© Peuples Noirs Peuples Africains no. 40 (1984) 41-50



« Un fusil dans la tête,
une coupe de champagne à la main »
[1]

Les intellectuels dans « Les Crapauds-Brousse » de Tierno Monenembo

Marie-Françoise CHITOUR

Dans les sociétés romanesques des œuvres africaines d'expression française, post-indépendance, les jeunes, en particulier ceux qui rentrent d'Europe après leurs études, et les intellectuels, occupent une place importante[2]. C'est le cas dans Les Crapauds-Brousse de l'écrivain guinéen Tierno Monenembo[3]. Notre propos n'est pas de voir « à travers » ce roman le rôle, les caractéristiques des intellectuels en Afrique. Ce serait là nous situer dans une perspective [PAGE 42] de littérature prise comme « reflet » que nous avons refusée jusqu'ici.[4] Nous considérons Les Crapauds-Brousse comme un texte littéraire et ce sera le statut romanesque de ces personnages qui nous intéressera. Dans ce roman, qu'on peut certes qualifier de réaliste (très différent, en cela, des œuvres africaines plus récentes, comme les romans de Sony Labou Tansi par exemple) ils n'en demeurent pas moins, nous le verrons, de véritables créations littéraires.

Diouldé[5] et ceux qui l'entourent sont des personnages centraux des Crapauds-Brousse. En effet, c'est « à partir de lui que s'organisent les autres éléments du récit »[6] (à partir d'eux, ici, devrait-on dire). Les « aventures africaines », « la complexe réalité politique et sociale », « la politique » (du président Sa-Matrak et de son régime) dont il est question, dans le texte de présentation, au dos du livre, passent par et à travers eux.

Nous relevons en effet une convergence d'un réseau de thèmes et de signifiés qui donne son existence à Diouldé et à ceux qui l'accompagnent. Nous ne pourrons en étudier que quelques-unes, mais nous pensons pouvoir souligner que les thèmes et les signifiés pris en compte sont liés intimement à la structure du récit et à la dénonciation d'un président arbitraire.

Dans un univers très hiérarchisé, deux moyens permettent de gravir « les marches abruptes de l'escalier social » (p. 86) : un « militantisme » sans défaut, sans bavure, qui fait que l'aide-comptable peut se retrouver ministre, ou encore les diplômes qui ouvrent, également, bien des portes (et aussi... le « cœur » des femmes) à condition de savoir faire taire certains scrupules :

    « Il faut savoir se débrouiller, ne pas jouer à [PAGE 43] la sainte âme. C'est bien beau d'être ingénieur. Mais si tu veux gagner ta vie, prends, fils, prends » (p. 18).

L'inscription de ces faits dans le roman n'est pas sans rappeler l'analyse de l'écrivain sud-africain Ezekiel Mphalele à propos des intellectuels (qu'ils soient d'expression française ou anglaise ne change rien) :

    « Mphalele assure que l'élite cultivée du Ghana et du Nigeria s'est embourgeoisée parce que ses diplômes lui donnent accès aux postes de commande (tandis qu'en Afrique du Sud, l'intellectuel noir reste un prolétaire parce que la politique de ségrégation raciale lui interdit tous les emplois supérieurs réservés aux Blancs) »[7].

Le schéma actanciel[8] du roman se construit facilement, en prenant pour sujet le président Sa-Matrak dont l'objet est le Pouvoir. Où placerons-nous alors « le petit cercle d'intellectuels » (p. 87)[9] qui gravite au centre des Crapauds-Brousse ? Sont-ils opposants ou adjuvants de la quête du président ? Nous les placerons dans la catégorie des opposants, mais avec beaucoup de circonspection. Certes, ils s'en prennent de façon virulente au président et à ses ministres,

    « Je serais bien de ceux qui appuieraient sur la gâchette » (p. 57)

mais ils entretiennent des « relations de ressemblance »[10] avec ces messieurs[11] (goût du luxe, des réceptions au [PAGE 44] champagne, etc.) et on passe facilement d'un degré à l'autre. Ils se situent d'ailleurs eux-mêmes difficilement : ils prétendent ne pas vouloir faire de politique, mais certains d'entre eux veulent s'attaquer au pouvoir.

« Si ambigus, si hésitants, si paniquards » (p. 110) (dit un homme de main du président), ils ne sont pas très dangereux et se révèlent être adjuvants du Pouvoir par « la peur... la faiblesse » (p. 92). Ils sont donc surtout opposants en paroles et, en fait, assez bien intégrés au système. Nous les définirons comme marqués par la contradiction. Il faut lire à leur propos tout le chapitre 6 et la tentative d'analyse de Josiane, la femme de l'un d'entre eux :

    « Pensait-il s'opposer au système ? Et la meilleure manière était-elle d'en devenir la composante de haut niveau ?...
    .........................
    Il parlait corruption, de misère du peuple, d'une exploitation éhontée des richesses collectives par l'étranger. Mais, en même temps, il annonçait sa nomination » (p. 92).

L'on sait l'importance du lieu lorsqu'il devient « à lui seul, d'une part la matière, le support, le déclencheur de l'événement et, d'autre part, l'objet idéologique principal »[12] C'est ainsi que nous avons pu considérer la ville[13] dans les Crapauds-Brousse et dans d'autres romans africains comme un véritable actant et non comme un simple décor. Mais précisément, si le président entretient une relation claire de « ressemblance » à la Capitale, les intellectuels, ces personnages flous, difficiles à situer, insaisissables, ont un rapport à la ville, plein de contradictions : par certains aspects, la relation est « une relation d'opposition », par d'autres de « ressemblance ». La [PAGE 45] première apparaît dès le début du roman, qui s'ouvre sur la ville et sur Diouldé :

    « Qu'importe ! Si en un clin d'œil, un orage couvre la ville, ployant les arbres sous son souffle, les arrachant bien souvent, emportant des toits, sapant des murs ...
    .........................
    Qu'importe si ce sont les brûlures poignantes du soleil qui donnent leur part de douleur à cette ville de tous les maux ! Lui est à l'abri » (p. 11).

Le pronom personnel tonique (lui) renforce l'opposition, tandis que, dans tout le roman, la récurrence d'un vocabulaire des lieux clos reprend l'idée d'abri : le ministère est un « enclos de fainéantise et d'ennui » (p. 19), la ville est un « goulot », une « chaudière » (p. 23) où l'on étouffe, un « souterrain, (p. 59) (alors que de nombreux signifiants de la campagne seront l'ouverture et l'espoir).

Mais, simultanément, s'établit la relation de ressemblance des intellectuels avec la ville qui apparaît, en particulier, dans l'emploi d'un même champ lexical. Les Crapauds (du titre) ce sont ces intellectuels empêtrés, nous l'avons vu, dans leurs contradictions et un court poème préliminaire est particulièrement transparent. Il se termine sur ce vers :

    « Sale crapaud, rejoins ta boue. »

Nous aurons désormais, de façon obsédante, la présence de la bave et de la boue dans le vocabulaire concernant

– et la ville :

    « Dehors, en effet, la misère règne, reine impitoyable. Elle s'étale, elle est un vivier marécageux où baigne une foule grouilleuse de petites gens proposant deux articles sur un étalage, ramenant quelques poissons du port de pêche, allant et venant, à molle allure, floc-flac, dans la gadoue ou tout simplement dormant sur le trottoir, sous un manguier, offrant la bave gluante de leurs gueules à des nuées de mouches grasses » (p. 12); [PAGE 46]

– et les intellectuels :

    « Entre les verres bavant la mousse que les lèvres happent, gourmandes et insatiables, et la main qui bat l'air pour mimer ces choses qui ne se font pas dire aisément » (p. 54).

    « Cependant, à les voir boire comme des fous manger comme des vicieux de l'appétit ( ... ) Josiane se demandait s'ils ne s'étaient pas définitivement embourbés, si leurs faibles protestations n'étaient pas les derniers soubresauts de gens qui avaient longtemps hésité entre la vie et la mort qui n'avaient pas pu aller jusqu'au bout de leur hésitation » (p. 93).

Pour la mise en texte des intellectuels en général et de Diouldé surtout, la simple « documentation » (ou observation, ici, pourrait-on peut-être dire) est loin d'avoir seule joué. C'est bien plutôt d'élaboration[14] qu'il faut parler.

L'étiquette et l'image du pantin, de la marionnette manipulée sont, nous le savons, récurrentes dans les romans africains concernant les présidents. Mais ici, la comparaison s'applique aux nouveaux « cadres de la nation » (il faudrait faire, à ce propos, une étude de la couverture et de l'illustration qui y figure). Le portrait de Diouldé (pp. 13-14) qui se termine par ces lignes :

    « Une poignée de chair, en somme, d'où jailli une personnalité lamentable, anodine, et que mille atours recherchés ne couvrent que d'un snobisme franchement miséreux »

fait une place à cette image :

    « Une démarche de pantin » (p. 13).

Presque d'un pantin ou d'un automate, ou du moins [PAGE 47] d'un clown triste, ces lèvres et cette main, et ces épaules qui s'affaissent, comme si on avait coupé le fil :

    « Entre les verres bavant la mousse que les lèvres happent, gourmandes et insatiables, et la main qui bat l'air pour mimer ces choses qui ne se font pas dire aisément ( ... ), il y a les épaules qui s'affaissent, comme chargées d'un remords imprécis » (pp. 53-54).

Les qualifiants rappellent donc aussi ceux du crapaud, comme dans :

    « Leurs visages vides, leurs regards vaincus, leurs gestes pitoyables, qui transpiraient la peur, leur personne fondante » (p. 93).

Le travail sur la langue intervient, pour une grande part, dans « l'élaboration ».

– Au niveau de l'énonciation, la lassitude de Diouldé (concernant la vanité de son travail) est ainsi exprimée :

    « Dire qu'il peut parier trois montagnes d'or fin contre un pou : tous ses rapports rejoindront les autres, la grosse pile de papiers froissés qui bourre son armoire et empêche la porte de fermer » (p. 12).

Le climat d'angoisse, de méfiance perpétuelles, est traduit dans une image forte :

    « Trois jours de sueurs froides, donnant d'anxiété et mangeant de frissons » (p. 15).

– Des exemples déjà cités ont permis de souligner que les comparaisons ne sont pas non plus à négliger. Certes, publié dix ans après un texte comme Le Soleil des Indépendances, le roman de T. Monenembo est beaucoup moins riche pourtant, moins « audacieux » sur le plan de la langue. Il faut cependant noter l'inscription du référent culturel de l'écrivain dans les comparaisons :

    « Comme si ces choses se cueillaient en levant le bras, comme lorsqu'on s'apprête à démunir de [PAGE 48] ses feuilles un champ de manioc où la gracieuse miséricorde des dieux a déversé l'abondance de la fertilité ! » (p. 44).

    « Des fusils, je vous dis, et le pays se nettoie tout seul comme un arbre que la saison sèche dénude de son habit vert » (p. 57).

La suivante rend compte de l'absurdité de la situation qui fait d'un ingénieur un bureaucrate.

    « Je vous comprends comme une hache comprend les prières d'un imam » (p. 17).

Relevons encore cette métaphore (il est question des discussions qu'a le groupe pendant des soirées) :

    « La voix lâchée pour vider de soi la lourde lie d'idées pétillantes dont on a pressuré, écoulé le jus, mais dont il reste la masse fibrailleuse de la décoction qui enserre les tripes, démange l'esprit et crispe les consciences » (p. 53).

Les proverbes aussi sont insérés dans le tissu romanesque. Ainsi ceux mettant l'accent sur la position ambiguë de ces « techniciens » :

    « – Ajoute que quiconque flairera ce pouvoir sera mangé cru. Même si je mourais de faim, je ne toucherais pas même aux tripes de la peau d'une hyène.

    – La question n'est pas là, déclare alors Diouldé. Ce n'est pas à nous qu'il reviendrait... Qu'a donc une poule à discuter du prix d'un couteau ?
    .........................
    – Il a raison. Laissons la politique aux spécialistes
    ...........................
    – ... Occupons-nous de ce qui nous regarde. Le fou qui t'a blessé prétextera toujours que tu as pris le même chemin que lui.

    – Et le soleil n'assèche pas la peau de celui-là qui n'a pas quitté sa maison » (p. 60).

L'exemple, ici, est extrême, puisque nous assistons à [PAGE 49] un véritable jeu de questions-réponses sous forme de proverbes.

Les Crapauds-Brousse apparaît bien comme un roman dont on attendrait peut-être plus de richesse, plus de renouvellement encore du point de vue de la langue et des techniques narratives.

Il mérite cependant toute notre attention, par les axes de lecture qu'il offre, et l'approche intéressante des lieux, des personnages qui s'y fait[15]. C'est ainsi que nous avons pu privilégier l'étude des personnages d'intellectuels (mais on pourrait analyser également celui du président, du marabout, ceux de militants, véritables opposants, eux).

Pour les premiers, même un ennemi de leur groupe, comme Daouda, à la solde du régime, les a percés à jour et peut leur déclarer froidement :

    « Vous n'avez ni l'engagement qu'il faut, ni l'art de manier les foules pour constituer un danger pour nous » (p. 110).

La sensation prédominante, en face d'eux, est faite de vide, de vacuité. Les négations sont accumulées dans cette description :

    « Au bout du compte, l'alcool n'aura rien donné que son farceur goût de mystère et son parcours de lave qui n'a pas fini d'envahir les gosiers; votre interlocuteur vous oppose un regard sombre, rien que son regard sombre, accroché comme une nuit à son visage. Chacun cherche en l'autre l'issue qu'il devine, mais ne sait pas » (p. 54).

Nous sommes dans un monde de la représentation, faux, artificiel et trompeur, dans celui de la farce et de la comédie grinçante... N'avons-nous pas évoqué plus haut des pantins ? Mais ceux-ci ne font même pas rire... [PAGE 50]

    « Nous sommes bien drôles.
    – Qui est drôle ? fait Bôri , avec un peu de rage » (p. 54).

Marie-Françoise CHITOUR
Division de français
Institut des Langues étrangères
Université d'Alger


[1] Nous nous permettons ici, bien entendu, de pasticher le titre du roman d'Emmanuel Dongala, Un fusil dans la main, un poème dans la poche, Paris, Albin Michel, 1973, et pensons plus précisément dans Les Crapauds-Brousse à ce passage :
« – Le fusil !
– Oui, le fusil !
– Mais alors, si j'ai bien compris, il nous faut une armée ?
– Presque. Et voilà nos petits tyrans chacun dans sa tombe
– Remets-m'en donc de ce champagne » (p. 57).

[2] Sans vouloir dresser une bibliographie exhaustive, on citera : L'Ecart, V.Y. Mudimbe, Paris, Présence Africaine, 1979; L'Initié, Olympe Bhely-Quenum, Paris, Présence Africaine, 1979; et plus précisément pour les premiers personnages : Une aube si fragile, Ibrahima Signate, Dakar, N.E.A., 1977; Les Saisons Sèches, Denis Oussou-Essui, Paris, L'Hamattan, Encres Noires, 1979.

[3] Paris, Le Seuil, 1979.

[4] Nous renvoyons à notre article Pour une nouvelle lecture du texte africain, Peuples noirs-Peuples africains, no 38, mars-avril 1984.

[5] De retour de Hongrie, Diouldé se voit proposer non un poste d'ingénieur, comme ses qualifications le laisseraient supposer mais celui de Directeur de la section Europe de l'Est au ministère des Affaires étrangères. Et « en fait, son travail se limite pratiquement aux rapports » (p. 19).

[6] T. Todorov, Les catégories du récit littéraire, Communications 8, Paris, Seuil, 1966.

[7] Cl. Wauthier, L'Afrique des Africains, Paris, Seuil, p. 245.

[8] Voir A.J. Greimas, « Les actants, les acteurs et les figures », in Sémiotique narrative et textuelle, Paris, Larousse, 1973.

[9] A noter qu'ils sont toujours définis en termes qui les fondent en une masse indifférenciée : « bande » (p. 110), « groupe » (p. 111), « votre groupe, les techniciens » (p. 110).

[10] Pour Philippe Hamon, l'étude du personnage passe principalement par « les notions de ressemblance et d'opposition ». Ph. Hamon, Pour un statut sémiologique du personnage, in Poétique du Récit, Paris, Seuil, 1977, p. 171.

[11] Dans un éclair de lucidité, l'un d'eux s'écriera : « Je dois dire que notre position est fort incommode. Ne sommes-nous pas des dirigeants qui s'ignorent ? Ne sommes-nous pas leurs fesses, les fesses de ces messieurs ? Mais savons-nous seulement péter ? » (p. 60).

[12] H. Mitterrand, Le discours du roman, Paris, P.U.F., 1980, p. 211.

[13] Cf. notre communication : De Ville en Ville dans le roman africain, Journées d'étude de l'Institut des Langues vivantes étrangères, Alger, Mars 1983.

[14] Ces deux termes « documentation » et « élaboration » sont empruntés à P. Barberis, Le Prince et le marchand, Paris, Fayard, 1980, p. 348.

[15] Ne manquons pas de relever « l'avertissement » que l'auteur a placé en tête de son roman. Il y opère une subversion nette, par rapport à la mise en garde rituelle. « Les lieux et les personnages de ce roman ne devraient exister que dans ma seule imagination. »