© Peuples Noirs Peuples Africains no. 40 (1984) 26-40



QUATRE ENTRETIENS AVEC
PAULIN SOUMANOU VIEYRA (III)

Deuxième partie

Pierre HAFFNER

Si nos entretiens avec Paulin Vieyra paraissent souvent anachroniques, ce second entretien de Dakar est certainement le plus anachronique de tous, puisqu'il va nous ramener à l'immédiat après-guerre et à la « naissance » du cinéma négro- africain, à celle du cinéaste Vieyra lui-même, indissociable du fameux Groupe Africain de Cinéma. Ce qui nous a conduits au pourquoi et au comment de cette naissance, c'est son caractère « extraordinaire », car il a fallu un temps bien long pour que le 7e Art devienne également une pratique africaine. En 1953, lorsque Vieyra commença ses études à l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques de Paris il y avait déjà une histoire de la littérature, de la poésie ou de la musique négro-africaines.

Les explications fournies par notre auteur ne mettent jamais en cause la technicité du cinéma, l'on ne peut donc affirmer a priori que le cinéma négro-africain doive sa naissance tardive au caractère complexe et onéreux de cet art – l'histoire va d'ailleurs montrer que ce cinéma s'est développé à côté des circuits de financement et de diffusion normaux –, ni à des circonstances politiques ou idéologiques, bien qu'il appartienne à l'indépendance et à ses mouvements d'idées de donner l'impulsion définitive à son développement. On le verra, les raisons avancées sont davantage de l'ordre du hasard, de l'aventure ou du mystère : la cinéma était quelque chose à quoi l'on [PAGE 27] ne songeait pas, une chose peu « sérieuse », tandis que les formations que suivaient les étudiants d'Afrique noire, dont Vieyra souligne les origines plus ou moins bourgeoises, devaient être « classiques » : le droit, les sciences, la médecine, la littérature...

De ce point de vue il aura donc fallu qu'un certain nombre de gens perdent leur sérieux pour commencer à faire du cinéma, et l'exemple le plus caractéristique, après celui de Vieyra qui avait lui-même commencé des études scientifiques, fut celui de Blaise Senghor, qui « profita » de sa bourse d'agrégation de Lettres Classiques pour étudier le cinéma à l'I.D.H.E.C. ... il aura également fallu l'extraordinaire envolée du théâtre, de la musique ou des ballets africains sur les scènes parisiennes, pour amener certains de leurs protagonistes aux arts de l'écran, et ici il faudrait évoquer non seulement les premiers cinéastes sénégalais, mais le Mauritanien Med Hondo, le Camerounais Daniel Kamwa ou l'Ivoirien Désiré Ecaré, pour ne rappeler que les figures les plus fameuses de ce passage de la scène à l'écran.

Ces origines d'abord parisiennes du cinéma négro-africain ont une importance déterminante et, ajoutées à la personnalité particulière de Sembène Ousmane, techniquement formé à Moscou, caractérisent une première génération de cinéastes, qui conduit naturellement vers une seconde ou une troisième – avec le cinéma les générations suivent l'accélération de l'histoire ! –, envers lesquelles Vieyra reprend des jugements déjà énoncés dans les entretiens précédents, jugements à la fois nuancés et sévères. Deux de ses points de vue nous semblent ici importants : d'une part les nouvelles générations ont fait du cinéma par imitation, sans toujours acquérir la formation professionnelle de leurs aînés, et d'autre part la voie du réalisme ouverte par ceux-ci va être suivie plus par esprit de facilité que par véritable conviction.

Au passage les assertions de Vieyra répondent ainsi à la question du « pourquoi le cinéma négro-africain est-il tel qu'il est ? » et ouvre un débat que le prochain et dernier entretien va approfondir, avec une conviction passionnée que jusqu'à présent nous avons peu sentie, le ton étant en général celui du détachement et de la sérénité. C'est qu'entre 1981 et 1983 Paulin Vieyra va voir son long [PAGE 28] métrage, « En résidence surveillée », à l'épreuve des publics : d'abord les publics de Dakar, très largement indifférents, puis ceux de Ouagadougou ou d'ailleurs, plus accueillants et sans doute plus chaleureux.

P.H.
Strasbourg, juin 1984

Nota bene : De même que pour les trois premiers entretiens, nos notes seront réduites à des précisions le plus souvent bornées à l'époque révolue avec l'entretien correspondant. On trouvera également des renvois aux notes précédentes, annoncées ainsi : « cf. PSV I, note.. » ou « PSV II, note.. », etc. Ces renvois permettront au lecteur de suivre les propos d'un entretien à l'autre.

LE TROISIEME ENTRETIEN
(Deuxième partie)
à Dakar, le 21 août 1981

  – Nous avons déjà entrevu de nombreux jalons de l'histoire du cinéma sénégalais, de fait la question initiale n'a jamais été vraiment posée : pourquoi certains Africains sont-ils devenus des cinéastes ? Il faudrait pouvoir s'entretenir avec tous les cinéastes africains, c'est impossible, mais avec quelques cinéastes amis on peut avancer... Veux-tu me dire ce qui t'a amené au cinéma ?

  + Je l'ai raconté dans Le cinéma et l'Afrique. Je n'ai pas commencé par des études de cinéma[1], juste après la guerre j'étais à Paris et nous avions au 84, bd Saint-Germain, un foyer des étudiants d'Outre-Mer, là nous allions tous les soirs prendre du café, du thé, du café [PAGE 29] au lait, du pain, du beurre, du miel, le gouvernement français offrait et ça servait de repas du soir... Pratiquement j'allais là-bas tous les soirs, c'était l'occasion de voir des amis, on n'était pas aussi isolé qu'aujourd'hui, le Quartier Latin, la Cité Universitaire étaient des points de rencontre très animés. C'est bd Saint-Germain qu'un gars est arrivé. Plus tard j'ai appris que c'était un régisseur ou un assistant, il cherchait un figurant pour un film, et ce film était de Claude Autant-Lara[2]. C'est comme ça que je me suis intéressé au cinéma, avec un détachement royal, dans la mesure où pour moi il n'était pas question d'en vivre, j'étais curieux, j'étais discipliné sur le plateau, mais je ne pensais pas du tout au cinéma comme à un métier, d'autant plus que je faisais des sciences. Entre-temps, je suis tombé malade, il y eut une coupure dans mes études, j'ai fait des cures, j'avais une tuberculose pulmonaire, et finalement ça m'intéressait de reprendre le cinéma : il y avait dans la cure des anciens élèves de l'I.D.H.E.C., nous animions ensemble un ciné-club à l'intérieur du sana, et puis je me suis mis à préparer, avec ces anciens, le concours d'entrée. C'est ainsi que j'ai fait l'I.D.H.E.C.

  – Donc, à l'origine, il n'y avait pas chez toi un désir d'être cinéaste coûte que coûte, rien ne t'y prédisposait dans ton enfance ou ton adolescence...

  + Non, non, comme tous les jeunes Africains j'ai resquillé, je suis passé sous la toile pour aller voir les images en mouvement, des ombres chinoises plutôt que du cinéma, parce que l'on est tellement près de l'écran qu'on ne voit pratiquement rien, sur ces bancs de pierre pour enfants... A mon sens, aucun étudiant africain, avant que je ne fasse du cinéma, n'a jamais pensé en faire, le cinéma ne pouvait pas être un métier. Je crois d'ailleurs que le problème qui se pose souvent dans nos pays vient de ce que la moitié des étudiants est issue de familles assez aisées, ce qu'on appellerait la bourgeoisie, et que cette bourgeoisie élève ses enfants un peu à l'occidentale, désirant à tout prix une rupture avec la tradition. De nombreuses [PAGE 30] familles, au départ, ne parlent pas de langue nationale, on parle le français, la langue nationale s'apprend avec les copains, en dehors de la famille. La plupart de ceux qui ont fait de l'art en France n'étaient pas formés pour cela, avant que n'arrive Fodéba Keita, qui avait pris des griots avec lui. Même quand tu parles de Sonar Senghor[3], ce n'est pas quelqu'un issu d'un milieu traditionnel où on faisait de l'art, c'étaient les griots qui étaient les maîtres à danser, les maîtres à chanter de l'Afrique, et les Senghor n'en étaient pas ! Les étudiants ont joué du tam-tam et chanté pour les premiers disques de Sonar, mais ils chantaient l'Afrique, toute l'Afrique réunie, il y avait des Togolais, des Congolais, des Ivoiriens, on venait de toute l'Afrique francophone, on avait cet avantage malgré tout, on s'était connu à William Ponty, on se retrouvait à Paris, il n'y avait pas cette séparation qu'il y a maintenant entre les Etats, les nationalismes et tout le reste.

  – A l'époque tu étais Béninois.

  + Dahoméen ! Mais on se connaissait, je me souviens très bien, Assane Seck[4] était mon maître à penser, j'étais dans sa troupe, on dansait, on chantait, moi je chantais des chansons en ouolof alors que je ne connaissais pas du tout le ouolof à l'époque ! Il suffisait aussi qu'un Dahoméen apprenne une chanson en dahoméen aux autres pour qu'on chante une chanson dahoméenne ! On constituait ainsi des troupes, à des fins d'animation, et certains camarades sont devenus des professionnels, abandonnant leurs études pour cela, il est vrai qu'ils ne les réussissaient pas toujours ! En somme on s'était déjà [PAGE 31] lancé en Afrique vers le folklore, vers l'art théâtral, mais pas vers le cinéma, en dehors de quelques francs-tireurs, le Guinéen Mamadou Touré[5], qui avait fait Moramani, sans aucune étude, Robert Caristan[6]. ..

  – Un Antillais.

  + Oui, mais ses parents vivaient depuis très longtemps à Dakar, il avait fait l'Ecole de Vaugirard. Il y avait également Mamadou Sarr, on était un groupe qui animait un ciné-club à la Sorbonne, il y avait Jacques Melo Kane[7] qui était dans le cinéma parce qu'il était dans le folklore avec la troupe de Sonar Senghor... On les connaissait, on les prenait pour la figuration, mais Jacques a fait plus que de la figuration puisqu'il s'est intéressé au cinéma, il a fait de l'assistanat, de la régie, etc.

  – Que sont-ils devenus ?

  + Kane est mort, Sarr était à l'ambassade de Paris et maintenant il s'occupe d'animation et de formation... Ça s'est passé ainsi, celui qui est venu ensuite c'était Blaise Senghor[8], lui, délibérément, parce que je venais de finir l'I.D.H.E.C., avait décidé de faire les mêmes études de cinéma, alors qu'il avait déjà une licence de lettres et devait préparer l'agrégation... Il profita de ses deux ans de bourse d'agrégation pour faire l'I.D.H.E.C. ! Je suis bien placé pour le savoir, j'ai eu des problèmes avec son oncle qui disait : qu'est-ce que c'est que ces histoires !

  – Pourquoi Blaise Senghor voulait-il faire du cinéma ? [PAGE 32]

  + Ça l'intéressait, il animait à la Sorbonne un groupe de théâtre et voulait le dépasser avec le cinéma.

  – Avait-il une vision engagée du cinéma ?

  + Il avait une très bonne idée de l'art en général, il avait fait des études très classiques, du latin, du grec.

  – Il n'avait pas des préoccupations à la Sembène, sociales, populaires, le cinéaste au service du peuple.

  + Cela se serait déterminé plus tard, au fond il n'a malheureusement pas eu le temps de faire grand-chose, il s'était intéressé à la création et à la production, on a monté ensemble la première maison de production[9] ici, c'était une société par actions, il y avait un certain nombre de Français présents à Dakar, Blaise était l'administrateur, et il a fait Le grand Magal à Touba qui peut paraître maintenant comme une vision de l'extérieur par rapport à ce qui se passe réellement... On lui a beaucoup reproché de voir la cérémonie de l'extérieur, il a eu tout de même l'Ours d'Argent à Berlin. Blaise voulait faire du cinéma, en 1961 il y eut une grande discussion, j'étais aussi un actionnaire de la société dont il était administrateur, on avait reçu une subvention de 13 millions, je disais que c'était absurde car, à l'époque, avec 13 millions nous pouvions faire un long métrage. Finalement cet argent ne nous a rien rapporté, c'était une catastrophe !

  – Il y a une histoire catastrophique des coproductions sénégalaises à écrire ! Fachoda, Bako[10]. ..

  + Fachoda c'était de l'escroquerie Bako c'était plutôt une subvention, dans la mesure où on n'était pas certain de la valeur du résultat : faire endosser Bako comme [PAGE 33] film africain pouvait passer plus facilement que comme film français. Le film a marché et Champreux n'a plus du tout voulu le faire distribuer comme film africain.

  – Sur la question de la formation des premiers cinéastes, tu viens de dépasser largement ce que tu as raconté dans ton livre.

  + Je ne l'ai jamais raconté nulle part.

  – Parmi les premiers, il y avait également Yves Diagne[11].

  + C'est l'époque de Blaise, 1961-1962.

  – Il me semble que les motivations des gens de ta génération soient très différentes de celles des cinéastes plus jeunes.

  + Je voulais faire du cinéma parce que ça m'intéressait, c'était une nouveauté, et je suis venu au Sénégal, avec mon diplôme de cinéma, parce que Dakar était la capitale de l'A.O.F., j'ai refusé d'aller ailleurs qu'à Dakar. Blaise était motivé parce qu'il a tout de même utilisé sa bourse d'agrégation pour faire du cinéma, et Yves Diagne certainement aussi. Après, c'est sans doute l'exemple qui a incité un certain nombre de jeunes à faire du cinéma, soit à Paris soit ailleurs... Quelquefois je suis étonné que les gens me connaissent, mais c'est normal, il y a trente ans que je fais du cinéma, et c'est parce que la voie a été ouverte que d'autres sont venus, Seck, qui est un des derniers à être sortis de l'I.D.H.E.C., me l'a confirmé récemment.

  – Justement, j'ai parlé avec Seck et Bathily[12]; Bathily est venu au cinéma par cinéphilie, et Pape Seck me racontait qu'il redessinait des bandes dessinées, qu'il était un fanatique de westerns, il y a là toute une mythologie.

  + Pour l'Afrique, malheureusement, il faut des diplômes [PAGE 34] reconnus, l'I.D.H.E.C., Vaugirard, l'école de cinéma de Moscou, avec d'autres diplômes personne n'a pu entrer dans la fonction publique, il a fallu des démarches très difficiles pour Babacar Samb qui avait fait Cinecitta[13].

  – Momar Thiam[14] est un autodidacte.

  + Il avait été recruté par le Service des Actualités comme reporter et puis il a abandonné en disant qu'il ne pouvait pas tenir une caméra, que ça le fatiguait, il est cependant resté dans la fonction publique, une fois que tu y es tu y restes ! Les jeunes ont certainement leurs motivations, ceux qui ont fait le Conservatoire Indépendant du Cinéma Français ont le désir très profond de faire du cinéma, mais ils n'ont pas le niveau pour faire une grande école de cinéma... Ce n'est certes pas en faisant une grande école que tu deviens un grand cinéaste, mais on se rend de plus en plus compte que ces jeunes n'ont pas de fond culturel suffisant, et cela ne peut pas aller très loin. Ou alors il faut des gens mordus, passionnés de cinéma, avec une culture très solide, comme Moussa Bathily, ou comme Ben Diogaye Beye[15], qui a vraiment un don, mais un type comme Johnson Traoré[16] n'est qu'un fabricant, il fabrique mais rien ne perce !

  – Comment est-il arrivé au cinéma ?

  + Comme la plupart des jeunes, il s'est intéressé au cinéma, on l'a surnommé Johnson, en France il a payé pour faire une école et c'est tout, il n'y a pas de concours, pas de niveau...

  – Moussa Bathily arrive à décrocher de nombreux contrats. [PAGE 35]

  + C'est aussi un homme d'affaires, comme tous les Soninké !

  – Tout ce contexte ethnique, culturel, seul quelqu'un comme toi pourrait l'analyser.

  + Il n'y a pas de mystère, il y a des gens qui ont du talent, qui ont du génie et qui font du cinéma, malheureusement on s'aperçoit dans le cinéma africain, pays anglophones compris, que seuls les gens qui ont une très solide formation de base réussissent, il suffit d'observer le Mali, tu as Kalifa Dienta, Souleymane Cissé[17], ils ont eu une formation très solide et quand ils font un film il y a quelque chose, tandis que gâcher sept films pour arriver à faire Diangane c'est trop ! Le problème est là ! Johnson est parti, il a fait Diankha-Bi puis Diegue-Bi, puis Lambaye, un certain nombre de films d'apprentissage qui ont coûté de l'argent... Il est arrivé à Diangane qui est enfin un film professionnel, mais c'est beaucoup, les autres cinéastes leur formation leur permet de faire tout de suite quelque chose de correct.

  – Et Tidiane Aw[18], avait-il une formation ?

  + Non, rien de particulier, il était en Allemagne, je ne sais pas ce qu'il y a fait, le cinéma est venu par accroc ! Evidemment, encore une fois, le diplôme ne conditionne pas la qualité d'un réalisateur !

  – Ce qui me surprend chez des gens comme Cissé Dienta ou Issa Traoré[19] c'est un regard particulièrement vif... Leurs images me paraissent plus denses que de nombreuses images sénégalaises, n'est-ce qu'une question d'école, de sérieux ? [PAGE 36]

  + L'école t'amène à une réflexion sur ta société... Lorsque tu fais du cinéma tu as d'abord une certaine technicité, elle te permet de prendre du recul envers la technique, tu peux alors interroger ta société et tu peux mettre des choses en valeur. J'ai souvent l'impression que certains réussissent un film par hasard, sauf par exemple un Ben Diogaye ou Djibril Diop[20], mais pour les autres on a l'impression que leur film a été réussi comme ça. A la vérité c'est le cas d'un film comme Baks, parce que la raison du succès du film n'est pas ce que voulait Momar Thiam, qui est tombé dans l'apologie du « yamba » ! S'il avait voulu dénoncer la drogue, il aurait dû faire mourir l'enfant et pas du tout donner envie de devenir un fumeur ! Evidemment dans le cas de Thiam, il faudrait attendre son troisième film, on ne peut pas non plus parler de Samb sans avoir vu ce qu'il a fait, mais quand même Samb a une formation, il avait fait du théâtre...

  – Au-delà de cette question de la formation, il convient peut-être également d'analyser la société sénégalaise pour comprendre les cinéastes de ce pays, pour expliquer leur nombre...

  + Au fond, pour un Sénégalais tout paraît facile, je suis persuadé que si tu prends des jeunes dans la rue, tu en trouveras vite un qui te dira qu'il est capable de faire décoller un Boeing 747 !

  – C'est aussi ce qui peut expliquer pourquoi tel obscur instituteur de Pikine peut massacrer ton film dans Le Soleil.

  + Ils sont inconscients, ils utilisent des mots qui dépassent leur pensée, ils n'ont pas la maîtrise de la langue, et c'est le drame lorsqu'ils écrivent quelque chose, ils ne s'en rendent pas compte ! [PAGE 37]

  – Mais pourquoi le Sénégalais est-il ainsi ? Est-ce également le cas du Béninois ou du Malien ?

  + Le Malien est différent, c'est pourquoi, justement, il y aura toujours une solidité dans les productions maliennes et énormément de déchets dans le cinéma sénégalais, à côté des Sembène ou des Bathily qui seront formés. Il y a une espèce de « m'as-tu vu ? » très sénégalais.

  – Mais pourquoi le Sénégal est-il ainsi ?

  + Je constate un éclatement total de la famille sénégalaise, le gosse se débrouille par lui-même...

  – C'est Dakar, c'est la grande ville.

  + Au Mali, par exemple, il y a une espèce de patriarcat, mais ici les gens sont livrés à eux-mêmes.

  – J'imagine que si tu prends un Sérère de la Petite Côte, tu trouves un homme qui, sur le plan moral, a encore une certaine solidité.

  + C'est sûr, mais pas dans les villes, Dakar, Saint-Louis, Kaolack... La polygamie joue également un grand rôle, l'homme a trois ou quatre femmes, les enfants sont élevés par les mères, les mères ne peuvent pas s'occuper d'eux, ils se débrouillent, ils sont effrontés, dès leur jeune âge ils sont amenés à s'assumer... Je ne les critique pas, souvent ces jeunes n'ont pas les moyens de continuer leurs études, dès que ça ne va plus à l'école secondaire, ils doivent trouver un job, alors vers quel domaine s'orienter ? Le cinéma paraît facile, et ils choisissent la réalisation parce qu'il n'y a pas de technicité dans cette matière, on apprend très vite à faire un découpage technique !

  – Tu évoquais la prétention, le Sénégalais est-il particulièrement prétentieux ?

  + C'est certain ! Ils imaginent que tout est facile dans le cinéma, mais ils n'assument aucune formation technique ! [PAGE 38]

  – Ils assument pourtant une fonction sociale, ils critiquent; s'il n'y avait que le « m'as-tu vu ? », ils pourraient choisir un cinéma plus facile, comment expliquer cela ?

  + Mais leur cinéma est très facile ! Ils mettent en scène la situation de tous les jours, et dès que tu mets en scène la situation de tous les jours tu deviens critique, c'est forcé !

  – Ils font donc un cinéma critique parce que c'est la solution la plus simple.

  + Absolument ! Quand tu analyses une situation tu deviens forcément critique, quand tu suis un cheminement normal, tu aboutis à la critique, mais quand tu dois penser par toi-même pour mettre sur les rails une histoire, là c'est difficile ! Baks a complètement déraillé. Le problème c'est que, ici, les cinéastes n'ont pas d'idéologie, ailleurs ils pensent vraiment, un Cissé, un Dienta pensent, tandis qu'ici on a l'impression que ça va comme ça et au bout on ne sait pas trop bien ce qu'on va trouver !

  – Cheikh Ngaïdo, Ousmane Mbaye[21], ont l'air d'avoir un système de pensée tout prêt, j'ai été assez effrayé des envolées plus ou moins hystériques entendues durant les Journées des Cinéastes, elles me rappelaient leurs attaques contre Med Hondo à Sorano[22].

  + Med Hondo a fait ses preuves, tandis que Ngaïdo Bah... C'est exactement la même chose que Johnson par rapport à Sembène, il y avait un mimétisme terrible, la [PAGE 39] pipe de Sembène, les attitudes de Sembène, et à un moment il fallait s'opposer à Sembène pour se réaliser soi-même, c'est ça ! Pour Ngaïdo c'est facile, dans une assemblée, de s'opposer à Med Hondo, on retiendra que dans cette assemblée Ngaïdo Bah s'était opposé à Med Hondo ! Maintenant s'il faut juger Ngaïdo d'après ce qu'il a fait, il n'a qu'un seul film, c'est en soi une réussite, mais quand on l'analyse véritablement et qu'on entend les commentaires de l'auteur, on se dit que ce n'est pas cela la culture africaine ! Il y a un hiatus, les symboles de son film ne sont pas compris par tout le monde, s'il veut faire des films qui soient compris en supprimant les dialogues, je dis qu'il se trompe ! La culture africaine, c'est le dialogue, c'est l'oralité, on peut trouver à faire en sorte que le film soit perçu par tout le monde, il y a des moyens mécaniques, la post-synchronisation, etc. Notre cinéma doit être causant, et compréhensible, comme par exemple le cinéma italien.

  – En ce sens des gens comme Momar Thiam sont sur la bonne voie.

  + C'est inné, c'est naturel chez Momar Thiam. Malheureusement, les cinéastes connaissent très mal leur propre civilisation et à plus forte raison la civilisation des autres peuples africains. Les symboles que Ngaïdo pense être perçus par tout le monde ne sont perçus que par les gens du fleuve, c'est tout ! Toi tu regardes Rewo Dande Mayo, tu te poses des questions, tu te demandes ce que ça veut dire, et tu passes à côté plusieurs fois, le film ne dit rien, alors que deux ou trois phrases permettraient de comprendre ! Le vrai problème est qu'il faut s'atteler au problème des langues[23], et ce n'est pas seulement le cinéma qui est concerné, ce sont toutes les relations humaines en Afrique ! Nous en sommes les victimes !

  – Il t'a fallu un certain culot pour faire ton film[24] en français ! [PAGE 40]

  + Ce n'est pas une question de culot, j'ai pensé mon film ainsi, le problème n'était pas qu'il soit en français ou en langue nationale, mais qu'il s'adapte à la réalité du sujet traité. Quand tu vas, ici au ailleurs en Afrique, dans une administration les fonctionnaires te parlent tous en français, mais quand mon gars est chez lui il parle en ouolof, et dans mon film c'est comme ça, quand les gens parlent anglais ils parlent anglais ! Il faut choisir ! Je peux faire un film entièrement en ouolof, comme Sembène a fait un film en diola[25], sans connaître un mot de diola ! J'ai pris un sujet qui me permettait de faire parler suivant les situations la langue qui convenait à ces situations. Personne n'a d'ailleurs critiqué le film à ce niveau.

  – Ton prochain film est-il prêt ? La promesse des fleurs.

  + Ce n'est pas La promesse des fleurs, malheureusement, je cherche toujours un grand sujet d'amour...

  – J'ai rencontré une Sénégalaise scandalisée parce que l'héroïne de Xala montre ses fesses, elle disait qu'il n'est pas possible qu'une Sénégalaise montre ses fesses !

  + Tout ce que j'ai eu comme mal pour avoir une fille nue dans mon film ! On n'a pas trouvé une Sénégalaise pure, il a fallu qu'elle soit métisse !... Maintenant il est temps que tu fermes ton histoire !

Pierre HAFFNER

(Premiers entretiens dans les nos 37, 38 et 39; quatrième entretien dans le no 43)


[1] Pour la bibliographie de Vieyra, cf. PSV I, note 2, PSV II, note 29. Le récit évoqué par l'auteur est intitulé Mon Itinéraire cinématographique et commence en 1947.

[2] Il s'agit de Le diable au corps, où Vieyra figure un tirailleur sénégalais.

[3] Maurice Sonar Senghor avait participé à la création de spectacles dramatiques avec l'Association des Etudiants Africains de Paris en 1946, animé les chorégraphies et les danses des Nuits de la Rose Rouge, dirigé ensuite, à Dakar, l'Ecole Nationale des Arts, puis l'actuel Théâtre Daniel Sorano. Fodéba Kéita, dramaturge et poète guinéen, avait présenté les Ballets Africains à Paris en 1948.

[4] Avant de devenir ministre de l'Equipement et plusieurs fois ministre de la Culture au Sénégal, Assane Seck avait dirigé des spectacles dramatiques après la guerre, à Paris, avec Sonar Senghor et l'acteur Douta Seck.

[5] Le Guinéen Mamadou Touré avait réalisé en France, en 1953, Mouramani, d'après un conte guinéen; c'est probablement le premier film négro-africain de l'histoire du cinéma.

[6] Robert, puis plus couramment Georges Caristan, était né à Hanoï et avait participé au Groupe Africain de Cinéma qui avait réalisé Afrique-sur-Seine. Réalisateur de courts métrages, il est surtout le chef opérateur des longs métrages de Sembène Ousmane.

[7] Mamadou Sarr et Jacques Melo Kane étaient, avec Vieyra, les coréalisateurs d'Afrique-sur-Seine. Mamadou Sarr devint réalisateur à la télévision sénégalaise.

[8] Pour Blaise Senghor, cf. PSV I, note 17.

[9] Il s'agissait de l'U.C.I.N.A., l'Union Cinématographique Africaine, qui coproduisit le long métrage d'Yves Ciampi, Liberté 1, en 1961.

[10] Fachoda était un feuilleton coproduit par la télévision sénégalaise et la télévision allemande; Bako, l'autre rive était un long métrage coproduit par la télévision sénégalaise et une maison de production française; réalisé par Jacques Champreux, ce film obtint le prix Jean Vigo en 1978.

[11] Pour Yves Diagne, cf. PSV I, note 15.

[12] Pour Moussa Bathily et Pape Seck, cf. PSV III, 1, note 5. Pape Seck est diplômé de l'I.D.H.E.C. et l'auteur des courts métrages Intérieur, Gare de Lyon (1979) et L'Ile de Gorée (1983).

[13] Pour Babacar Samb, cf. PSV I, note 7, PSV II, note 18, PSV III, 1, note 10.

[14] Pour Momar Thiam, cf. PSV I, note 24, PSV III, 1, note 6.

[15] Pour Ben Diogaye Beye, cf PSV III, 1, note 8.

[16] Pour Johnson Traoré, cf. PSV II, note 27, PSV III, 1, note 13.

[17] Pour Souleymane Cissé, cf. PSV II, note 27, PSV III, 1, note 19. Kalifa Dienta avait fait des études de cinéma à Moscou et est l'auteur du long métrage A Banna (Mali, 1979-1980).

[18] Pour Tidiane Aw, cf. PSV I, note 16, 20, PSV III, 1, note 11.

[19] Issa Falaba Traoré, écrivain et chercheur, a fait des études de cinéma en République démocratique allemande et réalisé le moyen métrage Jigi Folo (1979) puis le long métrage An Be No Do (1980).

[20] Djibril Diop-Mambety, d'abord acteur, a tourné le court métrage Contras'City (1969), le moyen métrage Badou Boy (1970) et le long métrage Touki Bouki (1973), film particulièrement important dont une Desccription et analyse filmique parut sous la direction d'André Gardies dans Communication audiovisuelle, no 5, Abidian, 1982.

[21] Pour Cheikh Ngaldo Bah et Ousmane William Mbaye, cf. PSV III, 1, note 16. Ousmane Mbaye a été formé au Conservatoire Indépendant du Cinéma Français. Ils sont les principaux animateurs du groupe de jeunes cinéastes africains, L'œil vert, né au FESPACO en février 1981.

[22] Ces Journées eurent lieu du 1er au 3 juin 1981 au Centre Culturel Blaise Senghor à Dakar, cf. notre étude Le cinéma, l'argent et les lois, in Le Mois en Afrique, no 198-199 et 203-204, Paris, 1982. Med Hondo avait été violemment attaqué par Ngaïdo Bah lors du débat qui suivit la projection de West Indies au FIFEF de Dakar (1979) où ce film obtint le Premier Prix et Rewo Dande Mayo le Prix spécial du Jury.

[23] Pour le problème des langues, cf. PSV II, note 6.

[24] Il s'agit du long métrage En résidence surveillée (Sénégal, 1981).

[25] Il s'agit du long métrage Emitaï (Sénégal, 1971).