© Peuples Noirs Peuples Africains no. 43 (1985) 12-36



PORTEE IDEOLOGIQUE
ET FONDEMENTS POLITIQUES DE LA FRANCOPHONIE

(vue d'Afrique)

Guy Ossito MIDIOHOUAN

VOUS AVEZ DIT FRANCOPHONE ?

Il y a environ trente ans aucun dictionnaire ne mentionnait le mot « francophone ». Aujourd'hui il est devenu un mot courant de la langue française, si courant qu'on en vient en toute bonne foi à l'utiliser comme une notion linguistique qui constate une réalité et sert à désigner celle-ci.

Cette situation peut être considérée comme l'un des grands succès de l'action idéologique menée, notamment en France, par les organes du pouvoir dès les années 1950 (Le Petit Robert, édition de 1968, date l'apparition de « francophone » de 1949) pour « dédouaner » un mot qui originellement est plus que suspect. Car, outre au fait de « parler français » (franco-phone : sens linguistique), « francophone » s'applique à l'ensemble des pays où l'on parle habituellement ou accessoirement la langue française » (sens géographique – qui n'est pas sans poser quelques problèmes), mais encore à la « collectivité constituée par les peuples (sic) francophones : France, Belgique, Canada, Québec, Nouveau- Brunswick, Suisse, Afrique, Antilles, etc. ». (Petit Larousse, édition de 1971.) Avec l'idée (étrangère au sens étymologique du mot) que des intérêts particuliers et des relations privilégiées existent (ou plutôt devraient exister) entre ces peuples, cette collectivité [PAGE 13] appelée « la francophonie », concept que le Quid dans son édition de 1968 est le premier dictionnaire à retenir.

Pour ses promoteurs, ses défenseurs et ses autres rabatteurs, « la francophonie ne désigne pas simplement une réalité linguistique, géographique ou sociale mais également le sentiment d'appartenir à une même communauté (où) les clivages géographiques et politiques s'effacent au profit d'une plus grande compréhension qui n'exclut pas le respect des différences »[1]. On se croit subitement sur une autre planète que cette terre où M. Reagan déclare l'U.R.S.S. « hors-la-loi », où les pays riches sont avant tout préoccupés par leur puissance et leur hégémonie, et où des peuples entiers sont confrontés aux affres de la misère et de la faim sous l'œil impassible du F.M.I., le super-gouvernement africain...

Pour Léopold Sédar Senghor, le Rivarol noir, « héros et héraut » de cette croisade – qui, comme l'on sait a toujours plus d'une corde à son arc, la francophonie est « une communauté intellectuelle ou spirituelle dont la langue nationale, officielle ou de travail est le français »[2]; un « mode de pensée et d'action, une certaine manière de poser les problèmes et d'en chercher les solutions ( ... ), une communauté spirituelle : une noosphère autour de la terre »[3]; « une volonté humaine sans cesse tendue vers une synthèse et toujours en dépassement d'elle-même pour mieux s'adapter à la situation d'un monde en perpétuel devenir »[4] ! Le président Bourguiba n'entendait être le dernier de l'histoire : « la langue est un lien remarquable de parenté qui dépasse en force les liens de l'idéologie ( ... ). Pour vous, comme pour nous, la langue française constitue l'appoint à notre patrimoine culturel, enrichit notre français (sic), exprime notre action, contribue [PAGE 14] à forger notre destin intellectuel et à faire de nous des hommes à part entière, appartenant à la communauté des nations libres »[5]. Mais Senghor, nous l'avons déjà dit, avait plusieurs cordes à son arc : il n'était pas seulement président, il est aussi poète. Devant l'admirable combativité de son partenaire qui commençait à gagner de l'audience, il prit la décision, pour faire la différence, de sortir le grand jeu : « le français, ce sont les grandes orgues les plus suaves aux fulgurances de l'orage, et puis il est tour à tour flûte, hautbois, tam-tam. Le français nous a séduits de ces mots abstraits et rares dans nos langues maternelles, où les membres se font pierres précieuses. Chacun des mots est naturellement nimbé d'un halo de sève et de sang. Les mots français rayonnent de mille feux comme des fusées qui éclairent notre nuit »[6]. Pas beau ça ? Sublime ! Transcendant ! « Adjugée la médaille ! », crièrent les plus passionnés, foudroyés au cœur et frétillant d'extase. C'était mal juger de la détermination du Tunisien qui, s'efforçant de garder son sang-froid, attendit patiemment que l'auditoire se calmât. Dans sa concentration, il devait sans doute se dire qu'« aux âmes bien nées la valeur n'attend pas le nombre des années » et qu'« à cœur vaillant rien d'impossible » Aussi en vint-il à conclure que le terrain le défavorisait : la justice exigeait qu'on l'appréciât aussi dans ce qui était pour ainsi dire son élément. Une fois le silence revenu, – pourquoi freiner l'imagination et s'arrêter en si bon chemin – l'homme prit la parole et tint à peu près ce langage : « Vous conviendrez tous avec moi qu'avant d'être célébrée, la francophonie demande d'être vécue. De cette nécessité je me suis fait un précepte. Toute mon existence en est le témoignage. Pour en avoir la preuve, rendez-vous à mon bureau. Au revoir chers amis, et à demain si vous le voulez bien ! » La francophonie se présenta donc le lendemain au bureau présidentiel où l'attendait Bourguiba. Elle était venue sans arbitre : on était en Tunisie. Lorsque le président jugea le moment propice, il se leva, solennel, et, pointant le doigt vers le mur où était accroché son certificat d'études françaises entouré des portraits [PAGE 15] des « Martyrs de l'indépendance », déclara, manifestement convaincu qu'il prononçait la phrase décisive : « Voilà grâce à quoi et à qui j'ai libéré mon pays »[7] !

Qui croyez-vous que Paris déclara champion de cette bataille épique ? La francophonie pardi ! Le seul idéal qui, dans ce monde où le « primeat de l'économie véhiculé en Occident constitue le plus sûr dissolvant des cultures nationales »[8], mérite d'être défendu !

Ainsi peut-on rendre compte, plaisamment certes, mais non moins fidèlement de l'ardeur avec laquelle la propagande fut (et continue d'être) orchestrée autour de l'idée.

M. Deniau, il faut le reconnaître, a le travail bien mâché qui commente : « On voit ( ... ) que cette communauté se situe en dehors de la politique et de la géographie et que les critères sont avant tout philosophiques : grands idéaux de la France de 1789, aspirations de l'humanité ayant pour noms "liberté, concertation, entraide"[9]. Il attire par ailleurs notre attention sur ce qu'il appelle « une évolution du sens spirituel du mot francophonie que l'on pourrait qualifier de "mystique". Cette attitude dit-il, se caractérise par une grande vénération pour notre langue. Celle-ci posséderait une sorte de supériorité par rapport à toutes les autres langues employées dans le monde. Les caractéristiques de la langue, de ses modes d'analyse et de composition expliqueraient donc la qualité de la pensée française et le rayonnement culturel de la France »[10]. L'élégance subtile, la distance altière et l'élévation d'esprit qu'expriment les conditionnels s'évanouiront juste quelques lignes plus loin, sur la même page, comme sous l'effet d'une démangeaison, lorsqu'il céda au besoin de citer Charles Quint : « Je parle anglais aux commerçants, italien aux femmes, français aux hommes, espagnol à Dieu et allemand à mon cheval »[11]. Le reste est laissé à l'appréciation du lecteur et, bien entendu, on ne peut parler nègre qu'aux animaux sauvages. C'est pour cela, continue M. Deniau que « la langue française doit être valorisée; (que) l'idée francophone (sic) [PAGE 16] doit progresser »[12]. « Seul le projet culturel peut contribuer à rapprocher des hommes artificiellement éloignés par les systèmes de croissance »[13]. Il s'en suit que « la francophonie est au service de l'humanité tout entière », qu'elle contribue à éviter l'appauvrissement qui résulterait pour l'humanité de la prédominance généralisée d'une seule langue (entendez : de l'anglais)»[14]. Et c'est justement pour cela que la francophonie aide à l'évolution des nègres et à leur épanouissement. « La décolonisation appartient au passé, poursuit-il. La langue française qui fut l'instrument d'une colonisation puis d'un combat contre la métropole, est devenu l'instrument d'une nouvelle solidarité. La francophonie, est l'une des réponses à la solitude des peuples »[15]. Ainsi, de profession de foi lyrique en aveu contrit, d'amalgame inattendu en proclamation humaniste, la langue française se trouve promue au rang de valeur absolue. Et M. Deniau de conclure : « Nous devons, nous Français, être des témoins actifs au partage moderne du monde qui n'est plus celui des terres, comme au temps du pape Urbain IV et de François Ier, mais celui des idées, des progrès et des techniques ( ! ?). Aucune clause du testament d'Adam ne nous exclut de ce partage »[16]. Aussi la francophonie se construit-elle à travers de multiples organisations intergouvernementales, parapubliques, non-gouvernementales, etc., qui en manifestent l'existence institutionnelle. Le mot, depuis les années 1960, s'est progressivement imposé dans le vocabulaire international au point d'être aujourd'hui officialisé par presque tous les dictionnaires et encyclopédies, même si, en raison de ses connotations suspectes, il suscite des réactions hostiles dont les plus vigoureuses et les plus justifiées ne s'observent pas là vers où le discours dominant oriente les esprits. « La francophonie s'est organisée », affirme Suzanne Balous, « le monde francophone a pris conscience de sa force, de sa puissance, de ses faiblesses aussi et des dangers qui le menacent. De plus en plus, il prend conscience de la nécessité pour lui, dans [PAGE 17] une civilisation de blocs, de se regrouper pour défendre un patrimoine, une culture communs, menacés de plus en plus par le déferlement des moyens audio-visuels modernes »[17].

QUELLE CULTURE POUR QUELLE COMMUNAUTE ?

Ce qui frappe d'emblée l'observateur attentif, c'est la grande diversité des pays que la francophonie ambitionne de rassembler sur la seule base de l'utilisation du français, quel que soit le statut de cette langue dans les pays concernés. M. X. Deniau distingue quatre groupes de pays francophones : le premier est constitué par ceux où le français est langue maternelle (France, Belgique, Luxembourg, Suisse romande, Val d'Aoste, Jersey); ensuite viennent les pays de l'aire de dispersion du français (le Canada français et particulièrement le Québec, Haïti et certaines régions des Etats-Unis comme la Nouvelle-Angleterre et la Louisiane); puis les pays de l'aire d'expansion (le Maghreb et certains pays du monde arabe comme le Liban, les ex-colonies françaises et belges d'Afrique noire, les îles de l'Océan Indien, les anciens comptoirs des Indes : Pondichéry, Mahé, Chandernagor, Karical et Yanaon, l'ex-Indochine française ... ); enfin l'aire de diffusion qui regroupe « les pays ou les personnes (sic) ayant adopté le français comme langue de culture ( ?) en dehors de toute nécessité géographique ou historique »[18].

Cette classification échoue à rendre compte de la réalité ou plutôt occulte celle-ci au nom d'une uniformité hypothétique au lieu de la rendre transparente. Car, entre les quatre groupes de pays, comme entre les différents pays constituant chaque groupe, il existe des différences, des divergences et même des fossés de toute nature qui [PAGE 18] souvent sont beaucoup plus prégnants que « le sentiment d'appartenir à une même communauté » dont on fait la raison de la francophonie, à vrai dire beaucoup plus postulée que réelle. Quelques exemples suffiront à illustrer cette idée[19].

Par leur situation géographique, économique et sociale, la Belgique, le Luxembourg et la Suisse sont des pays assez proches de la France. Le français y est une ancienne langue qui, en raison de la proximité de la France, est relativement peu différente de ce qu'elle est dans l'hexagone : un accent, quelques tournures syntaxiques et des particularités lexicales, voilà à quoi tient principalement la différence. Mais si le français est pratiqué par une bonne partie de la population comme langue maternelle, ces pays sont, contrairement à la France, des pays bilingues ou même multilingues[20], et la culture française, en dehors des traits régionaux qu'elle accuse, se trouve en contact avec d'autres cultures nationales (la flamande pour la Belgique, l'allemande pour la Suisse) qui s'influencent entre elles. Pourtant, il s'agit de pays qui, tout compte fait, sont relativement proches les uns des autres – même s'ils ne mettent pas la même ardeur ni ne trouvent les mêmes intérêts que la France à défendre l'idée de francophonie.

La situation est différente au Canada, officiellement bilingue (anglais, français), mais où l'anglais est la langue dominante dans la vie politique, économique et sociale. Le français, langue maternelle, parlée essentiellement au Québec ainsi que dans une partie de l'Acadie et de l'Ontario est, à proprement parler, une langue assiégée que les descendants des anciens colons français (arrivés au XVIIe et au XVIIIe siècle) défendent aujourd'hui avec l'énergie du désespoir pour résister à « l'envahissement de l'anglais » et de l'« american way of life ». Cette situation fait du Québec – mais pas pour les mêmes raisons – le pays le plus engagé aux côtés de la France dans d'idée de francophonie. [PAGE 19] C'est le Québec qui, en 1961, prend l'initiative de l'A.U.P.E.L.F. (Association des Universités entièrement ou partiellement de langue française). Et l'on se souvient du « Vive le Québec libre ! » de de Gaulle en 1967. Il faut toutefois souligner que si la France et de Canada sont des pays développés du monde occidental, leurs différences sont plus notoires que celles qui existent, par exemple, entre la France et la Belgique. Au plan linguistique le français parlé par des Canadiens est très éloigné du français hexagonal. Si dans les couches moyennes on peut entendre un français plus ou moins « international », la majorité de la population francophone (des faubourgs populaires et des campagnes) parle le joual (le mot indique une prononciation défectueuse de cheval), et il n'est pas exagéré d'affirmer que l'ouvrier français et l'ouvrier québécois éprouveraient d'énormes difficultés à communiquer entre eux.

Lorsque nous passons de la France et des autres pays dont nous venons de parler au monde antillais, les ressemblances s'estompent et la « communauté » semble déjà un mythe. La Guadeloupe et la Martinique sont des « départements français » situés à des milliers de kilomètres de la métropole, dans la mer des Caraïbes. Tout comme Haïti[21], ce sont des îles officiellement de langue française, mais le contact du français avec les langues africaines parlées par les anciens esclaves donna naissance au créole qui est la langue maternelle de l'écrasante majorité de la population de ces îles. Quant à la culture, elle repose sur d'anciennes traditions africaines modifiées au cours de l'histoire. A cela il faut ajouter le sous-développement et les graves problèmes politiques, économiques et sociaux qui différencient ces îles des pays francophones déjà cités et – pour ce qui concerne les « départements français » – les opposent à la France : « Aimé Césaire, champion de la départementalisation en 1946, écrit Auguste Viatte, préconise à présent l'autonomie. Gilbert Gratiant a mis pareillement une sourdine, vingt ans plus tard, à son dithyrambe de d'immédiate après-guerre, je veux chanter la France »[22].

Si les pays du Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie) sont [PAGE 20] géographiquement plus proches de la France, ils sont pourtant, eux aussi, loin de partager avec cette dernière « un patrimoine et une culture communs ». Ici le français remplaça l'arabe dialectal pendant la période coloniale et a conservé le statut de langue officielle après l'indépendance. Mais on assiste actuellement dans ces pays à une intense campagne d'arabisation et la vie culturelle est essentiellement orientée vers l'arabisme.

En Afrique noire, comme au Maghreb, le français est un héritage de la colonisation. Mais, contrairement au Maghreb, il n'existe pas ici une langue aussi étendue que l'arabe et disposant d'un système d'écriture propre. Cette situation – considérée souvent comme la preuve de l'infériorité culturelle des Noirs – a conduit les Européens à voir en ce sous-continent l'un des meilleurs champs d'expansion de leurs langues.

Selon Auguste Viatte le français en Afrique est un « facteur de cohésion »; les Africains « y voient aussi la meilleure façon, actuellement, de communiquer entre eux en dépit des distances et des antagonismes, et de cheminer vers l'harmonie continentale dont ils rêvent »[23]. « On reprochait, poursuit-il, à la France d'avoir imposé "la langue du colonisateur" et balkanisé sa part du continent; ce partage en Etats plus restreints, mais reliés par une langue universelle, s'est révélé plus favorable que la méthode inverse à l'épanouissement des nouvelles nations. ( ... ) La démocratisation de l'enseignement et par conséquent la diffusion du français semblent la condition nécessaire de la paix intérieure »[24] ! Par ailleurs, M. Viatte affirme, péremptoire, que « la classe instruite dans les Etats francophones reste profondément attachée à la langue française et (que) les masses rurales désirent être alphabétisées en français plutôt qu'en leur langue locale »[25] ! Et un Canadien, Gérard Tougas, de renchérir : « La culture française, par ce qu'elle implique d'équilibre entre les facultés créatrices et l'enracinement au cosmos, répond aux aspirations profondes de l'âme noire. Quel [PAGE 21] homme sent plus intensément l'appel des forces telluriques que l'Africain ? L'Amérique, décuplée, précipite l'africain dans le vertige. Les pays restés dans l'orbite culturelle de la France peuvent tenter l'aventure du modernisme sans pour autant renoncer à leur passé »[26] !

A lire ces fadaises visant à célébrer la francophonie africaine, on en vient à oublier que l'Afrique est d'abord et avant tout africanophone, qu'il existe une culture africaine et que « la réalité de la francophonie diffère considérablement selon que l'on se place du côté des Etats ou du côté des peuples, selon que l'on se limite à une approche institutionnelle, juslinguistique; ou que l'on adopte une approche sociologique plus globale, ou sociolinguistique »[27].

Le français est certes aujourd'hui la langue officielle d'une vingtaine d'Etats d'Afrique noire où il est utilisé dans tous les secteurs de la vie moderne. Mais, selon les statistiques les plus optimistes, en 1965, 10 % des Africains comprenaient le français, 1 à 2 % le parlaient couramment et 1 à 2 % pensaient constamment en cette langue[28]. La situation a sans doute évolué au cours des quinze dernières années mais le français reste en Afrique une langue largement minoritaire sur les plans social et culturel. S'il est maintenu, au nom du réalisme, comme langue officielle, il demeure d'une façon générale pour les Africains une langue étrangère. Les rapports qu'entretiennent la majorité des Africains francophones avec cette langue sont souvent marqués par une certaine ambiguïté : un consentement impuissant qu'ils s'efforcent de dépasser au nom de la nécessité mais aussi une haine mal contenue qui témoigne d'un malaise profond et d'un déchirement intérieur...

Il n'est plus besoin d'aller au Liban, au Cambodge, au Laos, au Vietnam ou en Inde pour montrer que d'un point de vue culturel et linguistique, la francophonie est une réalité plutôt cacophonique. On nous rétorquera que la [PAGE 22] devise de la « communauté » est « Egalité – Complémentarité – Solidarité » et qu'elle reconnaît sa diversité qui constitue aussi sa richesse. Mais force est de constater, lorsqu'on se réfère à la situation linguistique et culturelle propre à chacun des membres de cette « communauté », que celle-ci a une base si fragile (la culture fondée sur l'usage de la langue française) que l'on se demande les raisons réelles de ce regroupement de pays aussi différents et aux intérêts souvent divergents. Quelle communauté de culture entre le Canada, pays développé où le français est un instrument de libération et l'Afrique sous-développée où le français est symbole d'aliénation ? Quelle communauté de culture entre l'Afrique naguère colonisée et la France colonisatrice, cherchant à se maintenir comme « grande puissance » sur la scène internationale... et où l'on justifie les crimes racistes par « le seuil de tolérance » ? C'est en cherchant la réponse à ces questions que l'on s'aperçoit que les vraies raisons de la constitution de la francophonie résident ailleurs que dans la « culture » et la « fraternité » proclamées. Doit-on rappeler ici que la culture est le mot magique, la cause de tous les déboires de l'Afrique depuis plusieurs siècles : c'est au nom de la culture que l'on emmena les nègres en esclavage (sauvages, ils n'étaient pas des hommes). Au nom de la culture on leur imposa la colonisation (« œuvre civilisatrice »). Quant à ceux d'entre eux qui devinrent des intellectuels collaborateurs on les baptisa « hommes de culture », parce qu'ils sont de grands défenseurs du français, « langue de culture », qu'ils proclament, comme Senghor, « manger (sic) délicieusement, comme une confiture ». Alors on voit fort mal comment la francophonie peut être autre chose, vue d'Afrique, que la façade culturelle de la néo-colonisation.

LA FRANCOPHONIE, DERNIER AVATAR DE L'IMPERIALISME FRANÇAIS

C'est à Onésime Reclus, un géographe plutôt obscur du siècle dernier (1837-1916), que l'on s'accorde à attribuer la paternité du mot francophonie, créé dans le cadre d'une tentative de classement des populations du globe par langues communes. Dans un ouvrage paru en 1904 [PAGE 23] – ouvrage que M. Deniau ne cite pas, et pour cause, puisqu'il est significativement intitulé Lâchons l'Asie, prenons l'Afrique – ce géographe, faisant le bilan de l'expansion du français hors de France, écrivait : « Déjà tant d'Africains du Nord, de Soudanais, Congolais, Malgaches, Annamites étudient notre langue en sus de la leur qu'il n'est peut-être pas exagéré de les fixer à 50 000 au moins par année; avec un peu d'énergie ce sera bientôt 100 000; puis ce seront tous les enfants... »[29].

En effet, Onésime Reclus qui, en tant que géographe, suivait attentivement Le partage du monde[30] – titre d'un autre de ses livres – avait conscience des possibilités inouïes que l'avènement de l'ère coloniale offrait à la diffusion du français et des retombées que cela pouvait avoir pour la puissance et le prestige de son pays. C'est dire le sentiment nationaliste qui avait présidé à la naissance du mot francophonie qui originellement, outre son caractère instrumental pour une recherche de type universitaire, était aussi l'expression d'une ambition politique conçue pour la France par l'un de ses plus dignes fils.

On observe néanmoins que durant toute la première moitié du XXe siècle le mot n'eut aucune fortune et était pratiquement absent du discours officiel. Sans doute parce que les pays européens intéressés à la diffusion du français (France et Belgique) fondaient leur puissance et leur influence dans le monde non pas essentiellement sur la langue, mais sur la constitution d'empires coloniaux leur garantissant une domination directe dont l'expansion de la langue n'était qu'un aspect et un instrument.

C'est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au moment de l'éclatement des empires coloniaux qui devait aboutir aux premières indépendances dans les années 1950 et plus particulièrement au début des années 1960, que d'abord l'idée d'une communauté fondée sur la pratique commune de la langue française[31] puis, plus tard, le mot francophonie font leur apparition dans la « noosphère » [PAGE 24] politique – comme dirait Senghor, bon disciple de Teilhard de Chardin – et réussissent à s'imposer à la faveur une offensive multiforme, très habilement menée dont Félix Houphouët-Boigny et L.S. Senghor sont le deux principaux instruments, et qui se déploie entre mai 1958 (retour au pouvoir du général de Gaulle) et février 1970 (création de l'Agence de coopération culturelle et technique)[32].

PREMIERE PHASE

Il n'est pas inutile de rappeler que la France était sortie de la Deuxième Guerre mondiale victorieuse mais exsangue, dépendante des U.S.A. en raison des exigences du redressement. Cette guerre eut pour conséquence l'affaiblissement des puissances coloniales d'Europe dont l'influence sur la scène internationale avait baissé au profit des « deux Grands » (U.S.A., U.R.S.S.) qui affichaient pour des raisons diverses, une sympathie (souvent active pour ce qui concerne l'U.R.S.S.) aux revendications nationalistes des pays colonisés.

La France dut aussi faire face à de nombreuses rébellions : 1954 fut l'année de sa défaite à Dien Bien Phu mais aussi l'année du déclenchement de la guerre d'Algérie... Le mot d'ordre devint alors : « Lâchons l'Asie, gardons l'Afrique », idée qu'un certain Onésime Reclus avait déjà exprimée – on s'en souvient – exactement un demi siècle plus tôt.

Mais l'Afrique bougeait elle aussi. Il apparaissait chaque jour plus nettement que l'aspiration des peuples dominés à la liberté était un phénomène inéluctable. En France on opta pour une politique d'aménagement progressif permettant de se montrer attentif au désir de changement tout en sauvegardant les intérêts de la métropole. Lorsque le général de Gaule, l'homme de l'Union française, revint au pouvoir en mai 1958, la loi-cadre du 23 juin 1956 n'était déjà plus de nature à apaiser pour [PAGE 25] longtemps la flambée du nationalisme africain. Les élections pour l'application de cette loi intervinrent le 31 mars 1957. Trop tard : le Ghana était indépendant depuis le 6 mars. Les nouveaux rapports à établir entre la métropole et les territoires d'Outre-Mer restaient donc l'un des principaux problèmes constitutionnels posés au gouvernement français. De Gaulle proposa une nouvelle formule : la Communauté franco-africaine. Cette dernière institution semblait répondre à une idée très en vogue dans les milieux coloniaux de l'époque, l'idée d'Eurafrique, qui allait devenir un concept-clé dans le discours senghorien, et portait en germe l'idée de francophonie qui devait se développer un peu plus tard. Mais la Communauté franco-africaine n'eut guère plus de succès que les autres formules proposées jusque-là. Elle offrit surtout l'occasion à Sékou Touré d'administrer un sévère camouflet à l'homme du 18 juin avant d'aller rejoindre N'Krumah sur le front de la lutte pour la libération totale du continent.

Il faut souligner qu'à l'époque la question de l'autonomie et de l'indépendance qui agitait les partis, les syndicats et les organisations d'intellectuels africains allait de paire avec la question de l'Unité africaine que la France perçut très tôt comme une menace contre ses intérêts, d'où la dislocation de l'A.O.F. et de l'A.E.F. par la loi-cadre.

L'homme politique africain qui apporta le soutien le plus actif aux menées de la France en Afrique au cours de cette période fut sans conteste Félix Houphouët-Boigny. Se refusant à toute idée de fédération intrinsèquement africaine, il créa pourtant en mai 1959 le Conseil de l'Entente africaine[33], premier regroupement de pays francophones africains, qu'il voulait entraîner dans une fédération franco-africaine composée de la France et de chacun des territoires africains francophones. De Gaulle refuse : « La République française, Etat indépendant, n'était nullement prête à abdiquer les attributs de sa propre souveraineté au profit d'un super-Etat de type fédéral »[34]. Mais il lui fallait se garder de contribuer à [PAGE 26] isoler sur le plan africain cet allié de la France dans la lutte contre l'idée d'une fédération africaine. C'est ainsi qu'après avoir décidé d'adhérer à la Fédération du Mali (Sénégal + Soudan), le Dahomey renversa sa position « sous la pression conjuguée de la France et de la Côte-d'Ivoire »[35] et préféra le Conseil de l'Entente.

Quelques jours après la création du Conseil de l'Entente qui permit à Houphouët-Boigny de sortir de son isolement et contribua à freiner la tendance fédéraliste africaine, le leader ivoirien, entouré de ses trois collègues, donne une grande conférence de presse à Paris. « C'est un plaidoyer passionné pour la Communauté, pour une fédération franco-africaine. Il se plaint d'être accusé de vouloir diviser les Africains dans le cadre de la Communauté. Il ne veut pas d'une unité en dehors de la Communauté. Il veut un ensemble fédéral qui réaliserait la collaboration entre « colonisateurs » et « colonisés ». Cette collaboration lui paraît normale car, il avait dit – et il le répète – il n'y a plus de problème politique entre la France et les peuples d'Outre-Mer »[36].

Mais de Gaulle resta sourd aux propositions d'Houphouët-Boigny et, en acceptant l'indépendance de la Fédération du Mali – qui demeurait membre de la Communauté (décembre 1959), accula les leaders du Conseil de l'Entente à renoncer au projet fédéral franco-africain. C'est ainsi que la plupart des pays africains favorables à la France se virent obligés de « prendre » chacun son indépendance. Celle-ci dut être remise d'autorité au président Léon M'Ba qui réclamait désespérément le statut de département français pour le Gabon !

DEUXIEME PHASE

Le Conseil de l'Entente ne disparaît pourtant pas. Face à la détermination de N'Krumah et de ses partisans dans [PAGE 27] leur lutte pour un Etat fédéral africain et à la tension que créait cette situation jusqu'à l'intérieur des frontières de la Côte-d'Ivoire (agitation des autonomistes du Sanwi), Houphouët-Boigny chercha à faire de cette organisation le noyau d'un regroupement francophone plus étendu. L'Elysée qui crut un moment que l'idée d'Unité africaine prônée par N'Krumah était une manœuvre des Anglo-Saxons dirigée contre les intérêts français – sans jamais cesser d'y voir la main de Moscou, apporta son aide au président ivoirien « en conseillant aux autres chefs d'Etat africains de le soutenir, de s'agglomérer autour du noyau de l'Entente »[37]. Par ailleurs « Paris se montre certainement très intéressé par la constitution d'un groupe francophone susceptible d'épauler la délégation française assez isolée à New York, où le problème algérien tient le devant de la scène. La France y fait face à une attitude critique généralisée des Anglo-Saxons et de leurs clients, du bloc des pays à économie planifiée, et aussi, bien entendu, des pays arabes »[38]. Ce sont toutes ces considérations qui devaient conduire, par des chemins tortueux, à la création de l'Union africaine et malgache (U.A.M.) en mars 1961 à Yaoundé. Cet ensemble francophone qui regroupait douze pays venait pratiquement à point pour prendre la relève de la Communauté rénovée moribonde dont le sénat fut supprimé en mars 1961; les membres de la Cour arbitrale de cette communauté remettront leur mandat à la disposition du général de Gaulle en juillet 1961.

L'Union africaine et malgache allait jouer deux rôles principaux : poser les bases de la future francophonie et tenir en échec l'idée de fédéralisme africain. Pour chacun de ces rôles un personnage-clé : Senghor pour le premier, Houphouët-Boigny pour le second. Tout semblait bien réglé.

Dès la mise en place de la nouvelle organisation le président ivoirien se retira momentanément de la scène : il ne prit part ni à la première conférence de Tananarive en septembre 1961, ni à la seconde, réunie à Bangui en mars 1962. Pendant ce temps, Senghor développait devant ses pairs l'idée d'une Communauté francophone devant [PAGE 28] réunir la France et les pays africains naguère sous domination française au sein d'une « organisation verticale, solidement structurée encore que souple, apte à promouvoir une coopération africaine exemplaire » !

En novembre 1962 paraît un numéro spécial de la revue Esprit intitulé « Le français dans le monde ». Senghor publie un article, « Le français, langue de culture », où le mot francophonie apparaît pour la première fois sous sa plume déjà prestigieuse : « La Francophonie, c'est cet Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des "énergies dormantes" de tous les continents de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire... »

M. Xavier Deniau reconnaît lui aussi que cette date de 1962 est très importante pour la francophonie qui « n'apparaît plus comme une simple prise de conscience linguistique ». « Au contraire, poursuit-il, l'idée est diffusée par ces différents amplificateurs que sont les nouveaux gouvernements indépendants en Afrique – heureux d'établir entre eux et avec la France des liaisons volontaires et de type nouveau... »[39]. Si le haut personnel politique en France encouragé par le chef de l'Etat ainsi que nombre d'écrivains et de journalistes s'engagent activement dans cette propagande autour de la francophonie, de Gaulle lui-même, pour des raisons évidentes, se montre très discret et se garde d'employer publiquement ce mot...

Mais en Afrique, à la fin de cette année 1962, l'ordre du jour était la préparation de la conférence constitutive [PAGE 29] de l'O.U.A. Senghor... et la francophonie quittent le devant de la scène de l'UA.M. pour permettre à Félix Houphouët-Boigny de se servir de l'organisation dans son combat contre le fédéralisme africain. Absent à la conférence de Tananarive en septembre 1961, absent à celle de Bangui en mars 1962, le président ivoirien participe, six mois plus tard, à la réunion au sommet de Libreville. Pour y discuter, avec les autres chefs d'Etat de l'U.A.M., de la prochaine conférence d'Addis-Abeba au cours de laquelle, dit-il, « nous espérons nous rencontrer (sic) avec nos amis du groupe dit de Casablanca »[40]. Houphouët-Boigny réussit à faire de l'U.A.M. le noyau du « groupe de Monrovia » qui devait défendre à Addis-Abeba le courant étatique contre le courant panafricaniste du « groupe de Casablanca ». Il réussit même, avec l'appui et le soutien de Paris[41], le coup de force de rallier tous les hérauts du panafricanisme (le meilleur exemple est celui de Sékou Touré) à la cause de « l'Afrique des patries » et à isoler N'Krumah. Le 25 mai 1963 est la date de l'écrasement définitif de la thèse de l'unité continentale. A Addis-Abeba, la naissance de l'O.U.A., « organisation impotente mais rétive », consacre la fin du rêve unitaire en Afrique.

Ce qui se passa ensuite est bien étrange. Moins de dix semaines après la fin de la conférence d'Addis-Abeba, M. Wachuku, ministre des Affaires étrangères du Nigéria qui, jusque-là, était l'allié de l'U.A.M., qualifie publiquement cette organisation d'« entreprise de sabotage de « l'unité africaine », d'« élément négatif sur la voie de l'unité africaine »[42]. Avant lui, à Addis-Abeba même, le 26 mai 1963, Sékou Touré avait lui aussi préconisé la disparition de l'U.A.M. dont Houphouët-Boigny entendait faire un instrument d'action au sein de l'O.U.A.

Ayant largement atteint son but avec la création de l'O.UA. le président ivoirien se désintéressa un moment des activités de l'U.A.M. Il ne participa ni à la conférence de juillet 1963 à Cotonou, ni à celle de mars 1964 à Dakar. Pendant ce temps, ses collègues discutaient du problème du maintien en vie ou de la dissolution de l'organisation. A la veille de la réunion de Dakar le West African Pilot, [PAGE 30] publication nigériane fondée par M. Azikiwe, chef d'Etat « modéré », réclame la disparition de l'U.A.M. qui apparaissait « comme un véhicule des intérêts néo-colonialistes français ». Curieusement la majorité des chefs d'Etat réunis dans l'organisation se prononcent pour le sabordage[43]. Même M. Yaméogo, pourtant président en exercice de l'U.A.M., qui déclare : « Il n'est plus possible d'admettre en août 1963, que l'on puisse penser que les chefs d'Etat africains soient téléguidés... Il faut que l'on se persuade qu'il n'y aura plus jamais deux Afriques, mais une seule, à qui nous devrons tout sacrifier... »[44].

Le 9 mars 1964, l'U.A.M. se transforme en U.A.M.C.E. (Organisation africaine et malgache de coopération économique). Afin de laisser de plus en plus le domaine politique à l'O.U.A., il est convenu que la nouvelle organisation s'occupera d'affaires économiques, techniques et culturelles. Paris n'entendait pas donner autant d'importance à l'O.U.A. et n'était « guère favorable à la nouvelle organisation »[45] dont le rôle devait rester d'ailleurs purement fictif.

TROISIEME PHASE

Houphouët-Boigny refait surface. Son ennemi numéro un ne désarme pas : à Niamey le président Hamani Diori doit faire face au début d'octobre 1964 à une tentative de subversion armée soutenue par Accra. Il saisit l'occasion pour convaincre ses partenaires de l'U.A.M.C.E. de la nécessité de remettre sur pied une organisation de caractère nettement politique des pays africains francophones. Il y parvient : le 12 février 1965 l'O.C.A.M. (Organisation commune africaine et malgache) est créée à Nouakchott. « Le mercredi 17 février, à Paris, en conseil des Ministres, le général de Gaulle ne cache pas sa satisfaction de la tournure prise par les événements à Nouakchott, et déclare : [PAGE 31] "La France ne peut que se féliciter de la création de cette organisation" »[46]. Celle-ci affirme en effet son caractère politique prioritaire, son soutien au gouvernement légal du Congo (Tshombé) et condamne l'action subversive du Ghana.

A Dakar, de retour de Nouakchott, Houphouët-Boigny dévoile devant les journalistes la décision de la conférence de boycotter le prochain sommet de l'O.U.A. à Accra, au cas où « le président N'Krumah... ne (cesserait) pas de s'immiscer dans les affaires de ses voisins ou d'autres Etats frères »[47] L'O.C.A.M. ne participera pas au sommet d'Accra, Moïse Tshombé sera accueilli au sein de l'organisation, l'Afrique progressiste s'indigne, proteste, s'interroge. Rien n'y fit : le néo-colonialisme était en marche.

Comme il fallait s'y attendre l'O.CA.M. « devient le nœud des projets francophones élaborés par L.S. Senghor, Habib Bourguiba et Hamani Diori »[48]. En cette même année 1965 le président Bourguiba entreprend un périple à travers l'Afrique de l'ouest et développe l'idée d'un Commonwealth à la française, « facteur d'unité en Afrique, et de rapprochement avec la France »[49].

En juin 1966 (N'Krumah était déjà destitué par un coup d'Etat militaire en février – après avoir essuyé un attentat en janvier 1964), la conférence des chefs d'Etat de l'O.C.A.M. se réunit à Tananarive. L.S. Senghor reprend alors la direction des événements et expose à ses pairs les grands traits de ce qui pourrait être une « francophonie organisée »[50]. Le communiqué officiel confie à M. Hamani [PAGE 32] Diori, nommé à Tananarive président en exercice de l'organisation, de mener avec l'aide de M. Senghor le combat pour la réalisation de la francophonie. La visite du président nigérien dans les Etats du Maghreb, celle de Senghor au Maroc et au Canada, les multiples rencontres entre chefs d'Etat africains amènent à la rédaction d'un avant-projet qui donne de la future organisation un schéma où les formes et les domaines de la coopération se définissent selon « des cercles concentriques de plus ou moins étroite solidarité ». Ainsi la francophonie A regrouperait la France et les Etats africains et malgaches, éventuellement le Congo, le Rwanda et le Burundi, ainsi que Haïti, la francophonie B s'élargirait à tous les pays francophones en voie de développement, et la francophonie C représenterait la plus large extension du nouvel ensemble et serait ouverte aux pays développés où le français est utilisé à côté d'autres langues.

Cet avant-projet donne à la communauté francophone une mission d'ordre essentiellement culturel. Elle devrait s'appuyer sur les réalisations déjà existantes[51]; la coopération se développerait progressivement par le moyen des réunions communes.

L'initiative des présidents Hamani Diori et Senghor était loin d'emporter l'adhésion de tous les pays africains ainsi, la Guinée, la Mauritanie, le Mali, l'Algérie et le Maroc formulèrent des réserves. Pourtant l'idée d'une Communauté francophone suivait son chemin et était au premier plan de l'actualité. En septembre 1966 et janvier 1967, M. Hamani Diori fut reçu à Paris par le général de Gaulle.

En France un Haut Comité pour la défense et l'expansion de la langue française est créée par décret du 31 mars 1966, avec la mission d'étudier « les mesures propres à assurer la défense et l'expansion de la langue française, d'établir des liaisons nécessaires avec les organismes privés compétents, notamment en matière de coopération culturelle et technique, et de susciter ou d'encourager toutes les initiatives se rapportant à l'expansion de la langue française ». Pourtant de Gaulle se gardait toujours [PAGE 33] de parler publiquement de francophonie. « La seule question à laquelle il refusa de répondre au cours de sa conférence de presse du 28 octobre 1966 et posée par un journaliste dahoméen portait sur la francophonie »[52]. Ce qui n'empêche pas aujourd'hui M. Deniau d'écrire hypocritement (et cyniquement) qu'« en France le mouvement s'accélère depuis que les pays autres ayant pris l'initiative, l'ancienne métropole ne redoute plus les accusations de néo-colonisation »[53] ! Ainsi d'autres organismes de caractère international voient le jour : l'Association internationale des parlementaires de langue française (A.I.P.L.F.) créée en 1967 et dont la première Assemblée générale, tenue à Versailles du 26 au 28 septembre, formule le vœu de la création d'une « agence de coopération francophone »; le Conseil international de la langue française créé en mai 1968.

Parallèlement l'organisation de la francophonie continue à préoccuper Senghor et ses alliés. En 1968, lors de la Conférence des ministres de l'Education qui s'est tenue à Libreville, le président Bongo (qui a succédé à Léon M'Ba mort en décembre 1967) déclare que « la francophonie devient une réalité qu'un homme politique avisé ne saurait mettre sous le boisseau, une réalité internationale appelée à briser les frontières rigides de la politique et à faire fi des chauvinismes nationaux ».

C'est à Niamey que se tient du 17 au 20 février 1969 la Première Conférence des pays entièrement ou partiellement de langue française. Sont invités à cette conférence par le président Hamani Diori :

– les quinze pays membres de l'O.C.A.M. : Cameroun, Centrafrique, Côte-d'Ivoire, Congo-Kinshasa, Congo-Brazzaville, Dahomey, Gabon, Haute- Volta, Madagascar, l'île Maurice, le Niger, le Rwanda, le Sénégal, le Tchad et le Togo.

– La Guinée, le Mali, la Mauritanie, le Burundi, l'Algérie, la Tunisie, le Maroc, le Liban, le Cambodge, le Laos, la Belgique, la France, le Luxembourg, la Suisse, Haïti et le Canada.

– Sont invités, à titre d'observateurs, le Conseil international [PAGE 34] de la langue française, l'Association des Universités partiellement ou entièrement de langue française, l'association « Solidarité francophone », l'Institut de Droit des pays d'expression française, la Société nationale des Acadiens, association représentant les Canadiens francophones répandus dans les provinces du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Ecosse et de l'île du Prince-Edouard.

Cette conférence adopte une résolution tendant à la création d'une agence de coopération francophone. Les participants se retrouvent l'année suivante, toujours à Niamey[54] du 16 ou 20 mars 1970, pour créer l'Agence de Coopération culturelle et technique des pays de langue française (A.C.C.T.), organisation qui consacre la naissance officielle de la francophonie et constitue – comme on a pu s'en apercevoir – le couronnement d'une offensive qui se veut discrète tout en étant menée avec détermination et esprit de suite pendant plus de dix ans[55].

QUE RETENIR EN CONCLUSION ?

Il apparaît clairement que la langue française, diversement pratiquée dans de nombreux pays de par le monde est loin de rassembler ces derniers au sein d'une « communauté de culture ». La volonté d'affirmer l'existence de celle-ci au mépris d'une réalité faite non seulement de différences notoires mais aussi – et plus souvent – de divergences et de conflits, relève d'une idéologie qui est [PAGE 35] le cheval de bataille inventé par la France pour faire face aux nouvelles exigences du contexte international issu de la Seconde Guerre mondiale. Ce contexte, comme on le sait, est marqué par l'exacerbation des rivalités inter-impérialistes, et particulièrement par la bipolarisation du monde désormais dominé par les deux Grands, les U.S.A. et l'U.R.S.S. La France se vit acculée à trouver un moyen pour disposer d'une chasse gardée indispensable à la réalisation de ses ambitions de « puissance mondiale » et pour préserver son influence et son prestige sur le plan international. En choisissant de faire du français l'arme principale de sa stratégie – une arme insoupçonnée, elle est le premier pays au monde à réussir le coup de force qui consiste à ériger sa langue, du simple fait qu'elle est parlée et sans considération pour les conditions concrètes de son usage, en support d'une idéologie propre à sauvegarder ses intérêts politiques, économiques et culturels, mais aussi à contourner, sinon à nier toutes les autres idéologies. En cela réside son habileté et l'efficacité de la francophonie. Car quelles que soient les situations économiques et sociales de ses membres, quels que soient leurs problèmes spécifiques, quelles que soient leurs options idéologiques la francophonie a réussi à s'imposer à eux comme un idéal transcendant au nom duquel toute rupture avec la France, toute volonté d'indépendance vient à apparaître comme une erreur politique. C'est au regard de cette dimension politique que la langue française a acquise grâce à la francophonie que Georges Pompidou, successeur de de Gaulle affirme : « Si nous reculons sur notre langue, nous serons emportés purement et simplement »[56].

Le contexte dans lequel l'idée et le mot ont été lancés et le processus grâce auquel ils ont réussi à s'imposer sont révélateur du caractère impérialiste de cette idéologie qui en affirmant la primauté du culturel (mais quelle culture ?) sur le politique, tout comme l'idéologie coloniale dans les années 1930, en détournant les pays africains de leurs intérêts et de la nécessité de construire une Afrique auto-centrée, entièrement maîtresse de son destin, constitue objectivement un obstacle à leur indépendance [PAGE 36] et partant à leur épanouissement. Il est important de souligner que la francophonie s'est développée concurremment avec l'unité africaine et qu'elle a progressivement pris corps grâce aux organisations africaines qui firent échec au fédéralisme africain. « L'impérialisme, écrit Yves Bénot, n'est pas toujours balkanisateur, à l'avantage de pouvoir jouer sur les deux tableaux, balkanisant s'il est menacé, réunissant s'il trouve des partenaires soumis. Mais l'unité qu'il introduit alors reste l'unité d'un espace tourné vers l'extérieur de l'Afrique, une unité qui n'a pas son principe en elle-même; mais hors d'elle-même »[57].

Aujourd'hui on fait des gorges chaudes de l'échec de l'O.U.A. et Radio-France internationale affirme triomphalement à chaque « Conférence des chefs d'Etat d'Afrique et de France » qu'il n'y a plus que la France qui réussit à rassembler l'Afrique. Avouons que cela donne à réfléchir.

Guy Ossito MIDIOHOUAN


[1] Cf. Xavier Deniau, La Francophonie, Paris, P.U.F., Que sais-je ?, no 2111, 1983, p. 16. C'est nous qui soulignons.
Il sera beaucoup question de cet ouvrage dans cette première partie de notre étude : il a l'avantage, en s'inscrivant dans la campagne autour de l'idée de francophonie, de faire le point de tout ce qui a trait à cette idée. Son auteur est un Français, député du Loiret, apparenté R.P.R.

[2] Ibidem, p. 17.

[3] Ibidem, p. 13.

[4] Ibidem, p. 18.

[5] Ibidem, p. 17. Discours prononcé devant l'Assemblée nationale du Niger en décembre 1965.

[6] Ibidem, p. 19.

[7] Ibidem, p. 18.

[8] Ibidem, p. 119.

[9] Ibidem, p. 17.

[10] Ibidem, p. 19. C'est nous qui soulignons.

[11] Ibidem, p. 19.

[12] Ibidem, p. 117.

[13] Ibidem, p. 119.

[14] Ibidem, p. 108.

[15] Ibidem, p. 122.

[16] Ibidem, p. 123.

[17] Suzanne Balous, L'action culturelle de la France dans le monde, Paris, P.U.F., 1970, p, 41. C'est nous qui soulignons.

[18] Xavier Deniau, op. cit., p. 44. On remarquera que cette classification est pour le moins tendancieuse. Par exemple, M. Deniau considère comme « pays dont le français est langue maternelle » « la France ( ... ) avec ses prolongements américains (Martinique, Guadeloupe, Guyane, Saint-Pierre-et-Miquelon), de l'Océan Indien (Réunion, Mayotte) et de l'Océan Pacifique (Nouvelle-Calédonie, Polynésie, Wallis et Futuna) »...

[19] Nous renvoyons le lecteur, pour de plus amples détails, à l'ouvrage d'Auguste Viatte, La Francophonie (Paris, Larousse, 1969, 205 p.) qui étudie l'espace de cette prétendue « communauté » selon une classification moins abstraite que celle de M. Xavier Deniau.

[20] La Belgique comprend trois communautés : française, flamande et germanophone.

[21] Indépendant depuis janvier 1804...

[22] Auguste Viatte, Op. cit., p.79.

[23] Auguste Viatte, op. cit., p. 108. Nous abordons dans la troisième partie de cette étude les relations entre la francophonie et l'unité africaine.

[24] Ibidem, pp. 108-109.

[25] Ibidem, p. 114.

[26] Gérard Tougas, La francophonie en péril, Montréal, 1967, p. 167. C'est nous qui soulignons.

[27] Xavier Michel, « Panorama de la langue française dans les Etats africains et malgaches vingt ans après les indépendances », in Französisch heute, 2 (1982), pp. 114-141. Il s'agit d'un article remarquable et fort instructif.

[28] Ibidem, p. 131.

[29] Cité par Robert Cornevin, in Littérature d'Afrique noire de langue française, Paris, P.U.F., 1976, p. 37.

[30] Paris, Libr. Univ., 1906.

[31] Cf. Robert Lemaigen, L.S. Senghor, Prince Sisowath Youtevong, La Communauté impériale française, Introduction de Tingitanus, Paris, Paris, Ed. Alsatia, Coll. « Faits et Idées », 1945, 136 p.

[32] Cf. Jacques Baulin, La Politique africaine d'Houphouët-Boigny, Paris, Ed. Eurafor-Press, 1980. Particulièrement les deux derniers chapitres : « La manipulation des Etats francophones » et « L'O.U.A. ou la fin du rêve unitaire ».

[33] Plus communément désigné « Conseil de l'Entente », cette organisation regroupait à l'origine la Côte-d'Ivoire, la Haute-Volta, le Niger et le Dahomey.

[34] Jacques Baulin, op. cit., p. 128. Ce refus apparemment fondé sur des raisons constitutionnelles s'explique surtout par le contexte international où l'indépendance des pays colonisés était perçue comme une nécessité. La France ne pouvait plus contourner celle-ci par quelque formule politique que ce fût sans être accusée de néo-colonialisme.

[35] Idem.

[36] Ibidem, pp. 129-130.

[37] Ibidem, p. 133.

[38] Ibidem, p. 137.

[39] Cf. Xavier Deniau, op. cit., p. 51. La même idée apparaît dans un article de Hubert Joly, « Afrique noire et politique linguistique du Conseil international de la langue française » (in Französisch heute, 2, 1982, pp. 141-147) : « Hasard, symbole ou nécessité historique, c'est en effet d'Afrique qu'est parti, en décembre 1965 et en février 1966, sous l'impulsion des présidents Bourguiba et Senghor, le mouvement de la francophonie. Craignant la montée en France des conceptions baptisées du nom de "cartiérisme" et au terme desquelles la France se serait progressivement désintéressée des Etats qui avaient accédé à l'indépendance en 1958-1960 pour l'Afrique noire et entre 1956 et 1962 pour le Maghreb, les deux chefs d'Etat ont souhaité la pérennisation d'une partie des liens tissés avec l'ancienne métropole dans ce qu'ils avaient de moins contestable, c'est-à-dire dans le domaine culturel et par l'intermédiaire d'un moyen de communication commun, la langue française. »

[40] Cf. Jacques Baulin, op. cit., p. 141.

[41] Ibidem, p. 182.

[42] Ibidem, p. 185.

[43] Houphouët-Boigny, David Dacko, Léon M'Ba (qui demeurait au pouvoir grâce à l'intervention de l'année française au Gabon en février 1964) et Tsiranana étaient les partisans du maintien de l'U.A.M.

[44] Jacques Baulin, op. cit., p. 145.

[45] Ibidem, p. 146.

[46] Ibidem, p. 152.

[47] Ibidem, p. 152.

[48] Cf. Xavier Deniau, op. cit., p. 52.

[49] Idem.

[50] On peut se demander si les chefs d'Etat africains étaient conscients de la manipulation dont ils étaient l'objet de la part de la France : Houphouët-Boigny, par exemple, en 1967, qualifia la francophonie d'« idée fumeuse de Senghor ». Selon Jacques Baulin (op. cit., p. 166), « il l'a toujours considérée comme une affaire marginale, voire subalterne, et de toute façon, soit sans utilité pratique au plan africain, soit vouée à un échec retentissant. Il s'est d'ailleurs soigneusement abstenu ( ... ) de prendre la moindre position publique sur ce problème... ». Il n'en a pas moins contribué, très activement et dans les limites du rôle qui lui était assigné, à la naissance de la francophonie.

[51] Comme l'Association des Universités Partiellement ou Entièrement de Langue Française (A.U.P.E.L.F.), créée à Montréal en 1961, la Communauté Radiophonique des Programmes de Langue Française (C.R.P.L.F.) créée en 1955, etc.

[52] Cf. Xavier Deniau, op. cit., p. 54.

[53] Ibidem, p. 55.

[54] Hamani Diori pense aujourd'hui (cf. Jeune Afrique, no 1235 du 5 sept. 1984) que le coup d'Etat qui le destitua le 15 avril 1974 était l'œuvre des services spéciaux de Foccart : la France aurait mal vu sa volonté de se rapprocher des pays arabes, de favoriser l'expansion de l'islam et l'enseignement de l'arabe. Il considère ce coup d'Etat comme une trahison de la France, sans doute en raison du rôle de premier plan qu'il joua dans l'organisation de la francophonie. Il en conçoit beaucoup d'amertume.

[55] Il existe d'autres organes de la francophonie parmi lesquels nous pouvons retenir : les conférences des ministres des pays d'expression française, le groupe des délégations d'expression française à l'O.N.U., l'Union Culturelle Française, l'Association Internationale pour la Culture Française à l'Etranger, l'Association des Ecrivains de Langue Française, le Comité Universitaire Francophone pour le Développement des Echanges Scientifiques, la Fédération Internationale des Professeurs de Français...

[56] Cf. X. Deniau, op. cit., p. 98.

[57] Yves Benot, Idéologies des indépendances africaines, Paris, Maspero, 1969, p. 186.