© Peuples Noirs Peuples Africains no. 44 (1985) 5-10



LA CONVENTION DE LOME III
ou la continuité d'une intelligente tromperie collective

Jean-Claude SHANDA-TONME

La nouvelle convention de Lomé, dite « Lomé III » qui a été signée le 8 décembre dernier entre la Communauté économique européenne (C.E.E.) et les soixante-cinq Etats d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (A.C.P.) a été présentée par certains commentateurs comme un exemple de coopération Nord-Sud. Nous ne pouvons pas malheureusement partager cet avis, car cette convention apparaît, toutes analyses faites – c'était déjà le cas de Lomé I et de Lomé II – comme un tissu institutionnel de solidarité économique apparente au service d'intérêts diplomatiques stratégiques au pire, et au mieux comme un instrument profondément imparfait de coopération économique, traduisant une tentative biseautée de réponse aux exigences du nouvel ordre économique international.

Remplaçante de la convention de Yaoundé, liant la C.E.E. aux dix-huit pays africains et malgache associés (E.A.M.A.), la convention de Lomé est née en 1975 à la suite de l'entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté économique européenne, avec dans son sillage ses anciennes colonies, et repose sur la volonté proclamée de faire du commerce le moteur du développement. Elle comprend à cet effet trois volets d'action :

1. Une dotation financière répartie entre les pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (A.C.P.) pour la réalisation des projets de développement.

2. Des concessions commerciales se traduisant par [PAGE 6] l'entrée en franchise dans la C.E.E. de 99 % des exportations A.C.P., à condition d'être originaires de ces pays.

3. Et deux fonds spécifiques : l'un pour stabiliser les recettes d'exportation agricole (STABEX), l'autre pour contribuer à maintenir les capacités de production des produits miniers (SYSMIN).

A ces dispositions, il faut ajouter la garantie de l'achat par la C.E.E., et à un cours non discriminatoire, d'un volume prédéterminé de la production sucrière de certains pays A.C.P.

Si Lomé Il avait apporté l'extension de la garantie des recettes d'exportation aux produits miniers, les principaux acquis de Lomé III sont constitués par : le relèvement de la dotation financière à plus de 2 900 milliards CFA, soit une majoration de 60 % par rapport à Lomé II; l'encouragement des accords d'investissement et des accords de pêche entre la C.E.E. et les A.C.P.; la volonté de promouvoir les droits de l'homme, et enfin la prise en considération de certaines données socio-culturelles et écologiques.

Si l'on s'en tient uniquement à une observation formelle, voire superficielle, il est effectivement possible de se tromper en prétendant que cette convention est un exemple de coopération Nord-Sud. En effet, les marchés de produits de base se caractérisent depuis une quarantaine d'années, par d'amples fluctuations des prix et de recettes perçues par les producteurs. Cet état de choses a un certain nombre de conséquences, dont l'une des plus importantes est la grande instabilité des paiements extérieurs des pays du Tiers-Monde qui sont fortement tributaires des exportations des produits primaires. Par ailleurs, il est admis par de nombreux économistes – à tort ou à raison – que les fluctuations des recettes d'exportation traduisent des tendances dont on peut plus ou moins compter qu'elles se renverseront d'elles-mêmes dans un délai raisonnable, n'appellent que des mesures de financement, aucun ajustement intérieur n'étant à prévoir. Le STABEX qui couvre quarante-six produits agricoles, et le SYSMIN qui couvre sept produits miniers, ont donc été conçus à partir de cette analyse. Ces deux systèmes permettent de compenser les baisses de recettes que les A.C.P. enregistrent dans leurs exportations vers [PAGE 7] la C.E.E., qu'elles soient dues au fléchissement des cours mondiaux ou à des chutes de production.

Nous pouvons déjà faire plusieurs remarques : d'abord sur le plan pratique, le STABEX a connu sous Lomé Il, un déficit énorme. Les manques à gagner enregistrés par les A.C.P., consécutifs essentiellement à la chute des prix mondiaux du café et du cacao n'ont pu être couverts qu'à 50 % environ. Ensuite, le principe même du STABEX fait appel à un mécanisme des plus imparfaits quant à la destination réelle des compensations des pertes enregistrées par les A.C.P. Rien ne prouve et rien ne peut garantir que le paysan sénégalais qui en fonction de la sécheresse enregistre une mauvaise récolte d'arachides, bénéficie finalement des bonnes grâces du STABEX. Il est vraisemblable que l'argent ainsi versé à l'Etat est réorienté vers autre chose et les paysans sont très certainement oubliés. Contrairement à ce qu'affirme le rapport 1984 de la C.N.U.C.E.D. sur le commerce et le développement (UNTAD/TDR/4, vol. II), les seules mesures de financement ne sont plus adaptées pour faire face aux déficits des recettes d'exportation. Dans la mesure où nous avons affaire depuis une dizaine d'années environ, non pas à des fluctuations à caractères temporaires, mais plutôt à un grave phénomène permanent de chute des cours des produits de base. Le STABEX apparaît dans ce contexte comme un dangereux trompe-l'œil dont il faut beaucoup se méfier. Ce que les Etats du Tiers-Monde et africains en particulier se doivent de faire, c'est de réorganiser leurs productions agricoles en redéfinissant de nouvelles priorités quant aux produits à mettre en valeur pour l'exportation. Compte tenu de l'instabilité chronique des cours du cacao et du café, le Cameroun pour ne citer qu'un exemple aurait plus intérêt aujourd'hui à exporter plus de bananes, de macabo, de manioc, d'igname et de haricots ? Non seulement chacun de ces produits pourrait se vendre plus chèrement que le café et le cacao, mais encore, ils appauvrissent moins le sol et peuvent donner lieu à plus de deux récoltes par an. Ce sont par ailleurs des produits agricoles de première nécessité pour un volume de population plus large, à un moment où la famine commence à faire des ravages dans certains pays. Aucun ingénieur agronome belge ou français ne discuterait vraisemblablement cet argument. [PAGE 8]

Comment donc ne pas conclure que les pays de la C.E.E., qui importent jusqu'à 75 % de leurs matières premières, cherchent à travers le STABEX et le SYSMIN, non pas à aider réellement les pays A.C.P., mais plutôt à garantir pour eux-mêmes la continuité du flot vers l'Europe de ces produits ? Le meilleur et le seul moyen pour les pays de la C.E.E. de démontrer leur bonne volonté quant à l'équilibre des recettes d'exportation des A.C.P. aurait été d'agir sur les termes de l'échange par la mise en place d'arrangements garantissant une évolution simultanée et homogène à la fois des produits de base des A.C.P., et des produits manufacturés de l'Europe communautaire. C'est une des exigences du nouvel ordre économique international.

Sur le plan commercial, les concessions consistant à laisser entrer sur le marché de la C.E.E, 99,5 % des exportations A.C.P. en franchise douanière n'ont pas aboutit à des résultats extraordinaires. La part qu'occupent les A.C.P. sur le marché européen est tombée de 8,3 % en 1970 à 5,6 % en 1980, alors que celle des autres pays en vole de développement ne bénéficiant pas des mêmes avantages a augmenté. Les exportations A.C.P. hors pétrole, sont tombées de 26,7 milliards de dollars en 1980 à 17,4 milliards en 1982.

Les concessions commerciales des pays de la C.E.E. n'ont d'ailleurs rien de nouveau, dans la mesure où elles ne sont qu'une application de la recommandation de l'article XXXVI-8 (Partie IV), de l'accord général sur les tarifs douaniers et le commerce ou G.A.T.T., qui dispose que « les parties contractantes développées n'attendent pas de réciprocité pour les engagements pris par elles dans des négociations commerciales en vue de réduire ou d'éliminer les droits de douane et autres obstacles en commerce des parties contractantes peu développées ». Il n'est pas vain de signaler que dans la pratique, cette recommandation a été globalement déjouée par les pays développés qui lui ont substitué un perfectionnisme astucieux fondé sur des notions contestables telles « la désorganisation du marché, la clause de sauvegarde sélective, la discrimination sélective, et le taux de pénétration acceptable ». Les mésaventures de l'arrangement multi-fibres constituent à cet effet un exemple palpant de la [PAGE 9] mauvaise foi des pays développés, y compris les pays de la C.E.E.

En concédant aux A.C.P. de faire entrer 99,5 % de leurs exportations en franchise douanière les pays de la C.E.E. sont bien conscients que cela se révélera techniquement impossible et surtout que le faible niveau d'industrialisation de ces derniers ne leur permet pas d'envahir le marché européen avec une gamme de produits manufacturés concurrentiels. Il aurait fallu que les pays de la C.E.E. s'engagent à maintenir la part des exportations des A.C.P. sur leurs marchés, si possible en achetant chaque année, un volume prédéterminé des produits de ces derniers qu'ils se chargeraient eux-mêmes de redistribuer, encaissant les pertes quand il y a des pertes. Une fois de plus, on aurait pu parler de nouvel ordre économique international.

En ce qui concerne la dotation financière destinée aux projets de développement dans le pays A.C.P., le montant retenu de 8,5 milliards d'écus, soit 2 907 milliards CFA sur cinq ans et pour soixante-cinq pays ressemble étrangement à une véritable moquerie. Cette somme arrêtée après toutes sortes de tergiversations de la part de la Grande-Bretagne est nettement insuffisante comme a eu à le faire remarquer le président Eyadema du Togo. Le pillage économique et la subordination politique auxquels sont soumis les A.C.P. de la part des pays de la C.E.E. et de leurs multinationales, joints à l'urgence de certains problèmes auxquels ces pays font face, exige un effort financier plus consistant s'il faut parler de coopération exemplaire Soulignons d'ailleurs que l'essentiel n'est pas d'aider financièrement les A.C.P. mais plutôt de corriger les multiples injustices dont ils sont victimes dans leurs relations commerciales avec les pays de la C.E.E. Dans cette optique, ce n'est pas raconter des balivernes que de dire que l'enveloppe de 2907 milliards CFA, comme toute autre aide de cette nature, n'est que la restitution du trop-perçu réalisé par les multinationales. C'est donc un droit pour les A.C.P. et un devoir pour la C.E.E.

Quant à la promotion du respect des droits de l'homme, c'est une simple formalité académique destinée à amuser la galerie pour ne pas dire un coup d'épée dans l'eau, En l'inscrivant dans la convention, ses auteurs ont voulu se [PAGE 10] donner bonne conscience afin de mieux masquer la nature et les abus de certains régimes des A.C.P. Les pays de la C.E.E. ont des intérêts stratégiques et géopolitiques à défendre, et ces intérêts passent avant toute considération humanitaire comme on a pu le vérifier à maintes occasions. De toute façon, dans un monde qui connaît une accentuation de plus en plus prononcée de la bipolarisation idéologique, aucun accord international n'est neutre. La convention de Lomé n'échappe pas à cette logique, malgré les quelques maigres stimulants économiques qu'elle réserve en guise d'appât à soixante-cinq pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique.

Un auteur, Catherine Goybet (Le Monde diplomatique du mois de décembre), a cru bon de qualifier la convention de Lomé de « mini-dialogue Nord-Sud », nous pensons qu'il s'agit en fait de « mini-manœuvres dilatoires Nord-Sud ». La position des pays occidentaux dont font partie les pays de la C.E.E. sur le nouvel ordre politique, juridique et international est bien connue. C'est une opposition très mesurée, à la différence de l'opposition brutale des Etats-Unis. Mais c'est une opposition tout de même, une opposition constante habillée par un discours bienveillant en direction des Etats du Tiers-Monde.

Alors ! par quel retournement magique de veste pense-t-on que ces Etats peuvent concéder à Lomé ce qu'ils refusent de concéder à New York dans le cadre de l'Assemblée générale des Nations Unies, ou à Genève dans le cadre de la C.N.U.C.E.D. (Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement) et dans le cadre du G.A.T.T. (accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) ?

La convention de Lomé n'est donc qu'une codification de l'arriération industrielle des A.C.P. Une cristallisation de l'exploitation et d'une répartition internationale du travail. Une intelligente tromperie collective.

Dr Jean-Claude SHANDA-TONME
Expert consultant spécialiste des Nations Unies