© Peuples Noirs Peuples Africains no. 43 (1985) 150-158



LE CHIEN
DANS L'UNIVERS IMAGINAIRE D'EDOUARD GLISSANT

Ada UGAH

Après une visite en Martinique, le pays natal d'Edouard Glissant et aussi d'Aimé Césaire et de Frantz Fanon, Alain Baudot[1], dans un reportage intitulé « A la Martinique, les chiens ne se sont pas encore tus », il écrit, « (ma) première rencontre fut avec les chiens ( ... ). La Martinique est la terre des chiens, qui errent partout : chiens perdus, chiots et chiennes perpétuellement pleines, chiens domestiques, à l'affût des voleurs de mangues, chiens bâtards, chiens tachetés, chiens blancs et sales, chiens marron et chiens noirs... »[2]. Tout lecteur de l'œuvre romanesque d'Edouard Glissant éprouve un sentiment pareil à celui d'Alain Baudot, lors de son contact avec le pays réel du romancier : la présence un peu partout des chiens. Mais la comparaison ne va pas assez loin. Le chien, dans l'univers imaginaire de Glissant, loin d'être un élément de curiosité (parmi beaucoup d'autres) qui figure dans un reportage « journalistique », joue un rôle plus profond.

En fait, Edouard Glissant, écrivain indépendantiste, ne cesse de dénoncer la mainmise de « la colonisation réussie » qui ronge son pays natal : la Martinique. A travers le portrait qu'il dresse du chien dans son univers, il représente, d'une manière symbolique l'agression caractérisée [PAGE 151] du groupe dominant. Selon le fonctionnement de l'imagination créatrice de notre romancier, cette violence du groupe dominant, qu'elle soit torture physique ou morale, ou qu'elle soit pression psychologique, relève de la même essence agressive du colon : la bestialité !

En scrutant les images du chien, qui se manifestent à sa conscience et poétisent ses sentiments, nous verrons le symbolisme de cette cruauté du colon. C'est précisément le but de cet exposé consacré à ses quatre romans[3].

Chez Glissant, le chien symbolise l'essence animale du colon. Il n'a pas cet aspect sentimental de bête fidèle que l'on retrouve dans la littérature occidentale[4]. Auxiliaire des colons dans la chasse aux nègres marrons ou beau serviteur des gendarmes dans la chasse aux grévistes, le chien glissantien est la figuration de la torture et de la mort violente. Le portrait que notre auteur fait du chien rappelle Anubis, le dieu-chacal dans la mythologie de l'Egypte pharaonique, qui sème le chaos et la mort. Spécialement dressé pour traquer les esclaves fugitifs ou les grévistes, le chien, dans l'univers de Glissant, est un molosse maléfique. Comme nous allons le voir, plus que son aspect physique, ce sont les caractéristiques agressives de l'animal qui intéressent notre auteur. L'imagination créatrice poétise et surréalise le côté menaçant et mordant du chien, et, comme le rappelle Bachelard :

    « Les désignations alchimiques comme le loup dévorant attribué à une substance – l'on pourrait en citer beaucoup d'autres –, prouvent assez l'animalisation des images en profondeur. Cette animalisation – est-il besoin de le dire ? – n'a rien à voir avec des formes ou des couleurs. Rien ne légitime extérieurement les métaphores du lion ou du loup, de la vipère ou du chien. Tous ces animaux [PAGE 152] se révèlent comme des métaphores d'une psychologie de la violence, de la cruauté, de l'agression, par exemple, elles correspondent à la rapidité de l'attaque »[5].

Dans Le Quatrième Siècle, l'auteur nous montre la peur constante du chien maléfique dans laquelle vit la population des nègres marrons. C'est ainsi qu'il représente la fuite de Longoue, « le nègre marron » qu'on poursuivit toute une soirée avec les chiens (Q.S., p. 37).La scène de la poursuite montre le rôle des chiens dans la chasse aux fugitifs. Dans sa fuite, Longoue

    « écoute les chiens, sans s'arrêter de courir, tâchant d'évaluer au bruit la distance qui le séparait des chasseurs. Il lui semblait que les échos venaient de cette brousse devant lui autant que de la campagne derrière. Il ne pouvait être sûr de son calcul, la seule certitude était que les chiens gagnaient du terrain (Q.S., p. 43).

Le passage met en évidence la fonction symbolique du chien dans l'univers de Glissant. Chez notre auteur, le chien est le molosse monstrueux utilisé par les esclavagistes pour traquer ou terroriser les nègres. Quel spectacle pathétique peut encore dépasser celui offert par la scène d'un nègre courant à toutes jambes, pourchassé par les chiens et les colons ? Chaque fois qu'il y a un univers de malheur, Glissant fait toujours référence aux chiens. La symbolique maléfique du chien dans sa conscience est telle, qu'elle incarne toutes les vicissitudes esclavagistes. C'est donc dans l'imagination du chien que viennent se concentrer tous les fantasmes terrifiants du colon : l'agressivité de la domination. Même si, dans Le Quatrième Siècle, Longoue « était vainqueur contre les chiens » (Q.S., p. 44), la terreur de la poursuite était telle qu'elle décourageait les autres esclaves restés dans la plantation. Le thème de la fuite devant les chiens revient constamment tout au long du roman. Parlant de la confusion qui régnait au [PAGE 153] jour de l'abolition, le deuxième commis de l'administration dit :

    « Je m'en souviendrai de 1848 ( ... ) Les chiens aboyaient de partout, les chevaux des gendarmes se cabraient, la fumée des flambeaux tournait, emplissant la tête d'une ivresse supplémentaire (Q.S., p. 175).

On voit ici qu'avec l'abolition, la violence du chien ne change pas de camp. Au contraire, elle s'adapte aux circonstances du jour. Désormais, le chien deviendra l'auxiliaire redoutable des gendarmes au service de la Métropole dans la colonie. Ici l'agressivité du chien épouse la brutalité gendarmesque pour mater les grévistes, comme le montre Malemort. Les gendarmes utilisent les chiens-loups pour briser la grève des travailleurs, comme aux beaux jours de l'esclavage lorsque les colons esclavagistes les utilisaient pour traquer les fugitifs :

    « ... ils entendirent la respiration des chiens. Déjà ils volaient dans les carrés de tabac, les feuilles volaient avec eux autour de leurs jambes. Ils furent entourés sans savoir comment, ils tombèrent sans un mot, massacrés à la vitesse même de leur course » (M., p. 116).

La rapidité de l'attaque ne laisse aucune chance aux grévistes. A peine ont-ils entendu « la respiration des chiens », qu'ils se retrouvent harcelés de partout et déchiquetés. La surprise et la férocité du massacre laissent apparaître le symbolisme « mordant » du chien. Pour reprendre une terminologie de Gilbert Durand, c'est surtout « l'archétype dévorant » du chien du colon qui est mis en évidence. Selon l'analyse durandienne,

    « la plupart du temps l'animalité, après avoir été le symbole de l'agitation et du changement, endosse plus simplement le symbolisme de l'agressivité, de la cruauté ( ... ) Par transfert, c'est donc la gueule qui arrive à symboliser toute animalité, qui devient l'archétype dévorant des symboles ( ... ) Remarquons [PAGE 154] bien un caractère essentiel de ce symbolisme, il s'agit exclusivement de la gueule armée de dents acérées, prête à broyer et à mordre ( ... ) C'est donc une gueule terrible,, sadique et dévastatrice »[6].

C'est peut-être dans La Case du Commandeur que Glissant nous dresse le portrait le plus redoutable des gueules dévastatrices des chiens du colon. Ici, on est en plein bestiaire de la cruauté et de la souffrance. Pour un oui ou un non, le colon lâche ses molosses contre les nègres, comme en témoigne le sort infortuné d'Anatolie; un vieux colon ordonne à sa troupe de chiens d'abattre ce dernier pour la simple raison :

    « que cet Anatolie-là était (pour lui) le plus insupportable résidu de l'abominable abolition. Les vantardises tranquilles d'Anatolie à propos du nombre de sa descendance l'exaspéraient plus encore. Bientôt, ces nègres voudraient fonder famille, tenir lignée. Le colon décida d'en finir ( ... ) alors le vieux convoqua sa troupe de chiens, des chiens sur pieds; il donna l'ordre. Anatolie fut assailli au sortir d'une ribambelle et jeté dans un puits tari où le colon avait déjà (depuis l'abolition) fait précipiter deux ou trois frères ou concubins de ses femmes » (Case, pp. 130-131).

Ce texte montre la phénoménologie glissantienne de la cruauté. Son imagination du bestiaire se transforme en agressivité sadique du colon. Le fait que cette violence cynique a eu lieu dans une période postérieure à l'abolition montre que la terreur persiste dans cet univers d'épouvante et d'angoisse. Remarquons qu'il est significatif que ce soit « la troupe des chiens » qui ait abattu Anatolie. Sur le plan symbolique, cette exécution démontre en effet que chez Glissant le chien n'est que « l'animalisation intégrale de la cruauté "civilisée", "domestiquée" [PAGE 155] et lâchée par les colons rationalistes[7] » sur les Antillais dominés.

Dans un chapitre au titre significatif : « Bestiaire de jour et minuit », l'auteur va plus loin dans « l'animalisation » de la violence du colon. C'est ici qu'il nous raconte l'histoire du roi des chiens ! Voyons comment :

    « Vers le même temps ( ... ) le roi des chiens courut les mornes avec sa troupe. Un descendant patenté de tous les chiens chasseurs qui avaient traqué les nègres. Un chien de race sélectionné. On ne trouvait pas de quelle gendarmerie ou de quelle meute dressée il s'était enfui. Il avait rassemblé un bataillon de chiens créoles qui le suivaient comme des chiens peuvent suivre. il organisait son armée comme un fieffé capitaine ou un général de première ligne. Les chiens-fer étaient envoyés en éclaireurs, pour provoquer ou rabattre un passant isolé. Les chiens combattants attendaient, embusqués dans les lisières. Le roi gardait auprès de lui les femmes et les jeunes. Parfois, ce chef-chien sautait dans le groupe pour donner le coup final. Parfois, l'homme réussissait à s'en sortir, le corps en lambeaux. Sinon, au matin, on ne retrouvait de lui qu'un tas d'os et de viandes déchirées. On dit que les chiens sans poils, envoyés en avant pour décider de la victime, ne se battaient jamais. On dit aussi que cette troupe ne faisait aucun bruit, ne se disputait pas, n'aboyait pas » (Case, pp. 148-149).

Au niveau superficiel, le spectacle des chiens vivant par troupeaux, qui se rabattent sur les passants, montre l'insouciance des autorités coloniales pour la sécurité des « colonisés ». Etant bien protégés dans leurs quartiers, les colons et les représentants de la Métropole se soucient peu de la menace que constitue cette troupe des chiens laissés en liberté. D'ailleurs, le molosse qui est à l'origine [PAGE 156] de cette « meute de choc » ne s'est-il pas enfui (à moins qu'il n'ait été lâché) de chez les colons ou de chez leurs complices les gendarmes ? Tout compte fait, c'est au niveau symbolique que cette « animalisation de la violence » traduit le mieux l'intention profonde de notre auteur. Selon toute vraisemblance, il s'agit ici d'une sorte de mise en scène allégorique de la découverte du Nouveau Monde, en passant par la traite et l'esclavage, jusqu'au stade actuel des Antilles françaises, considérées comme des « Départements français d'outre-mer ». Le chien « de race sélectionnée » est le symbole des conquistadores békés. Pendant trois siècles, ils « avaient traqué les nègres » sur les côtes africaines pour les amener enchaînés dans le Nouveau Monde. Au lendemain de l'abolition, les colons ont besoin des collaborateurs antillais, ici représentés par « les chiens créoles » pour perpétrer une nouvelle forme de violence, tantôt par séduction, tantôt par intimidation. Les résultats sont déshumanisants pour les Antillais : soit une dépendance aliénante à l'égard de la Métropole, soit la disparition pure et simple des Antillais en tant que peuple à part entière.

L'imagination rêvante, poétise dès lors le chien comme le symbole de tous les fantasmes réels ou imaginaires qui ont traumatisé la mémoire collective des Antillais. Et c'est précisément ce que Dlan, personnage lucide, essayait de faire savoir aux siens, quand il demandait :

    « s'il n'y avait pas, hormis les bêtes-longoues et les chiens et les taureaux, une autre sorte de bête qui nous avait poursuivi dans nos rêves et par les traces ? ( ... ) "les gendarmes", chanta-t-il » (Case, pp. 152-153).

Cette assimilation des gendarmes aux rêveries cauchemardesques montre à quel point le bestiaire glissantien est une projection de la cruauté dans ses romans. Tous ses personnages se méfient du chien. Et ce n'est pas un hasard si Raphaël Targin « seul de tous à fréquenter de tels molosses » (Case, p. 172), perd sa fiancée, Valérie, par la faute de deux chiens qu'il garde chez lui dans La Lézarde. [PAGE 157]

    « Les chiens se jetèrent sur elle ( ... ) Ils roulèrent avec elle au bas de la pente, cependant que Thaël criait encore, dans la nuit désormais éclaboussée : "Valérie !... Valérie..." mots que la nuit ne pouvait que répéter.

    Il la ramena dans la maison et elle était morte » (L., p. 249).

Pour venger cette perte, Thaël (Raphaël Targin) décide d'abattre les deux chiens. Par cet acte, il rejoint ainsi ses compatriotes dans leur méfiance des chiens. « Prends garde aux chiens » ! (L., p. 138), avertit à plusieurs reprises le vieux Papa Longoue, car il sait ce que cette bête représente dans leur mémoire collective.

Cette représentation négative du chien que nous avons vue chez Glissant est semblable à celle que nous retrouvons chez le romancier cubain Aléjo Carpentier. Dans un passage célèbre de son roman : Le Royaume de ce Monde, il montre comment les colons utilisent les molosses dans leur agression caractérisée contre les nègres. Voici comment :

    « Le Navire aux chiens »

    Un matin, le port de Santiago se remplit d'aboiements. Enchaînés les uns aux autres, rageant, menaçants derrière leur muselière, essayant de mordre leurs gardiens et de se mordre entre eux, s'élançant vers les gens qui regardaient aux grilles des fenêtres, mordant et remordant en vain, des centaines de chiens étaient embarqués à coups de fouet dans les cales d'un voilier. Et d'autres chiens arrivaient, d'autres encore, conduits par des surveillants de fermes, des paysans blancs et des vanneurs à grandes bottes. Ti Noël, qui venait d'acheter un pagne, sur l'ordre de son Maître, s'approcha de la curieuse embarcation, où les marins entraient toujours par douzaines, comptés au passage par un officier français qui poussait rapidement les boules d'un boulier.

    "Où les mène-t-on ?" cria Ti Noël à un marin mulâtre qui dépliait un filet pour fermer une écoutille. [PAGE 158]

    "Bouffer des nègres" ricana l'autre par-dessus les aboiements » (Le Royaume de ce Monde, pp. 101-102).

    Et plus loin :

    « Les jours de fêtes, Rochambeau fit dévorer des nègres par ses chiens, et quand les crocs ne se décidaient pas à lacérer un corps humain, devant tant de brillantes personnes, vêtues de soie, on donnait un coup d'épée à la victime, pour que le sang coulât appétissant » (ibid., p. 119)[8].

Le chien apparaît ici comme la figure animale de la violence coloniale. Dans l'œuvre d'Aimé Césaire, nous voyons la même évocation du phénomène, comme l'a brillamment montré Keith Louis Walker, « le chien césairien est un chien composé; l'accent est mis sur le côté monstrueux. Il est parfois molosse, auxiliaire des colons, parfois hyène, animal cauchemardesque, moitié renard, moitié loup, vivant par troupeaux, se nourrissant surtout de cadavres et de faibles; et parfois chacal, rappelant Anubis, le Dieu chacal de la mort et des ténèbres dans l'Egypte pharaonique, qui cherchait les cadavres, veillait sur les tombeaux et conduisait les âmes à la nécropole »[9].

Nous avons vu, dans cet exposé, comment l'imagination créatrice d'Edouard Glissant se sert de l'image du chien pour nous représenter un univers fondé sur l'agression, la conquête, l'esprit de domination.... bref, la violence caractérisée du groupe dominant.

Ada UGAH


[1] Alain Baudot, « A la Martinique, les chiens ne se sont pas encore tus », in Présence Francophone, no 3, automne 1971, pp. 154-162.

[2] Ibid., p. 154.

[3] Les quatre romans sont : La Lézarde (1958), Le Quatrième Siècle (1964), Malemort (1975)et La Case du Commandeur (1981), tous publiés aux Editions du Seuil à Paris. Dans notre texte, les romans seront désignés par les sigles suivants : La Lézarde (L), Le Quatrième Siècle (QS), Malemort (M) et La Case du Commandeur (Case).

[4] Nous pensons ici au chien de l'esclave Domingo, dans Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre.

[5] Gaston Bachelard, La Terre et les Rêveries du Repos, Paris, Librairie José Corti, 1948, 399 p., p. 62.

[6] Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l'Imaginaire, Paris, Bordas, 1969, 9e édition 1982, p. 90.

[7] Keith Louis Walker, La Cohésion poétique de l'œuvre césairienne, Paris, Editions Jean-Michel Place, 1979, p. 117.

[8] Aléjo Carpentier, Le Royaume de ce Monde, traduit de l'espagnol par René L.F. Durand, Paris, Gallimard, 1954.

[9] Keith Louis Walker, ibid., p. 116, et voir surtout le chapitre IV, intitulé « Pour un bestiaire de Césaire »