© Peuples Noirs Peuples Africains no. 40 (1984) 12-15



LETTRE OUVERTE
A FRANÇOIS MITTERRAND

Gustave MASSIA

Monsieur le Président,

Vous avez toujours affirmé la nécessité de faire progresser les libertés en France et votre volonté de tout faire pour avancer dans cette direction. Nous voudrions vous faire part de l'inquiétude que suscite l'évolution en ce domaine et les dangers que nous paraissent porter les événements récents.

Depuis quelques mois, de nombreuses manifestations ou conférences de presse organisées contre les atteintes aux libertés dans les pays du Tiers-Monde ont été interdites par les autorités, sous prétexte qu'elles « étaient de nature à troubler l'ordre public et à porter atteinte aux relations internationales de la République ». On ne peut donc plus manifester à Paris contre les atteintes aux libertés en Côte-d'Ivoire, contre le régime répressif au Gabon, contre les répressions en Tunisie et au Maroc, contre le génocide du peuple arménien...

Nous voudrions bien savoir en quoi une conférence de presse organisée dans une salle d'hôtel, par les opposants gabonais du MORENA, ou une réunion-débat organisée dans une salle fermée par un cercle d'Ivoiriens seraient de nature à troubler l'ordre public. De même, l'interdiction de manifester contre les répressions sanglantes qui ont suivi les mesures gouvernementales en Tunisie et au Maroc nous paraît exorbitante.

La référence aux risques de troubles de l'ordre public nous paraît être un prétexte non seulement fallacieux et quelque peu misérable, mais aussi particulièrement [PAGE 13] dangereux. Il revient à donner aux autorités de police un droit de censure sur toute forme de manifestation. Notre association a déjà été confrontée à ce problème. Le 23 novembre 1977, le préfet de police interdisait un de nos meetings; le préfet de police a été condamné le 22 mai 1980 par le tribunal administratif qui a jugé que « s'il appartient au préfet de police de prendre les dispositions qu'exige le maintien de l'ordre, il lui incombe, dans l'exercice de ses pouvoirs, de concilier son action avec le respect de la liberté de réunion garantie par les lois du 30 juin 1882 et du 22 mars 1907 » et qu'on ne saurait admettre « que la position du préfet de police aboutisse à interdire l'exercice d'une liberté garantie par la Loi et la Constitution dès lors qu'une fraction terroriste menace d'empêcher l'exercice des libertés », ce qui, par ailleurs, n'était le cas d'aucune des manifestations interdites que nous avons soutenues ou dont nous avons eu connaissance.

Aussi grave est, pour nous, le deuxième prétexte invoqué. Pour notre part, nous ne pensons pas que les intérêts de la République soient de soutenir, sans tergiverser, les régimes qui se distinguent par la répression et l'oppression de leurs peuples. Mais, au-delà de l'appréciation que l'on peut porter sur la politique extérieure de la France, vous reconnaîtrez, Monsieur le Président, qu'il n'est pas envisageable de subordonner l'exercice des libertés démocratiques en France à l'autorisation préalable d'un chef d'Etat étranger quel qu'il soit, même s'il a été élevé au rang de grand ami de la France et de modèle démocratique comme le président Bongo, le président Houphouët-Boigny, le président Bourguiba ou le roi Hassan II.

Nous voudrions aussi, Monsieur le Président, vous faire part de notre désarroi et de notre désaccord fondamental devant les pratiques policières de contrôle de l'immigration. Il y a certes des désaccords, en France, sur la façon de prendre en charge l'immigration clandestine. Mais nous ne comprenons pas que, le lendemain même du jour où vous avez reçu les représentants de la Marche pour l'Egalité et contre le Racisme, les autorités de police inaugurent de nouvelles formes de chasse aux clandestins qui se traduisent par l'investissement des [PAGE 14] foyers à grands renforts de chiens policiers, développant ainsi l'insécurité de l'ensemble des travailleurs immigrés, qu'ils soient ou non clandestins.

Il nous paraît aussi qu'un nouveau pas a été franchi avec les opérations répétées sur l'Ilôt Chalon à Paris. Certes, nous ne méconnaissons pas les difficultés et l'importance de la lutte contre les trafics de drogue. Mais la police n'a-t-elle pas négligé les avertissements des comités de quartiers depuis deux ans, choisissant de façon délibérée de laisser pourrir la situation. Et comment admettre le ratissage dans Paris, les formes de bouclage du quartier, les quelque mille interpellations, les expulsions, le déploiement ostensible des forces policières et les brutalités alors même que tout le quartier était déjà bouclé. Admettre qu'un habitant peut être suspect parce qu'à deux ou trois rues de là, quelqu'un qu'il n'a jamais rencontré, a de la drogue chez lui ou même se livre à un trafic de drogue, n'est-ce pas déjà introduire une forme de responsabilité collective ? Et l'amalgame systématique entre immigrés, drogue et insalubrité, rendu encore plus explicite par la simultanéité des opérations contre la drogue et contre les clandestins, ne comporte-t-il pas une caution de l'Etat au développement du racisme ? Peut-on se laisser mener aussi légèrement par une logique de la rénovation-« nettoyage » alors que les enjeux sont aussi fondamentaux, et accepter par exemple qu'à la rue Polonceau à Paris, une opération de rénovation se traduise par des expulsions en plein hiver et des propositions de relogement qui incluent la séparation des enfants de leurs parents ? Et la généralisation des contrôles au faciès en France ne disqualifie-t-elle pas tous les discours sur le soutien de la France aux droits de l'homme dans le monde ?

Monsieur le Président, vous l'avez plusieurs fois répété et nous en sommes pleinement d'accord avec vous, c'est sur les principes de justice et de liberté que la gauche sera d'abord jugée. N'est-ce pas en se battant de façon intransigeante pour ces principes et pour la pratique des libertés que l'on pourra éviter de légitimer les violences que les crises et ?es mutations exacerbent dans notre société et les affrontements qui risquent d'être incontrôlables ? [PAGE 15]

Nous attendons avec espoir votre réponse et les décisions que vous prendrez pour faire face à cette évolution préoccupante et nous vous prions, Monsieur le Président, de croire à notre respectueuse considération.

Pour le CEDETIM, Gustave MASSIA
Paris, le 14 avril 1984

Le CEDETIM (Centre d'Etudes Anti-Impérialistes)
est domicilié 14, rue de Nanteuil, 75015,
à Paris.