© Peuples Noirs Peuples Africains no. 43 (1985) 37-49



LA FORMATION DE CAMEROUNAIS EN ALLEMAGNE
PENDANT LA PÉRIODE COLONIALE

Alfred Bell : le refus de connaissances objectives aux colonisés

Joseph GOMSU

L'instruction des colonisés ne fut généralement pas considérée comme un processus allant de soi et constituait une controverse parmi les partisans de l'idéologie colonialiste. L'école était perçue de façon contradictoire : Pour les uns, surtout ceux qui avaient besoin de la force de travail du colonisé comme les planteurs, elle représentait un mal et ne s'imposait guère. Pour les autres, surtout l'administration, l'école était indispensable dans la mesure où le système avait besoin d'auxiliaires jouissant d'un rudiment d'instruction. Ces deux tendances apparemment opposés se rejoignaient cependant dans la défense de la position prédominante du colonisateur; l'éducation du colonisé ne devait pas être trop poussée pour ne pas porter atteinte à la domination coloniale. La formation intellectuelle du colonisé constitue donc une des contradictions immanentes au système colonial, quelle ait lieu dans la colonie ou en métropole.

Au Cameroun, l'expérience de la formation de jeunes colonisés en métropole se limita presque exclusivement [PAGE 38] à l'ethnie côtière des Douala[1]. De prime abord, il faut mettre l'accent sur le fait que les jeunes gens envoyés en Allemagne étaient généralement issus des couches sociales privilégiées de la société douala; ils étaient fils de chefs ou de notables importants. Leur départ nécessitait l'accord et parfois le soutien de l'administration coloniale. Il est évident que le pouvoir colonial nourrissait des espoirs bien précis en laissant les jeunes gens aller en Allemagne. Il voulait à plus ou moins long terme tirer profit de leur formation, soit en bénéficiant de leur collaboration au cas où ils succéderaient à leurs pères, soit en les employant à moindres frais. Ainsi, dans une lettre du 18 avril 1891 adressée au chancelier du Reich, le gouverneur du Cameroun demandait l'octroi d'une aide financière, afin que l'interprète David Metom puisse faire éduquer son fils Tube en Allemagne[2]. Les raisons avancées pour cette demande étaient symptomatiques quant aux services que le gouvernement attendait d'un jeune Camerouais ainsi formé. Il fut noté entre autres que les services de David Metom avaient été jusque-là indispensables à l'administration et que plus tard, son fils Tube pourrait également rendre des services appréciables :

    « En plus il y a le fait que Tube, d'après l'attestation du défunt instituteur Flad, est un garçon extraordinairement doué qui fait naître l'espoir de pouvoir un jour rendre de bons services au gouvernement contre un salaire relativement bas »[3].

La volonté du jeune Mpondo Akwa (quatorze ans) de collaborer avec les Allemands quel que soit le cas, de supprimer l'esclavage et la polygamie, une fois qu'il aurait [PAGE 39] succédé à son père, allait dans le sens de l'acculturation et de la soumission que souhaitait le pouvoir colonial. Le gouvernement insistait sur le fait que son éducation devait se faire en fonction de sa position future (mit Rücksicht auf seine dereinstige Stellung)[4]. Ainsi, il était important pour le pouvoir colonial de faire des jeunes gens envoyés en Allemagne des instruments de sa politique.

Le désir des chefs douala de mettre leur progéniture mâle à l'école du colonisateur et de lui faire acquérir un niveau relativement supérieur à celui qu'offrait les écoles gouvernementales ou confessionnelles de la place, illustrait une tendance à l'acculturation due à leur contact ininterrompu avec les Européens depuis longtemps. Manga Bell par exemple avait séjourné en Angleterre.

La formation de Camerounais en Allemagne n'était que d'une importance secondaire dans l'enseignement, étant donné que le nombre de ceux qui bénéficiaient de cette formation était extrêmement réduit. Le départ d'un élève demandait des frais considérables; il fallait payer entre 1 000 et 5 000 marks par an. Pour Mpondo Akwa, sa famille avait déjà avancé 1 000 marks et on en exigeait 5 000 pour Tube, le fils de David Metom[5]. En dehors d'Alfred Bell (neveu de King Bell), de Mpondo Akwa (fils de King Akwa) et de Rudolf Duala Manga (fils de Manga Bell), il y eut d'autres jeunes Camerounais en Allemagne; Mpondo Akwa arriva en Allemagne en compagnie de trois autres garçons[6].

Malgré les lacunes dans les documents d'archives, malgré la place apparemment secondaire qu'occupait la formation des Camerounais en métropole, il est intéressant de voir de près la position des autorités coloniales face à l'acquisition de plus grandes connaissances objectives par une minorité de la jeunesse camerounaise. Qu'il nous soit permis d'esquisser ici le cas d'Alfred Bell qui pourra ainsi servir d'illustration à la conception fondamentale que le système colonial se faisait de l'éducation de colonisés.

Le 27 juin 1887, le journal Kölnische Zeitung annonçait l'arrivée d'Alfred Bell à Hambourg; il était alors âgé [PAGE 40] de seize ans. Le gouverneur von Soden avait signé avec une firme privée un contrat pour sa formation; il devait apprendre le métier de mécanicien ou de menuisier[7]. Alfred Bell ne semble pas être resté bien longtemps dans cette firme de Hambourg. Quelles sont les raisons qui poussèrent les Allemands à le faire partir de Hambourg pour Bremerhaven ? Selon le « Norddeutscher Lloyd » son nouvel employeur à Bremerhaven, il aurait été gâté à Hambourg. Mais Alfred Bell n'allait pas rester définitivement au « Norddeutscher Lloyd ». Ce second changement du lieu de formation eut lieu à la demande expresse du gouverneur von Soden qui fit intervenir le Département colonial. Le gouverneur avait émis des doutes quant à la réussite de la formation d'Alfred Bell; il n'était visiblement pas satisfait de la surveillance exercée sur le jeune garçon. En réponse à deux lettres de von Soden, le ministère des Affaires étrangères (Département colonial) lui faisait savoir le 8 janvier 1889 que des dispositions seraient prises pour mieux superviser la formation d'Alfred Bell : « Je tenterai éventuellement par l'intermédiaire de l'amirauté impériale ou du ministère des Cultes et de l'Instruction publique de trouver à l'intéressé une autre place qui permette un contrôle plus strict et un traitement plus adéquat »[8].

Pourquoi von Soden mettait-il en branle la machine administrative coloniale au plus haut niveau pour obtenir un contrôle et un traitement plus « adéquats » d'Alfred Bell ? Si Alfred Bell avait été « gâté » à Hambourg, qu'avait-il fait à Bremerhaven pour mériter cette attention des autorités coloniales ? Certaines des raisons qui ont poussé von Soden à entreprendre cette démarche devraient se trouver dans une lettre d'Alfred Bell du 26 septembre 1888 adressée à son ami Ndumbé Eyundi de Bonaku à Douala. Son ami lui avait apparemment parlé d'une discussion entre un pasteur baptiste douala et le missionnaire Munz de la Mission de Bâle. Le pasteur camerounais s'était montré très sûr de lui, ce qui provoquait la joie d'Alfred Bell : [PAGE 41]

    « Je me réjouis beaucoup d'apprendre que Monsieur Collins a dit à Munz ses quatre vérités à savoir que le pasteur est le supérieur de l'instituteur et non le contraire. J'aime toujours apprendre une telle information, parce que les Blancs se moquent des Noirs... Ils croient que les Noirs sont très bêtes. Oui, Ndumbé imagine... que Dieu me prête vie et que je revienne au Cameroun. Tous les Blancs du Cameroun et nous serons ennemis comme le diable et les chrétiens ou comme la poudre et le feu car je ne croirai pas à leurs idioties. Je te dis en toute vérité, l'Allemagne est un pays bien, mais tous les singes d'allemands qui sont au Cameroun, sont des diables qui viennent de l'enfer... Je crois que si ces pensées que j'ai dans le cœur n'étaient pas dissimulées aux Allemands du Cameroun, ils me passeraient par les armes... Oui, Ndumbé, si tu venais toi-même en Allemagne, tu verrais que les Allemands prennent les Douala pour des idiots... J'ai un cœur courageux pour offenser tous les Européens aussitôt que je le puis. Notre pays est insensé; je ne comprends pas pourquoi les Douala se battent. O Ndumbé, si tous les Douala étaient unis, je crois que les Allemands ne pourraient les tromper tant. Oui Ndumbé, je vois pourquoi cet idiot de gouverneur n'amène pas les Douala à faire la paix; il sait notamment que si Ndumbé et Dika (King Bell et King Akwa), vivaient en paix... les Allemands n'auraient pas l'occasion de s'établir »[9].

Dans cette lettre, Alfred Bell prend position sur ce qui se passe dans son pays. Il n'a pas d'équivoque quant à sa position vis-à-vis de l'impérialisme colonial. De même qu'il prend parti pour le pasteur noir qui dit ce qu'il pense au missionnaire blanc, de même il prend la défense de son peuple contre l'oppression coloniale; sa position est clairement anticolonialiste. Une telle conscience politique constituait une inconnue dans les prévisions de von Soden. L'objectif du gouverneur était désormais de ramener le jeune Douala dans le « droit chemin » plus conforme [PAGE 42] aux intérêts du pouvoir colonial pour lesquels la conscience constituait une menace.

A Bremerhaven, le « Norddeutscher Lloyd » était d'accord avec von Soden qu'il fallait exercer un plus grand contrôle sur le jeune Bell. Ainsi, pour héberger Alfred Bell, la firme n'avait rien trouvé de mieux que la demeure d'un agent de police ! Pour ce qui est de la formation professionnelle proprement dite, la firme avait une opinion tout à fait positive d'Alfred Bell. Sa capacité et sa volonté d'acquérir des connaissances ne furent à aucun moment mises en doute, il avait des prédispositions pour réussir.

En dehors de la lettre d'Alfred Bell à son ami Ndumbé Eyundi de Bonaku, il y avait d'autres faits qui lui étaient reprochés et qui avaient certainement poussé von Soden à intervenir auprès du Département colonial et de la firme Lloyd. En effet, Alfred Bell était mis en cause pour deux plaintes de King Bell du 23 septembre et du 15 novembre 1888[10]. Dans une lettre du 23 décembre 1888 adressée au Département colonial, von Soden affirmait qu'Alfred Bell s'était chargé de la transmission de ces plaintes et suggérait qu'il soit éloigné de son milieu. Dès lors, il est plus facile de comprendre ce que les autorités coloniales voulaient du jeune Douala, à savoir le soustraire à un milieu qu'on jugeait néfaste et le soumettre à un contrôle plus strict, l'empêcher de prendre la défense de son peuple grâce au regard critique qu'il jetait sur les actes des autorités coloniales et sur la situation coloniale en général. Il fallait empêcher Alfred Bell d'amener petit à petit son oncle et son peuple à exprimer des revendications. Comment y procédera-t-on ?

A cause de cette transmission de plaintes et de la lettre adressée à Ndumbé Eyundi, Alfred Bell devint persona non grata au Cameroun. Il devint gênant pour l'administration à cause de son esprit critique. Dans un procès-verbal du 19 janvier 1890 fixant les conditions du retour de Manga Bell et sa déportation au Togo, il était entre autres demandé à King Bell et Manga Bell de ne pas laisser Alfred Bell rentrer à Douala sans une autorisation spéciale du gouverneur. Le processus d'isolement d'Alfred Bell commençait.

Le pouvoir colonial allait mettre tout en œuvre pour [PAGE 43] couper tout contact entre lui et les siens. C'est ainsi que ses lettres étaient systématiquement saisies. Déjà dans une lettre du 30 avril 1889 à son oncle Bebe Bell, Alfred Bell se plaignait de ne plus recevoir de réponse à ses lettres. Il est possible que l'administration ait intimidé la famille Bell et l'ait amenée à ne plus écrire à Alfred Bell. Selon toute vraisemblance, elle aurait décidé d'empêcher le courrier d'Alfred Bell d'être acheminé jusqu'aux destinataires. Dans la même lettre du 30 avril 1889, Alfred Bell parle justement d'une de ses lettres qui est arrivée à Douala et lui est revenue avec au verso la mention suivante : « le destinataire avait peur de venir chercher la lettre à la poste »[11]. Un autre élément vient confirmer cette volonté du pouvoir d'isoler Alfred Bell. En effet, la lettre d'Alfred Bell à Ndumbé Eyundi datait du 26 septembre 1888, dès le 31 octobre de la même année, King Akwa fut amené à faire une déclaration sur l'honneur, déclaration par laquelle il s'engageait à ne plus transmettre à ses sujets les lettres émanant de la famille Bell. Il fallait qu'il évite à ses sujets de se compromettre. Il apparaît évident que cette mesure visait Alfred Bell. Par cette mise en quarantaine, le pouvoir colonial voulait exercer sur le jeune Bell une pression de plus en plus forte et l'amener ainsi à abandonner ses idées anticolonialistes ou du moins à ne pas contaminer ses compatriotes avec le virus de l'opposition. Par cette méthode, l'administration voulait briser le moral du jeune Camerounais et étouffer en lui toute velléité d'opposition; pour le moment elle ne portait pas de fruits.

Malgré ces tracasseries, Alfred Bell demeurait sur sa position anticolonialiste, son attitude se radicalisant plutôt. Il chercha à entrer en contact avec les autorités coloniales de Berlin pour parler de sa situation et de celle de son peuple. Ces dernières lui opposèrent un silence méprisant[12].

Dans son opposition au système colonial, Alfred Bell jouissait vraisemblablement du soutien moral et idéologique d'un certain milieu d'où il était censé avoir des idées peu compatibles avec la domination étrangère. En effet il est plusieurs fois question de l'écarter de ce milieu [PAGE 44] et de le mettre sous un contrôle plus rigoureux. « Beaucoup d'hommes me montrent jour après jour la voie pour la solution de tous les problèmes »[13] écrit-il à son oncle Bebe Bell. Qui était ces hommes ? Il est possible qu'ils aient de près ou de loin un lien avec le parti social-démocrate, l'opposition à la politique coloniale se trouvant la plupart du temps articulée par les membres de ce parti.

Pour soustraire Alfred Bell à l'influence « néfaste » de ce milieu, les autorités coloniales à Berlin avaient promis à von Soden de lui trouver une autre place et de le faire quitter le « Norddeutscher Lloyd ». Le 19 mai 1889, c'était chose faite. Le 25 mai Alfred Bell écrivait une lettre à son oncle King Bell pour l'informer qu'il poursuivait sa formation aux ateliers de la Direction des Chemins de fer à Berlin. Le 29 mai, le gouverneur von Soden était informé de ce transfert d'Alfred Bell. En même temps le Département colonial lui faisait savoir que sa proposition de faire entrer Alfred aux chantiers navals n'était pas réalisable, la raison avancée était que les conditions y seraient très « défavorables » pour sa formation[14].

C'était certainement la politisation du milieu des travailleurs qui rendait les conditions si « défavorables » à la formation d'Alfred Bell. L'officier chargé de l'administration des chantiers navals à Wilhelmshaven dit pourquoi Alfred Bell ne devait pas y poursuivre sa formation :

    « Dans les chantiers, les travailleurs se déclarent tous partisans de la social-démocratie et même s'il y avait des exceptions, il serait très difficile de trouver une famille de travailleurs bien intentionnée où l'indigène pourrait vivre »[15].

Dès lors il est certain que c'est l'influence des sociaux-démocrates qui était jugée néfaste sur Alfred Bell. Rappelons qu'à cette date les fameuses « lois socialistes » (Sozialistengesetz) étaient toujours en vigueur et que tout était fait pour briser l'influence de la social-démocratie.

Aux ateliers de la Direction des chemins de fer à Berlin, [PAGE 45] Alfred Bell ne risquait pas d'entrer en contact avec les gens de l'opposition; l'inspecteur des chemins de fer Garbe y veillait spécialement. Hormis Hiller, un de ses collègues, Garbe lui avait interdit d'avoir des rapports avec qui que ce soit. Garbe était tout à fait satisfait d'Alfred Bell et louait ses qualités intellectuelles : « Alfred Bell a une facilité d'assimilation remarquable et montre une ambition et une soif de connaissances inextinguible »[16].

Garbe constatait également une amélioration dans le comportement du jeune Camerounais. Cette amélioration signifiait-elle un renoncement à l'esprit critique vis-à-vis du système colonial ? Alfred Bell cherchait sans doute à se réconcilier avec le gouverneur von Soden lorsqu'il lui écrivait le 30 décembre 1889 pour lui demander de transmettre une lettre à ses parents. En tout cas deux mois plus tôt, il disait dans une de ses lettres que von Soden l'avait aimé comme son propre fils. Le 30 décembre 1889, le Département colonial transmettait à von Soden une lettre d'Alfred Bell en lui demandant de remettre la lettre au destinataire au cas où le contenu ne serait pas suspect, c'est-à-dire au cas où Alfred Bell ne se serait pas exprimé contre l'administration coloniale. Par une remarque marginale, von Soden autorisait la transmission de la lettre à King Bell. Dans cette lettre justement, Alfred Bell adoucissait considérablement sa position vis-à-vis de celui qu'il appelait « der dumme Gouverneur » (le Gouverneur idiot), il affirmait ne plus rien avoir contre lui[17].

De ce que nous avons dit, il découle que les pressions et les tracasseries diverses exercées sur Alfred Bell avaient fini par abattre son moral, il souffrait d'être totalement coupé de sa famille, de ses amis, de son pays. En tout cas, la tournure que prenaient les choses laissait entrevoir au Pouvoir colonial la possibilité de le récupérer. Les autorités coloniales ne le laissèrent cependant pas achever sa formation qui, selon le « Norddeutscher Lloyd » (1-2-1889), aurait encore demandé plusieurs années. Le 21 mai 1890, le ministère des Affaires étrangères prit la décision de le faire rentrer au Cameroun où l'administration refusa de l'employer comme maître auxiliaire (il pouvait inculquer [PAGE 46] aux élèves ses idées jugées subversives), on l'envoya plutôt sur un bateau[18].

Il faut bien sûr se demander pourquoi les autorités coloniales interrompirent brusquement sa formation. Certainement pas parce qu'il était arrivé au bout de ses possibilités intellectuelles qui a aucun moment ne furent mises en doute. Les vraies raisons de son rapatriement se trouvaient plutôt dans le fait qu'à avait osé appréhender de manière critique la situation coloniale. Il avait saisi la domination coloniale comme une situation spoliante et partant inacceptable; ce qui ne cadrait pas avec l'idéologie colonialiste. La tentative du pouvoir colonial de former Alfred Bell dans un esprit d'acceptation servile de la domination coloniale peut être considérée comme un échec, même si à la fin il y a des indices montrant qu'il était récupérable.

L'acquisition de connaissances objectives laissait entrevoir la possibilité de mieux discerner les rapports entre colonisateur et colonisé, entre dominant et dominé. Alfred Bell, sans constituer une menace immédiate pour l'ordre colonial, n'en laissait pas moins apparaître en filigrane à plus ou moins long terme une opposition à cet ordre, opposition conduite avant tout par des gens ayant bénéficié d'une éducation d'un niveau élevé. Dès lors, il est tout à fait remarquable de constater que la plupart de ceux qui, à l'époque, bénéficièrent d'un séjour d'études en Allemagne, se trouvèrent à un moment ou à un autre dans une opposition d'avant-garde contre le système colonial. Il suffit de rappeler à ce propos que Mpondo Akwa joua un rôle important dans la pétition des chefs akwa au Reichstag en 1905. Rudolf Duala Manga quant à qui, devint le leader du peuple douala face à l'expropriation des terrains à Douala dans les dernières années de l'époque allemande au Cameroun; il paya de sa vie la lutte contre la spoliation coloniale. La formation intellectuelle des colonisés était donc génératrice d'une remise en cause du système colonial, surtout si elle favorisait l'épanouissement d'un esprit critique.

L'expérience tentée avec Alfred Bell ne fut pas concluante et ne fit pas école, bien au contraire l'administration [PAGE 47] coloniale au Cameroun prit des mesures pour filtrer l'arrivée d'élèves camerounais en Allemagne. Ainsi la formation réservée aux colonisés était une formation au rabais et visait à faire d'eux d'éternels serviteurs; moins les colonisés pouvaient réfléchir, mieux le système colonial se portait; l'éducation n'était alors qu'un dressage des colonisés pour mieux les asservir. Une telle politique était généralement soutenue par les missions, voici ce qu'écrit Hermann Neskes de la congrégation des pères pallotins à ce sujet :

    « Le gouvernement allemand au Cameroun a interdit avec raison d'emmener un Noir en Allemagne sans raison valable et sans autorisation spéciale du gouverneur. En Allemagne le Noir apprend certaines choses qu'il ne peut pas comprendre. Le respect de l'Européen disparaît, souvent il apprend plus de mal que de bien, et rentre ensuite avec des idées mal assimilées dans sa patrie, où il continue à répandre de fausses idées parmi les indigènes. Il est vrai qu'il se comporte autrement quand il est soumis à une discipline stricte... Mais pourquoi éduquer le Noir en Europe puisqu'en Afrique une éducation meilleure et plus adaptée lui est offerte ? »[19].

Les idées exprimées ici par le missionnaire Neskes renvoient directement à ce qu'on reprochait à Alfred Bell, notamment le fait d'avoir, du fait de son séjour en Allemagne, pris conscience de la signification réelle de la domination coloniale. Inutile d'insister sur le caractère raciste de cette déclaration. Un an après le départ de Rudolf Duala Manga pour l'Allemagne (1893), l'administration prit un décret faisant dépendre tout départ de jeunes Camerounais pour l'Europe de l'autorisation spéciale du gouverneur. Le 15 octobre 1910, un nouveau décret venait renforcer les dispositions déjà existantes[20]. L'administration estimait avoir fait une mauvaise expérience avec les Camerounais ayant séjourné en Allemagne. [PAGE 48]

Le séjour en métropole n'était sans doute pas indispensable à une prise de conscience du caractère spoliant au système colonial, seulement un tel séjour pouvait accélérer ce processus de prise de conscience. Engelbert Mveng semble faire abstraction d'une telle conception dans la politique de scolarisation des Allemands au Cameroun, lorsqu'il se met à louer le travail scolaire des Allemands, sans montrer que le pouvoir colonial tenait à empêcher l'épanouissement de tout esprit critique chez les Camerounais et que par l'éducation il ne voulait que les confiner dans une attitude servile contribuant à perpétuer la domination coloniale. Ces lignes d'Engelbert Mveng sont plus qu'étonnantes :

    « Cette rapide esquisse de l'œuvre scolaire serait incomplète si l'on oubliait les étudiants d'Allemagne. Cette initiative fut de celles qui font le plus honneur à l'œuvre de l'Allemagne au Cameroun, car elle montre que le colonisateur, foncièrement, n'était pas raciste et qu'il voulait donner à la population le plus de chances possibles pour bâtir elle-même son avenir »[21].

On croirait lire l'œuvre d'un apologiste de l'impérialisme colonial.

Certains colonisés, chefs ou notables, souhaitaient que leurs enfants soient formés en Allemagne; sans doute pour qu'ils puissent occuper des fonctions relativement importantes dans la machine administrative de la colonie et qu'ainsi la position prédominante de leur catégorie sociale soit préservée au sein de la population colonisée. L'administration, elle, voulait que ces jeunes Camerounais éduqués dans l'acceptation sans critique du régime colonial, soient des serviteurs dociles. Elle s'est trompée dans ses prévisions car cette expérience de la formation en métropole se révéla décevante selon l'optique coloniale. En dernière analyse, il faut retenir que le colonisateur [PAGE 49] avait peur d'une population colonisée ayant eu accès aux connaissances objectives, car une telle population représentait une menace implicite pour sa position de dominant : la connaissance signifiant aussi le pouvoir.

Joseph GOMSU
Ecole Normale Supérieure
Département des Langues
B.P. 47 Yaoundé
Cameroun


[1] Notons que Martin Samba et Charles Atangana qui n'étaient pas des ressortissants douala séjournèrent en Allemagne. L'un y compléta sa formation militaire, l'autre enseigna la langue ewondo à Hambourg.

[2] ANC, FA1/37, F. 180-182.

[3] Ibid.

ABREVIATIONS :
– ANC : Archives Nationales du Cameroun.
– RKA : Reichskolonialamt. La traduction française des citations est de Gomsu.

[4] ANC, FA1/37, F. 144.

[5] ANC, FAI/37, F. 141-144 F. 180-182.

[6] ANC, FAI/37, F. 142.

[7] RKA N. 4297, 31, d'après Wolfgang Mehnert, Schulpolitik im Dienste der Kolonialherrschaft des deutschen Imperialismus in Afrika, 1884-1914, Leipzig, 1965, p. 125.

[8] ANC, FA1/37, F. 77.

[9] ANC, FA1/37, F. 62-64, Traduction de la lettre d'Alfred Bell à Ndumbé Eyundi du 28-9-1888.

[10] ANC, FA1/37, F. 78, F. 94.

[11] ANC, FA1/37, F. 153, F. 107-108.

[12] ANC, FA1/37, F. 107-108.

[13] Ibid.

[14] ANC, FA1/37, F. 165-166.

[15] RKA, N. 4298, B1. gf. cité d'après Wolfgang Mehnert, Schulpolitik im Dienste der Kolonialherrschaft, p. 132.

[16] ANC, FA1/37, F. 131-134.

[17] ANC, FA1/37, F. 139, F. 157.

[18] Wolfgang Mehnert, Schulpolitik im Dienste der Kolonialherrschaft des deutschen Imperialismus in Afrika, 1884-1914, p.133.

[19] Hetmann Neskes, Ein Wiedersehen, in Stern von Afrika, 1911-1912, p. 27.

[20] Verhandlungen des Reichstags, Anlagen, 1914, 305, Aktenstück, 1576, p. 3292, p. 3293, p. 3379.

[21] Engelbert Mveng, Histoire du Cameroun, Paris, 1963, p. 333. Le terme « étudiant » est clairement utilisé à tort car les Allemands ne donnèrent la possibilité à aucun Africain de poursuivre des études supérieures en Allemagne, cf. Lettre de Helmuth Stoecker du 21-1-1981 à Gomsu.