© Peuples Noirs Peuples Africains no. 44 (1985) 103-142



LIVRES LUS

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UN LIVRE SUR LA NOUVELLE-CALEDONIE
« La terre est le sang des morts »

Laurent GOBLOT

« Les indigènes ont été appelés, à divers moments de l'histoire récente, tout d'abord "Kanak " par les explorateurs, qui avaient moins de mépris pour nous que n'en montrèrent les voleurs de terres, les colonisateurs. Ensuite, les missionnaires nous ont appelés "indigènes". Au temps de la loi-cadre (1958), nous sommes devenus "autochtones". Nous nous appelons Kanaks. »
Jean-Marie Tjibaou     
(Revue Esprit, septembre 1981).

Dès la première page de l'introduction, l'auteur dénonce « l'encouragement officiel à une nouvelle immigration européenne » en Nouvelle-Calédonie, « qui crée des tensions renouvelées ».

« "Il fallait faire du Blanc", disait-on, et les nouveaux venus, importés pour être opposés aux Noirs, prenaient leur rôle au sérieux en rétablissant, en particulier dans la restauration, les anciennes règles de ségrégation, qu'on avait mis vingt ans à faire disparaître. »

On voit, actuellement, les résultats. La terre est le sang [PAGE 104] des morts[1] – titre dont certains se sont déjà moqués – est une phrase tirée d'un tract qui a servi de motif d'inculpation, parce que la police avait traduit (pour inculper ses auteurs) : « Il faut verser le sang des Blancs sur la terre », Pour satisfaire ses besoins de coupables. Au tribunal, on déclara que Jean Guiart était « incompétent », malgré sa traduction correcte, cela pour pouvoir condamner l'auteur du tract à trois mois de prison ferme.

ELEVE DE MAURICE LEENHARDT

Il est vrai que Jean Guiart a de qui tenir, élève de Maurice Leenhardt, qui fut toujours mal vu par les prépondérants de la Nouvelle-Calédonie française – « Comment se débarrasser de Leenhardt ? Ce salaud qui voulait empêcher les indigènes de travailler. »

J'ai lu un travail de Maurice Leenhardt, rédigé en Afrique du Sud, au début du siècle, et c'est sans doute dans ce pays que des choses vues ont déterminé ce pasteur à vivre la colonisation d'un point de vue critique, qu'il a transmis. Après lui, rien ne s'est perdu.

Jean Guiart nous apprend que, en 1951, une élection aurait pu servir de base à un avenir équilibré de ces îles. Au lieu de quoi, avec le boom du nickel des années soixante-dix, on fit venir mille personnes de métropole et d'autres îles du Pacifique ou de l'Atlantique, à qui l'on donnait les emplois, aux dépens des Mélanésiens, avec ce dessein très précis : faire de ses premiers habitants une minorité politique. On voit les suites. Puisque les [PAGE 105] structures démocratiques locales sont vides de contenu pour les Mélanésiens, les Blancs – et ceux qu'ils ont embauchés pour faire nombre – supporteront ce qu'ils n'ont pas su prévoir.

Il semble que, dans le contexte mélanésien, l'ethnologie ne soit pas un auxiliaire de la colonisation, d'après ces auteurs – Maurice Leenhardt, Bernard Brou, Jean Guiart – pour quelle raison ?

« On peut comprendre ainsi que, dans un tel contexte, l'ethnologie ait été considérée comme une science impie et l'ethnologue, comme autrefois Maurice Leenhardt, comme un dangereux agitateur, dans la mesure où il n'apparaissait pas possible de le corrompre. »

Le nouveau journal L'Evénement (no 4) semble vouloir exercer une influence critique sur la presse, surveillant ses confrères pour les rappeler à la décence[2]; il signale qu'un journaliste d'« Europe 1 », à deux reprises, a pu parler des « macaques » au lieu des Canaques. Le journaliste anonyme de cet organe assure que l'auteur du lapsus – qui vient d'un mépris inconscient – n'a rien d'un disciple de Jean-Marie Le Pen. Plus ou moins conscients de l'importance des mots, les Métropolitains reprennent les expressions coloniales, les idées coloniales, par le conflit mélanésien. A l'occasion du Rallye Paris-Dakar, j'avais déjà signalé comment ce qui est la « campagne » en Europe, devient « la brousse » en Afrique, ou dernièrement, en Nouvelle-Calédonie. [PAGE 106]

« TERRES VACANTES ET SANS MAITRES »

Jean Guiart exprime dans son livre la volonté des Kanaks de retirer aux Européens l'écriture de leur histoire, dans laquelle ils interviennent avec ethnocentrisme :

« Supposer que les Polynésiens descendent pour partie de l'équipage d'une caravelle espagnole, tout en oubliant les jonques chinoises dont on a retrouvé la trace à l'île Rossel, à la pointe est de la Nouvelle-Guinée, et à Futuna, en pleine Polynésie occidentale. Le jour où les Chinois publieront les récits des voyages de découverte de leurs amiraux dans le Pacifique, encore enfouis dans les archives impériales avec la description des objets et des hommes ramenés à Pékin, nous y trouverons des surprises pour notre prétention occidentale d'avoir toujours été les premiers partout »[3].

Il s'en prend particulièrement à une opposition entre Mélanésie « noire » et Polynésie « claire ». Les premiers Européens arrivés au Pacifique connaissaient mieux les relations d'échanges, que leurs successeurs. Puis, on oublia que le Pacifique Sud avait été intensément mobile, à cause de ce qu'on pensait des « indigènes » ; on se mit à interdire des voyages inter-insulaires, sous prétexte d'humanité parce que les gens se perdraient en mer... et on finit par les rapatrier contre leur gré. On sait aujourd'hui que des pirogues de Nouvelle-Zélande faisaient le voyage des Îles Chatham : [PAGE 107]

« Il aura fallu qu'un navire de guerre se trouve là, y coule une pirogue – et en prenne les sculptures, aujourd'hui au Musée d'Histoire naturelle de Rouen – pour qu'on le sache. »

A cause du même mécanisme de pensée, notons-le, des historiens européens refusent l'idée des voyages africains précolombiens : l'idée qu'ils se font des Africains les provoque à ne pas voir les portraits sculptés d'après nature; de même, au début du siècle, la sculpture nigériane était attribuée par certains aux Atlantes.

Les ouvrages de Maurice Leenhardt nous paraissent trop aisément anciens, alors qu'ils sont préférés par la société mélanésienne.

« C'est que tout est localisé, approprié, et que, comme ailleurs dans le Pacifique, pas un point remarquable du paysage n'est absent du fonctionnement de la société des hommes, qui y accrochent leurs systèmes de symboles et l'éprouvent par conséquent comme appui de leur vie personnelle et collective. Quand ces points forts font l'objet d'une appropriation du fait de la colonisation, cela laisse une blessure au cœur de chacun, blessure qui s'ouvre à nouveau à chaque regard sur un paysage extraordinairement construit et signifiant, et que détruit chaque jour le bétail des autres, qui foule aux pieds sans vergogne les habitats, les lieux culturels et les cimetières anciens, dont, mensongers sur tous les plans, les premiers textes législatifs avaient garanti qu'ils seraient protégés. L'exploitation des "terres vacantes et sans maîtres" par la colonisation européenne, devait recouvrir la spoliation des neuf dixièmes des terres émergées au profit des Blancs. Mais ceci est une autre histoire qui n'est pas près d'être oubliée. »

Les trois îles Loyalty, coraliennes, au nord-est de la Grande Terre, Ouvéa, Maré et Lifou, n'ont pas eu à subir de plein fouet l'impact de la colonisation terrienne. Elles devinrent françaises par un accord entre Paris et Londres, avec condition implicite de ne pas y installer une colonisation européenne. Ce qui facilita l'application de cette condition : elles sont inabordables, on ne peut y jeter l'ancre en sécurité, ouvertes aux grands vents d'est et sud-est. Les premiers colons, militaires et marins, prenant la terre, provoquèrent les réactions immédiates des [PAGE 108] Mélanésiens. Mais, sauf en 1878 et 1917, à n'y eut que peu de tués du côté européen.

TROIS PERIODES COLONIALES

Jean Guiart distingue trois périodes successives; on procède d'abord d'après les préceptes du commandant Testard :

« Le Calédonien est intelligent, mais c'est un monstre de perversité; il faut commencer par détruire cette population, si l'on veut vivre en sécurité dans le pays. Le seul moyen qui paraisse un peu praticable, pour en venir à bout, serait de faire des battues comme pour les loups en France, avec plusieurs détachements de trente hommes, détruire les plantations, les villages, et de renouveler ces razzias plusieurs fois par jour, à l'approche de la saison des pluies » (cité par A. Saussol, 1879).

En 1878, une grande révolte canaque eut lieu, pendant laquelle des condamnés de la Commune de Paris, alléchés par une remise de peine, se constituèrent en corps francs pour participer à la répression au côté de l'année, ce qui provoqua l'indignation de Louise Michel. Jean Guiart a reproduit sur la couverture de son livre le chef Kale de Canala, notre allié dans cette répression, habillé de l'uniforme des auxiliaires du système colonial, et armé d'une sagaie.

A cette période de massacre systématique succéda un système de, « réserves » comparable à celui appliqué aux Indiens des Etats-Unis, qui parquait les survivants dans les terres les plus pauvres. Puis, de 1903 à 1945, les Canaques, de bêtes sauvages, puis en cage, connurent le travail forcé, aboli en 1945. Le Service des Affaires indigènes distribuait hommes et femmes aux employeurs européens.

Il fut reproché à l'abolition de favoriser « la paresse des Mélanésiens ».

« En réalité, écrit Jean Guiart, le résultat fut que les caféries européennes disparurent progressivement en même temps que les Mélanésiens se taillaient la part du lion dans la production du café. Le paresseux, c'était le [PAGE 109] Blanc, qui n'imaginait pas de ramasser son café lui-même. »

Maurice Leenhardt, dans « Gens de la Grande Terre » (Paris, 1937), raconte « comment, devant Bozon-Verduraz, commerçant, ancien forçat libéré, il alla retirer un coin de bois qui faussait sa balance, sur laquelle on pesait le café, le coprah apporté par les Mélanésiens. Cette pratique était bien plus aisée, lorsqu'on pesait à la balance romaine devant les Canaques illettrés. D'où la colère des commerçants blancs lorsque les missions enseignaient à lire et à compter. »

A la même époque, en 1926, André Gide écrit dans son « Voyage au Congo », à propos d'un fonctionnaire colonial :

« Il nous dit avoir d'abord servi longtemps dans la Gold-Coast; et comme nous lui demandons s'il préfère ce pays-ci : "Parbleu ! s'écrie-t-il. En Gold-Coast, on ne peut rien faire. Songez donc . là-bas, les nègres savent presque tous lire et écrire[4] ».

Il était plus dangereux pour Maurice Leenhardt et Jean Guiart, que pour le voyageur André Gide, de dévoiler ce système.

Jean Guiart décrit aussi les procédés des éleveurs, dans les grandes surfaces, qui éliminent les Mélanésiens de la Grande Terre, avec des « stations d'élevage » copiées sur l'Australie, le Queensland.

En réponse, un système d'élevage mélanésien, dans les vallées hautes, constitue un front de lutte entre Blancs et Noirs. l'éleveur blanc conçoit sa station comme un avant-poste contre la sauvagerie, il est armé. Mais « il a potentiellement perdu la partie. La disparition de l'élevage européen sera méritée, car c'est de son fait qu'il y a eu le plus de morts violentes en Nouvelles-Calédonie. On fonde peut-être un droit sur sa sueur, mais pas sur le sang des autres ».

Il est arrivé à ces éleveurs d'utiliser le bétail pour organiser des provocations, aboutissant à une révolte désirée des Mélanésiens, sanctionnée par une spoliation foncière. [PAGE 110] Et il arriva au lieutenant Servan, en 1878, d'être chassé de la colonie, pour avoir voulu protéger les Mélanésiens de Canala contre ces abus.

LA SOCIETE CALEDONIENNE

La ligne de séparation en Nouvelle-Calédonie sépare les Mélanésiens de tous les autres : pour échapper à sa faiblesse numérique, la colonisation a dû absorber tous les apports successifs, Vietnamiens amenés de force pour le nickel, Chinois, Arabes, Hindous; le Blanc n'a plus le sens de la couleur, mais d'un statut social et économique

Toute la société « blanche » fait bloc contre la promotion des Mélanésiens, préférant favoriser les enfants d'immigrés (Vietnamiens, Indonésiens, Tahitiens) dont elle pense qu'ils tiendront à la soutenir contre les fils des anciens maîtres du pays. Cela ne peut aboutir qu'à des explosions, de plus en plus violentes.

Un colon de Voh, fort connu, a réclamé publiquement dans les années cinquante, l'importation systématique des enfants de l'Assistance Publique française, pour parfaire cette politique, et priver d'autant de postes les Mélanésiens. Une société de clientèles, englobant les nouveaux arrivés métropolitains, qui « virent leur cuti », comme autrefois en Afrique du Nord, fait repasser devant nos yeux un très mauvais film.

De temps en temps, comme en 1951-1952, ou lors du « Festival Melanesia 2000 », une occasion se présente qui brise les alliances, grâce à un sursaut de lucidité de l'administration.

Jean Guiart a expérimenté la fragilité du racisme - tutoiement, ségrégation de restauration – et écrit « qu'il suffisait d'une faible pression pour obtenir l'abandon des mauvaises habitudes ».

LA MESINFORMATION

Pendant l'exposition coloniale de 1930, un incident significatif [PAGE 111] a eu lieu. Le gouverneur général Guyon expédia un groupe de Canaques pour être exhibés au Jardin des Plantes. La presse de l'époque répandit l'idée qu'ils étaient cannibales. Alors qu'aucune protestation ne s'élève en France contre ce procédé dont on avait pris l'habitude au XIXe siècle – et que, l'exposition terminée, on les « prête » à l'Allemagne, trois ans avant l'hitlérisme - des colons de Nouvelle-Calédonie expriment leur colère : « Ces gens savent lire et écrire, et sont capables de comprendre ce qu'on a écrit sur eux. » Et la colère est suffisamment forte pour que cela provoque une mise à la retraite du gouverneur général. Encore aujourd'hui, ce n'est pas une société coloniale aussi cramponnée aux préjugés qu'on pourrait le supposer, et à l'époque, ce qui paraît normal aux Français fait réagir quelquefois les coloniaux[5]. »

« Les relations entre les deux secteurs essentiels de la population varient de lieu en lieu, et dans le temps. Ce sont les variations des comportements blancs qui nous importent ici. »

Il explique bien pourquoi les Mélanésiens sont mieux informés des Blancs que l'inverse. Et il montre la vérité de cette observation jusqu'au continent australien voisin. Pour cette raison, qu'il appelle la « mésinformation »; la vitalité culturelle, malgré les apparences et le luxe des moyens – école, cinéma, radio, télévision – n'est pas du côté européen. Il montre aussi, dans la population blanche, ce qui crée des îlots blancs, dont la seule croyance tient à leur supériorité, illusoire, sur les Mélanésiens, ce qui les amène à une marginalisation délinquante – maigre masse de manœuvre, manipulée par la peur.

Par son mariage avec une Mélanésienne, Jean Guiart a été bien préparé à comprendre ce pays mieux que ne pourra jamais le faire aucun élu de la Métropole, si libéral soit-il. N'est-ce pas, MM. Soustelle et Pisani ? Libéral à l'arrivée, on est exposé à « virer sa cuti », en 1956 comme [PAGE 112] en 1984. Je rapproche les deux personnages car ils sont tous deux parachutés, l'un à Alger, l'autre à Nouméa, depuis Paris, par François Mitterrand[6].

« Le grand amusement, écrit Jean Guiart, des jeunes gens européens, était d'aller en bandes, la nuit, et de se jeter sur les femmes indigènes dans leurs dortoirs. De même, les jeunes filles des îles Loyalty, réquisitionnées pour servir de domestiques dans les bonnes familles de Nouméa, eurent-elles souvent à subir les assauts du fils de la maison. Une des tantes de mon épouse descend de l'une de ces unions temporaires. La famille européenne de Nouméa, à qui je signalais ce lien illégitime, se montra fort choquée du rappel d'un cousinage qu'elle aurait préféré oublier. »

« ... La mésinformation est en effet la caractéristique des relations entre les deux communautés. Les uns, Noirs, savent tout de la vie des Blancs, qu'ils observent depuis plus d'un siècle, y compris dans les événements les plus secrets de la vie intime de ces derniers. Les autres, élevés dans l'indifférence ou le mépris vis-à-vis des premiers, n'acceptent l'information que si elle vient renforcer leurs préconceptions. »

Dans le livre de Jean Guiart, on apprend avec intérêt que, comme jadis en Algérie, la colonisation a déjà l'habitude des mini-coups d'Etat, et que, en 1980, lors de l'indépendance des Nouvelles-Hébrides, prolongement du système colonial calédonien, de curieux événements « militaires » concoctés par la droite de Nouméa ont fait dire à un Giscard d'Estaing excédé : « Je ne veux plus entendre parler de ces gens-là ! » à propos de ceux-là même qui se réclamaient de lui. Le génie politique du secrétaire d'Etat aux T.O.M.-D.O.M. Paul Dijoud avait cru pouvoir se manifester en s'appuyant sur quelques sécessionnistes néo-hébridais; au cours de ces incidents, du fait des agitations [PAGE 113] d'Européens de Nouméa, il y a eu trois morts, des Mélanésiens[7].

Aujourd'hui, quatre ans après, à l'Assemblée nationale française, Giscard et Fabius parlent de « ces gens-là » – l'extrême droite de Nouméa – et chacun admire la grande dignité du dialogue. Avec un sérieux !

UNE COLLECTION D'IDEES FAUSSES

Jean Guiart consacre un chapitre de son livre à la réfutation d'une litanie que, si le problème calédonien n'est pas résolu à la satisfaction des Canaques, nous aurons le loisir d'entendre dans les années qui viennent. Je livre ces idées fausses, en laissant à mon lecteur la ressource de lire la réfutation dans le livre même.

« Première affirmation courante : la prise de possession et la conquête de la Nouvelle-Calédonie ont eu pour conséquence un progrès certain de la population autochtone, du fait malgré tout des avantages apportés par la "civilisation" »

« Deuxième affirmation : les Mélanésiens sont restés volontairement à l'écart du développement économique. »

« Troisième affirmation courante : le système d'organisation traditionnel de la société mélanésienne est contraire aux nécessités du développement économique. »

« Quatrième affirmation courante : les Mélanésiens sont eux-mêmes en désaccord sur le point de conserver ou non la tenure foncière traditionnelle. »

« Cinquième affirmation : la réforme foncière provoquera la guerre des clans. »

« Sixième affirmation courante : les Mélanésiens veulent reprendre les terres, mais ils ne les mettront pas en valeur, et d'ailleurs, ils en sont incapables. »

« Septième affirmation courante : il y aurait des revendications foncières justifiées, et d'autres inacceptables parce que politiques. » [PAGE 114]

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« Huitième affirmation : on ne peut faire une réforme foncière aux dépens de milliers de "petits gars" européens vivant de la terre, dans l'intérieur et en particulier sur la côte ouest. »

Depuis 1980, l'indépendance hébridaise du Vanuatu, et le rôle négatif qui a joué Nouméa, ont eu une grande influence sur l'opinion canaque. La presse française est restée très discrète sur l'événement – Jean Guiart en a parlé une fois en deux lignes, dans LÉvénement – et nous ignorons ainsi un détail essentiel dans la genèse des événements; et ce n'est pas le seul. Les activistes européens ont perdu la partie dans le cadre d'un condominium franco-britannique voisin, après avoir été successivement soutenus, puis abandonnés par Giscard d'Estaing et Paul Dijoud; c'est un événement-répétition, auquel chaque collectivité a participé, chacune à sa façon. Prétendre négocier pendant qu'on prépare des troubles, c'est ce qui nous pend au nez, à cause d'une panique entretenue à dessein et par habitude. Chez les Européens établis récemment, le modèle d'autres décolonisations ratées – Indochine et Afrique du Nord en particulier – un besoin de gagner une guerre perdue ailleurs peut les mener n'importe où; ces motivations peuvent trouver des canaux vers la Métropole... mais aussi des surprises, y compris pour l'opposition.

Utilisation de l'alcool, de la médecine, des balances truquées, menaces de mercenaires ont des illustrations dans ce livre très riche. Cet auteur pourrait empêcher l'incompréhension d'un conflit qui ne recevra pas de solution d'un référendum : le remplissage de la Grande Terre par des éléments hostiles aux Canaques ne résoudra pas un problème que ces nouveaux venus modifient au profit des prépondérants de la colonie. Jean Guiart souligne que, du côté canaque, le temps de la prudence est passé. Les colonisés sentent, mieux que les coloniaux, que l'environnement international a changé dans le Pacifique Sud. [PAGE 115]

« LE PEUPLES CANAQUE EST PRESENTE DE FAÇON SCANDALEUSE »

Soixante-dix-huit enseignants et chercheurs, anthropologues pour la plupart, ont rédigé un texte à propos de la situation en Nouvelle-Calédonie :

Les problèmes de la Nouvelle-Calédonie et les commentaires qu'ils suscitent rappellent à l'évidence bien des situations coloniales. On y repère les mêmes aveuglements, les mêmes injures, le même mépris. Le peuple canaque est présenté de façon scandaleuse par de nombreux médias, tant en France qu'en Nouvelle-Calédonie : « poignée de sauvages à l'âge de pierre, sociétés résiduelles aux coutumes barbares et féodales, pillards venus d'on ne sait où », toujours le même sottisier ! Une fois de plus, des chercheurs en sciences humaines, ethnologues ou autres, se doivent de rappeler qu'ici comme ailleurs, ces colonisés appartiennent à une civilisation ancienne (en l'occurrence installée dans – le Pacifique depuis trois mille ans), bien connue pour la diversité et la complexité de ses systèmes sociaux, l'élaboration raffinée de sa réflexion politique. Comme les autres civilisations, elle a droit à notre respect. La société canaque n'a jamais cessé de s'organiser en configurations politiques originales, particulièrement aptes à négocier l'intégration des nouveaux venus, et sensibles à l'emprunt comme à l'innovation. Certains aimeraient bien faire croire que les Mélanésiens sont « par nature » réfractaires au progrès ! En fait, depuis cent trente et un ans, un processus de colonisation qui s'éternise les marginalise et les exclut. Chassés de leurs terres, relégués dans des réserves, victimes d'une scolarisation au rabais et d'une ségrégation manifeste, les Canaques d'aujourd'hui, ruraux ou urbanisés, ouvriers ou cadres, ont été totalement niés dans leurs potentialités créatrices. Loin d'être, comme on l'entend partout, un ramassis de tribus éparses, incapables de communiquer entre elles, les Canaques forment un peuple [PAGE 116] qui a son histoire, son organisation et sa dynamique propres. A ceux qui l'ignoreraient, les événements actuels suffiraient à le rappeler.

Parmi les signataires : MM. Pierre Bourdieu (Collège de France), Jean-Claude Combessie (Amiens), Georges Condominas (E.H.E.S.S.), Robert Cresswell (C.N.R.S.), Pierre Bonte (C.N.R.S.), Mme Simone Dreyfus-Gamelon, MM. Marc-Henri Piault (C.N.R.S.), Jean Guiart (directeur du Musée de l'Homme).

Ces notes, trop courtes et incomplètes, sont rédigées, et je viens d'apprendre le crime de Hienghène, au cours duquel dix indépendantistes ont été tués à bout portant, parmi lesquels deux des frères de M. Jean-Marie Tjibaou, avec lequel les Français devront négocier - majorité et opposition confondues.

On admire la modération du F.L.N.K.S., lorsque son porte-parole, M. Yeiwéné, commente : « Les responsables de ces tueries, qui relèvent de la seule responsabilité du gouvernement français, sont invités à quitter le pays canaque, où ils n'ont plus leur place. Le F.L.N.K.S. prendra sa responsabilité face à cette situation. »

Le dessinateur du Canard enchaîné, Cabu, fait dire à François Mitterrand, cette semaine : « Finalement, j'aurais dû coller Pisani à l'Agriculture, et expédier Rocard chez les sauvages ! »

Je lui crie : « Mais où sont les "sauvages", M. Cabu ? »

Laurent GOBLOT

[PAGE 117]

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Bassek Ba Kobhio :
« Les eaux qui débordent »
Paris, L'Harmattan, 1984, 175 p.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Huit nouvelles se trouvent rassemblées dans ce livre.

« Le nouveau ministre » qui ouvre le recueil se présente sous la forme d'une lettre adressée par un fonctionnaire fraîchement promu membre du gouvernement à son frère resté au village. Une lettre où l'ingénuité particulièrement éloquente du destinataire permet à l'auteur de dévoiler les mœurs de la classe politique et d'introduire le lecteur en profondeur dans la psychologie des pourceaux pataugeant dans cette bauge. « En Afrique, écrit l'heureux parvenu, il n'y a rien de plus beau que d'être ministre. Il n'y a pourtant rien d'aussi précaire. Les coups de tête du guide sont imprévisibles et les coups d'Etat se fomentent dans la tête de chaque soldat. » on comprend pourquoi notre homme est pressé de retrouver ses « projets ». Quoi de plus normal qu'un nouveau ministre ait des projets ! Mais rapporté aux préoccupations exprimées dans la lettre et auxquelles il s'applique, le mot concourt à souligner la perversion et la dégénérescence de la classe politique, mais aussi l'inconscience tragique et la fatuité innommable de celle-ci, comme en témoigne la signature de cette missive, renversante par son incongruité : « Ton frère, ministre ! » On pense irrésistiblement aux plus belles pages de Vive le Président ! un pamphlet de cet autre Camerounais, Daniel Ewandé.

Cette première nouvelle semble définir le cadre de toutes les autres car les suivantes s'attachent à montrer les conséquences sociales de cette situation politique marquée [PAGE 118] par l'irresponsabilité ou viennent confirmer la dimension iconoclaste du recueil.

« Le fils de Savato » décrit l'existence misérable de la famille d'un artisan, en insistant de manière pathétique sur l'injustice, les inégalités sociales, la corruption.

« Le départ » réussit à aborder, sans nous ennuyer, l'épineux problème de l'exode rural, de la disparité entre monde urbain et monde villageois et de la dérive d'une jeunesse livrée à elle-même et aux mirages de la ville.

C'est encore le sort de la jeunesse qui retient l'attention de Bassek Ba Kobhio dans « Nous sommes tous coupables », une nouvelle au titre éloquent qui raconte l'histoire tragique des jeunes filles victimes de la vénalité de fonctionnaires libidineux et sans cœur – sujet ayant retenu l'attention de nombreux écrivains africains, dont Henri Lopès dans Tribaliques (1971).

« La rumeur publique », tout en traitant de la vie misérable du petit peuple et de l'aspiration de celui-ci à une vie plus décente, pose le problème de l'information dans les régimes totalitaires africains, une information dont « Le discours de la paysannerie » analyse génialement le caractère à la fois grotesque, absurde et vain.

Si l'auteur consacre « Le foulard rouge » à dénoncer l'hypocrisie et le mensonge de la religion, c'est que celle-ci constitue de toute façon un handicap à la prise de conscience et se révèle d'ailleurs, comme le note aussi V.-Y. Mudimbe dans Entre les eaux (1973), complice de « l'ordre établi ou plus exactement le désordre consacré et béni »; c'est que la religion n'est qu'un autre visage de cette société corrompue où rien n'est digne de respect et dont il souhaite la disparition.

Le deuxième procès », dernière nouvelle du recueil, tire la conclusion : de la période coloniale à nos jours rien en Afrique ne semble avoir fondamentalement changé pour les larges masses . « les noms qui changent ne transforment pas la réalité ». Et la misère se perpétue; la répression aussi. « Comme toujours. »

Ce tableau particulièrement sombre du présent est toutefois exempt de tout pessimisme. Le lecteur est frappé par la foi de l'auteur en une société meilleure, en un avenir [PAGE 119] à construire. Toute société a en elle-même les ressorts de son salut et il arrive toujours un moment où un sursaut imprévisible d'humanité vient balayer la pourriture, la bêtise, pour laisser s'épanouir une vie saine. Comme l'affirme un paysan révolté dans « Le discours de la paysannerie », « ( ... ) on ne se moque pas des gens comme cela. Il arrive quand même un jour où des grands hommes comme nous, on ne supporte plus la moquerie. Quand le fleuve en a assez, quand la pluie a été sauvage, les eaux débordent (d'où le titre du recueil) et les rives se noient »...

Ces nouvelles ont toutes, par la franchise du regard dont elles témoignent, l'élan fougueux quelles tentent de communiquer, l'esprit de générosité qui les fonde et le désir de renouveau qu'elles manifestent, la troublante saveur de la jeunesse – lorsque celle-ci se sent concernée, qu'elle ne regarde pas sans voir, qu'elle entend faire sentir le poids de son regard et s'engage à dire qu'elle comprend et sait à quoi s'en tenir.

Bassek Ba Kabhio est né en 1957 et Les eaux qui débordent est de ces premiers livres qui marquent le début de la carrière des grands écrivains.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

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Un polar typiquement africain :
« Traite au Zaïre » de A.J. Nzau

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Il suffit de rentrer dans n'importe quelle librairie d'Afrique pour se rendre compte du succès du polar, ce produit typique de la société occidentale, sur le continent. Agatha Christie, James Hadley Chase, Gérard de Villiers, Exbrayat, San Antonio... sont ici des noms bien connus, [PAGE 120] chez les jeunes comme chez les moins jeunes. Plus connus en tout cas que Tchicaya U Tam'si – ce qui n'est pas étonnant (allez donc lire ses romans !), mais aussi Mongo Beti, Henri Lopès et Sembène Ousmane : c'est la triste réalité. Le polar est une littérature facile, sans prétention intellectuelle, accessible à tous, lettrés et demi-lettrés. En Afrique comme en Occident, on consomme du polar « pour se changer les idées », pour se distraire, pour le plaisir. Qu'un Gérard de Villiers, imbu de la supériorité du Blanc et soucieux de répondre à l'attente, au goût et aux préjugés de son public immédiat, donne une image négative de l'Afrique et des Africains et serine une idéologie foncièrement raciste, cela ne semble pas nuire à sa fortune en Afrique. Ce qui compte pour le lecteur, c'est l'histoire et ses multiples péripéties, la tension que crée l'ambiance, le suspense, les rebondissements aussi inattendus qu'invraisemblables, le sexe à gogo, la violence toujours, les scènes parfois insoutenables, le tout livré dans un langage cru, souvent d'une vulgarité écœurante, conçu pour touiller en profondeur la fange de nos plus bas instincts. On a beau dire qu'il s'agit d'une mauvaise littérature, porteuse de germes de perversion[8], le polar « marche » bien et s'écoule chaque année à des centaines de millions d'exemplaires. C'est devenu « un phénomène de société », remarque-t-on, même en Afrique.

Alors, puisqu'il en est ainsi, pourquoi les Africains n'investiraient-ils pas le genre ? Pourquoi laissent-ils l'exclusivité aux Occidentaux qui prennent l'Afrique comme cadre de plusieurs de leurs romans – l'Afrique vue de l'extérieur ? Pourquoi pas un polar africain qui serait pour le lecteur noir un moindre mal ?

Ce sont sans doute ces considérations qui ont amené A.J. Nzau, un jeune médecin zaïrois, à écrire Traite au Zaïre (1984) qui ouvre la collection « Polars Noirs » chez L'Harmattan[9]. [PAGE 121]

A Bruxelles le Dr Mutoko est témoin de l'assassinat d'un compatriote, une jeune Zaïroise de treize ans. Il apprend par la suite que la victime fait partie d'un groupe de prostituées (oui, à treize ans !) importées du Zaïre avec la complicité de certains « haut perchés » du pays, et qu'elle a été abattue sans doute alors qu'elle cherchait à échapper à ses « employeurs ». Scandalisé par cette révélation, le Dr Mutoko se propose pour accompagner le corps à Kinshasa afin de mener sur place une enquête pour découvrir et faire arrêter les responsables de l'odieux et criminel trafic...

Ainsi débute le roman que je ne commettrai pas – qu'on se rassure – l'hérésie de raconter. D'ailleurs, un polar ne se raconte pas, un polar se lit, j'allais dire se vit.

La couverture du livre, malgré sa relative sobriété, annonce d'emblée pour ainsi dire la couleur : le noir et le jaune suffisent à identifier le roman. Tout est donc arrangé pour que les amateurs du genre reconnaissent en Traite au Zaïre un vrai polar. L'auteur a si bien réussi qu'il peut espérer faire vibrer et tressaillir les lecteurs les plus avertis, les plus blasés, les plus exigeants :

    « Camara Lazon se foutait de Makis, il était sûr d'être impuni. S'il se conduisait ainsi, on pouvait croire que le général N'Dombalela ferait une descente au C.N.R.I.

    – Tu vas parler sale chien... Je vais te couper tes couilles au rasoir, petit à petit. Parle, chimpanzé !... Les yeux rouges de colère, N'Doki-Ya-Mwasi (une femme parachutiste défendant la cause des femmes zaïroises aux côtés de Mutoko) s'impatientait. Elle plongea sa main entre les cuisses du Guinéen, et pressa sur les testicules. Le Guinéen poussa un cri étranglé.

    Un des militaires s'amena avec un fil de fer incandescent, il poussa la Louve (N'Doki-Ya-Mwasi) et s'empara du sexe du Guinéen, et commença à masser. "Sale pédé", cria Camara Lazon.

    Le militaire ne comprit rien. Comme le membre ne se tendait pas, N'Doki-Ya-Mwasi se déshabilla en quelques secondes. Toute nue elle alla s'asseoir [PAGE 122] sur le ventre du Guinéen, massant magistralement le sexe de ce dernier. Tout le monde resta coi, devant ce manque de pudeur. Brusquement, la Louve s'empalla sur Camara Lazon, et ressortit aussitôt. Le sexe tendu, le Guinéen bavait de plaisir; c'est à ce moment que le militaire s'empara de lui, et lui enfonça d'un seul coup de fil de fer incandescent dans l'urètre pénien.

    Le hurlement de Camana Lazon fit trembler la pièce. Le militaire retira le fil de fer, et l'enfonça encore plus. Cette fois le Guinéen se souleva du sol, essayant de se débattre.

    Horrifié, Mutoko eut la nausée. Sur un signe de Makis, le bourreau retira le fil de fer, qui était imprégné de sang, et d'un liquide blanc gluant... » (pp. 222-223).

Le plus troublant dans ce roman, c'est qu'en dehors de quelques séquences rocambolesques de fusillades à la Ian Fleming qui semblent inventées pour répondre aux lois du genre, on y découvre un accent non pas de vraisemblance mais de vérité et d'authenticité où s'étalent la dégénérescence et l'inhumanité de notre monde quotidien. Par exemple, qu'un Guinéen (on sait depuis la mort de Sékou Touré ce que fut le Camp Boiro) et des Zaïrois soient rassemblés dans la même scène de torture me semble particulièrement évocateur. D'où l'on a l'impression de lire un reportage fidèle. « Les faits relatés dans ce roman, indique d'ailleurs A.J. Nzau, sont basés sur des éléments absolument authentiques. Nous nous sommes inspirés des "faits divers" relatés dans la presse zaïroise et internationale, ainsi que sur des enquêtes menées sur les lieux des actions. »

Il n'est donc pas étonnant qu'on rencontre souvent dans Traite au Zaïre les mêmes scènes où la bestialité le dispute à l'indignité que dans les romans africains les plus « sérieux » :

    « Furieux, le général (N'Dombalela fit un signe. Un militaire entraîna la Louve près du général.

    – A genoux, cria-t-il. [PAGE 123]

    Comme elle n'obéissait pas, trois malabars l'y forcèrent. Le général sortit son sexe, et se soulagea sur le visage de N'Doki-Ya-Mwasi. Cette dernière n'essaya même pas d'éviter le jet de l'urine. Au contraire !... Elle ouvrit la bouche, et avala, sous les yeux hagards des militaires, des trois Blancs et de ses amis. Surpris, le général fit dévier son jet sur les cuisses de N'Doki-Ya-Mwasi. Cette dernière tendit les mains et les lava avec l'urine. Tout à coup, le général s'arrêta, contrarié.

    – Ah !... ah !... ah !... Je n'ai pas peur de toi, cochon, cria la Louve.

    – Reconduisez-moi cette folle ! hurla le général aux trois militaires qui maintenaient la Louve. »

    Traite au Zaïre, pp. 233-234.

    « Ouvrez-moi sa gueule, maintenant, je vous dis... là... Et Bwakamabé d'uriner copieusement en visant la bouche de sa victime. Le jet de liquide jaune tombait bruyamment telle une bière écœurante. Tous les militaires assistaient sans un commentaire à la scène. La vessie allégée, le maréchal dit en se reboutonnant :

    – Allez, débarrassez-moi de cette saleté...

    C'est ainsi qu'après la guerre on traitait les vaincus chez nous. »

    Henri Lopès, Le Pleurer-rire,
    Présence Africaine, 1982, p. 299.

Traite au Zaïre, roman réaliste que l'on peut rapprocher de Toiles d'araignées d'Ibrahima Ly en raison de la cruauté et du cynisme qui s'en dégagent, est un livre profondément sain – malgré l'apparence – parce que vrai jusque dans la vulgarité et le scabreux, et qui se veut un instrument de prise de conscience. « C'est une espèce de diagnostic que j'établis. J'ai choisi le Zaïre comme terrain parce qu'il me semble "malade" du point de vue de ses mœurs. Surtout au niveau de la délinquance et de la prostitution. C'est un mal auquel j'essaie de donner un remède, une thérapie... », déclare l'auteur dans une récente [PAGE 124] interview. L'œuvre, parce que c'est un polar, touchera un public plus large que celui des meilleurs romans politiques africains. Il en acquiert donc plus d'efficacité. Pour cela A.J. Nzau risque fort d'être le premier auteur de polar à se voir interdit en Afrique.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

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Michèle Rakotoson :
« Dadabé »
Paris, Karthala, 1984, 103 p.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Ce livre qui nous est présenté comme un « roman malgache » regroupe en fait trois nouvelles dont la première la plus longue (une cinquantaine de pages), donne son titre au recueil. « Dadabé et autres nouvelles », lit-on d'ailleurs à la page 3. Mais ce n'est pas le lieu ici de disserter sur la différence entre le roman et la nouvelle, du reste pas toujours facile à établir...

« Dadabé » a pour thème la vie sentimentale d'une jeune Malgache qui, délaissée par son mari peu après le mariage, fait stoïquement face à la solitude et à la vie. Un sujet à vrai dire banal, mais que Michèle Rakotoson traite avec beaucoup d'originalité, particulièrement à travers l'accent qu'elle met sur les relations psycho-affectives complexes qu'entretient la narratrice avec son environnement physique et humain, et les liens inattendus qui s'établissent entre le passé et le présent. Le récit laisse une large place aux souvenirs d'enfance, aux angoisses enfouies, aux rêves, aux fantasmes et est truffé de morceaux de poésie qui concourent à en accroître l'intensité où réside sa qualité littéraire. [PAGE 125]

Dans « Le voyage », nous suivons la narratrice à la découverte de Maroantsetra, un coin perdu de Madagascar, presque un autre monde pour qui vient de Tananarive, mais où la nature ne manque pas de charme.

« La complainte d'un naufrage » (la Grande Ile ne ressemble-t-elle pas à un navire ?) décrit les malheurs d'une communauté villageoise aux prises avec une cruelle inondation. Une manière pour l'auteur d'attirer notre attention sur les conditions de vie dans 'le monde rural où les paysans sont abandonnés à leur triste sort.

Trois nouvelles à travers lesquelles nous découvrons les inégalités et les contrastes d'un pays si proche.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

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Yves Emmanuel Dogbé :
« Réflexions sur la promotion du livre africain »
Le Mée-sur-Seine, Editions Akpagnon, 1984, 118 p.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

On sait que l'écriture est d'introduction récente en Afrique et que l'analphabétisme touche aujourd'hui encore l'écrasante majorité des populations africaines. Mais, de plus en plus, l'écriture est perçue non seulement comme un instrument d'émancipation tant individuelle que collective, mais aussi comme une nécessité incontournable de la modernité.

Toutefois, si – comme le souligne Yves-Emmanuel Dogbé – le livre est devenu un phénomène qui s'est imposé aux sociétés africaines qui, il y a environ un siècle [PAGE 126] encore, vivaient exclusivement sur le mode de l'oralité, il continue d'être dans une très large mesure un produit importé relevant des rapports de dépendance de l'Afrique vis-à-vis du monde développé. Le livre ne bénéficie pas encore en Afrique des conditions pouvant lui permettre de jouer le rôle qui devrait lui revenir dans l'essor d'une vie intellectuelle, littéraire, scientifique et technique endogène. Le phénomène n'a donc pas encore véritablement pris racine en Afrique et il convient, dans le cadre d'une politique globale de développement, de prévoir une action en faveur de la promotion du livre africain.

C'est dans cette perspective que se situe l'essai de Yves. Emmanuel Dogbé qui, à partir de l'examen des problèmes actuels de la production et de la diffusion du livre africain, se propose de sensibiliser les pouvoirs publics et tous ceux qui sont impliqués dans l'industrie du livre (écrivain, éditeur imprimeur, critique, lecteur, libraire, bibliothécaire, etc.) à leurs responsabilités, de les aider à assumer pleinement celles-ci.

La question est abordée dans ses multiples aspects social, politique, culturel, économique, linguistique, et la réflexion de l'auteur, loin d'être spéculative, consiste en la formulation de mesures concrètes susceptibles d'améliorer à court et à long terme la situation du livre africain. Un livre pratique et sans doute fort utile.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

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D'Ahidjo à Biya :
le Cameroun en librairie

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Le 4 novembre 1982, Ahmadou Ahidjo annonça au peuple camerounais sa ( ?) décision de démissionner de ses fonctions de président de la République Unie du Cameroun [PAGE 127] et de passer le pouvoir à Paul Biya, son Premier ministre

Cet événement projeta pendant de longues semaines le Cameroun au premier plan de l'actualité et, comme on pouvait s'y attendre, les livres ne tardèrent pas à prendre le relais des journaux et magazines, observateurs et autres politologues cherchant à tirer parti de l'intérêt soudain du public pour ce pays africain.

Il faut dire aussi que, contrairement à ce que l'on note généralement s'agissant de l'Afrique, les Camerounais sont eux-mêmes très nombreux à prendre la plume, décidés à dire ce qu'ils pensent de la situation politique dans leur pays, à faire peser sur l'évolution de celui-ci tout le poids de leur parole, souvent au mépris des limites objectives imposées à la liberté d'expression et à la libre circulation des idées par le pouvoir néocolonial de Yaoundé. Nous avons là une nouvelle illustration du dynamisme intellectuel camerounais mais aussi – ce qui me paraît plus important – un exemple de vigilance politique qui mérite d'être médité dans d'autres pays, même si dans l'immédiat il semble de peu de conséquence. Car il est de plus en plus évident que si les Africains se décidaient à parler, « les professeurs" blancs mâchouilleurs de jargons et de paralogismes » (Mongo Beti) perdraient leur assurance condescendante et crâneuse, à défaut de se taire. Et l'histoire avancerait plus vite !

Un des tout premiers ouvrages publiés après le changement intervenu à la tête du pouvoir à Yaoundé est celui de Joseph-Charles Doumba, Vers le mont Cameroun (Paris, Ed. ABC, 1983, 192 p.). L'auteur se penche sur l'expérience camerounaise depuis 1960 et s'emploie à justifier l'action politique de l'ex-président Ahmadou Ahidjo. Quant à Pierre-Flambeau Ngayap, il tente de répondre à la question Cameroun, qui gouverne ? (Paris, L'Harmattan, 1983, 350 p.) en étudiant la structure et le fonctionnement du pouvoir pendant le règne d'Ahidjo. P.-F. Ngayap met ainsi en lumière l'héritage légué à Paul Biya et l'enjeu de ce changement d'homme, et se demande si le nouveau président maintiendra tel quel le dispositif de son prédécesseur. Il est vrai, la démission d'Ahidjo n'avait pas encore produit tous ses effets. [PAGE 128]

Très tôt on assista à la détérioration rapide des relations entre l'ex-président et son successeur, situation qui devait aboutir à la sanglante tentative de coup d'Etat des 6 et 7 avril 1984.

C'est dans le but de nous aider à débrouiller l'écheveau de ce drame que J.-P. Biyiti bi Essam, en chroniqueur, nous propose Cameroun : complots et bruits de bottes (Paris, L'Harmattan, 1984, 119 p.), ouvrage qui, en retraçant le calendrier des événements depuis le 4 novembre 1982, s'attache à démonter le processus qui a conduit à l'épreuve de force Ahidjo-Biya et au putsch manqué d'avril 1984.

Woungly-Massaga va plus loin. C'est en tant que secrétaire général de l'U.P.C. qu'il s'interroge sur l'avenir de son pays : Où va le Kamerun ?[*] (Paris, L'Harmattan, 1984, 291 p.). Selon lui la situation qui prévaut actuellement au Cameroun peut se résumer en six points (cf. pp. 228- 229) :

1) Un grand éveil politique des masses secouées par le choc de la démission du dictateur Ahmadou Ahidjo, puis par la tentative avortée de coup d'Etat du 6 avril 1984.

2) l'élargissement considérable du camp des Kamerunaises et des Kamerunais qui aspirent à un vrai changement démocratique.

3) De nouveaux progrès de l'U.P.C. qui s'est affirmée tout au long de plus d'une année de manœuvres du régime de M. Biya et de la France pour éviter le changement au Cameroun, comme l'avant-garde lucide et conséquente du peuple kamerunais. [PAGE 129]

4) La faillite du Parti Unique gouvernemental, demeuré anticonstitutionnel, dont on voit mal comment il pourrait survivre sans faire peau neuve et se démocratiser, et comment il pourrait se démocratiser sans le changement et le multipartisme.

5) La profonde déception du peuple kamerunais face au brouillard de la politique du régime, au refus d'un vrai changement que traduit cette politique de brouillard, et face aux difficultés résultant de la crise économique et sociale officiellement niée, mais bien réelle et dont M. Paul Biya n'a pratiquement pas eu le temps de s'occuper depuis son arrivée au pouvoir.

6) Le poids accru de l'armée dans la vie politique nationale au lendemain du putsch avorté du 6 avril 1984.

Devant cette situation deux conditions paraissent nécessaires aux yeux de Woungly-Massaga pour réaliser le changement *

– prendre conscience que le vrai problème n'est pas de trouver qui mettre à la place de Paul Biya mais par quoi remplacer l'U.P.C.;

– prendre conscience de la nécessité de lutter et de s'organiser pour créer un nouveau courant d'union nationale de caractère démocratique et populaire.

Dans le fond – et c'est ce qui accroît l'intérêt du livre – l'analyse de Woungly-Massaga éclaire la situation politique de plus d'un pays africain. La faillite du Parti Unique et l'accroissement du poids de l'armée dans la vie politique ne constituent pas une situation spécifique au Cameroun, comme le démontrent bien les événements survenus en Guinée en mars-avril 1984, et les solutions préconisées pour sortir le Cameroun de l'impasse se rapprochent de celles énoncées par Laurent Gbagbo dans Côte-d'Ivoire : pour une alternative démocratique (Paris, L'Harmattan, 1983, 180 p.).

Que Woungly-Massaga situe l'U.P.C. au cœur du combat pour l'ouverture démocratique au Cameroun ne doit pas être perçu comme l'expression d'un aveuglement partisan. on est bien obligé de compter parmi les révélations de ces derniers temps la grande vitalité de l'U.P.C. dont [PAGE 130] Ahidjo et ses thuriféraires parlaient au passé. S'il est vrai que l'U.P.C. continue d'être marginalisée par le pouvoir néocolonial, force est néanmoins de constater que les « coups fatals » d'Ahidjo et de ses maîtres n'ont pas réussi à l'anéantir ni même à l'ébranler dans ses convictions. Cette résistance et ce dynamisme ne peuvent s'expliquer que par la valeur mobilisatrice de l'idéal de ce parti, idéal qui fonde le crédit incontestable dont il bénéficie à l'intérieur du Cameroun et le grand prestige de Ruben Um Nyobè, son premier chef, au sein des masses camerounaises.

Il n'est donc pas surprenant, en ces temps de crise et d'incertitude que traverse le Cameroun, de voir paraître dans la collection « les racines du présent » des éditions l'Harmattan, sous le titre Le problème national kamerunais (1984, 443 p.), les écrits de Ruben Um Nyobè, rassemblés et présentés par un jeune universitaire camerounais, J.A. Mbembé. L'initiative de J.A. Mbembé est plus que louable car elle constitue une contribution capitale tant à la connaissance de l'histoire du Cameroun qu'à celle d'un homme qui, pour l'Afrique entière, est un symbole.

Un dernier livre mérite d'être signalé : Le Cameroun du mandat à l'indépendance du politologue américain Victor T. Le Vine (Paris, Présence Africaine, 1984, 287 p.). En fait il ne s'agit pas d'un nouveau livre, mais de la deuxième édition française d'un ouvrage paru en 1964 aux Etats-Unis, et qui étudie l'évolution politique du Cameroun français au cours de la période allant de la fin du protectorat allemand à l'établissement de la République du Cameroun, dans le cadre théorique de la recherche de l'intégration nationale. Contrairement à ce qu'indique la page 4 de la couverture (pour des raisons commerciales) ce livre ne traite pas de la situation au Cameroun depuis la démission d'Ahidjo. Par contre, dans un avant-propos à la nouvelle édition daté de mai 1982 l'auteur juge qu'« en dépit des faiblesses reconnues, le bilan des vingt dernières années est positif ». « Le gouvernement Ahmadou Ahidjo, ajoute-t-il, est arrivé à bout de la résistance acharnée et souvent violente des radicaux de l'Union des Populations du Cameroun (U.P.C.). Le président les a non seulement devancés en adoptant les principaux points du programme [PAGE 131] politique qu'ils avaient élaboré, mais il a réussi à recueillir l'adhésion à son système des meilleurs de ses cadres, n'hésitant pas à les intégrer aux plus hauts échelons de la hiérarchie étatique » (p. 9). Le reste est dans la même veine : l'éloge systématique de l'action du président Ahidjo dont « le régime mérite ( ... ) la crédibilité » (de qui ?). « Il va de soi, écrit-il pour conclure, qu'une révision de mon livre exigerait un travail important et les changements que j'y introduirais avec le plus de satisfaction porteraient sur mes pronostics dans le dernier chapitre. Après vingt années d'observations, je ne manquerais pas de montrer un plus grand optimisme quant à l'avenir du Cameroun et de porter un jugement plus favorable et plus précis sur ses leaders » (p. 13). Ces quelques citations suffisent à indiquer l'orientation idéologique générale de l'étude. Il me paraît inutile de se demander si les événements récents ont amené M. Victor T. Le Vine à changer d'avis depuis mai 1982. l'assurance navrante de cet homme manifestement habitué à prendre ses désirs pour la réalité souligne la nécessité pour les Africains de travailler pour discréditer tous les professeurs ignorants mais omnipotents du fait même de notre silence, qui ont pour rôle de travestir notre histoire et de nous détourner de « la route véritable ».

Guy Ossito MIDIOHOUAN

[PAGE 132]

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Théophile Obenga :
« Sur le chemin des hommes : Essai sur la poésie négro-africaine »
Paris, A.C.C.T.-Présence Africaine, 1984, 165 p.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Théophile Obenga, on le sait, est historien : c'est à l'histoire de l'Afrique qu'ont trait la plupart de ses ouvrages parus à ce jour. Il est beaucoup moins connu comme poète. Son recueil Stèles pour l'avenir paru chez Présence Africaine en 1978 lui a cependant valu d'être considéré par les plus éminents spécialistes de la littérature congolaise contemporaine comme un génie novateur, remarquable par l'ampleur de sa vision philosophique, par sa passion nationale et son ouverture à l'avenir. Il est aussi l'auteur d'une anthologie commentée de littérature orale (Littérature traditionnelle des Mbochi. Etsee le yamba, Paris, A.C.C.T.-Présence Africaine, 1984) dont l'intérêt, tant sur le plan méthodologique que sur le plan herméneutique, est capital pour la connaissance des genres littéraires oraux.

Sur le chemin des hommes n'est pourtant pas l'œuvre d'un spécialiste au sens où on l'entend généralement, comme en témoigne par exemple la diversité des auteurs rassemblés dans cet « essai sur la poésie négro- africaine »... Mais c'est ce qui a priori apparaît comme un handicap qui, paradoxalement, fonde la valeur et l'intérêt de l'ouvrage.

L'auteur, à la vérité, n'ignore pas tout de la critique de la littérature négro-africaine. Il reconnaît que celle-ci dispose aujourd'hui d'une « topologie » propre. Il souligne brièvement (peut-être trop vaguement) le mérite de certains [PAGE 133] ouvrages et « travaux d'érudition » dus à quelques grands noms, et trace une ligne de démarcation entre ces dernier et le « lieu de lecture » qu'il a pour sa part choisi : « Le mouvement de la création, les impulsions de la vie, l'élan des choses, le travail des hommes et leurs rêves, cela qui regarde l'artiste et que l'artiste dévisage en un geste porté à l'absolu, tout cela qui aboutit à une conscience et à une œuvre, tout cela qui accompagne une œuvre et qu'une œuvre emporte en tant qu'œuvre littéraire, voilà qui fonde notre désir de lecture et de cela la critique littéraire habituelle ne rend pas toujours compte. » Ainsi donc Théophile Obenga rejette la « critique de jugement », critique dogmatique qui, à travers des « études », « sait parler et se taire à la fois, conformément à des règles d'école », tout comme la « critique de consécration et de propagande » qui aujourd'hui a heureusement perdu du terrain grâce, nous dit-il, à l'œuvre Patiente de jeunes universitaires africains.

En faisant appel à l'autorité de Barthes (ce qui dans son esprit n'a sans doute rien à voir avec une école !), il se propose de fonder sa lecture sur « le désir d'une critique qui devienne une fête de l'écriture, un plaisir du texte ». « Il s'agit donc, au fond, ajoute-t-il, de contact important avec une œuvre et la philosophie n'est pas (plus) de la conquérir mais de la parcourir (encore et encore), à la dimension de son jet global, et avec tout notre corps érotique. »

Et nous voilà emmenés à la découverte de Joseph Miézan Bognini (Côte-d'Ivoire), poète de l'espoir et du renouveau; de Mukala Kadima-Nzuji (Zaïre), poète du mystère intérieur; de William J.F. Syad (Somalie), poète des aromates, des encens et des parfums, qui « connaît de l'intérieur l'arbre de la sagesse, l'ordre du matin, l'offrande du soir, l'union du ciel méridional et de l'océan des épices » de Tchicaya U Tam'si, le « sorcier bantou » dont la parole retrace la longue histoire du sang; d'Edouard J. Maunick (Ile Maurice), l'enfant authentique de sa Terre-Mer; de David Diop indiquant « la route véritable » ; d'Agostinho Neto (Angola) engagé dans la lutte pour la libération de son peuple, dans la lutte pour la liberté de l'Afrique, dans la lutte Pour la paix du monde; de René Depestre (Haïti), le révolutionnaire au cœur tendre; [PAGE 134] d'Edouard Glissant (Martinique), « tambour du corps de ces îles (les Antilles) qui ne sont pas avares de larmes et de luttes »; et enfin de Nicolas Guillèn (Cuba), « auteur immense » dont l'art est « une sorte de médiation entre les circonstances et l'histoire », entre l'instant et l'éternité.

L'originalité de cette lecture est qu'elle porte la marque de l'idiosyncrasie de Théophile Obenga qui d'ailleurs (nous l'avons vu) ne s'en cache pas, au risque (accepté) d'être taxé d'impressionnisme. Le résultat, c'est une critique vivante parce que personnelle, qui se refuse à la réflexion froide sur une œuvre et son auteur mais se veut un dialogue chaleureux entre... deux vies :

    « Quoi au juste, jaalle William Joseph Farah Syad ? Que veux-tu vaincre aux hasards de ton imagination ? Quel plaisir et quelle jouissance nous offres-tu ?

    Toi ami du pays somal, "rameur de l'Aube". Toi qui ouvres les uns sur les autres tous les reflets du monde. Ton dire translucide (innombrable en cela même) s'inscrit dans une déchirure plurielle qui investit ta figure et ton génie de toujours partir, loin, loin des instants qui nous guettent et tentent de peupler les espaces et les abords immédiats de nos petites vies. Enfin quelle émergence cherches-tu, ami Syad ? »

Ou encore :

    « Ici et maintenant, U Tam'si, qui es-tu : que fais-tu, que dis-tu, à quoi rêves-tu, bref qui es-tu, toi ?

    Une Ecriture – étalon dans le devenir des hommes. L'auteur vit, sur les rives d'une syntaxe libérée. A quel prix et sous l'urgence de quelle impatience ?

    Et si, U Tam'si, le monde, malgré tout, s'effondre avant que tu prononces le mot joie, reconnaîtras-tu l'écho de ton émoi ? A quelle enseigne ?

    Encore et encore, U Tam'si, pourquoi ta poésie [PAGE 135] heurte-t-elle le soleil de midi : éclatement des "convenances", lessive des hypocrisies, perfection des finitudes, convocation du monde entier par- delà "les barrières de l'octroi". » Etc.

Comme on le voit, la démarche ne va pas toujours sans un verbalisme pompeux et narcissique, mais elle ne manque pas d'ouvrir la voie à la saisie de l'essentiel du message humain que nous livre chaque poète.

Voici, depuis Les écrivains noirs de langue française de Lilyan Kesteloot, le premier grand livre sur la poésie négro-africaine qui explore d'autres dimensions de la création contemporaine et nous conduit non seulement sur le chemin de certains écrivains méconnus mais aussi sur celui d'un genre négligé parce que difficile d'accès, même pour les spécialistes. L'auteur n'en a que plus de mérite.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

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Ambroise Kom :
« " Mélanges ", Littérature negro-africaine d'expression française »
Rabat, Editions La Porte, 1984, 112 p.

Ntarugera DEO KOYA

Ambroise Kom nous présente encore aujourd'hui un ouvrage au titre bien choisi de Mélanges, qui sied bien d'appeler opuscule, à le comparer à son récent Dictionnaire des œuvres littéraires négro-africaines de langue française. C'est une collection d'articles initialement prévus pour une revue littéraire maghrébine qui en a, par la suite, décliné la publication. [PAGE 136]

Les huit articles, portant sur la littérature africaine et malgache de langue française, classés dans un ordre apparemment arbitraire, sont d'un double intérêt inégal que nous nommons volontiers documentaire et critique.

Sont d'un intérêt documentaire les suivants :

1. – « Le rôle de l'écrivain dans l'Afrique contemporaine » de A. Koné.
2. – « Le théâtre camerounais de langue française : étude du contexte de production » de I.-C. Tcheho.
3. – « Littérature malgache d'expression française : texte et contexte » de C. Ralambo.
4. – « La révolte contre le pouvoir politique et religieux dans la fiction négro-africaine de langue française » de B. Mouralis.

Et d'un intérêt critique sont :

1. – « Le Bel Immonde de V.Y. Mudimbe ou le renouveau du roman en Afrique centrale » de A. Ntonfo.
2. – « Folie et révolution : Sahel ! Sanglante sécheresse de Mande A. Diarra et Les chauves-souris de Bernard Nanga » de A. Kom.
3. – « Fléau ou bénédiction : problématique de la ville dans trois romans ouest-africains » de V.O. Aire.
4. – « Sémiologie de l'Anthroponymie Fe'e Fe'e » de L.-M. Ongoum.

D'emblée, on remarque que les articles qui se classent dans la première catégorie n'intéressent pas au même titre que ceux de la seconde.

Les quatre premiers articles, traitant de l'histoire de la littérature négro-africaine d'expression française, dans une perspective tantôt diachronique, tantôt synchronique, sont aussi divisibles en deux catégories, à savoir :

– la catégorie des généralités (A. Kom et B. Mouralis),
– la catégorie des particularités régionales (I.-C. Tcheho et C. Ralambo).

De manière évidente, l'article de Koné et celui de Mouralis se recoupent largement, d'un, ce qui rend leur double présence quelque peu incongrue, et de deux, ils se repaissent candidement des vieux clichés inopérants, qui [PAGE 137] « négritude combattante », qui « littérature engagée » : autant de formules surannées placées dans une histoire littéraire diluée à loisir, et sans doute empruntées à une Lylian Kesteloot et à d'autres négrologues patentés. Ceci explique peut-être cet avertissement d'Ambroise Kom qui dit : « Les huit essais qu'on va lire sont avant tout destinés à présenter le monde littéraire négro-africain à des lecteurs peu avisés des réalités culturelles de l'Afrique noire » (p. 7).

Mais Ambroise Kom ne devrait pas ignorer que ces fameuses réalités culturelles ont déjà fait l'objet de quantité de débats, et même d'ébats, qui se sont révélés, pour la plupart, honteusement stériles et parfois ridicules.

Monsieur Koné fait montre d'une immaturité qui fatigue, d'une naïveté presqu'asinine que l'on pourrait pardonner, s'il n'avait pas le toupet de se croire tout indiqué pour diriger la nouvelle cabale, qui doit se réarmer de négritude pour voler à la conquête des solutions aux « problèmes de la société moderne ». On notera une forte disparité entre le gros titre de son article et le développement qu'il en fait.

Monsieur Tcheho nous présente le théâtre camerounais d'une manière qui fait penser que le Cameroun est toujours en fête. Il y a surabondance de description de l'infrastructure théâtrale. Il semble que les théâtres poussent dans tous les coins du pays comme des ignames; là où il n'y a pas de théâtres, il y a des tréteaux. Le Cameroun serait-il un pays d'histrions-nés ? L'auteur frôle naïvement la question théorique des règles, et semble s'outrager de ce que ses compatriotes ne sachent pas appliquer à leurs drames les canons esthétiques aristotéliciens. Et plus loin, il nous confie sans gêne apparente : « Les écrivains camerounais, ce nous semble, disposent d'une bonne marge de liberté d'expression. Il ne tient qu'à eux de savoir s'en servir. » On se demande ce que penserait Mongo Beti ou René Philombé en lisant ce rapport. Pareillement, en lisant les observations du cru de Monsieur Tcheho, le lecteur de Perpétue et de Main basse sur le Cameroun ne peut s'empêcher d'écarquiller les yeux.

Dans l'article de Ralambo, on assiste, avec un plaisir mitigé, au spectacle d'un Madagascar qui jette la francophonie [PAGE 138] par-dessus bord, et qui cherche à donner chair et âme à un Verbe malgache. On aimerait connaître les aboutissants de cette démarche bien révolutionnaire.

Mouralis retrace trop brièvement les moments et les caractères de la révolte des écrivains négro-africains, les divisant en deux :

– la période d'avant la Seconde Guerre mondiale dans ce premier temps, les écrivains négro-africains entendaient réclamer la dignité d'homme pour eux-mêmes et les peuples qu'ils étaient censés représenter;
– la période d'après la même guerre : en ce second temps de la littérature négro-africaine, c'est la revendication de l'indépendance qui se fait jour.

Chaque période est accompagnée d'une liste d'auteurs et des œuvres de certains d'entre eux; ce qui en fait un schéma assez commode pour qui veut se renseigner pour la première fois, sur ce qu'on nomme « la littérature négro-africaine d'expression française ». Les professeurs de français des lycées pourront sans doute s'y intéresser. On peut, cependant, noter, en passant, cette redondance ou erreur, ou les deux à la fois, dans l'expression « pouvoir colonial et religieux », dont se sert l'auteur dans son intitulé, qui suggérerait que les deux instances formeraient deux provinces ayant des frontières quelque peu étanches.

L'article de Ntonfo, le premier de la série critique, analyse cursivement Le Bel Immonde de V.Y. Mudimbe, œuvre dans laquelle l'auteur croit avoir trouvé la quintessence de la technique romanesque du romancier zaïrois. Ce que Ntonfo écrit semble, en définitive, être plus une somme de compliments pour le littérateur zaïrois qu'une explication de ses techniques de narration. Si l'on peut convenir de quelque originalité dans la forme du roman de Mudimbe, encore qu'ici un mesure raisonnable de doute soit bien permise, on ne voit pas pour le reste cette originalité thématique dont Ntonfo fait gros état. Mudimbe a ses mérites, il est vrai, dont il faudrait bien faire une juste part; et cela peut se faire critiquement sans verser dans cette sorte de fascination confinant à l'infatuation, dont on sent les relents dans les phrases de Monsieur Ntonfo. Ce n'est pas parce que Mudimbe [PAGE 139] n'est l'émule de personne en Afrique centrale, que l'on doit pour autant s'autoriser à dire qu'il a inventé son écriture !

Dans son étude, Ambroise Kom passe en revue deux récentes vedettes de la scène littéraire africaine : Mande Diarra et Bernard Nanga. Les deux romans que présente Kom ont paru en 1980 (Les chauves-souris) et 1981 (Sahel ! Sanglante sécheresse).

La présentation que Kom fait de ces deux romans est très enrichissante en elle-même, dans la mesure où elle nous donne en gros plans, ces figures, rapprochées pour la première fois, de Farichian-Zan et de Bilanga d'Eborzel d'un côté, et, de l'autre, celles de Lum, les révolutionnaires de Léa et ceux de Vémélé.

Cette sinistre schizophrénie meurtrière qui jette les corps inertes des enfants dans les fosses communes des contrées africaines, sous le regard amusé des princes de l'Afrique indépendante : ce Sahel de sanglante sécheresse où les morts en sursis se disputent cette indigne curée des « morts sans sépulture » avec hyènes et vautours, tous. pareillement frénétiques et fiévreux, sous un ciel dont on ignore les desseins : voici un drame tragique de cruciale importance qu'il nous faut faire jouer sur les tréteaux africains pour que peur et pitié – et admiration ? – se conjuguent avec maints autres éléments esthétiques non- classiques, et engendrent une catharsis concrète, une purgation des plus nettes, chez nos enfants. Ainsi d'une Afrique grisée, cadavérisée et minéralisée naîtra un pays vert, vif et vigoureux à qui on ne la fait pas.

En ce moment historique, les Africains ont besoin de muer, à l'instar des serpents et des oiseaux; il leur faut se débarrasser de leurs carcans et carcasses de cultures nécrosées. Les nègres et les négritudes de tout crin doivent périr – il est entendu que les négrologues de tout acabit n'ont plus à faire, plus de Business – pour que nos enfants reconquièrent leur virilité, leur initiative d'hommes; qu'ensemble ces « enfants de la patrie » entonnent les Debout Congolais et que sous l'égide des Lum – Ambroise Kom n'a pas tort de lire Lumumba – ils puissent créer le futur, renouveler l'humain. Pour ce faire, il faut impérieusement trucider le Père et ses chiens [PAGE 140] qui ne veulent pas se taire : ici c'est Farichian-Zan et Bilanga, là c'est Baba Toura, là au loin c'est Tzumbi et Misri (A. Césaire, Une Saison au Congo) et autres compères, j'allais dire « con-Pères ».

Dans la même veine que Kom, Victor 0. Aire s'interroge sur les mœurs africaines, spécialement sur les entités ville et village, dépistant le réseau complexe des significations proches et lointaines qui s'y trouvent comme cachées; significations qui s'articulent sur des registres économique, sociologique, éthique, etc.

Le cadre de référence de l'étude de V.O. Aire est fait de trois romans, à savoir Maïmouna (Abdoulaye Sadji, Présence Africaine, 1958), Les Soleils des Indépendances (Ahmadou Kourouma, Seuil, 1970) et Le Retour au village (Kollin Noaga, Editions Saint-Paul, 1978).

V.O. Aire restitue le champ sémiologique de la ville à la faveur d'une patiente lecture des romans ci-devant, en se servant des techniques de la stylistique statistique. Ce qui confirme encore une fois le caractère d'ingénieur de style que V.O. Aire a déjà démontré ailleurs : nous pensons au Dictionnaire dont il a été question plus haut, où V.O. Aire a présenté Le Devoir de violence de Yambo Ouolonguem; rappelons aussi que P.N.-P.A., no 36 a classé première sa contribution pour sa pertinente thématique de la forme.

Il importe aussi de relever cette intention esthétique présente dans la trilogie archétypale – Maïmouna, Fama, Tinga – que V.O. Aire ramasse dans la poussière natale pour leur donner un relief tout nouveau. Précisément, c'est dans le souci d'appeler notre regard, notre attention autrement distraite, à cette vie leur – il faut entendre nôtre – qui, à la vérité, crèvent les yeux de ceux qui s'en servent pour voir et non pour se mirer et s'admirer (pour diverses raisons toutes pareillement narcissiques), que V.O. Aire a choisi de les cadrer, de les filmer ensemble, leur conférant ainsi un surcroît de vie, et quelle vie ! autant dire mort, une enchère de présence réalisée dans et par la contiguïté. Pour parler en langage filmographique, ces archétypes existaient déjà, l'on sait, dans une sorte de plan d'ensemble (les romans d'où ils sont extraits), et pour ainsi dire éparpillés; et V.O. Aire [PAGE 141] a le mérite de nous les présenter en un gros plan qui, somme toute, a beaucoup de prise. Ces sales et hideuses créatures, ces êtres pitoyables dont on avait peut-être entendu vaguement parler certain jour, reviennent en équipe, en force, comme pour dire : « nous revoici, nous sommes toujours là ». Horreur et pitié s'emparent de nous prestement et nous nous grisons devant ces cadavres, ces revenants qui ont encore le culot de se croire vivants. Pitié pour ces hommes aux plaies nauséeuses et incurables ! Malick nous vient tout de suite à l'esprit avec sa terrible Plaie. Et quelque part, dans les recoins de notre cœur, se déclenche cet avertissement : « De nobis fabula narratur. » Oui, c'est bien de nous qu'il s'agit, dans notre nudité. Viennent ensuite la torpeur et le cruel saisissement d'être vus. Quelle poisse ! l'avertissement continue de sonner : fluide fulgurance trop poignante suivie d'une longue agonie.

V.O. Aire nous offre ainsi une occasion de nous voir, nous juger nous- mêmes; de nous regarder bien en face et non de biais, nous intimant subtilement d'oublier cette image spéculaire que nous avons de nous- mêmes, image spécieusement prise pour le véritable nous-mêmes.

Il faut, cependant, relever à la charge de V.O, Aire, ceci : la pieuse note sur laquelle il termine son article : « En un mot, la ville moderne est un fléau. Mais c'est un fléau nécessaire et il ne dépend que de nous d'en limiter la contagion » (p. 96).

Cette note procède d'un moralisme inopérant et facile qui semble fermer les yeux sur la terrible dialectique qui fonde la ville, lui donnant les armes dures et/ou tendres pour subjuguer et enferrer la campagne.

On notera que l'article de V.O. Aire eût dû être placé avant celui d'Ambroise Kom pour une juste distribution ayant un sens de progression.

Et enfin, l'article sémiologique de L.-M. Ongoum, qui intéresse au très haut point l'étude de la littérature orale africaine. L'anthroponomastique proposé dans cet article mérite toute l'attention des africanistes sérieux.

Pour terminer, remarquons que, sans les articles de A. Kom, V.O. Aire et L.-M. Ougoum, Mélanges eût été une [PAGE 142] insipide mélasse. Au demeurant, le livre est très mal imprimé : le caractère est à peine déchiffrable et la reliure est des plus répugnantes. Par instants, on a du mal à se convaincre qu'on a affaire à un livre. A la réimpression, on veillera à mettre les pages 105, 106, 107 et 108 à leur place.

Ntarugera DEO KOYA
Department of Languages and Linguistics,
University of Jos, Jos, Nigeria


[1] « La terre est le sang des morts (La confrontation entre Blancs et Noirs dans le Pacifique Sud français) », par Jean Guiart (1983, Editions Anthropos), professeur au Museum National d'Histoire Naturelle, directeur d'études à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, 5e section, directeur du Musée de l'Homme. Lors de la sortie de ses livres, Georges Charbonnier invitait Jean Guiart à en parler à Radio France-Culture. Depuis les événements, Charbonnier mis à la retraite, Jean Guiart n'a pu parler plus de cinq minutes, et j'ai la furieuse impression que, les yeux fermés, on nous emmène vers une ère nouvelle de « rétablissement de l'ordre », avec l'alibi d'un référendum d'autodétermination, qui ne résoudra rien – comme si un « ordre » avait jamais existé préalablement dans cette île.

[2] Déjà, dans le no 2, L'Evénement avait relevé avec vigueur, sous le titre « Présumés innocents, déjà coupables », l'attitude de la presse à propos de l'affaire de Poitiers, au moment où le « volubile Professeur Mériel » avait accusé d'assassinat les docteurs Bakari Diallo et Denis Archambeau. Il cite Me Damy, l'avocat du docteur Archambeau : « La presse, il faudrait lui offrir une machine sachant imprimer les points d'interrogation. » L'article daté du 15 novembre, a eu pour une part un effet, dans la reconnaissance, un mois après sa curieuse conférence de presse accusatrice, que le décès de Mme Berneron « pouvait avoir d'autres causes ». Les journaux, qui parlaient à l'excès du caractère paranoïaque du docteur Bakari Diallo, n'ont pas appliqué ensuite ce qualificatif au Professeur Mériel. On sait que les docteurs Diallo (et Archambeau, dont les aveux avaient été obtenus après trente heures d'interrogatoire) n'ont été relâchés que le 13 décembre. Même si les informations concernant la Nouvelle-Calédonie sont bien sommaires, voire simplistes, on ne peut qu'encourager L'Evénement à cette surveillance, dans le climat actuel.

[3] On perçoit, dans ce passage, que l'illusion européenne d'avoir « découvert » les autres continents habités a entraîné des sentiments mélangés chez les anciens habitants. « Cook a découvert la Nouvelle-Calédonie en 1774 », lit-on partout, ces jours-ci, alors que Chinois et Arabes parcouraient la région un millénaire auparavant... sans avoir eu pour cela « besoin » de la coloniser. Jean Guiart identifie bien comme « prétention occidentale » l'idée de la découverte d'autres continents, au bénéfice du premier Européen arrivé; mais l'habitude de cette idée est telle, qu'il chercherait plutôt à en attribuer l'avantage à la Chine, qu'à la discuter en elle-même, pour en discréditer les effets : Arabes et Chinois avaient « reconnu » la région, évalué le nombre d'îles de l'Océanie. Mûs par leurs rivalités, les Européens ont prétendu « découvrir » chacune.

[4] Actuellement encore, des Canaques de la Nouvelle-Calédonie fréquentent des universités anglophones, contournant les résistances coloniales.

[5] Avons-nous fait des progrès depuis 1930 ? Le député Gérard Deuil déclare à l'Assemblée nationale française, que « le gouvernement n'ose pas faire donner les forces de l'ordre contre les Canaques, qui sont des anthropophages ». Il n'est pas le seul à exploiter ce filon, en 1984. On mesure, à travers les événements de Nouvelle-Calédonie, à quel point les clichés européens avilissent en même temps l'Afrique et l'Océanie.

[6] On se rappelle que, en 1955, le premier était surnommé « Mohammed Ben Soustelle » par l'extrême droite algéroise, alors qu'il termina sa carrière applaudi par les mêmes. On appelait cela « virer sa cuti » : abandonner un point de vue « métropolitain », chambré par les milieux algérois. Ce n'est pas moi qui rappelle cette expression, classique alors, mais le livre de Jean Guiart. Jusqu'à quand la comparaison de Soustelle avec Pisani sera-t-elle à l'avantage de ce dernier ?

[7] Dans le numéro 5 de L'Evénement du Jeudi, son directeur, Jean-François Kahn, crédite M. Paul Dijoud d'avoir fait des «efforts méritoires » en Nouvelle-Calédonie. Dans quel sens ?

[8] Bien entendu tout le monde ne partage pas ce jugement comme on peut le constater dans le « Spécial Roman Policier » de la revue Le français dans le monde, no 187, août-septembre 1984.

[9] A. J. Nzau n'est pourtant pas le premier Africain à s'essayer dans le genre. Cf. Alain Ricard, « Naissance d'un genre : le roman policier en Afrique de l'Ouest », in Recherche, Pédagogie et culture, no 25, août-septembre 1976, pp. 51-53.

[*] Sur l'orthographe de « Kamerun » Woungly-Massaga s'explique : « Cette orthographe datant de la colonisation allemande, a une signification politique profonde. Elle traduisait la revendication UPCiste de "Réunification et Indépendance" à l'époque de la double tutelle coloniale française et britannique qui s'exerça sur le Kamerun de 1918 à 1960. La Constitution de 1972 a institué la "République Unie du Cameroun". qui n'est lien d'autre que la traduction juridique de l'annexion du "Cameroun occidental", riche en pétrole, par le capitalisme français fortement implanté au "Cameroun oriental". L'orthographe Kamerun utilisée par l'U.P.C. traduit donc la revendication d'une unité réelle du pays, sur la base de l'unité géographique et de l'autodétermination de toutes les populations, de l'ouest comme de l'est du pays. »