© Peuples Noirs Peuples Africains no. 41-42 (1984) 30-45



L'ENDETTEMENT EXTERIEUR
DE LA COTE-D'IVOIRE

ET L'ECHEC D'UN MODELE DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE

Lambert KOUADIO[*]

La Côte-d'Ivoire, Japon de l'Afrique par son taux de croissance élevé (10 % à l'époque) ! Le miracle ivoirien ! Boom économique de la Côte-d'Ivoire ! La Côte-d'Ivoire, pays de prospérité et de bonheur ! ! ! Et combien de compliments me restent-ils en mémoire ? Aucune ex-colonie française en Afrique noire n'avait reçu autant de palmes pour sa croissance et son « développement ».

Les économistes de l'Occident, sans aucun scrupule d'ailleurs, ne tarissaient pas d'éloges pour couronner le « succès » économique de la Côte-d'Ivoire. Aujourd'hui, tout semble se dissiper. L'espoir s'envole. La couronne de glace fond de plus en plus au rythme de la crise structurelle qui obère l'économie mondiale.

En Côte-d'Ivoire, vingt-quatre ans après l'indépendance et une course démentielle vers une forte croissance, le masque du développement économique est tombé; les résultats sont là; ils sont amers : la situation économique et sociale du pays s'est considérablement érodée. Un seul constat à faire : l'échec d'un modèle économique de développement choisi délibérément par les autorités politiques du P.D.C.I.[1], celui qui a exclu les nationaux de la [PAGE 31] gestion économique et politique du pays. Vingt-quatre ans après son accession à l'indépendance, la Côte-d'Ivoire reste encore l'une des économies les plus ouvertes d'Afrique noire. C'est une économie qui s'entretient essentiellement de l'extérieur :

– la croissance économique qu'a connue le pays depuis 1960 a été considérablement entretenue par des apports de capitaux étrangers (de 60 à 86 % dans le financement des investissements réalisés en Côte-d'Ivoire);

– plus des deux tiers de la production totale est vendue à l'étranger; à terme, cette liberté des échanges a entraîné un transfert de ressources physiques (matières premières agricoles et minières) vers la France et les autres pays du monde occidental;

– une forte proportion de travailleurs est venue des pays voisins ou de la France pour « s'investir » dans les secteurs économiques les plus essentiels; selon De Bernis[2], la production de presque tous les secteurs non agricoles de la Côte-d'Ivoire est sous la domination de grandes firmes coloniales françaises : SCOA, CFAO, CFCI, Jean Abil Gal, etc.;

– les achats à l'extérieur de biens alimentaires constituent l'essentiel des dépenses d'importation depuis les années 1970.

Je veux montrer comment le choix d'une telle politique économique ne peut qu'engendrer des distorsions sociales et économiques dans l'économie nationale; aujourd'hui la Côte-d'Ivoire connaît une situation d'endettement excessif : avec ses 2 900 milliards F CFA de dette en 1983, la Côte-d'Ivoire détient la palme d'or de pays d'Afrique noire le plus endetté, un autre titre après la couronne de « glace » du milieu des années 1970; cette fois-ci, les prix qui sont attachés à cette couronne sont amers. L'économie ivoirienne connaît de sérieuses difficultés : le solde négatif de sa balance des paiements s'aggrave de plus en plus, la tendance au déséquilibre des comptes extérieurs s'accentue. [PAGE 32]

Sur le plan interne, l'écart entre l'épargne interne des ménages et des administrations et l'investissement se creuse de plus en plus; l'inflation et le chômage dégradent l'environnement social; la misère des campagnes chasse les paysans de leurs vieilles plantations vers les villes où sévissent la prostitution et la délinquance.

En fait, cette politique économique de liberté des échanges extérieurs et de libre transfert des facteurs de production étrangers (les capitaux et le travail en Côte-d'Ivoire) a été à l'origine de graves déséquilibres internes et externes qui ont conduit à cette situation dramatique de l'endettement extérieur du pays.

A) La montée des déséquilibres économiques et financiers en Côte-d'Ivoire depuis l'indépendance

Les effets conjugués des facteurs négatifs internes (faiblesse du système financier à collecter l'épargne privée, élévation de l'indice des prix à la consommation, déficit budgétaire ... ) et externes (baisse des cours mondiaux des principaux produits agricoles exportés, augmentation des transferts des revenus des investissements, etc.) ont eu de graves conséquences sur l'ensemble des activités économiques de la Côte-d'Ivoire depuis une vingtaine d'années.

I) Les déséquilibres internes

D'une façon générale, le développement économique a toujours eu tendance à créer des situations qui se caractérisent par la mise en œuvre d'une importante offre d'un ou de plusieurs facteurs, or le nombre de ces facteurs disponibles est souvent limité; il va alors en résulter un écart entre la quantité de facteurs offerts et celle qui est requise. Ce fut le cas de la Côte-d'Ivoire depuis 1960; l'évolution économique du pays fait clairement apparaître l'importance de l'investissement par rapport à l'épargne nationale qui accuse, depuis 1979, un recul considérable comme le montre le tableau ci-dessous. [PAGE 33]

TABLEAU I
RECUL DE L'EPARGNE NATIONALE
(en %)

P.I.B. : Produit intérieur brut.
F.B.C.F. : Formation brute du capital fixe qui correspond à l'investissement réalisé.
Source: Ministère français des Relations extérieures, Coopération et Développement, 1982.

De 1960 à 1981, la part de l'investissement dans le P.I.B. est passée de 19,4 % à 28,6 % alors que, pour la même période, la part de l'épargne chutait de 18,78 % à 12 %. Ce tableau montre l'insuffisance de l'épargne nationale par rapport aux investissements. Sur l'ensemble de cette période duo-décennale, l'évolution de l'épargne est restée globalement en dessous des 20 % du P.I.B.

Il y a plusieurs raisons à l'existence de cet écart entre l'épargne et l'investissement. Pour des raisons de clarté, je vais étudier séparément les causes de la faiblesse de l'épargne nationale en distinguant l'épargne privée des ménages de l'épargne publique.

– La faiblesse de l'épargne privée

Je ne dispose pas sur ce point des données qui permettent de suivre dans le temps les diverses formes d'affectation de cette épargne. Seuls les renseignements fragmentaires collectés par-ci et par-là vont m'aider à suivre globalement les grandes lignes de son évolution.

Cette épargne concerne essentiellement l'épargne réalisée par les ménages nationaux et placée en Caisse d'Epargne et/ou en dépôts à terme dans les banques, [PAGE 34] souscriptions aux bons de Trésor. En dehors des problèmes de formation de l'épargne liés généralement aux mentalités et à certaines pratiques culturelles et sociales, la faiblesse de cette épargne est essentiellement liée au niveau de développement du pays : la Côte-d'Ivoire appartient, malgré les grandes publicités dont elle bénéficie dans la presse occidentale, au groupe de pays à revenu intermédiaire. De 1960 à 1980, le revenu national a connu une croissance annuelle moyenne de 4,1 %. En outre, la Côte-d'Ivoire est un pays essentiellement agricole; ainsi toute fluctuation des prix agricoles aux producteurs a des incidences sur le niveau de vie des agriculteurs (qui représentent près de 75 % de la population active). Or, selon une étude publiée en mars 1979[3] par Catherine Mouillefarine, les prix payés aux producteurs sont restés relativement faibles. De plus, le revenu de ces mêmes producteurs est en grande partie consommé (87 % de ce revenu est consommé).

Ensuite la répartition du revenu national a fortement contribué à la baisse de l'épargne privée des ménages car en moyenne le revenu net annuel moyen par tête a été évalué à 27 000 F CFA en 1979. Cette valeur moyenne recouvre de grandes inégalités de répartition puisque 75 % de la population disposent de revenus inférieurs à 5 % du revenu national, et que les titulaires des revenus les plus élevés, qui représentent 5 % de cette même population, se répartissent à eux seuls 65 % du revenu national.

A cet ensemble de facteurs qui donnent une approche d'explication de la faiblesse de l'épargne privée, il faut aussi noter que, dans les cas rares où cette épargne existe, elle n'a pas été mobilisée : elle est réinvestie dans la construction immobilière; le tiers en moyenne et en valeur des prêts de tous les exercices au cours des vingt dernières années a été consacré à l'immobilier. Les artisans et les petits entrepreneurs n'auront pas suffisamment épargné pour couvrir leurs dépenses d'investissements. [PAGE 35]

– L'insuffisance de l'épargne publique

Cette épargne concerne globalement l'épargne des administrations publiques et des entreprises publiques. De ce point de vue, l'épargne suppose l'existence d'un excédent réel de recettes sur les dépenses ordinaires des administrations et des entreprises publiques, excédent affecté aux dépenses d'investissement.

Cette épargne publique a dans une large mesure servi à financer une proportion importante des investissements qui ont été réalisés en Côte-d'Ivoire; mais la réalisation des dépenses a été en général nettement inférieure aux évaluations économiques : de 1960 à 1980, les fluctuations des recettes d'exportation auxquelles est étroitement lié l'épargne publique ivoirienne ont considérablement réduit la capacité de financement de l'Etat; les difficultés budgétaires se sont aggravées et, partant, l'épargne s'est avérée insuffisante pour couvrir les dépenses croissantes des investissements.

Dans le cas de la Côte-d'Ivoire, deux éléments semblent expliquer la faiblesse de l'épargne publique :

a) Le déficit du budget :

TABLEAU II
(en milliards F CFA)

Source : Côte-d'Ivoire en chiffres.

La dégradation de la situation des finances publiques s'est très fortement accentuée au début des années 1980. La croissance des dépenses publiques est passée de 30 % [PAGE 36] du P.I.B. au début des années 1970 à près de 40 % aujourd'hui. L'ensemble des dépenses des administrations publiques et du financement des investissements des entreprises publiques et para-publiques (200 entreprises para-publiques ont été dénombrées en 1982) a crû à un rythme très élevé, alors que les recettes ont pratiquement stagné à la suite de la baisse considérable des recettes d'exportations à partir du milieu des années 1970. Une de partie de ce déficit budgétaire a été financée par l'emprunt. Selon une étude du ministère français de la Coopération parue en mai 1982, le déficit cumulé des finances publiques a été financé à plus de 70 % par les capitaux extérieurs de 1978 à 1981.

En outre, ce déficit budgétaire n'a pas seulement entraîné l'accroissement de l'endettement extérieur de la Côte-d'Ivoire, il a été aussi à l'origine de l'augmentation de la demande globale. La hausse des dépenses publiques, qui a poussé à la dégradation des finances publiques, a eu pour conséquence directe une expansion de la demande intérieure, évaluée à plus de 62 % des dépenses nationales en 1982. Une telle hausse de la demande a engendré des effets graves négatifs sur les paiements courants du pays. Et comme la Côte-d'Ivoire n'est pas capable de modifier le taux de change nominal de sa monnaie[4] pour bénéficier du différentiel des taux d'inflation interne et externe, le taux de change réel va s'apprécier, l'inflation s'installer : l'indice global des prix de consommation familiale de type africain est passé de 100 (année de base 1960) à 464,3 en 1980.

L'action conjuguée des déficits budgétaires et du taux d'inflation élevé du fait de la demande intérieure a eu de graves conséquences sur les capacités de financement interne de la Côte-d'Ivoire.

Le système financier est dominé par les banques commerciales d'origine étrangère[5] dont la concentration des [PAGE 37] activités dans les grandes villes principalement réduit le nombre des points de collecte de l'épargne. En Côte-d'Ivoire, les dépôts qui sont les seuls instruments d'épargne représentent près de 15 % de la monnaie en circulation.

En plus, la politique de l'encadrement du crédit et de répartition des crédits de ces banques bénéficie très souvent aux filiales des entreprises multinationales qui ont tendance à présenter un bilan de complaisance consolidé de leurs activités. Elles filtrent souvent par les taux d'intérêt très élevés et par un certain nombre de mesures qui élèvent les commissions; ceci provoque une usure considérable des rares fonds versés aux agents économiques nationaux. Cette politique d'encadrement du crédit a paralysé les entreprises nationales qui ont eu pour seul recours l'aide extérieure ou intérieure avalisée par la C.A.A. (Caisse autonome d'amortissement)[6].

Ce déséquilibre interne entre l'épargne et l'investissement a été, en définitive, le résultat de politiques nationales (budgétaire et financière) mal maîtrisées. Elles ont contribué à la dégradation des comptes courants du pays pendant une vingtaine d'années. La situation extérieure de l'économie ivoirienne a été terriblement éprouvée.

II) Les déséquilibres externes

Ils seront principalement le résultat d'une suite de politiques économiques inspirées par le modèle de développement qu'a connu la Côte-d'Ivoire au cours des vingt-quatre années : une économie tournée essentiellement vers l'extérieur. Il est bien entendu que toute modification, même la moindre, des conditions du marché capitaliste mondial aura des effets non négligeables sur l'ensemble des activités économiques et financières du pays. Ici, je m'en tiendrai particulièrement à l'analyse de l'évolution de la balance des paiements de Côte-d'Ivoire et de celle de ses principaux postes. [PAGE 38]

[PAGE 39]

a) Evolution globale de la balance des paiements

De 1960 au début des années 1980, la balance des paiements de la Côte-d'Ivoire a connu des fluctuations erratiques très sensibles aux conditions du marché mondial. Elle est souvent restée déficitaire. C'est surtout au niveau de la balance des opérations courantes que la Côte-d'Ivoire a le plus souffert de sa politique d'ouverture totale sur l'extérieur (voir tableau III).

b) Le déficit structurel des opérations courantes

La balance des opérations courantes est un poste essentiel dans la balance globale des paiements. Elle enregistre au-dessus de la ligne tous les crédits et débits qui constituent des flux de biens (balance commerciale), des services et des transferts sans contreparties.

Le solde du compte courant, en général, permet de savoir si l'ensemble de l'économie nationale dégage ou non un excédent de moyens de financement. Ainsi ce solde sert-il souvent de référence aux politiques décidées par les autorités publiques; s'il est négatif, comme dans le cas de la Côte-d'Ivoire, cela signifie que le pays ne réussit pas à dégager une épargne dans ses relations économiques extérieures ou mieux le pays aggrave sa position de débiteur internationale nette. En Côte-d'Ivoire, ce solde a toujours été déficitaire depuis 1960; il s'est même aggravé au début des années 1980 (voir tableau III). Comme semble l'indiquer le tableau, le déficit des opérations courantes est le résultat des évolutions des déficits des services et des transferts sans contreparties : ils apparaissent comme les principaux responsables du déficit total qu'ont connu les opérations courantes. Quant à la balance des biens son solde est resté depuis bien longtemps positif; ceci ne signifie pas forcément que l'économie ivoirienne s'est bien comportée dans ses échanges commerciaux avec l'extérieur. Compte tenu de la structure des exportations ivoiriennes, essentiellement dominées par des biens bruts primaires, on doit être prudent quant à l'analyse des résultats arithmétiquement positifs des échanges extérieurs. La réalité économique est tout autre chose. Et justement, dans le cas de la Côte-d'Ivoire et de ceux de la plupart des pays sous-développés, l'excédent [PAGE 40] d'une balance commerciale correspond à un transfert de richesses réelles vers les pays industrialisés.

c) Les échanges commerciaux

c1.Les exportations de marchandises

La valeur totale des exportations de la Côte-d'Ivoire a considérablement évolué, passant de 130,2 milliards F CFA à 689,3 milliards F CFA entre 1970 et 1981. Plusieurs facteurs ont contribué à cette évolution; d'une part, l'amélioration à peu près générale de la production agricole; d'autre part, les progrès enregistrés par la diversification de la production agricole d'exportation (coton, ananas ... ).

La structure des exportations de la Côte-d'Ivoire est typiquement celle d'un pays sous-développé : l'essentiel des recettes d'exportations est dominé par la vente des produits primaires d'origine agricole. Ils représentent plus de 70 % des recettes d'exportations du pays (voir tableau IV).

TABLEAU IV
STRUCTURE DES EXPORTATIONS
(en % de la valeur des exportations)

[PAGE 41]

Cette politique agricole qui a principalement consisté à développer des cultures de rente destinées à l'étranger, a eu des conséquences néfastes sur le niveau des productions vivrières. La Côte-d'Ivoire consacre aujourd'hui plus de 40 % de ses dépenses d'importation aux achats de produits alimentaires.

c2. Les importations

Au cours des dix dernières années, la valeur des importations a été multipliée par 5, passant de 107 milliards en 1970 à plus de 650 milliards en 1983.

Cette évolution s'est essentiellement faite au bénéfice des produits manufacturés et des biens alimentaires qui comptent en moyenne pour 80 % dans le total des importations en valeur. Je m'arrêterai ici sur l'importance que prend depuis 1960 les importations des produits alimentaires. La croissance de la demande alimentaire en Côte-d'Ivoire résulte d'une part de l'accroissement de la population globale; de plus, la population urbaine s'est fortement accrue : de 1965 à 1975, elle a connu une progression de 124 %. D'autre part, la baisse relative de la force de travail agricole et le vieillissement des terres cultivables dans les zones rurales a considérablement contribué à réduire les productions vivrières. En 1960, 10 % de la production de chaque paysan était suffisante pour satisfaire la totalité de la demande commercialisée de produits vivriers, En 1980, il faudrait une commercialisation de 40 % pour chaque paysan.

Enfin, la politique agricole orientée vers les plantations de Cultures d'exportation pour satisfaire les besoins des industries européennes et américaines, a fortement contribué à la baisse de la productivité. L'aide financière dans le secteur des produits vivriers a été très négligée, représentant en 1980 5 % seulement des investissements réalisés dans les secteurs agricoles.

d) Le déficit de la balance des services et des transferts sans contreparties

L'excédent commercial de la Côte-d'Ivoire s'est éclipsé face aux déficits structurels des balances des services et [PAGE 42] des transferts sans contreparties. Le solde des services a été supérieur à l'excédent de la balance commerciale (voir tableau III). Le poste des services enregistre les mouvements de voyage des dépenses engagées à l'étranger par les résidents, et les revenus des investissements. C'est ce dernier poste qui a le plus durement affecté le solde des services en Côte-d'Ivoire : il correspond aux transferts des filiales et succursales d'entreprises étrangères en Côte-d'Ivoire et les intérêts dus pour les emprunts extérieurs. Les causes semblent être structurellement liées au choix d'une économie libérale, largement ouverte sur l'extérieur, à la recherche d'un taux de croissance élevé. Ce choix a généré un apport croissant de capitaux extérieurs pour financer le système productif et la croissance économique; les uns et les autres agents économiques étrangers perçoivent une rémunération sous forme de profits transférés et d'intérêts versés.

L'économie ivoirienne a lourdement payé les coûts qu'entraînent une telle politique d'investissement qui a abandonné le pays aux mains des capitaux étrangers. Les autorités semblent avoir oublié les coûts réels qui sont liés aux processus d'investissement direct. Certains coûts, tels les bénéfices rapatriés, peuvent être si élevés qu'ils annulent une part des profits tirés des capitaux investis. Les investissements directs cherchent essentiellement des profits maximum et il est peu probable qu'ils puissent s'investir dans les activités économiques avantageuses pour le pays si celles-ci ne répondent pas à leurs besoins. Dans le cas de la Côte-d'Ivoire, les capitaux privés, « activés » par un code d'investissements de « rose », se sont essentiellement orientés vers les secteurs susceptibles de dégager un profit maximum, dans les secteurs primaires, soit pour extraire le pétrole, soit pour transformer les biens primaires[7].

La Côte-d'Ivoire a offert ces avantages de toute nature pour attirer ces capitaux étrangers qui font peser sur sa [PAGE 43] balance des paiements des charges financières et sociales importantes :

– une main-d'œuvre a bon marché;

– une importance moindre attachée aux objectifs sociaux et des impôts peu élevés;

– les grandes sociétés étrangères qui opèrent en Côte-d'Ivoire jouissent d'un privilège fiscal et d'une facilité d'accès aux sources de financement locales par rapport aux entreprises nationales[8].

Le solde des transferts a toujours été négatif. Sa dégradation s'est même accentuée à partir de 1980. En 1982, il se situe à un niveau record jamais atteint depuis une vingtaine d'années : plus de 155 milliards F CFA au titre de ce poste ont traversé les frontières ( ! ! !) de la Côte-d'Ivoire au nom de la libre transférabilité des capitaux et des revenus des facteurs. La situation des transferts est préoccupante en raison de l'augmentation notable des expatriés travaillant en Côte-d'Ivoire : plus du quart de la population salariée est composée essentiellement de travailleurs formés par d'autres pays d'Afrique et de France[9]. Le solde des transferts sans contrepartie est toujours négatif en Côte-d'Ivoire. Ceci va s'ajouter aux lourds déficits chroniques des services pour affaiblir la capacité de financement interne du pays.

e) Le financement des déficits courants par les capitaux étrangers

Le solde de la balance des capitaux non monétaires est resté pendant longtemps excédentaire, dégageant ainsi des flux de ressources qui ont largement financé la croissance économique en Côte-d'Ivoire. L'importance des investissements privés a été prépondérante dans la croissance économique du pays; c'est dans le secteur industriel que les capitaux étrangers ont constitué l'essentiel [PAGE 44] des investissements réalisés. Selon un rapport publié par la Confédération mondiale du travail en 1978 sur les données économiques de la Côte-d'Ivoire, 56 % des investissements ont été réalisés par des capitaux étrangers. Pour l'essentiel, ces financements extérieurs provenaient d'entreprises françaises (47 %), de Suisse (5 %), des Etats-Unis (4%).

Cette situation des finances extérieures de la Côte-d'Ivoire reflète très profondément une dépendance accrue à l'égard de l'étranger car les investissements étrangers supposent un contrôle étranger sur l'activité économique du pays.

f) Déficits permanents de la balance des paiements

Les effets de diminution des ressources financières et réelles liés aux déficits de la balance courante ont largement dépassé le poids des capitaux étrangers investis dans l'économie ivoirienne : les balances des paiements en ont été très éprouvées. Elles sont demeurées déficitaires depuis l'indépendance; la situation extérieure de l'économie s'est considérablement dégradée, entraînant une augmentation du volume d'emprunts à l'extérieur.

g) Les coûts de l'endettement extérieur de la Côte-d'Ivoire

En 1983, la dette totale de la Côte-d'Ivoire se chiffrait déjà à 2 800 milliards F CFA. La dette à taux fixe est passée de 35,2 % à 47,5 % entre 1974 et 1983; la dette à taux flottant a dépassé 50 % du total en 1983. Or les taux fixes sont restés nettement inférieurs aux taux flottants au cours de cette même période. Ces taux fixes, de 6,2 % en moyenne contre 18 % pour les taux flottants, s'appliquent à des prêts consentis au titre de l'aide et crédits fournisseurs. De là, je constate que le coût courant[10] des prêts entre 1981 et 1983 s'est fortement élevé au-dessus de 10 % en valeur normale : il est passé de 7,9 % à 11,5 %.

Pour la même période, les charges au niveau du service de la dette représentaient environ près de 49 % des recettes tirées des exportations des biens et services. [PAGE 45] Cette hausse des coûts de la dette extérieure s'est poursuivie avec l'appréciation du dollar depuis 1981 par rapport au franc français auquel le franc CFA est intimement lié. Plus de 60 % de la dette ivoirienne est libellée en dollars; ceci a accentué l'augmentation déjà perçue en 1981 du coût de gestion de la dette en Côte-d'Ivoire. En 1981, la position monétaire extérieure nette de la Côte-d'Ivoire était lourdement affectée par un déficit record jamais atteint de 381 milliards F CFA.

Dans ces conditions, généralement, les pays lourdement endettés comme c'est le cas de la Côte-d'Ivoire engagent auprès de leurs créanciers un demande d'allégement du poids de leurs dettes.

h) Le rééchelonnement de la dette de la Côte-d'Ivoire

Déjà en 1981, les « médecins » du F.M.I. ont été conviés au chevet de leur malade, apportant dans leur sac une enveloppe de 30 milliards de F CFA pour calmer le mal. La contagion était grande avec le mal aussi : l'érosion financière à la suite d'une politique d'investissement peu rigoureuse et d'une politique économique de complaisance avait fortement dégradé les structures essentielles de l'économie. Le budget de l'Etat est de moins en moins capable de soutenir les investissements; les recettes d'importations se réduisent considérablement, de moitié; les plantations agricoles ont vieilli et l'exode rural s'accentue. Dans les villes, le déficit alimentaire persistant depuis 1960 a favorisé la hausse des prix des denrées alimentaires de première nécessité.

C'est dans ces conditions d'une économie affaiblie, exsangue et pillée, que l'illusion d'une reprise économique après le rééchelonnement nourrit aujourd'hui le rêve des autorités politiques en Côte-d'Ivoire.

D'où tirent-elles cet espoir ? Va-t-on assister à un geste historique ( ! ! !) de la part des dirigeants ivoiriens de retransférer en Côte-d'Ivoire les fonds confiés aux banques suisses ?

Lambert KOUADIO[*]


[*] Lambert Kouadio est le pseudonyme utilisé par un économiste ivoirien.

[1] P.D.C.I.-R.D.A. : Parti démocratique de Côte-d'Ivoire, seul parti politique autorisé, au pouvoir depuis l'indépendance.

[2] De Bernis, L'Afrique, de l'indépendance politique à l'indépendance économique, 1975.

[3] Catherine Mouillefarine, L'instabilité des recettes d'exportation et épargne dans les P.V.D. : application au cas de la Côte-d'Ivoire. Document préparé pour le Congrès des économistes de langue française à Abidjan du 5 au 11 avril 1979.

[4] La Côte-d'Ivoire appartient à la Zone-franc. Elle ne dispose pas de moyens particuliers pour agir sur le cours fixe d'une monnaie commune, le franc CFA.

[5] En Côte-d'Ivoire, les banques commerciales existantes sont pour la plupart des filiales ou succursales des banques commerciales françaises. La BIAO, la Société ivoirienne de banque (SIB), la SGBCI, la BICICI appartiennent respectivement aux groupes BIAO, Crédit Lyonnais, SGB, BNP de France.

[6] La C.A.A. gère la dette publique.

[7] La CFAO contrôle à elle seule plus de 40 % des industries agro-alimentaires (Salci, ONO, Blohorn, SAPH ... ) et les industries textiles (ICODI) (Marchés tropicaux et méditerranéens, no 2015 du 22-6-1984). Pour les deux gisements de pétrole découverts en Côte-d'Ivoire, les parts de l'Etat ivoirien varient entre 9 et 11%, le reste est contrôlé par les capitaux étrangers.

[8] En 1980, sur vingt-sept sociétés qui ont fait un appel public à l'épargne, trois seulement étaient ivoiriennes.

[9] 18 % du total des emplois dits modernes en 1980 étaient occupés par les travailleurs immigrés africains et non-africains. Dans le même temps, ils se partageaient plus de 44,32 % de la masse salariale versée.

[10] Le coût courant est exprimé par le versement d'intérêt sur l'encours de la dette.