© Peuples Noirs Peuples Africains no. 43 (1985) 1-11



QUAND PAUL BIYA[1] FAIT UNE OUVERTURE VERS MONGO BETI...
C'EST UNE CHAUSSE-TRAPPE

ou l'histoire d'une machination

Mongo BETI

M'accusera-t-on de masochisme parce que j'expose une affaire où je me suis laissé berner par une bureaucratie policière néo-coloniale, une engeance grotesque dont je n'ai cessé de moquer la stupidité ? C'est un devoir de transmettre cette histoire aux futures générations de militants noirs qui ne manqueront pas d'en tirer quelque parti; en toute hypothèse, elle dessillera les yeux de bien des intellectuels camerounais entêtés dans l'aveuglement, en montrant d'une façon lumineuse que si Ahmadou Ahidjo symbolisera à jamais l'infamie du despotisme africain sous influence, son successeur ne vaut pas mieux, au contraire. Exercice de démystification, ce récit est donc aussi une entreprise de salubrité politique. [PAGE 2]

Depuis l'arrivée de Paul Biya à la présidence de la République du Cameroun, j'étais presque quotidiennement abordé par des gens se disant bien informés, des Betis[2] catholiques notamment, qui m'annonçaient que le successeur d'Ahmadou Ahidjo désirait faire une ouverture dans ma direction, qu'il allait incessamment m'envoyer un émissaire à cet effet. Je répondais que c'était le cadet de mes soucis. [PAGE 3]

Au cours de l'année 1983, j'appris que la rumeur de ma présence au Cameroun courait les quartiers africains des grandes villes camerounaises : le gouvernement faisait ou laissait dire que j'étais revenu à Mbalmayo, mon pays natal, et que je coopérais avec le parti unique, l'U.N.C. Quand, à Paris, je rencontrais des compatriotes arrivant du Cameroun, je m'entendais régulièrement dire : « Dommage que je n'aie pas pu te rencontrer à Yaoundé ! Dieu sait pourtant que je t'ai recherché ! » Inutile d'expliquer [PAGE 4] que j'étais allé au Cameroun pour la dernière fois en 1959 : on refusait de me croire.

Un jeune compatriote qui avait séjourné à la prison de Rouen et qui, à l'expiration de sa peine, avait été expulsé vers le Cameroun, me téléphona à peine arrivé à Yaoundé, sur le ton du blâme : « Pourquoi ne pas m'avoir dit à Rouen que tu venais de séjourner chez nous ? », fit-il. « Moi ? pas du tout, je ne suis pas allé chez nous récemment », lui répondis-je. « Mais si ! plein de gens t'ont vu, je l'entends dire ici tous les jours. » Bref, ce fut un dialogue de sourds. Telle est la force de la désinformation.

C'est à partir du printemps de 1984 que j'aurais dû prendre conscience qu'une offensive occulte était menée contre ma petite personne, le pouvoir s'étant laisser enfermer dans un piège de mensonges dont il allait devoir se dégager d'une façon ou d'une autre. Jamais je n'avais reçu tant de nouvelles, toutes alarmistes d'ailleurs, de ma vieille mère. Tel docteur de troisième cycle, professeur de lycée à Sangmelima, qui, deux très longues années après notre séparation à Paris, ne m'avait pas donné le moindre signe de vie, et à qui d'ailleurs je n'avais jamais parlé de ma mère, m'adressa coup sur coup plusieurs missives, dont une recommandée avec accusé de réception, où il m'annonçait que maman était pour ainsi dire à l'agonie, qu'elle était obsédée par la hantise de ne pas me revoir une dernière fois avant sa mort.

Une certaine madame Fanny Lalande Isnard n'a pas un style différent, bien que Française; elle est, certes, très répandue dans les milieux camerounais de Paris, de Douala, de Yaoundé, où elle se donne à tort pour l'une de mes connaissances. Je ne connais pas madame Fanny Lalande Isnard, et Dieu me garde de la rencontrer. L'indiscrétion et le toupet de cette personne n'ont d'égal que la maladresse de ses tentatives pour tirer les vers du nez à ses interlocuteurs, auxquels elle n'hésite pas à téléphoner aux heures les plus tardives, sous prétexte de leur exposer ses efforts pour promouvoir le livre africain en Afrique. Elle aussi me parlait alors de ma mère. Par quel miracle avait-elle pu recueillir ses confidences ? Mystère. Madame Lalande Isnard me parlait aussi des dirigeants du Cameroun qui, selon elle, ne comprennent pas pourquoi je m'obstine à rester en France. Le toupet, je vous dis ! [PAGE 5]

C'est pourtant un Beti de Douala, Louis-Marie M'Barga Owona, un brave garçon un peu simple, qui mérita la palme dans cet exercice appelé, si je ne m'abuse, l'intox. Pendant les dernières semaines du printemps de 1984 et durant l'été de cette même année, il m'écrivit au rythme d'une lettre tous les deux ou trois jours, après des décennies de silence. Et de seriner le même refrain. Que de raisons, j'avais, à l'en croire, de venir enfin au pays, Ma mère, bien sûr, entre autres ! Ah, la pauvre femme ! Etc.

Je lui répondis toujours aimablement, lui expliquant sans m'impatienter pourquoi il me fallait un certain nombre de garanties politiques : l'amnistie pour certains de nos camarades d'exil, la libération des prisonniers politiques, presque tous des militants de l'U.P.C., donc des camarades aussi. Paul Biya avait été informé de ces conditions par diverses voies, expliquais-je à mon correspondant. S'il était animé de si belles intentions, pourquoi tardait-il à faire un geste au moins ? Espérait-il que nous irions demander l'aman individuellement ? Nous prétendions, quant à nous, à la reconnaissance de l'opposition.

A la fin, Louis-Marie se lassa et entreprit de jouer au brave péquenot qui se noie dans les visions tourbillonnantes d'un intellectuel; il m'écrivit, en substance : « J'avais préparé une grande fête en prévision de ton arrivée. J'avais réservé une voiture qui nous aurait emmenés de village en village à travers notre belle province. Je vois bien qu'il n'en sera pas ainsi cette fois. Au moins voudras-tu écrire à Paul Biya pour lui annoncer la date où tu comptes venir ? »

Je me fâchai cette fois et rompis l'échange de correspondance le 29 août 1984, dans une dernière lettre où je lui disais : « ... tu te trompes, ce n'est pas la personne d'Ahidjo que je combattais, mais sa mauvaise politique consistant à arrêter, emprisonner, torturer les Camerounais ayant combattu pour l'indépendance. Biya continue la même politique. Sans l'amnistie, où est donc le changement ? Je donne encore deux mois, septembre et octobre, à Biya pour libérer tous les prisonniers politiques et proclamer l'amnistie générale. Sinon, je l'attaquerai très durement, comme j'ai attaqué Ahidjo alors que Biya travaillait tranquillement avec ce dictateur... » [PAGE 6]

Je pris à témoin de la sottise du gouvernement qui utilisait des agents aussi maladroits un autre Beti avec qui j'étais en correspondance depuis près d'un an et qui, par une circonstance que j'eus longtemps le tort et la naïveté de croire fortuite, se trouvait être aussi un ami de Louis-Marie M'Barga Owona, un certain Jérôme Elundu Onana, cadre à la B.I.C.I.C. (Banque internationale pour le commerce et l'industrie du Cameroun, filiale de la Banque nationale de Paris), où il est chargé des relations avec la « clientèle du Littoral ».

Ce personnage avait fait preuve jusque-là d'une discrétion et d'un tact dont je lui savais gré. C'est pourtant lui qui va servir d'exécuteur dans le piège que me tend le pouvoir et où je vais tomber bêtement comme un novice. En fait, Elundu Onana, très probablement sinon sans aucun doute, a téléguidé Louis-Marie M'Barga, dont il va aussitôt prendre le relais, fort de toute l'information que lui apporte ma correspondance avec son ami. Je dois préciser que si je connais fort bien Louis-Marie, avec qui j'ai été à l'école et qui, par la suite, est devenu un parent par alliance en épousant une lointaine cousine, je n'ai jamais rencontré Jérôme Elundu Onana. Mais il va rapidement gagner ma confiance, avec une dextérité et un naturel qui permettent de penser que, au moins pendant une partie de nos rapports, il a pu être spontané et sincère, ceux qui le manipulaient de la coulisse ayant dû lui laisser la bride sur le cou au début.

L'EXECUTEUR

Dès l'éviction du dictateur Ahmadou Ahidjo, tandis que se répand l'illusion d'une libéralisation, Elundu Onana se met à nous faire la cour : je ne trouve pas de meilleure expression pour caractériser son comportement. Il nous écrit pour nous informer, féliciter, congratuler et surtout pour acheter nos produits. Il ne faut pas oublier que nous sommes une maison d'édition, aussi dérisoire soit-elle eu égard à ses moyens financiers. Sous Ahidjo, on ne nous avait pour ainsi dire jamais adressé de commande du Cameroun, alors que nous avions des clients partout, et même chez l'horrible Omar Bongo. Point de [PAGE 7] semaine sans une commande d'Elundu : exemplaires isolés ou séries entières de Peuples noirs-Peuples africains, abonnements recueillis auprès de ses amis, d'autres imminents; achats de La ruine presque cocasse d'un polichinelle par dizaines. Une véritable manne. Et le bougre, contrairement à tant d'Africains, paie rubis sur l'ongle. Durant cette première période, qui va de 1983 à la fin de l'été de 1984, nous traitons avec Elundu Onana pour une somme qui dépasse les vingt mille francs français, à notre entière satisfaction ! Un vrai pactole. Retenez bien ce truc : rien de plus efficace pour séduire un homme dont l'entreprise en somme vivotait jusque-là.

Qu'on se rappelle que c'est le 29 août que je romps avec Louis-Marie M'Barga, auquel se substitue aussitôt Elundu Onana, selon mon hypothèse.

Hypothèse largement vérifiée lorsqu'on observe que c'est à la même époque, c'est-à-dire à la fin de cet été-là, que nos rapports avec Elundu Onana prennent un tournant qui frappe rétrospectivement. Sans aucun doute, le banquier prend l'affaire en main. Il nous adresse désormais de très grosses commandes. Outre la revue, dont nous lui envoyons une dizaine de cartons à sa demande, il reçoit pendant cette période 1 104 exemplaires de La ruine presque cocasse d'un polichinelle. Il me persuade d'obtenir que Buchet-Chastel lui envoie cinq cents exemplaires de mes œuvres publiées chez cet éditeur. Le même accord est signé avec Présence Africaine et concerne 700 exemplaires du Pauvre Christ de Bomba, ainsi qu'avec L'Harmattan pour 300 exemplaires de Remember Ruben et 200 de Le temps de Tamango (roman de Boris Diop, dont j'ai écrit la préface), sans compter des commandes de moindre importance, comme celles de Main basse sur le Cameroun, qui est en fin de tirage. Précision capitale : les traites de ces éditeurs sont à mon nom personnel.

Dans ses lettres, il ne cesse d'exposer sa théorie et sa pratique de la vente des livres auprès des Africains, et ses vues me paraissent remarquables par leur bon sens. Contrairement à ce que l'on prétend, affirme-t-il, les gens ont envie de lire, mais non l'habitude. Diverses raisons, dont la peur invétérée de la police politique, la distance, et bien entendu aussi le manque d'argent pour les plus déshérités, retiennent les gens d'aller acheter les livres [PAGE 8] dans les librairies, concentrées dans la ville moderne (qui est, en fait, la ville européenne), sans compter que ces établissements se fournissent rarement en ouvrages d'auteurs africains.

Qu'on mette des livres sous les yeux des gens, soit par la technique du porte-à-porte, ou en faisant le colportage chez soi quand on a des invités, ou même au bureau où l'on travaille, et l'on est étonné de l'empressement des assistants à les acheter; ils peuvent même consentir d'assez gros sacrifices financiers pour lire. Il suffit alors de leur laisser pour le règlement des délais assez souples, attendre par exemple la fin du mois. « A ces conditions-là, conclut-il régulièrement, même des navets avérés peuvent connaître un vif succès. Je n'en veux pour preuve que la vente des ouvrages de Jeune Afrique. Si tu voyais les nullités que Jeune Afrique arrive à écouler ici à profusion ! Alors avec tes œuvres dont les gens entendent parler depuis si longtemps sans pouvoir les lire ! Les quelques centaines de Main basse que tu m'as envoyés se sont vendus comme des petits pains... »

Ce sont là les propos que je voulais entendre depuis longtemps. Voici en effet des décennies que je suis tourmenté par ce mur, le plus souvent politique, qui fait obstacle à la rencontre de nos œuvres avec leur public naturel, et que je m'interroge sur les moyens d'y pratiquer des brèches. Je bois chaque fois du petit lait en dévorant cette correspondance. Loin de me défier de leur auteur, comme ma femme qui dit que tout cela est trop beau, j'éprouve une admiration passionnée pour cet homme imaginatif, entreprenant, dynamique. Voilà au moins un Africain dont la personnalité dément les préjugés calomnieux des racistes. A plusieurs reprises, je fais son éloge auprès des dirigeants de La Découverte-Maspero, de L'Harmattan, de Présence Africaine.

Il arrive fréquemment que, dans ses nombreuses lettres, Elundu Onana nous gratifie de ses analyses de la situation politique au Cameroun, surtout après le putsch avorté d'avril 1984. L'image de Paul Biya qui en émerge est extrêmement nuancée et laisse le lecteur perplexe. Qu'on en juge par ces quelques citations.

25 avril 1984 : « ... En même temps, la France venait proposer de l'aide au gouvernement en place pour marchander [PAGE 9] une influence qui ne se justifie plus ni économiquement ni stratégiquement, car le résultat le plus tangible est la frustration des diplômés en chômage, des immeubles attendant des locataires. Ceci n'a pu être facilité ou rendu possible qu'à cause de l'absence de détermination du président soit à casser le système néocolonial dont le Cameroun était et demeure l'archétype ou de remplacer les hommes anciens qui ont perdu de vue l'intérêt général pour leur bien personnel. Je crois que les événements lui donneront les moyens de faire l'un et l'autre, tant les forces armées ont nettoyé suffisamment le terrain et que le prochain jugement ne connaîtra pas de happy end pour les conjurés sans que naisse un dangereux sentiment de désaveu dans la population que la radio s'épuise à calmer... »

14 mai 1984 : « ... la collusion est manifeste entre le colonat et les spéculateurs immobiliers qui nagent autour des fondations de l'ancien pouvoir. Le nouveau président sort grandi de l'épreuve et ce qui semble une approche timorée de l'exercice du pouvoir se révèle être une avancée méthodique avec des décisions irréversibles dénuées de toute sorte d'arbitraire ou d'injustice, maux que les caprices de l'ex-président ont rendu familiers au Camerounais moyen... »

1er juillet 1984 : « ... Qu'il y ait un mieux depuis le départ de Babatoura[3], c'est manifeste sur tous les plans; il est vrai que cela tient au pétrole qui donne l'argent à l'Etat, aux pluies qui permettent aux plantes de pousser et à la faiblesse du président qui se bat pour que les Nordistes qui fournissent la viande ne se sentent pas écartés. Tant et si bien qu'on trouve qu'il en fait trop si l'on croit aux commentaires qui ont entouré la nomination d'un enfant de vingt-trois ans aux fonctions de directeur de la S.O.T.U.C. (société des transports urbains)... »

10 septembre 1984 : « ... Autre caractéristique de ces derniers jours, on n'arrête pas de faire joujou avec les militaires, on décore par-ci par-là, au point que les autres domaines de la vie publique sont délaissés et les décisions hâtivement prises paraissent bâclées... »

27 septembre 1984 : « ... Tu vois que l'histoire a souvent [PAGE 10] de ces retournements ironiques ! Si je comprends bien, le pouvoir essaie de calmer les esprits, de redonner confiance à ceux que l'opinion met sur le ban de la société. On s'attend à ce que ce ne soit qu'une veillée d'armes avant peut-être l'estocade finale. Car, malgré son impéritie, notre type est un joueur d'autant plus difficile à manœuvrer qu'en homme de sérail qu'il a été, il ne laisse pas beaucoup de prise à l'adversaire et qu'il s'en sort bien. Son refus de proclamer des principes idéologiques viendrait d'un souci de prudence exagéré peut-être, mais certainement utile quand on est entouré du Tchad et du Nigeria... Il faut laisser l'ennemi se découvrir et l'attaquer dès qu'il est à découvert... »

Maxime sinistre si je m'étais douté que c'est à moi qu'Elundu Onana et le brain-trust[4] qui la lui dictait se proposaient d'en faire l'application.

En y réfléchissant rétrospectivement, je découvre que tout ce travesti d'objectivité n'était qu'habile mise en condition.

Il faut pourtant signaler qu'Elundu Onana a collaboré au numéro 39 juin-juillet) de Peuples noirs-Peuples africains, y publiant au sujet du fonctionnement des banques camerounaises sous un pseudonyme il est vrai, un article qui n'était pas précisément complaisant[5].

Quoi qu'il en soit, nous voici au 23 octobre 1984. J'adresse à Elundu Onana, selon nos conventions, un relevé des fournitures effectuées par les Editions des Peuples noirs (qui nous appartiennent, à ma femme et à moi). Les autres éditeurs ont consenti à notre homme des conditions de paiement assez favorables et leurs traites ne viennent à échéance que le 31 janvier 1985. Nous sommes, [PAGE 11] quant à nous, une très petite maison, et aimerions être payés aussitôt que possible.

Le relevé du 23 octobre fait ressortir un crédit de 58 690,25 F en faveur des Editions des Peuples noirs. Je presse Elundu Onana de nous régler immédiatement au moins la part de cette somme représentant les frais de port avion, ce moyen de transport ayant été exigé par notre partenaire lui-même. Cela représente environ 25 000 francs que je n'ai pu acquitter qu'en puisant dans la trésorerie de la revue Peuples noirs-Peuples africains.

Au lieu de payer, Elundu s'avise de me faire une proposition extrêmement alléchante, que j'ai tort d'accepter.

Il faut que j'expose l'affaire par le menu, car c'est ici que se situe le tournant crucial, autant dire désastreux, de mes rapports avec Elundu Onana. A partir d'ici, c'est peu dire que, justifiant la tactique avouée tout à l'heure par mon correspondant dans une maxime bien tournée, je vais me trouver à découvert face à mes ennemis; en vérité, je vais me livrer à eux pieds et poings liés.

Mongo BETI

(A suivre)


[1] M. Paul Biya a la réputation, sans doute justifiée, de manquer de caractère et de ne pas maîtriser son entourage. Certains en profitent pour l'absoudre systématiquement de tous les abus de son régime, qu'ils attribuent exclusivement à ses séides. C'est un distingo auquel je me refuse personnellement, considérant que, dans un système présidentiel, comme celui du Cameroun, le président est toujours responsable des fautes du pouvoir. Cela dit, certaines factions du régime de Biya sont carrément fascisantes; je pense par exemple à la vieille garde aujoulatiste (catholique et beti) où s'agite Adalbert Owona, un mien cousin. L'anecdote que voici donnera une idée de la mentalité archaïque de ce groupe : se confiant un jour à un professeur français d'université en visite à Yaoundé, cet Adalbert Owona lui déclara qu'il connaissait une excellente solution pour me faire rentrer au Cameroun, idée fixe de ces messieurs sur lesquels ma modeste personne semble exercer une fascination étrange dont je suis moi-même le premier stupéfié. A croire qu'ils ne peuvent pas se passer de moi ! on me kidnapperait; on fois là-bas, je serais tellement ravi de découvrir le bonheur de vivre au Cameroun que l'idée de me plaindre du procédé ne me viendrait même plus. Voilà quels olibrius ont le Cameroun en charge actuellement.

D'autres groupes cabalent d'ailleurs aussi dangereusement dans le vide du pouvoir déserté par un président trop timoré, trop indécis. C'est le cas de certains rescapés de la dictature ahidjoïste, arc-boutés contre tout changement, soit parce qu'ils ont, comme Andzé Tsoungui, ministre des Armées, les mains rougies par le sang de leurs compatriotes, ayant officié comme hauts fonctionnaires responsables de la répression au début des années soixante, époque terrible qui n'est pas près de sortir de la mémoire collective; soit parce que, comme Sengat-Kouoh, ce mercenaire de la magouille et du retournement de veste, ils redoutent trop que l'avènement du multipartisme n'entraîne la mise sur la sellette des citoyens trop vite enrichis.

On imagine mal comment cette faune, véritable musée des horreurs morales, a pu se figurer que j'accepterais un jour, sous quelque pression que ce soit, de me commettre en son sein. Autant croire au Père Noël. En effet, comme on le verra, il s'agissait bien de se procurer le moyen d'exercer sur moi un chantage qui me contraigne à me rallier au régime en place à Yaoundé, alors que chacun sait avec quelle fermeté je le condamne. C'est toujours au kidnapping qu'on recourait, mais moral cette fois, l'autre forme étant sujette aux aléas, comme certaine tentative avortée vient de le montrer à Londres.

[2] Cette précision n'est pas inutile. D'une part, une loi non écrite de la politique camerounaise (c'est-à-dire, en réalité, une technique de domination du néocolonialisme) semble être la rotation des ethnies dans l'exercice du pouvoir suprême, au mépris bien entendu de la Constitution officielle dont le rôle est purement décoratif. Après les Nordistes Peuhls, il saute aux yeux que l'Etat est tombé entre les mains pour ne pas dire dans l'escarcelle des Sudistes Betis avec l'avènement de Paul Biya : le Camerounais de la rue s'en convainc par la seule lecture des noms des plus hauts responsables dans tous les domaines et notamment dans les organes de Sécurité que les Betis monopolisent impudemment. De plus, les Betis étant en majorité catholiques, il en résulte que, sous Paul Biya, le dirigeant camerounais le plus représentatif est un Beti catholique, comme il était naguère un Peuhl musulman : c'est ce que j'ai appelé souvent le tribal-confessionnalisme.

D'autre part, le qualificatif beti s'appliquait originellement et à proprement parler à deux ethnies de la région de Yaoundé : les Ewondos à Yaoundé même, et le Beneuhs (ou Banés) à Mbalmayo. Mais il est vrai que le terme tend irréversiblement à désigner tous les Fangs du Cameroun, c'est-à-dire, en plus des deux groupes nommés tout à l'heure, les Etohns, les Boulous, les Ntoumous, etc. Ce n'est pas seulement l'une des ethnies les plus nombreuses du Cameroun, avec les Bamilékés à l'ouest; les « Betis » forment aussi, avec leurs frères Fangs du Gabon et de la Guinée Equatoriale, un peuple évalué par le Pr Eya Ntchama, chef de l'opposition équato-guinéenne réfugié à Genève, à environ cinq millions de personnes; ils offrent également un exemple rare de cohésion linguistique, culturelle et sociale, n'en déplaise aux professionnels de l'élucubration ethnologiste qui, sous la rubrique tribus, rangent des clans, c'est-à-dire des familles élargies comme les mvog Ada, mvog Belibi, mvog Amougou...

Mais, bien entendu, rien ne saurait justifier le rôle politique exorbitant que le néocolonialisme veut faire jouer aux Betis affligés de trop de handicaps pour être à la hauteur d'aucune hégémonie. Leurs compatriotes d'autres ethnies ne leur reprochent-ils pas, comme hier aux Peuhls d'Ahmadou Ahidjo, de s'être naguère prudemment tenus à l'écart de la lutte de libération nationale, sous l'influence des missions catholiques, ardents défenseurs du système colonial. Les Betis manquent d'ailleurs aussi de dynamisme économique et le poids de la communauté dans ce domaine est tout à fait insignifiant. Ce sont de grands amateurs de diplômes, et le rêve de tout jeune Beti est de parader un jour dans un bureau. Dépourvus de sens pratique et d'expérience militante, ivres d'un pouvoir aussi subit qu'immérité, ne vont-ils pas bien vite se rendre odieux à leurs compatriotes ? Il est des Betis, notamment parmi les intellectuels en exil, qui s'inquiètent de cette situation et en redoutent l'issue jugée d'avance désastreuse.

[3] Sobriquet de l'ex-président Ahmadou Ahidjo.

[4] Elundu Onana est un grand ami de Senkat-Kouoh, spécialiste fameux de la rhétorique de commande, puisqu'il exerça longtemps ses talents de logographe auprès d'Ahmadou Ahidjo. Il y a vingt-cinq ans, Sengat-Kouoh choisit la corruption, et moi la littérature. Il ne semble pas se satisfaire de ce partage aujourd'hui, mais pourquoi s'en prendre à moi ? Si Sengat-Kouoh juge trop cruel et injuste le contraste formé par la comparaison de nos deux destins, qu'il change dont son itinéraire, au lieu de jouer les Procustes.

[5] Sous le pseudonyme de lonan Imleo, « Lettre du Cameroun : Banque centrale, banques commerciales, est-ce la guerre ? », cf. Peuples noirs-Peuples africains, no 39 (juin-juillet 1984).