me tenait à sa discrétion ?

Or ce n'était pas de la simple présomption de sa part. Quelle est ma situation vers le 15 décembre 1984 à l'égard de ces fournisseurs ?

Les éditeurs français que voici ont accepté d'envoyer des livres à Elundu Onana sous ma garantie :

    Buchet-Chastel pour la somme de 22 777,42 F.
    Présence Africaine pour la somme de 27 359,50 F.
    L'Harmattan pour la somme de 23 512,10 F.

Il faut y ajouter le reliquat de la facture de l'imprimeur Charles Corlet qui a fabriqué les dix mille exemplaires de la nouvelle édition de Main basse sur le Cameroun, soit 27 187 F.

L'ensemble de la dette se monte donc à 100 836,02 F (c'est-à-dire plus de cinq millions de francs CFA). Il faut préciser que plusieurs traites viennent à échéance dès le 31 janvier 1985 : celle de Buchet-Chastel (22 777,42), Celle de l'imprimeur Ch. Corlet (27 187) et la première de Présence Africaine (14 869,75 F). Autrement dit, alors que je viens d'être victime d'une véritable extorsion de fonds, il faut quand même que je trouve près de soixante-cinq mille francs dans les quarante-cinq jours, et encore trente-cinq mille francs environ au terme suivant.

Pour se faire une idée de ma perte, il faut se rappeler que j'aurai donc ainsi déboursé en quelques mois au bénéfice d'Elundu Onana la somme fantastique de près de 140 000,00 F, en argent liquide. Et ceci sans compter la créance propre des Editions des Peuples noirs, c'est-à-dire les fournitures de livres et de revues, qui représentent quelque soixante mille francs.

Autrement dit, j'aurai perdu plus de deux cent mille francs (ou dix millions de francs CFA) dans l'aventure, en quelques mois.

Comment voulez-vous qu'un pauvre petit intellectuel, [PAGE 158] fût-il agrégé de l'Université et secondé par une épouse fidèle, se sorte de ce traquenard, alors que le ménage vient en plus de se charger d'un emprunt pour construire une maison dans Rouen même ? (Venue trois fois chez nous sans que nous sachions vraiment pourquoi, je comprends enfin que Mme Elundu avait mission de nous espionner et de rapporter là-bas toutes les caractéristiques de notre existence[9], son mari doit donc connaître les dimensions de notre maison, sa position, les matériaux dont elle est faite. Etant banquier, il n'a pas eu de mal à évaluer le crédit que nous avons dû solliciter ainsi que les remboursements auxquels nous sommes assujettis.)

J'imagine mes ennemis pendant ces mois de décembre et de janvier tendant l'oreille, guettant l'écho, de mon suicide (dont la nouvelle fut annoncée un peu prématurément durant l'été 1982) ou de la mise aux enchères de nos biens.

Le fait est que, à partir du 10 décembre 1984 (soit au lendemain de la conversation téléphonique que sa femme m'avait promis d'avoir avec lui pour lui annoncer que je traitais son chantage par le mépris), Elundu Onana fait le mort. Il ne répond plus à mes lettres. Mais, surprise, je ne peux plus l'atteindre au téléphone. Celui de son domicile sonne constamment occupé. Celui de son bureau se comporte de bien plus singulière façon. Le standardiste raccroche régulièrement dès que je décline mon identité, et s'abstient de décrocher si je rappelle.

Cette guérilla psychologique durera plus d'un mois, au terme duquel Elundu Onana et ses amis devront bien se rendre à l'évidence : je ne me suis pas suicidé et les échos de ma ruine ne sont point parvenus à leurs oreilles, pour cette raison très simple que je ne me suis pas ruiné, bien au contraire.

Mongo BETI

(à suivre)


[1] Nous avons souvent évoqué ici le cas Abel Goumba. Ce camarade, citoyen de la République centrafricaine (ci-devant Empire d'un certain Bokassa), agrégé de médecine, était haut fonctionnaire international en résidence à Cotonou, capitale de la République populaire du Bénin. Dès leur arrivée au pouvoir en mai 1981, ses « amis » socialistes français se mettent à faire pression sur lui pour qu'il accepte de rentrer en Centrafrique et d'y jouer un rôle politique. Abel Goumba, revenu chez lui, se trouve pris dans les remous d'une confusion politique qui ne cesse de s'aggraver. Enfin d'obscurs militaires prennent le pouvoir et s'empressent de mettre Abel Goumba à l'ombre. Prison ou résidence surveillée ? Impossible de le savoir d'une façon certaine, Abel Goumba étant interdit de tout contact avec l'extérieur. Rappelons que M. François Mitterrand a récemment rendu visite à la République centrafricaine, et si ce fut pour lui l'occasion de danser le tango avec l'épouse du général-président des lieux, ce champion des droits de l'homme n'a pas daigné, autant qu'on sache, aller auprès de son « ami » Abel Goumba lui faire l'honneur d'un simple shake-hand. En somme, Paris a élégamment livré à la dictature centrafricaine son opposant potentiellement le plus dangereux. L'exploit d'Elundu Onana ne serait-il pas une tentative pour généraliser cette technique au bénéfice d'autres dictatures francophones ?

[2] Il s'agit de La ruine presque cocasse d'un polichinelle, roman publié par Mongo Beti aux Editions des Peuples noirs.

[3] Il est vrai qu'Elundu Onana a fait distribuer dès octobre 1984 une affiche ayant comme en-tête « Les Lectures du Renouveau, B.P. 5654 Douala », et portant comme titre : « Voici enfin disponibles les œuvres très recherchées jusqu'alors de Mongo Beti », m'associant ainsi, malgré moi bien entendu, aux projets politiques prêtés à Paul Biya. J'ai bien eu en main un spécimen de cette affiche en octobre 1984, mais j'ignorais alors que le Renouveau était le slogan du nouvel autocrate. Je ne l'ai découvert que début 1985 alors que le dictateur orchestrait la publicité du fameux (et ô combien décevant) congrès de Bamenda.

[4] De toutes façons, Elundu Onana n'a jamais contesté la réalité ni la validité de ces créances; il en aurait été bien en peine : chaque envoi de livres était assorti d'une facture portant mention en bonne et due forme du nom et de l'adresse du destinataire.

Quiconque s'est occupé du livre en Afrique sait que les procédures, circuits, filières qui ont fait leurs preuves en Europe sont totalement inefficients sur la portion francophone du continent noir. A qui la faute ? A l'ancienne métropole peu soucieuse de voir l'esprit critique se répandre parmi des populations toujours colonisées malgré les beaux discours de Phnom-Pen et de Cancun ? Aux pouvoirs en place, d'essence bureaucratique donc obscurantiste ? A la spécificité des mœurs et mentalités africaines dont on ne peut nier une certaine arriération ? Aucune de ces hypothèses ne peut être écartée définitivement.

Toujours est-il que l'élan créateur finira finalement par se briser chez les écrivains africains francophones si nous ne réussissons pas très vite à percer l'épaisse muraille dressée entre notre public naturel et nous, par une pénurie de livres à l'évidence organisée.

Qu'on en juge par l'anecdote vécue que voici. J'ai donné des cours pendant dix jours, au début d'avril 1984, à l'Université Marien N'Gouabi de Brazzaville, invité par les jeunes responsables congolais du Département de français. A chacun de mes cours, donc plusieurs fois par jour, je me suis entendu poser la même question : « Comment faire pour nous procurer vos œuvres ? Le Pauvre Christ de Bomba est au programme, mais comment l'étudier si nous n'avons pas le texte ?...»

Vérification faite, la plupart de mes œuvres, et en particulier Le Pauvre Christ de Bomba étaient effectivement introuvables à Brazzaville. Circonstance troublante : informée de mon prochain séjour là-bas, Présence Africaine, je le savais, avait pris soin d'envoyer à Brazzaville, par avion, plusieurs semaines à l'avance, à l'adresse de l'organisme d'Etat chargé de l'importation des livres, l'Office National des Librairies Populaires plusieurs centaines d'exemplaires du Pauvre Christ de Bomba. Mes amis congolais m'emmenèrent plusieurs fois pendant mon séjour au siège de l'O.N.L.P. où on nous assura invariablement que les livres n'étaient pas arrivés. Où avaient-ils bien pu passer ? Mystère.

– Pouvez-vous au moins téléphoner à Présence Africaine, demandai-je au directeur de l'O.N.L.P., pour avoir confirmation de l'envoi ?

Par malheur, le téléphone ne fonctionnait pas.

Il est à noter que dans les librairies dépendant de l'O.N.L.P. on peut trouver, comme je l'ai vérifié moi-même, tous les succès dus à la plume d'écrivains français blancs bon teint bonne race et édités, bien sûr, par les grandes maisons d'édition de Paris ! On me fera difficilement croire que cette situation n'est pas l'expression d'une politique délibérée. On me dit que les choses se passent très exactement de la même façon à Yaoundé, à Dakar, à Bamako, etc. Etouffer la personnalité africaine est un art, il faut bien le dire, où le colonialisme français excelle.

Les deux seuls pays africains organisant des foires du livre, régulières ou occasionnelles, sont deux Républiques anglophones : le Zimbabwé et le Nigeria.

C'est pour toutes ces raisons que j'ai toujours pensé que tous les moyens sont bons pour rejoindre notre public, et pourquoi pas une véritable croisade ?

[5] Journaliste camerounais appartenant à l'ethnie bamiléké. Le lecteur a ici un bon échantillonnage des fantasmes habituels dans les ethnies indolentes et stériles à l'égard des Bamilékés jalousés pour leur dynamisme et leur savoir-faire. Accusé de subversion et arrêté par des agents de services de sécurité proches du président Paul Biya, Tala fut finalement relaxé sur ordre de ce dernier, ancune charge sérieuse ne pouvant être relevée contre lui. Mais entre-temps, il avait été longuement détenu, déshabillé, battu, humilié dans le plus pur style fascisant.

[6] Mandat d'arrêt pour cause d'élections, ouvrage d'Abel Eyinga.

[7] Mais non le plus effronté des espions, apparemment.

[8] Dans la lettre du 23 octobre, déjà citée, je voulus à tout hasard mettre en garde Elundu Onana contre les démons de la frivolité, vice spécifique de la bureaucratie néo-coloniale, et lui adressai ces lignes qui dramatisaient à dessein la situation :

« ... Tu représentes donc une vraie fortune. S'il t'arrivait quoi que cesoit de fâcheux qui t'oblige à ne pas payer, je serais obligé de vendre ma maison pour rembourser ces messieurs. En somme je serais ruiné définitivement. C'est donc une grave responsabilité. »

Ayant cette confidence sous les yeux, Elundu Onana et ses amis n'ont douté un seul instant de me tenir à leur merci. On voit comment l'espion et ceux qui le manipulaient ont pu se figurer au début de décembre qu'ils pouvaient m'adresser des injonctions, au risque de s'exposer à la risée durable de la postérité.

[9] C'est ce qu'on appelle dans l'espionnage une mission de repérage.