© Peuples Noirs Peuples Africains no. 44 (1985) 61-72



LE CONCERT-PARTY:
UNE PEDAGOGIE POUR LES OPPRIMES

Togoata APEDO-AMAH

En demeurant dans le domaine de l'oralité, le concert-party s'est choisi un public particulier, celui des petites gens, de tous ceux pour qui l'écriture demeure encore un mystère et un luxe. C'est à tous les marginaux du développement économique et culturel que s'adresse le message du concert-party. S'il existe un théâtre populaire au Togo il s'agit bien du concert-party dont les comédiens auteurs et le public émanent de ce qu'il est convenu d'appeler le peuple dans une société de classes. Cette décision n'est pas superflue dans la mesure où, actuellement, en Afrique, le vocable populaire est galvaudé, et constitue un prétexte à toutes les mystifications politiques et culturelles. Si nous considérons, par exemple, le domaine de la littérature et du théâtre, nous constatons que les écrivains, les dramaturges en particulier, revendiquent tous l'épithète populaire pour leurs œuvres parce que, disent-ils, ils écrivent pour le « peuple » - dans une langue étrangère : le français, l'anglais, le portugais, etc. – En plus de la barrière de la langue dans un continent où l'analphabétisme est l'un des facteurs essentiels du sous-développement, il suffit de se pencher sur la thématique exploitée par nos écrivains pour voir qu'elle n'est pas souvent en harmonie avec les véritables préoccupations des masses laborieuses de l'Afrique profonde.

Dès lors, il nous est impossible de mettre sur le même pied un discours sur le peuple – tenu par des intellectuels issus, pour la plupart, de la petite-bourgeoisie – et un discours au peuple pour le peuple dans la langue [PAGE 62] du peuple. C'est ce dernier discours qui retiendra notre attention dans le cadre de cette étude sur le concert-party dont le message retiendra particulièrement notre attention dans la mesure où il véhicule un enseignement qui s'adresse à un publie particulier intellectuellement limité mais néanmoins avide de culture et de promotion sociale.

L'UNIVERS DU CONCERT-PARTY

L'univers de ce théâtre est peuplé de toutes les catégories sociales défavorisées : prostituées, boys, paysans, féticheurs, voyous, chômeurs, femmes brimées, gagne-petit, etc. Tout ce monde évolue dans l'espace urbain. Il faut préciser que l'apparition du concert-party sur la Côte du Bénin a coïncidé avec le développement des villes au détriment de la campagne avec toutes les conséquences socio-économiques que nous vivons encore à l'heure actuelle : exode rural, prolétarisation, acculturation, chômage, individualisme, scolarisation, etc. Théâtre de la ville, le concert-party apparaît comme un miroir de l'univers urbain vu à travers les yeux des déshérités qui s'identifient volontiers aux personnages dramatiques à travers lesquels ils revivent leur propre drame quotidien. Ce processus d'identification s'opère d'autant plus aisément que ce théâtre, pour créer ses personnages, utilise la typisation qui consiste à conférer à un personnage fictif les traits caractéristiques des représentants d'un groupe social. Ainsi donc, à travers la typisation, le personnage apparaît comme porteur de signes qui consistent à montrer aux spectateurs le général à travers le particulier. D'autre part, nous pensons que, pour un public quasi-analphabète, économiquement parlant, le message passe mieux grâce à la typisation car celle-ci renvoie directement le spectateur au macrocosme. C'est cette relation étroite entre la fiction et la réa lité qui constitue, à nos yeux, la condition essentielle de la participation des spectateurs à la représentation, au « dialogue » scène salle qu'il fait de toute représentation de concert-party un spectacle vivant où acteurs et spectateurs tentent d'orienter le canevas selon leurs désirs dans un sens ou dans l'autre. [PAGE 63]

En effet, comme nous avons eu à le souligner par ailleurs[1], les canevas de ce théâtre obéissent généralement à deux schémas actantiels types que nous avons qualifiés de positif et de négatif selon que le personnage-sujet qui entreprend une est investi d'un caractère positif ou négatif. C'est la nature du personnage qui, dans l'action, assume la fonction actantielle de sujet qui le mènera à un dénouement heureux ou malheureux. Ce schéma est connu du public dont l'intérêt est alors mobilisé par le lent cheminement de l'action qui le conduira à la conclusion. L'intérêt de ce théâtre comique réside non pas dans le dénouement connu d'avance, mais dans l'art d'y parvenir. Le spectateur ne se pose jamais la question pourquoi mais la question comment. C'est à partir de la question comment que le didactisme a droit de cité dans le concert-party.

LA METHODE PEDAGOGIQUE

La thématique du concert-party a pour centres d'intérêt la famille et le travail. La famille, en raison des liens socio-économiques et culturels qui garantissaient sa cohésion qui se manifestait concrètement par le travail agricole communautaire et la solidarité, mais qui est menacée de désagrégation par suite des changements intervenus dans le mode et les rapports de production introduits par le capitalisme. Le travail, en raison de la précarité de l'existence en ville où les maux principaux ont pour noms chômage, inflation, individualisme, insécurité et misère. Maux dont les victimes sont inévitablement les plus démunies.

Les crises qui surgissent au sein de la société togolaise à partir de la famille et du travail sont analysées et interprétées par les artistes à travers une vision du monde dont le fondement est la morale en tant que théorie de l'action humaine impliquant des devoirs en vue de réaliser le bien dans la société. Cette portée morale du message du concert-party se retrouve souvent dans les titres [PAGE 64] des pièces dans le genre du « Tu récolteras ce que tu as semé ». Ces titres suggèrent, naturellement, la punition pour les méchants et la récompense pour les bons au dénouement qui constitue sur le plan du didactisme l'un des temps forts du récit; le second étant le prologue dit par un présentateur avant l'entrée des personnages en scène. Le texte oral du prologue tout entier peut parfois constituer le titre d'une pièce. L'importance du prologue est capitale et les spectateurs ne s'y trompent pas qui n'hésitent pas à le faire répéter par le présentateur qui introduit la fable en précisant à l'auditoire « comment » et non « pourquoi » une situation donnée se dégrade; car, comme nous l'avons déjà souligné plus haut, la manière prime la causalité dans cette pédagogie démonstrative où la morale est omniprésente à travers une vision manichéiste du monde qui correspond souvent, comme par inadvertance, à une conception de classe de la société. Il ressort de nos constatations que les créateurs du concert-party ne disposent pas, du fait de leur situation et de leur niveau d'instruction, d'outils d'analyse scientifique leur permettant d'appréhender correctement le phénomène des classes sociales et ses répercussions dans les rapports sociaux. C'est ainsi que l'idéalisme se substitue à l'analyse objective d'une situation concrète. Ce qui explique les « comment » au détriment des « pourquoi » dans le didactisme de ce théâtre que nous allons illustrer avec une pièce de la troupe Kokuvito Concert-Band de Lomé, dont voici le résumé :

TITSAWO BE AGBE ME (LA VIE DES ENSEIGNANTS) par Kokuvito Concert-Band de Lomé

L'instituteur Fudjikomele annonce à sa femme, Adjoa, qu'il va bientôt partir en Europe pour un stage pédagogique. Il doit ce privilège à la qualité de son enseignement : sur 48 élèves de sa classe présentés au Certificat d'Etudes Primaires, il n'a eu qu'un seul échec.

Au moment où le couple se réjouit de cette bonne nouvelle, arrive l'Inspecteur qui accuse l'instituteur devant sa femme d'être l'auteur de la grossesse d'une élève de [PAGE 65] l'école. Pour sauver l'honneur de l'établissement et du corps enseignent, et apaiser la colère du père de la fille, il est renvoyé.

Aussitôt après le départ de l'Inspecteur, le couple se dispute violemment.

Arrive le père de la fille chez l'instituteur qu'il de sorcellerie. C'est un Fon; il se nomme Amedaho Azongogo. Fudjikomele le supplie à genoux et jure de s'occuper de sa fille de son mieux. Azongogo lui abandonne sa fille; mais, au moment de partir, Adjoa se jette sur lui toutes griffes dehors. Fudjikomele les sépare tant bien que mal.

Adjoa dit à son mari qu'elle ne peut partager son foyer avec une autre femme. Elle le quitte.

Après le départ de sa femme, Fudjikomele se tourne vers la fille d'Azongogo et la rassure. Elle prendra donc la place d'Adjoa. Mais pour parer au plus pressé, il s'en va vendre ses beaux habits pour nourrir le foyer. Il revient vêtu d'habits loqueteux; il est devenu portefaix.

L'élève le rassure à son tour et lui dit qu'elle connaît un féticheur très efficace capable d'apporter une solution à leurs problèmes.

Pour prouver sa compétence, le féticheur guérit miraculeusement une blessure que Fudjikomele s'est fait à la jambe. Le féticheur finit par lui offrir un sortilège censé lui apporter la richesse.

Pendant que Fudjikomele se conforme aux prescriptions du féticheur en prenant un bain, Adjoa vient lui proposer, par l'entremise de l'élève, un emploi de cireur de chaussures au service de son nouveau mari, un Blanc richissime, dans l'intention de l'humilier. L'élève lui rétorque que l'ex-instituteur est devenu un homme très important, un directeur de banque qui roule en Mercedès Benz. En effet, après le départ d'Adjoa, Fudjikomele apparaît complètement métamorphosé, il a fait fortune et porte un impeccable complet-veston.

C'est le début d'une nouvelle vie pour le couple. Fudjikomele est aux petits soins pour sa jeune épouse. Il lui achète même un boy, vingt-cinq francs, au marché, pour la libérer des travaux domestiques.

Azongogo vient rendre visite à sa fille et se bagarre avec le boy qu'il prend pour son amant.

Alors que l'élève se trouve au marché pour ses courses, [PAGE 66] arrive Adjoa qui veut renouer avec Fudjikomele. Le boy refuse catégoriquement. A l'élève qui est revenue du marché, Fudjikomele explique que Adjoa ne revient que pour lui donner un coup de main à la maison et aussi pour empêcher le boy d'avoir des visées lubriques sur elle.

Aussitôt installée, Adjoa se querelle avec sa rivale jusqu'à ce qu'une bagarre éclate. Elle affronte l'élève et le boy.

Fudjikomele qui était sorti, revient, prend le parti d'Adjoa et bat les deux autres. Pour l'élève c'est le début des brimades. Pendant le repas elle est encore battue par son mari avant que celui-ci ne sorte au bras d'Adjoa pour aller s'amuser en ville.

L'élève et le boy entonnent une chanson pathétique.

Le boy remet son tablier à Fudjikomele et lui réclame un certificat devant lui permettre de proposer ses services ailleurs. Son patron refuse et lui dit de rester pour s'occuper de l'enfant de l'élève lorsqu'il naîtra.

Adjoa, seule à la maison, projette d'aller consulter un sorcier pour qu'il la débarrasse de l'élève.

Chez le sorcier. Le sorcier se fait l'interprète des esprits qui déclarent, qu'à compter de ce jour, quiconque voudrait nuire à son prochain, courrait le risque de voir le malheur retomber sur lui.

Sur ces entrefaits, arrive Adjoa qui demande au sorcier la mort de l'élève. Mais le boy, caché, a tout entendu; il s'enfuit épouvanté de la maison. C'est le poison qui va être utilisé.

Pendant ce temps, chez Fudjikomele, J'élève chante son malheur jusqu'à ce que son mari rentre du travail et la renvoie chez son père provisoirement.

Adjoa a fait la cuisine. Le repas est prêt. Le boy a ramené l'élève au foyer.

Le repas. Chaque fois que l'élève veut porter la nourriture à la bouche, le boy hurle et elle suspend son geste. Ce manège dure un certain temps jusqu'à ce que le boy arrive à effectuer une substitution de plats.

Adjoa mange le riz empoisonné qu'elle destinait à sa rivale et meurt après avoir avoué son forfait.

Le boy tire la morale de la pièce.

L'action de la pièce nous donne le schéma classique qui suit : [PAGE 67]

1. Grossesse (détérioration)

        a) perte de son emploi,
        b) départ de sa femme Adjoa,
        c) prise en charge de l'élève enceinte. Portefaix.

2. Fortune MIRACULEUSE (amélioration)

        a) retour d'Adjoa,
        b) brimades pour l'élève,
        c) le poison.

3. Décès d'Adjoa (détérioration).

*
*  *

Ce schéma est, bien sûr, établi en fonction du personnage-sujet de l'action, l'instituteur Fudjikomele. Il obéit à la structure ternaire habituelle du concert-party. La grossesse, la fortune miraculeuse et le décès d'Adjoa sont les événements qui constituent les trois principaux temps forts de l'action, car ce sont eux qui ont déterminé les différentes attitudes de l'instituteur vis-à-vis de la jeune fille.

Considérons à présent chaque événement et ses répercussions sur le comportement du protagoniste et des autres personnages.

Premier événement : la grossesse. Il s'agit d'une triple faute dont les conséquences sont résumées par a, b et c : une faute professionnelle: le renvoi, une faute conjugale : le départ de son épouse Adjoa, et enfin une faute morale envers une fille innocente dont la scolarité est compromise obligation lui est faite d'épouser et de prendre la fille en charge.

Second événement : la fortune miraculeuse. Cette richesse subite de Fudjikomele, est due à une révélation de l'élève. Mais une fois le bonheur retrouvé, le mari n'a pas cherché à en faire profiter sa nouvelle épouse qui a vécu avec lui des moments difficiles. Il se retourne de préférence vers la femme qui l'a abandonné dans le malheur, et qui ne revient que pour profiter de sa fortune [PAGE 68] miraculeuse. L'élève est donc de trop, elle est maltraitée. Finalement sa rivale tente de l'éliminer par le poison.

Troisième événement : le décès d'Adjoa. Elle meurt du poison qu'elle destinait à l'élève.

A partir de là, nous sommes en mesure de mieux comprendre le processus didactique lié au message véhiculé par les pièces de ce genre dramatique populaire grâce à la structure dramaturgique de la pièce qui est très proche de celle des contes africains en général[2].

A travers cette fable de type cyclique dans laquelle la situation finale ressemble à la situation initiale, nous percevons mieux la signification profonde du nom du héros Fudjikomele que l'on peut traduire littéralement par « je suis constamment dans le pétrin ». Nos recherches nous ont amené à raconter la pièce à un ancien qui a réagi en la résumant par le proverbe AGBEDEFU qui se rend littéralement par « la vie est difficile ». En effet, l'histoire de ce jeune homme nous apprend que la vie lui a tout donné, et chaque fois il a gâché sa chance par une conduite irréfléchie et irresponsable. Dans le premier récit de type ascendant, il y a une situation de manque au départ lorsque, promis à une carrière magnifique dans l'enseignement, notre héros est chassé de son travail. Le manque à combler est un emploi pour l'entretien du foyer conjugal. Il est comblé par une richesse miraculeuse. C'est alors que débute le second récit qui, lui, est de type descendant. Cette situation euphorique de départ est rapidement détériorée par l'imprudent qui, en maltraitant la jeune fille qui lui a procuré la fortune, revient à une situation de manque : le décès de sa favorite.

Pour l'ancien qui a bien voulu nous donner sa propre interprétation de la pièce, Fudjikomele et Agbedefu ont la même signification. Pour lui, c'est le nom du héros qui a guidé son destin malheureux. Il est notoire que la société traditionnelle, les noms-proverbes sont considérés comme déterminants dans la psychologie et la destinée de ceux qui les portent. Dan la conception [PAGE 69] occidentale des Grecs et des classiques nous aurions eu une tragédie car :

    « Toute tragédie met en scène le Destin, ce vainqueur qui n'est pas un personnage. Lorsque le mot "destin" vient aux lèvres d'un moderne, ce mot signifie que le héros est en butte hors de lui-même (conjonction d'adversaires ou d'adversités extérieures) et en lui-même (aveuglement, malentendu, méprise, erreur "tragique", aberration momentanée, colère, folie) à une convergence d"effets" qu'il ne maîtrise pas, qu'il ne contrôle pas, qu'il ne connaît pas. Tout se passe comme si l'ennemi, un Démon (ou le Démon) avait pénétré à l'intérieur du héros, et à la croisée des chemins, lui faisait choisir la route fatale au lieu de l'autre. Les propres actions du personnage tragique sortent de lui pour le perdre, lui ménager des guets-apens aux carrefours de l'avenir »[3].

Fidèle à la vision du monde de la société qui l'a engendré, le concert-party n'adhère pas au tragique tel que l'Occident le conçoit car, contrairement à ce dernier, le destin laisse une issue à l'individu pour échapper à un sort injuste grâce à des concours extérieurs et à sa propre capacité à se conformer aux règles censées lui apporter le bonheur. Ici la tragédie est absente car l'irresponsabilité des héros grecs s'efface au profil de la responsabilité des hommes de la société traditionnelle eve. Ne consulte-t-on pas le féticheur pour détourner le cours du destin ? En somme, l'homme peut « contrôler » son existence à condition de se soumettre strictement à la morale sociale. La morale de la pièce dit que les contrevenants à l'ordre social sont toujours punis car la société traditionnelle, conservatrice par définition, n'admet pas le désordre qui est synonyme de malheur; alors que l'ordre est garant de la paix sociale.

Nous avons donc affaire à une pédagogie démonstrative qui, par le biais de la fiction, nous montre par étape les comportements sociaux qu'elle réprouve. C'est une [PAGE 70] démonstration en crescendo qui mobilise l'attention du spectateur par un suspens constamment entretenu par d'innombrables péripéties et coups de théâtre qui repoussent interminablement un dénouement qui surviendra seulement lorsque l'action aura atteint son paroxysme. A partir de là, le rire cède la place au pathétique habilement créé par le jeu des acteurs qui s'adresse directement à la sensibilité d'un public prompt à s'émouvoir à sympathiser. Sa participation active et sa turbulence en témoignent. En prenant pour modèle le processus de la communication, nous avons le schéma suivant :

C'est ainsi que se manifeste la méthode pédagogique du concert-party à travers le message entre un émetteur (les comédiens) et un récepteur (les spectateurs).

Cette pédagogie des opprimés fait, paradoxalement, figure d'instrument de propagande idéologique au service de la classe dominante exploiteuse.

UNE VISION DU MONDE TRADITIONNELLE

Derrière l'esprit subversif du concert-party se cache une idéologie conservatrice, celle de la société traditionnelle, garante de privilèges rétrogrades dont la pérennisation se justifie au nom du Destin de Dieu.

Ce paradoxe qui ne laisse pas de surprendre n'est qu'apparent, car en tant que théâtre des opprimés il n'en est pas moins imprégné de l'idéologie dominante de la classe dominante qui fait passer ses intérêts comme l'intérêt de la société toute entière, toutes classes confondues : [PAGE 71]

« Pour exprimer les choses sur le plan des idées : cette classe est obligée de donner à ses pensées la forme de l'universalité de les représenter comme étant les seules raisonnables, les seules universellement valables »[4].

On comprend dès lors pourquoi la scène du concert-party est peuplée de personnages ployant sous le poids d'un fatalisme inhibiteur qui les empêche d'aller jusqu'à la racine des maux qui sont à la source de leurs difficultés. Ces êtres résignés et pathétiques, incarnations de la mentalité traditionnelle, évoluent dans un univers scénique dans lequel ils passent leur temps à attendre passivement le salut, le signe favorable du Destin qui changera leur condition misérable en une existence heureuse et prospère. Ce salut providentiel se manifeste toujours de deux façons dont la première consiste en la perte du méchant qui provoque automatiquement la délivrance de ses victimes; la seconde est due au procédé classique du deus ex machina. Il reste que dans les deux cas, l'amélioration est la conséquence directe d'une action extérieure : l'excès de méchanceté qui se retourne contre son auteur, qui est un obstacle au bonheur d'autrui, dans le premier cas, et la providence dans le second. Par contre, il aura suffi aux personnages sympathiques brimés de se conformer à des préceptes moraux qui constituent le fondement de l'ordre social archaïque pour mériter une amélioration de leur condition.

S'il en est ainsi, le concert-party n'œuvre-t-il pas implicitement et involontairement à l'encontre des intérêts de ceux dont il a pris fait et cause ? C'est l'évidence même. Du fait de l'aliénation sociale et de l'illusion idéologique dont ils sont victimes, les créateurs et le publie de ce théâtre populaire sont incapables de se libérer mentalement car la notion de classe même leur est encore assez indistincte. Des recherches sur la psychologie de nos masses laborieuses nous seraient d'un grand profit.

Au niveau du dénouement de certaines pièces, on se rend bien compte que les auteurs butent toujours sur [PAGE 72] l'interprétation scientifique des rapports de production et leur répercution au plan des relations entre individus. C'est justement cette vision idéaliste qui nous donne tant de dénouements providentiels qui ont du mal à convaincre un esprit cartésien. Nous l'avons dit, le concert-party ne s'adresse pas aux intellectuels; l'essentiel pour ce théâtre populaire est de distraire son public tout en l'incitant à réfléchir sur la nature humaine et la morale traditionnelle qui régit la vie en société.

CONCLUSION

Pour notre part, nous sommes persuadés que le concert-party évoluera en même temps que son public dont le niveau intellectuel ne cesse de s'améliorer grâce, notamment, à l'instruction et à l'ouverture sur le monde que lui apportent les mass media. Si ce genre apparaît figé à certains, c'est que l'évolution dont nous parlons est très lente mais néanmoins perceptible. Pour l'habitué des séances de concert-party que nous sommes, les rapports scène/salle sont d'une importance capitale quand on veut comprendre les motivations du public. Les comédiens, eux, les connaissent bien ces motivations. C'est pourquoi l'étude de leur technique nous montre que leur jeu est basé sur l'émotion et l'identification, car le public a besoin de repartir chez lui rassuré après le spectacle. Rassuré dans ses croyances et sur son destin qui, telle la roue de la fortune, les autorise aux espoirs les plus insensés.

Togoata APEDO-AMAH
Université du Bénin
Lomé


[1] Togoata Apedo-Amah, « Les deux schémas actantiels stéréotypes traditionnels du concert-party togolais », 1980, art. ronéoté.

[2] Denise Paulme, « Morphologie du conte africain », in Cahiers d'études africaines. 1972/1. pp. 131-163

[3] Jules Monnerot, « Quelques mots sur l'histoire du destin »,in Les Lois du tragique, Paris, P.U.F., 1969, p. 49.

[4] Karl Marx et Friedrich Engels, « L'idéologie en général, spécialement la philosophie allemande », in L'idéologie allemande, Paris, Editions Sociales, 1972, p. 89.