© Peuples Noirs Peuples Africains no. 39 (1984) 125-158



LIVRES LUS – FILMS VUS

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A propos du film
« Les dieux sont tombés sur la tête »

Syauswa NZWEVE VUMBEREGHESE

Des milliers de spectateurs français et immigrés ont vu avec ravissement le film Les dieux sont tombés sur la tête dont le réalisateur est à notre connaissance, un Sud-Africain. Le fait que cette œuvre ait été projetée jusque dans les coins les plus reculés témoigne incontestablement de son prodigieux succès. Cependant, essayons d'en dénicher le piège astucieusement posé par le réalisateur.

Voilà un film tellement bien conduit que tout spectateur, après l'avoir vu, aboutit à cette irréfragable conclusion : ces gens dits sauvages sont en réalité plus heureux que les soi-disant civilisés. Et c'est justement là que le réalisateur atteint sournoisement son but qui n'est autre que l'apologie de l'apartheid à savoir le fameux développement séparé des peuples. Et c'est là aussi que se trouve le côté raciste du film.

En effet, tout le monde sait que l'apartheid fonctionne aux dépens de peuples asservis tant il est vrai que le développement séparé n'exige point que le travail éreintant des mines soit réservé aux Blancs. On nous objectera peut-être que là n'était pas le souci du réalisateur; seulement, notre conviction est qu'il faut à tout moment éviter la façon dont l'autruche voit les choses. [PAGE 126]

En outre, le film pèche évidemment par l'apologie qu'il fait de l'ignorance, ce qui est, si l'on voit bien, dans la logique même de l'apartheid étant donné qu'il conçoit des écoles séparées selon les races. L'inéluctable conséquence est que seuls les puissants acquièrent une instruction solide et demeurent par conséquent à jamais les maîtres. Par ailleurs, est-ce vraiment être heureux que d'ignorer qu'un jour, au lieu d'une bouteille vide de coca-cola, il se pourrait que cela soit une bombe qui tombe du ciel ? N'est-il pas vrai que la possible catastrophe nucléaire contre laquelle « les dieux » se prémunissent en construisant des abris n'épargnerait pas l'heureux peuple du Kalahari ? Qu'adviendra-t-il de ce peuple le jour où « les dieux » décideront d'exploiter le Kalahari à leur guise ? C'est bien ce jour-là que ce peuple sera au besoin chassé à la mitrailleuse et la fameuse petite flèche qui endort le gibier se verra horriblement inefficace.

Une autre démonstration chère aux théoriciens de l'apartheid consiste à crier partout qu'aucun pays gouverné par les Noirs n'est harmonieusement dirigé. Cela transparaît dans le film dans la mesure où on nous montre longuement des combattants noirs en lutte contre le pouvoir en place. La conclusion qui s'impose est claire : les Noirs sont incapables de gouverner et on voit dans quelle mesure cela conforte les positions de l'apartheid. Dans le même ordre d'idées, on remarque que le chef des maquisards ou rebelles est un Blanc. Il est l'unique Blanc de la bande et évidemment, cela va de soi, il en est le chef.

Voilà qui nous suggère une parenthèse intéressante. Chaque fois qu'il s'opère en Afrique un soulèvement quelconque contre les pouvoirs dictateurs dont tout le monde connaît les méfaits, les médias s'ingénient à trouver à la base de l'opération une quelconque action de Moscou ou d'un quelconque Kadhafi. Jamais on ne dit que les Noirs se sont révoltés contre le joug qui les écrase. N'est-il pas vrai que pour chasser un gouvernement fantoche soutenu par l'Occident, il faut des moyens efficaces qu'on ne peut logiquement demander qu'ailleurs vu l'état d'asservissement et de pauvreté de ces peuples ? Mais, lorsqu'il s'agit des Noirs, on confond allègrement moyens et buts. Tout cela prouve que le préjugé du Noir incapable reste [PAGE 127] tenace et mine de rien, consciemment ou non, les œuvres telles que « Les dieux sont tombés sur la tête » l'entretiennent d'une façon ou d'une autre.

En effet, les Noirs qui, dans le film, ne vivent plus à la manière de ceux du Kalahari, sont en guerre. L'incapacité de gouverner atteint ainsi le paroxysme d'où un autre argument de l'apartheid – laisser les Blancs gouverner. Le développement séparé s'impose. A chacun son développement et tant pis si certains se contentent de petites flèches au moment où d'autres jonglent avec des fusées; tant pis aussi si certains s'imaginent que le bout du monde est la mer alors que d'autres, « les dieux en l'occurrence », connaissent à fond les coins et recoins du globe, endroits où ils peuvent débarquer dès qu'ils le veulent lorsqu'un gouvernement à leur solde est menacé.

Pour finir, disons que, synchroniquement, Les dieux sont tombés sur la tête est certes un bon film mais diachroniquement, il est fondamentalement raciste. En définitive, recommandons à ces milliers de spectateurs le grand film très instructif Rue Case-Nègres de E. Palcy où non seulement les erreurs commises par « les dieux » au cours de l'histoire sont fustigées mais en plus, la lutte pour l'égalité effective des hommes est un thème majeur, bref, un film ouvert sur l'avenir de l'humanité.

Syauswa NZWEVE VUMBEREGHESE

[PAGE 128]

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Daniel Ewande :
« Vive le Président ! »
2e édition, Paris, L'Harmattan,
Collection Encres Noires, 223 p.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Comme l'indique sa couverture, Vive le Président ! est un pamphlet : il s'agit, quant au fond, d'une réflexion amère et désabusée sur la décolonisation et l'indépendance, une satire féroce où l'auteur, un Camerounais, exprime son indignation et sa révolte face à l'évolution politique récente de l'Afrique. « De tout temps ce ne fut jamais facile d'être Africain. De nos jours, c'est presque un défi », déclare Daniel Ewandé. Sont passées en revue toutes les tares de ces « Républiquettes entretenues », dirigées invariablement par de « Bons Présidents », qui font la honte de tout Africain quelque peu conscient : la soif du pouvoir, la dictature à parti unique, le culte de la personnalité, l'aliénation sous toutes ses formes, les injustices sociales, la médiocrité, le larbinisme, l'arrivisme, le sybaritisme, la prévarication, les coups d'Etat... Le tout sous l'œil vigilant et avec « l'assistance technique » des pays développés qui interviennent soit directement – chacun selon ses intérêts – soit à travers les organismes d'« aide » auxquels ils participent, soit encore par le biais des sociétés multinationales. Bref ce qu'on désigne généralement par le vocable de néocolonialisme qui, pour l'idéologie dominante, ne serait qu'un slogan gauchiste.

Mais ce qui fait la différence entre ce pamphlet et cette autre « autopsie de la décolonisation » qu'est Main basse sur le Cameroun[1] de Mongo Beti, c'est que contrairement à ce dernier ouvrage qui s'en tient rigoureusement à l'analyse d'événements historiques réels, Vive le Président ! [PAGE 129] comporte des éléments fictionnels qui, sans remettre en cause son objectivité et sa pertinence, l'éloignent du domaine de l'essai et le rapprochent de celui du roman. Un type de roman pour le moins bizarre toutefois. « Pour nous, écrit l'auteur, ne pouvant hâter l'Histoire, force nous est de nous résigner patiemment à ses piétinements et de subir les mauvais moments eux-mêmes joyeusement. » Et c'est en ce « joyeusement » que réside toute la fiction.

Dès l'avant-propos le ton est donné : « Amis et vous tous qui lirez ces pages tirées de mon journal personnel, les personnages et les faits évoqués dans ces passages sont tous, comme dans un bon journal, ou même dans un journal sérieux, purement fantaisistes. Vous auriez pu aussi bien trouver de ces échos dans votre quotidien habituel. Il va donc de soi que toute ressemblance avec des personnages vivants ou ayant existé, ne peut être que pure coïncidence, parole de Dakou-Bolé. » Un non-sens, direz-vous. Mais drôlement efficace.

C'est donc Dakou-Bolé, personnage imaginaire, qui nous propose des extraits du journal où il consigne thème par thème son analyse de la situation politique en Afrique.

Mais, en dépit de sa verve satirique et de son regard caustique, Dakou-Bolé n'est pas un témoin extérieur. « Moi, nous confie-t-il, je suis un féal du Président. De tous les présidents, présents et futurs. Vive les Présidents ! Du moment qu'ils sont au pouvoir, ils sont tous bons et je les adore. » Malgré sa clairvoyance politique, Dakou-Bolé, en attendant son heure de rentrer dans « la fête africaine » (il veut devenir ministre), accepte de jouer le jeu et, comme tout le monde, de crier à temps et à contretemps « Vive le Président ! ». Jusqu'au jour où, « divine surprise », au lieu de ministre, il se retrouve président à la faveur d'un coup d'Etat « sans effusion de sang » avec « 00,02 mort, pas un de plus ». Tout à fait naturellement, Dakou-Bolé prend la résolution d'introduire un changement radical en poursuivant la même politique !

Comme on le voit, l'écriture dans Vive le Président ! est à l'image du monde que nous décrit l'auteur. Elle n'affirme rien qu'elle ne dénie elle-même et le texte fonctionne [PAGE 130] selon une rhétorique de l'absurde qui, pour le lecteur, est source d'abattement plutôt que de plaisir. De derrière cette farce énorme où l'ironie le dispute à l'humour se profile une vision tragique de l'histoire de l'Afrique, un continent condamné par on ne sait quelle fatalité à un marasme sans fin, comme dans Le Cercle des Tropiques[2] du Guinéen Alioum Fantouré.

Certains critiques considèrent ce pessimisme comme le propre des écrivains africains vivant en exil depuis de longues années et « coupés des réalités africaines ». Ceux-ci ne manqueront pas de voir dans le fait que Daniel Ewandé (né en 1935) vit en France depuis trente-cinq ans sans interruption une confirmation de leur thèse. Il nous suffit de leur rappeler que la première édition de ce pamphlet[3] a paru la même année que Le devoir de violence de Yambo Ouologuem et Les Soleils des Indépendances d'Ahmadou Kourouma (ce qui n'est pas une coïncidence gratuite), ou encore de les renvoyer à l'œuvre du Congolais Sony Labou Tansi[4] qui, comme Ahmadou Kourouma, vit en Afrique, pour attester que cette vision est l'une des constantes de la littérature négro-africaine depuis 1960, d'autant plus partagée qu'elle n'a aucun caractère autistique.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

[PAGE 131]

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Sylvain Bemba :
« Le dernier des cargonautes »
Paris, L'Harmattan, Collection Encres Noires, 1984, 169 p.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

L'œuvre, par son titre, évoque irrésistiblement Le dernier de l'empire de Sembène Ousmane paru en 1981 chez le même éditeur et dans la même collection. Faut-il y voir un mimétisme ? On observe en tout cas à la lecture une inadéquation du titre à l'histoire racontée. Qu'on en juge plutôt.

Rejetant les valeurs morales incarnées par son père, Emmanuel Mung'Undu, étudiant à Saint-Denis, capitale de la République des Tropiques, quitte le toit familial pour – pense-t-il – mener sa vie. Il ne tarde pas à s'apercevoir que sa famille n'est que le reflet d'une société étouffante, livrée à la veulerie, aux ambitions sordides, à l'argent, au sexe, au mensonge et à l'injustice. L'université étant censée préparer à la vie dans cette société qu'il récuse, Emmanuel Mung'Undu abandonne ses études et se retire sous le nom de Pierre Sony dans un quartier périphérique de Saint-Denis.

Cette étape de la vie du jeune homme ressemble à une véritable descente aux enfers. Devenu membre de la pègre, il échappe de justesse à un coup de filet de la police et parvient, après quelques péripéties et grâce à l'aide de certains paysans, à gagner Mobydickville, « le grand port maritime du pays tropicain », où il travaille quelque temps comme manœuvre avant de rencontrer trois marins avec la complicité desquels il s'embarque clandestinement à bord d'un cargo pour tenter de refaire sa vie en Europe.

C'est tomber de Charybde en Scylla : il débarque au Havre sous le nom d'Ali Mansour (à chaque étape une nouvelle identité) et échoue « du côté d'Aubervilliers où [PAGE 132] il ne (tarde) pas à faire partie du grand sabbat diurne des manieurs de balai ». Sa haine de l'injustice et de l'exploitation de l'homme par l'homme le pousse à s'engager résolument dans la lutte pour la défense des travailleurs immigrés. Ali Mansour parvient à sensibiliser les journaux aux conditions de vie de ces derniers dont le sort devient de ce fait un point de politique intérieure. Le gouvernement prend alors la décision de l'expulser de France et la mise à exécution de cette mesure survient au moment où il semble avoir retrouvé un certain équilibre.

Livré à la police de Mobydickville, Emmanuel Mung'Undu réussit à s'échapper, s'enfonce dans la brousse toujours à la poursuite de son rêve solitaire et devient, au village de M'Pinga, le chef spirituel de la secte « Croix-Savi » qui réunit les fidèles d'un ancien président, Savi, un nationaliste disparu dans des circonstances tragiques. Ayant pris un jour la décision de quitter cette secte pour poursuivre sa route, il est mortellement blessé par une fanatique dont il eut à plusieurs reprises à repousser les avances enflammées...

Le mot « cargonautes » désigne dans le texte (voir pp. 148 et 159) les fidèles de la secte « Croix-Savi » qui pratiquent « le cargocult ». Le lecteur reste perplexe devant ces néologismes. Il se demande aussi pourquoi Emmanuel Mung'Undu serait « le dernier des cargonautes ». Il retient néanmoins que ce troisième roman de Sylvain Bemba, comme « Le Radeau de la Méduse », fresque célèbre à laquelle l'auteur fait allusion, permet « une lecture de notre civilisation humaine à la dérive ». Une civilisation qui n'offre à l'individu d'autre alternative que la déchéance ou la mort.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

[PAGE 133]

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Louis Ngongo :
«Histoire des forces religieuses au Cameroun
(de la première guerre mondiale à l'indépendance) »
Paris, Karthala, 1982, 300 p.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Ce livre vise un double objectif : combler une lacune et rétablir la vérité historique. Selon l'auteur, non seulement les études consacrées à l'évolution politique du Cameroun depuis la période coloniale ne font pas aux « forces religieuses » la part qui leur revient, mais encore on note dans l'opinion, et plus particulièrement chez les intellectuels, l'idée (historiquement fausse) d'une collusion généralisée et permanente entre les administrateurs coloniaux et les missionnaires.

Louis Ngongo commence par souligner que l'histoire religieuse du Cameroun depuis la Première Guerre mondiale est marquée par la diversité d'origine des missionnaires : Français, Suisses, Américains, Néerlandais, Belges, Norvégiens. Ce fait était à l'origine de bien des tensions tant entre les différentes confessions qu'entre celles-ci et le pouvoir, tensions relatives à la définition de leurs droits respectifs et à la délimitation des domaines de compétence et d'intervention. La cohabitation fut par conséquent loin d'être harmonieuse et l'auteur explique cette situation par le statut particulier du Cameroun dans l'Empire français.

C'est d'ailleurs, profitant des possibilités que leur offrait ce statut particulier, notamment le recours à la S.D.N., que les « organisations religieuses »[5] surtout catholiques [PAGE 134] et protestantes, avaient joué entre 1916 (date du départ des Allemands) et 1945, malgré leurs divergences et leurs rivalités, un rôle de contre-pouvoir face à l'administration coloniale.

Pour démontrer sa thèse, Louis Ngongo se base sur la notion de « fonction tribunitienne » que Georges Lavau utilise pour caractériser les partis politiques « dont la fonction – au moins latente sinon manifeste – est principalement d'organiser et de défendre des catégories sociales plébéiennes c'est-à-dire exclues ou se sentant exclues des processus de participation au système politique, comme d'ailleurs au bénéfice du système économique et du système culturel), et de leur donner un sentiment de force et de confiance », et que Guy Hermet applique aux « organisations religieuses en tant que forces politiques de substitution » (pp. 65-66). En soulignant l'autonomie d'action des « forces religieuses » à l'intérieur de l'Etat colonial, Louis Ngongo trace une courbe de leur « fonction tribunitienne » dont le sommet se situerait en 1944 et dont le déclin coïncide avec le renouveau du nationalisme camerounais. Ces « forces religieuses » conserveront néanmoins au lendemain de la guerre leur fonction de socialisation politique et pèseront sur l'évolution politique du pays.

Il est permis d'observer que l'applicabilité de cette notion de « fonction tribunitienne » à des actions menées par des étrangers dans le contexte – malgré tout colonial – du Cameroun de l'entre-deux-guerres est plus que contestable. Outre les limites évidentes que l'auteur lui-même reconnaît à la validité de cette notion pour la réalité abordée, il reste que les missions participent idéologiquement de l'entreprise coloniale et qu'on ne saurait distinguer les « bons colonisateurs » des « mauvais colonisateurs ». Cela apparaît nettement dans la dernière partie de l'ouvrage où face à la montée du mouvement nationaliste cette « fonction tribunitienne » se révèle n'avoir été qu'une fonction de façade cachant l'essence impérialiste de l'action missionnaire.

Que Ruben Um Nyobé ait reçu une formation protestante, que Mongo Beti « (ait) tâté du Petit Séminaire » ... et que l'hymne national du Cameroun « (ait) son berceau dans une mission presbytérienne américaine » ne [PAGE 135] peuvent être retenus comme des arguments en faveur du caractère positif de l'action missionnaire au Cameroun. Au contraire, l'histoire montre que ces « forces religieuses » ont joué un rôle dans l'échec de la décolonisation.

En définitive, la thèse de Louis Ngongo, au lieu de réhabiliter l'action missionnaire, ne fait que confirmer l'alliance objective des missionnaires et des administrateurs dans l'entreprise de domination qu'était la colonisation.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

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Jean-Marc Ela :
« La ville en Afrique noire »
Paris, Karthala, 1983, 222 p.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Ceux qui ont lu L'Afrique des villages[6] ont pu se rendre compte de l'intérêt que Jean-Marc Ela accorde aux problèmes et à l'avenir du monde rural africain. Cet ouvrage qui présentait les paysans d'Afrique comme « victimes de la préférence urbaine » mettait déjà l'accent sur la place, l'importance et le rôle de la ville dans le maintien d'un système inégalitaire dont l'auteur réclame la transformation.

La ville en Afrique noire n'est donc qu'une étude corollaire de la précédente car, nous dit l'auteur, « la conversion au village ne saurait nous détourner de la ville où se décide, peut-être, l'avenir de la société ».

Le livre s'intéresse à l'explosion qui caractérise les villes africaines depuis vingt ans, aux rapports entre l'espace [PAGE 136] urbain et l'espace villageois, mais aussi à la spécificité de l'urbanité des villes en Afrique tant sur les plans physique et structurel que sur les plans psychologique et social.

De nombreux problèmes sont passés en revue : les mirages de la ville et l'exode rural, l'inadéquation du système scolaire, le chômage, la prostitution, l'habitat, le transport... Mais l'originalité de cet essai sociologique réside, à mon avis, dans le dépassement de la vision traditionnelle, manichéenne et simplificatrice, qui introduit une coupure brutale entre « le rural » et « l'urbain » en milieu africain, faisant de la ville l'espace du modernisme et du futur, et du village celui de la tradition et du passé. La réalité se révèle beaucoup plus complexe, et l'étude des manifestations et des conséquences de la ruralité dans la société urbaine permet de dégager les caractères principaux des villes africaines qui cristallisent les déséquilibres fondamentaux d'une économie dominée et sont le miroir des problèmes cruciaux d'un monde « sous-développé » soumis aux impératifs de l'impérialisme.

Comme dans L'Afrique des villages, Jean-Marc Ela ne se contente pas ici d'une étude descriptive à visée purement « scientifique ». Il établit le diagnostic d'un mal et propose des remèdes qui consistent en l'arrêt du processus de « macrocéphalisation » des métropoles nationales, en une redistribution de la carte du pouvoir et, pour vivre autrement, en la volonté politique de « construire la rupture ».

Guy Ossito MIDIOHOUAN

[PAGE 137]

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Pierre Samy :
« L'Odyssée de Mongou »
Paris, Hatier, Collection Monde Noir Poche 127 p.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Pierre Sammy-Mackfoy a beau présenter L'Odyssée de Mongou comme une « œuvre de pure imagination », celle-ci n'en est pas moins un roman à thèse. Et son éditeur ne s'y trompe pas qui affiche une réelle satisfaction en écrivant avec une assurance tranquille : « Sans indulgence, mais aussi sans révolte, le regard de Huron qu'il jette sur l'Occident traduit une adhésion réaliste aux valeurs du progrès. » Et pour cause !

Si les événements racontés – qui s'achèvent vers 1920 – remontent à environ un siècle, l'auteur, quant à lui, retarde au moins de moitié, car L'Odyssée de Mongou n'est ni plus ni moins que Force-Bonté[7] en style amélioré. Un coup d'œil au sommaire suffit pour se faire une idée du sujet :

Chapitre 1 : Monsieur Danjou.
Chapitre 2 : Le matin de l'Occident.
Chapitre 3 : Un ordre différent.
Chapitre 4 : Mongou s'en va-t-en guerre.
Chapitre 5 : Un Nègre à Paris.
Epilogue : (Retour en Afrique).

La rencontre entre l'Afrique et l'Occident est donc le thème central de ce roman qui retrace l'histoire politique et sociale de la constitution de l'Empire colonial français vue à travers les aventures de Mongou, le chef [PAGE 138] des Bandias, une tribu perdue dans les forêts de l'Afrique centrale. Sous l'influence de M. Danjou (explorateur français qui « découvrit » le pays et y planta le premier le drapeau de la « Mère-Patrie »), Mongou fut gagné avec tout son peuple aux idéaux d'humanisme, de liberté et de progrès prônés par la France et mis en œuvre de manière globalement positive par la colonisation : sujet ô combien rebattu ! Il n'y a pas que les titres de chapitre (« le matin de l'Occident », « un Nègre à Paris ») qui laissent l'impression du déjà lu, voire d'un radotage. Même si l'on doit reconnaître que ce roman est dans l'ensemble bien écrit (malgré certaines invraisemblances, comme les performances linguistiques de Mongou, qui ne s'expliquent que par la philosophie du livre), il a pourtant un défaut qui ne pardonne pas : l'absence d'originalité. Il relève, sous sa forme naïve et simpliste, d'un culturalisme démodé, inauguré dès 1920 par Ahmadou Mapaté Diagne, illustré, outre Bakary Diallo, par Ousmane Socé et Paul Hazoumé, et qui connut son sommet avec Camara Laye et Cheikh Hamidou Kane.

C'est-à-dire qu'à l'absence d'originalité s'ajoute l'étroitesse d'esprit, le manque de discernement et une mentalité servile qui déterminent un parti pris idéologique conduisant l'auteur à travestir l'histoire au nom de la Civilisation et du Progrès. Ce sont là des traits caractéristiques de plusieurs romanciers négro-africains de l'entre-guerres à qui l'on reconnaît volontiers aujourd'hui l'excuse du temps à laquelle Pierre Sammy ne saurait prétendre. Tout compte fait, Pierre Sammy a moins de mérite que Bakary Diallo et L'Odyssée de Mongou n'a pas plus de valeur que Force-Bonté. On peut donc imaginer d'ores et déjà le danger que représente ce roman fantôme paru dans une collection réputée bon marché pour les jeunes lecteurs d'Afrique et d'ailleurs.

Ceux qui ont eu entre les mains la troisième édition de Karim augmentée de Contes et Légendes d'Afrique noire[8] ont sans doute pu noter que Ousmane Socé chercha à illustrer l'idéologie d'essence colonialiste de son roman par la littérature orale. Socé en vint à présenter le « dialogue » entre l'Afrique et l'Occident comme une [PAGE 139] prescription des ancêtres (voir « La légende de Silamakan », pp. 232-238), inscrite dans la tradition orale. C'est, à peu de chose près, la même démarche que nous observons chez Pierre Sammy qui dit s'être inspiré de la tradition orale et fait de Mongou, « l'intrépide chef Bandia », un héros « inspiré par l'esprit de ses glorieux ancêtres ». L'auteur, pour avoir prévenu le lecteur que « toute ressemblance entre les personnages du livre et des personnes ayant existé ne serait ( ... ) qu'une coïncidence fortuite », se croit autorisé à se livrer à des fantaisies par ailleurs données comme réelles et fondées. Ainsi pense-t-il l'abuser et échapper aux reproches de la critique : que d'inconscience et de légèreté ! Pierre Sammy a-t-il lu Crépuscule et défi[9] de son compatriote Cyriaque R. Yavoucko ? On a toutes les raisons de penser que sa bibliothèque commence à dater qui le maintient dans l'ignorance de l'évolution des idées, qu'il manque de (bonne) lecture et, quoi qu'il prétende, d'imagination. Même de craindre que son premier roman – dont le manuscrit remonte probablement un peu loin – ne soit aussi le dernier. A moins qu'il nourrisse le projet de mettre bientôt en chantier, pour meubler ses loisirs de directeur-général de l'Institut National de l'Enseignement et de la Formation à Bangui, quelque recueil de contes du terroir exaltant l'humilité, le larbinisme et le respect inconditionnel de l'ordre établi.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

[PAGE 140]

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« Le marxisme devant
les sociétés africaines contemporaines »
(Ed. Présence Africaine)

E. KALAMBAY

Après Impérialisme et théorie sociologique du développement, Babacar Sine vient de nous proposer dans Le marxisme devant les sociétés africaines contemporaines une analyse dont l'intérêt est incontestable. Il s'agit d'une véritable contribution à l'intelligibilité de l'histoire africaine et ce, malgré les falsifications qu'introduisent ceux qui ont avantage à entretenir un certain obscurantisme pour occulter les enjeux réels de l'histoire africaine contemporaine.

Dans son dernier livre donc, Sine poursuit son œuvre de démantèlement des idéologies propres aux tenants de « l'authenticité africaine ». Dans le même élan, il enrichit largement le débat par l'effort de clarification théorique des concepts marxistes et il entrevoit les possibilités d'une transformation radicale des sociétés africaines à partir d'une lecture bien assimilée des œuvres de Marx et de Lénine, c'est-à-dire une lecture tenant compte des spécificités des sociétés africaines. Quatre grands théoriciens et responsables politiques sont interpellés dans cet essai : N'Krumah, Cabral, Senghor, Nyerere : Dans ce commentaire, nous nous limiterons au premier d'entre eux qui nous paraît poser quelques problèmes théoriques dans l'analyse que nous propose Babacar Sine.

Les auteurs abordés par Sine nous ont tous proposé une lecture du marxisme en la confrontant de façon critique aux réalités africaines. Sine le reconnaît lorsqu'il rappelle qu'« il s'agit là d'une démarche légitime, d'autant plus que celles-ci n'ont jamais été l'objet de réflexion de la part des fondateurs du marxisme, mais surtout démarche autorisée par le marxisme lui-même, celui-ci étant une dialectique vivante, un discours ouvert sur le réel concret ».[PAGE 141] C'est dans ce sens qu'il convient d'aborder le texte central de N'Krumah à savoir le consciencisme.

N'KRUMAH ET LE CONSCIENCISME

Une préoccupation majeure a été à l'origine du livre de N'Krumah, Le Consciencisme, c'est que l'histoire africaine est différente de celle de l'Europe et par conséquent irréductible aux élaborations théoriques de Marx et d'Engels dont le prolongement léniniste nous offre l'illustration radicale.

Bien évidemment, il ne s'agit pas pour N'Krumah de « recourir aux initiations dans les bois sacrés », démarche propre aux précurseurs de l'« authenticité africaine ». Au contraire, l'authenticité africaine chez N'Krumah devient un combat; elle est pour demain, car dans le présent elle est dans la crise, elle se conquiert au prix de l'organisation des forces qui peuvent la réaliser au sein de la société africaine. Entendons certainement organisation des masses populaires, dans la mesure où ce sont elles qui font l'histoire et qui sont en l'occurrence concernées. » C'est pour sortir L'Afrique de la crise que N'Krumah nous présente une idéologie capable de se cristalliser en une philosophie porteuse des principes humanistes de l'Afrique. Il constate que la société négro-africaine a changé – « Notre société n'est pas l'ancienne société, c'est une société nouvelle » –, c'est une société nouvelle élargie aux influences musulmanes et euro-chrétiennes.

Ces données, N'Krumah les identifie selon trois séries :

1) La civilisation de la vieille Afrique.
2) Celle de l'Islam importée du Moyen-Orient.
3) La civilisation euro-chrétienne importée de l'Occident.

On a parfois reproché à N'Krumah d'avoir entrepris cette démarche inédite dont l'objet est de contenir, au lieu de les affronter, les influences étrangères des religions importées, à savoir le christianisme[10] et l'islam. Mais pour [PAGE 142] N'Krumah, il s'agissait d'édifier une société stable en tenant compte de toutes les valeurs présentes en Afrique. Cette entreprise, selon N'Krumah, doit reposer sur l'élaboration d'une synthèse philosophique. Et Babacar Sine d'écrire que « L'affirmation absolue du caractère philosophique par N'Krumah de sa propre démarche est significative, certes de sa volonté de fonder une idéologie quasi complémentaire du marxisme, chargée de penser les nouvelles déterminations africaines. Mais cette démarche demeure par essence dialectique, en ce sens qu'elle entend penser les diversités africaines, les spécificités non chacune en elle-même, mais « à la fois » dans leurs différents rapports au sein d'une totalité à organiser « ce développement harmonieux de la société ».

C'est pour asseoir les fondements théoriques de sa philosophie que N'Krumah retient de la vie africaine traditionnelle ou pré-coloniale, les concepts d'humanisme, d'égalitarisme et de collectivisme.

N'Krumah est persuadé que l'Afrique précoloniale est fondée sur la notion d'une valeur initiale de l'homme en lui-même, et par conséquent, le bien-être du groupe est recherché parce qu'il est nécessaire au bien-être de l'individu. De même, il voit dans l'égalitarisme un trait caractéristique de l'Afrique pécoloniale. Mais sans trop idéaliser celle-ci, car N'Krumah n'était pas assez naïf pour croire à une égalité absolue dans l'Afrique précoloniale. En réalité, l'inégalité qui prévalait dans l'Afrique précoloniale était accentuée par l'introduction du mode de production capitaliste. Ce qui n'empêche pas N'Krumah de croire que la société africaine à ses origines était fondamentalement égalitaire.

Dans la civilisation islamique : N'Krumah retient le collectivisme qu'il trouve dans le précepte musulman du souci de tous pour chacun; d'où l'aumône obligatoire du riche au pauvre.

Dans la civilisation occidentale : N'Krumah retient ce qu'il appelle la conscience euro-chrétienne et l'industrialisme. Comme l'a bien souligné Ikoku, « Le premier aspect est le principe chrétien, tandis que le second est la condition de l'expansion de la production et une composante essentielle de la vie moderne. Mais ici, l'industrialisme doit être pratiqué sur la base de la propriété publique des [PAGE 143] moyens de production et de distribution. La propriété privée de ces moyens de production et de distribution, qui est la pratique normale de la société occidentale, est rejetée Par N'Krumah parce qu'elle engendre de fortes différenciations sociales, donc des oppositions de classe qui minent les bases du collectivisme et de l'égalitarisme.

L'industrialisme occidental ne peut être réconcilié avec la conception traditionnelle que s'il se sépare de son individualisme excessif »[11].

On se trouve ainsi devant un N'Krumah préoccupé de fonder une nouvelle philosophie, dont les orientations peuvent être réductibles au marxisme-léninisme.

MARXISME OU CONSCIENCISME

Sine s'interroge à juste titre sur la question de savoir « pourquoi cette dialectique n'krumahiste a-t-elle besoin de se poser à côté du marxisme ou en prolongement de celui-ci ? Pourquoi cherche-t-elle à se donner le statut théorique d'une « philosophie » à part entière, philosophie autonome et en plus nommée ? Le marxisme et ses catégories seraient-ils, d'après N'Krumah, inaptes à penser ces situations spécifiques que le consciencisme philosophique se donne pour objet ? Assurément NON ! écrit-il, car N'Krumah s'approprie les catégories du marxisme dans le développement de sa pensée depuis Vers la libération coloniale jusqu'à Le néo-colonialisme, stade suprême du capitalisme. Le principe marxiste de la lutte des classes nécessaire pour renverser le capitalisme y est illustré de façon vivante, à partir d'une analyse dialectique du phénomène de l'exploitation impérialiste en Afrique. Sine ajoute que N'Krumah n'est jamais revenu sur ces démarches marxistes fondamentales. L'exigence de fonder un « consciencisme philosophique » s'explique autrement que par une rupture avec le marxisme, plutôt par un [PAGE 144] effort original de penser de façon appropriée les superstructures idéologiques africaines.

Le « consciencisme », écrit Babacar Sine, « doit s'analyser comme une philosophie de la conscience africaine, déclinée, éclatée entre diverses forces ou influences, agitée par des conflits – une sorte de phénoménologie ». « La philosophie appelée "consciencisme" est celle qui, partant de l'état actuel de la conscience africaine, indique par quelle voie le progrès sera tiré du conflit qui agite cette conscience » (cf. Le Consciencisme, N'Krumah, p. 98).

Nous nous trouvons comme devant une sorte de phénoménologie progressiste, mais une phénoménologie qui ne se pose pas comme fondement ultime ou comme une métaphysique. Car N'Krumah ne rompt pas, même à ce moment du développement de sa pensée, les amarres qui le lient au matérialisme philosophique et dialectique. Son fondement (celui du consciencisme) est le matérialisme. L'affirmation minimale de celui-ci est l'existence absolue et indépendante de la matière.

Dès lors faudra-t-il affirmer que le consciencisme de N'Krumah est réductible au marxisme ? Ou qu'il s'agit là comme l'affirme Babacar Sine d'une question de mots – ou encore que le consciencisme serait une interprétation africaine de Marx !!!

Cette question nous paraît importante même si à la limite Sine la minimise en soulignant que « le fond de la question s'est dévoilé ! Il s'agit de mobiliser pour l'action révolutionnaire, en ne se réduisant pas à l'économisme ni à des schémas dogmatiques mais en portant l'attention sur des faits de conscience propres à la personnalité africaine contemporaine et déterminants pour qui veut construire une nouvelle civilisation négro-africaine libérée ».

Bien que nous soyons fondamentalement en accord avec les dernières conclusions, nous ne pouvons nullement nous empêcher de chercher à y voir un peu plus clair, car, comme l'avait noté Ikoku dans les pages 82 et 83 de son livre précédemment cité, il nous semble que « le matérialisme de N'Krumah comporte une nuance importante. Il admet l'existence distincte de la matière et de l'esprit, de deux catégories séparées mais tient que l'esprit découle de la matière. Autrement dit, dans l'élaboration [PAGE 145] de l'expérience humaine, c'est la matière qui est première, l'esprit qui est secondaire et dérivé d'abord de la matière. Mais une fois constitué, il devient une catégorie indépendante, qui peut se développer par elle-même et créer de nouvelles idées. Néanmoins ces nouvelles idées ne deviennent des faits que dans la mesure où elles sont éprouvées et vérifiées par la pratique. Ce matérialisme philosophique rejette les systèmes monistes, qu'ils soient matérialistes ou idéalistes; mais il rejette aussi les systèmes dualistes ou pluralistes, qui posent l'esprit et la matière comme des catégories épistémologiques indépendantes et sans lien entre elles. De la sorte, N'Krumah expose une idéologie socialiste qui a de nombreux points de ressemblance avec le marxisme, mais s'en distingue cependant. La société sans classes de N'Krumah doit être atteinte par l'application à l'industrialisme des concepts africains traditionnels d'humanisme et d'égalitarisme. Elle n'est pas la suite logique d'une lutte de classes fondée sur la théorie de la plus-value. Cependant, en ce qui concerne le mécanisme des transformations sociales, Ikoku reconnaît que « N'Krumah reste fondamentalement marxiste. N'Krumah voit la société divisée en forces positives et négatives. Et le conflit de ces forces est ce qui met en branle les transformations sociales. Et les forces positives s'arment pour le combat au moyen d'un parti politique de masse défendant une idéologie claire et élevant constamment le niveau de conscience politique et idéologique de ses membres ». Donc marxiste N'Krumah l'était certainement par ses convictions et par sa maîtrise des œuvres de Marx, Engels et Lénine. Mais il serait tout de même hasardeux d'affirmer comme le fait Sine, assez légèrement, qu'entre le consciencisme et le marxisme il y a là une question de mots. Dans d'autres termes le consciencisme serait selon notre auteur une interprétation africaine de Marx. Le consciencisme serait alors une réplique du marxisme-léninisme !!!

Nous avons toutes les raisons de prendre nos distances, car le marxiste N'Krumah reconnaît le primat de la matière sur l'esprit. Quelle est alors la pratique de N'Krumah ? Sa lecture marxiste de l'Afrique ? Rappelons ici que lorsque Marx parle d'une possibilité de transformation sociale révolutionnaire – il pense bien évidemment [PAGE 146] à un parti politique de masse. Qu'en-est-il du parti de N'Krumah, le C.P.P. (Parti de la Convention du Peuple) !!!

Le leader du Ghana a toujours gouverné sans parti révolutionnaire. Le C.P.P. était un parti unique et comme tous les partis uniques en Afrique, il était une véritable auberge espagnole, un ramassis d'arrivistes, d'opportunistes et de réactionnaires corrompus, bref une doublure de l'administration sans projet cohérent de société. Mieux, le C.P.P. de N'Krumah était jusqu'à sa chute divisé en clans qui n'étaient tous d'accord que dans leur lutte contre le socialisme, voulu par N'Krumah. D'autre part, en laissant, à tort, s'amplifier le culte de la personnalité de l'osagyefo (rédempteur), qui fut porté à un degré sans précédent en Afrique, N'Krumah ouvrait la voie à la confusion politique, sa politique intérieure s'en est ressentie car elle fut hésitante, truffée de demi-mesures qui finirent par condamner l'élan révolutionnaire du Ghana et provoquèrent la chute de N'Krumah lui-même en 1966.

En fait, N'Krumah comme beaucoup de nationalistes de sa génération, était un pragmatique peu enclin à envisager une véritable rupture révolutionnaire. Et faute d'une telle radicalisation, il a choisi de s'accommoder d'un parti fourre-tout. Certes pour analyser les mécanismes de la domination, il emprunta plusieurs concepts au marxisme mais il ne se mit à croire réellement à la lutte des classes qu'après son éviction du pouvoir. C'est cette conscience tardive qui a mis fin au Ghana de N'Krumah et qui sépare le marxisme du consciencisme. Ce dernier est une philosophie qui suppose que la libération des peuples africains peut être engendrée par une prise de conscience, laquelle entraînerait le cas échéant des changements et des transformations de la société africaine en crise.

Alors que comme l'indique P. Fougeyrollas : « Le marxisme se libère et nous libère des anciennes apories de la religion et de la philosophie. Il ne s'agit pas pour lui de propager des idées, les siennes, en vue de transformer le monde. Il s'agit de découvrir que la transformation du monde passe essentiellement par la victoire dans la lutte des classes et, par conséquent, en vue de l'assurer, de lutter pour que la classe révolutionnaire s'organise et fasse par là prévaloir ses intérêts de classe révolutionnaire [PAGE 147] sur les intérêts de la classe dominante exprimés par et dans l'idéologie et les institutions existantes »[12].

La lecture africaine du marxisme aurait consisté (au Ghana) dans l'épuration du C.P.P. de tous les éléments contre-révolutionnaires en vue de créer un parti des masses sur la base du matérialisme historique, entendu comme une méthode d'étude scientifique des processus sociaux, dont on a vu la démonstration scientifique en 1917.

« ... Le critère de discrimination, c'est celui de l'unité de la théorie et de la pratique sur la base de la pratique »[13] Ce critère éloigne le consciencisme du marxisme. En revanche, nous rejoignons Babacar Sine, lorsqu'il s'oppose dans un débat théorique à P. Hountondji. Celui-ci présente N'Krumah comme l'idéologue de la continuité, « continuité entre la culture africaine "traditionnelle" et la culture africaine d'aujourd'hui et de demain. Continuité entre l'organisation communautaire et collectiviste de l'économie africaine pré-coloniale et l'organisation socialiste de la nouvelle économie telle que l'envisagent les révolutionnaires africains » (cf. Sur la philosophie africaine, Maspero, 1977, P. Hountondji, p. 182).

La précision qu'apporte Sine dans ce débat est aussi la nôtre à savoir que « l'on ne comprendrait rien d'essentiel dans cet ouvrage de N'Krumah si l'on passait à côté de la problématique qui lui inspire tous ses développements théoriques : la constatation, non d'une continuité, mais d'une crise de l'identité culturelle, crise dont les éléments sont nettement posés et analysés ».

N'Krumah reste, malgré nos considérations, un grand chef d'Etat africain. Il a été un des rares responsables politiques à comprendre les véritables enjeux de l'Afrique contemporaine. Il a compris que la rupture politico-idéologique de l'Afrique des indépendances ne constitue qu'une phase transitoire vers la libération effective de l'Afrique. En d'autres termes : un pays dit indépendant qui serait livré à lui-même, isolé de l'ensemble, parviendrait difficilement à échapper à l'hégémonie politique [PAGE 148] et économique de l'ancienne puissance coloniale. D'où l'urgence de la construction de l'unité africaine comme une des conditions essentielles pour garantir l'indépendance économique et le succès révolutionnaire d'une rupture politique.

Ikoku nous résume ici les lignes essentielles : « L'histoire de l'industrialisation dans les pays avancés d'aujourd'hui peut nous donner quelques enseignements. Les deux géants industriels d'aujourd'hui, les U.S.A. et l'U.R.S.S., ont édifié leur potentiel économique sur la base d'une vaste étendue de pays, d'une forte population, et d'une remarquable variété de ressources naturelles, agricoles ou minérales. L'Angleterre, la France, l'Allemagne et d'autres pays d'Europe occidentale ont fait de la domination de vastes empires le pivot de l'édification de leurs industries. Ces empires leur ont assuré les matières premières et les marchés, tandis que leur début d'industrialisation antérieur aidait à résoudre les problèmes de capitaux.

Maintenant que ces empires se rétrécissent, ces pays avancés cherchent le maintien de la prospérité économique dans l'union économique.

Les Etats africains ne peuvent pas se lancer dans une politique de colonisation : pas de terres vides à découvrir et à exploiter. Il ne nous reste donc qu'une voie ouverte : obtenir la force au moyen de l'unité. L'unification nous assurerait une forte population, un marché en expansion et la gamme de ressources naturelles nécessaires à l'industrialisation. Une utilisation habile des dimensions de notre marché devrait permettre l'accumulation du capital. Ce sont ces considérations là qui étaient décisives dans l'esprit de N'Krumah lorsqu'il réclamait la totale libération et l'unité politique de l'Afrique »[14].

Cela est le sens du panafricanisme de N'Krumah comme un mouvement révolutionnaire essentiellement politique, qui vise à détruire les bases de la domination impérialiste en Afrique, c'est-à-dire les intérêts étrangers qui constituent un obstacle à la réalisation de l'unité continentale.

E. KALAMBAY

[PAGE 149]

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A propos de « Dis-moi qui tuer »
de V. S. Naipaul

Thomas MPOYI-BUATU

Le dernier livre de Naipaul, traduit en français, s'ouvre sur un prologue, tiré d'un journal, et se clôt sur un épilogue, tout aussi tiré d'un journal. Le prologue et l'épilogue constituant deux des cinq textes que contient Dis-moi qui tuer que l'éditeur (en accord peut-être avec l'auteur) a sous-titré : « Roman ».

D'une certaine façon, cela rejoint le désir de Naipaul d'être considéré avant tout comme un écrivain et non pas comme un journaliste. Aussi avait-il tenu à le souligner lors d'une interview ayant accompagné la sortie en France de Guérilleros : « Je ne suis pas un journaliste. Un écrivain doit écrire sur le présent pour être lu dans dix ans. »

Guérilleros était le premier roman de Naipaul en France à lui assurer une certaine notoriété, malgré quelque cinq livres déjà publiés chez Gallimard jusque-là.

Puisqu'il se défend d'être journaliste, accordons à Naipaul sa qualité d'écrivain. Alors quoi de plus naturel que de prendre un écrivain au(x) mot(s) ! Seulement, dans la même interview, Naipaul nous prévient : « Je ne me sens pas concerné par les mots. Je dis les choses avec des images visuelles, quelquefois des touches sentimentales. Je privilégie la construction. Chaque paragraphe doit avoir sa couleur, son rythme. »

Retenons la nécessité de la construction et admettons que celle-ci procède d'une démarche d'écrivain. On peut dire par ailleurs que les cinq textes figurant dans Dis-moi qui tuer illustrent cette nécessité. Et puisqu'il y a nécessité, celle-ci engendre inévitablement un sens. Avant de savoir s'il s'en dégage un ici dans ces cinq textes, je voudrais (puisque Naipaul consent à œuvrer pour le long terme, puisqu'il consent à faire dans la durée) rapidement me livrer à une tentative d'esquisse de thèmes ou d'un [PAGE 150] certain nombre de thèmes récurrents depuis la publication en français de Guérilleros en 1981.

La publication de Guérilleros était précédée de la publication d'un reportage de Naipaul sur le Zaïre dans la revue Le Débat[15]. Le reportage s'intitulait : Un nouveau roi pour le Congo. Le titre en anglais était plus explicite : Mobutu and the nihilism of Africa. Il a été repris dans un recueil intitulé : The return of Eva Peron et qui regroupait une série de reportages effectués par Naipaul à travers un certain nombre de pays.

Avant déjà dit ailleurs ce que je pensais de ce reportage[16], je n'y reviens ici que pour noter le commentaire fait par Le Débat : « Ces notations d'un écrivain voyageur au Zaïre nous aident à saisir, dans son intemporalité[17], une réalité dont les chiffres ou les analyses politiques ne suffisent pas à rendre compte. » Dans son reportage, Naipaul esquisse un portrait à la fois cruel et complaisant de Mobutu. Le reportage se clôt sur le « sentiment africain du vide », sur le rêve du passé, sur la forêt. Bref, sur le nihilisme. Il faut ajouter tout de suite que Naipaul s'est abondamment servi des éléments contenus dans ce reportage pour en faire la matière de A la courbe du fleuve, son second roman traduit après Guérilleros.

Ensuite paraît Guérilleros. On y retrouve le thème de l'intemporalité. Il y est question des « temps immémoriaux », du désordre, des troubles, de la violence, de la mort. Naipaul semble renvoyer tout le monde dos à dos, Noirs comme Blancs. Et la critique dithyrambique criait au triomphe de la lucidité, de l'originalité de la construction romanesque...

Mais avec A la courbe du fleuve, les intentions se précisent. Il y a ceux qui appartiennent aux « temps immémoriaux » et ceux qui appartiennent à la « civilisation ». Et Naipaul atteint là le sommet de sa vision du monde. A l'instar d'un Balzac, il trace les frontières entre le monde animal et le monde humain. Dans le monde animal, il fait entrer le Tiers-Monde, ou tout ce qu'on entend sous ce vocable. Et dans le monde humain, ce qu'il [PAGE 151] appelle « la grande civilisation universelle et libératrice » que « faute de mieux » on appelle « occidentale ». C'est ainsi que dans l'interview citée, il considère comme « Cultures attardées » les cultures ennuyeuses que l'on trouve en Ouganda et au Kenya où « la seule chose intéressante, ce sont les animaux, mais on ne vous invite qu'à les tuer ». Quant aux « pays musulmans, c'est pareil. C'est toujours les mêmes choses. Il n'y a pas de vie intellectuelle, ils n'ont rien à dire. On peut titiller leur cerveau pendant une heure, ils ne bougeront pas ».

Certains, manifestement satisfaits, ont pu qualifier ces propos d'« absolu refus des illusions ». Mais est-ce si simple ?

Ce détour par les œuvres précédentes me permet de faire voir à quel point une dizaine d'années auparavant (l'édition anglaise de Dis-moi qui tuer date de 1971), toutes les préoccupations de Naipaul étaient mises sur pied. Guérilleros dont l'édition originale date de 1975 et A la courbe du fleuve (datant de 1979 n'ont fait qu'amplifier dans le sens d'une radicalisation plus poussée (plus pessimiste ou plus lucide, comme diraient certains) les thèmes essentiels du romancier Naipaul. Mais comment intervient leur mise en écriture ? Naipaul parle avant tout de, l'avènement du monde moderne. De quelle manière, semble-t-il dire, les « tribus » périphériques peuvent-elles accéder à la modernité ?

C'est la question essentielle au centre de Dis-moi qui tuer. Dans Le vagabond du Pirée, un vagabond n'est pas toléré sur un bateau en partance pour l'Egypte, parmi des gens (autrefois chassés d'Egypte) qui maintenant y reviennent pour affaires et se veulent citoyens du monde.

Un parmi tant d'autres suit à la trace la difficile tentative d'intégration d'un domestique indien à la société américaine. Thème repris dans Dis-moi qui tuer mais axé cette fois sur la société anglaise. A la lecture de ces deux textes, on se dit que l'exclusion de l'immigré ne date pas de Dreux. Un Etat libre, le récit le plus long des cinq textes, nous fait suivre le parcours d'un fonctionnaire britannique accompagné de la femme de son supérieur hiérarchique. Nous sommes dans un pays africain où s'opposent un président et un roi. Le parcours est l'occasion pour Naipaul, à travers les dialogues entre les deux [PAGE 152] protagonistes, à travers les paysages traversés, les Africains rencontrés, de nous faire toucher du doigt les problèmes soulevés par l'affrontement entre le président et le roi. Impitoyablement, Naipaul décrit la haine et la bêtise des uns (les Blancs), la violence et les querelles des autres (les Noirs).

Le dernier texte (Le cirque de Louxor) montre avec une cruauté sans faille la façon dont des « petits enfants du désert » sont transformés par des autochtones en mendiants de miettes de pain, lancées par des touristes et qu'ils doivent ramasser sur le sable comme des chiens.

Ce sont là des textes qui disent les difficultés de l'insertion dans le monde moderne, les difficultés de l'accès ou de l'accession à la modernité. Seulement Naipaul se sert, pour illustrer ces difficultés, d'une technique particulière.

Dans un premier temps, on serait tenté (la plupart de ceux qui parlent de lui succombent à cette tentation) de lui faire crédit de son sens aigu de la défense des libertés opprimées. D'une certaine manière, la violence qu'il met en scène n'indique rien d'autre que cela : le désir généralisé d'éliminer physiquement autrui afin d'être seul à vivre, seul à exister.

Dans le récit Le vagabond du Pirée, un Libanais avant résolument opté pour la modernité veut éliminer le vagabond. Dans Dis-moi qui tuer, le récit qui donne son titre à l'ensemble du recueil, un immigré en veut à tous ceux qui l'ont dépouillé de son petit capital matériel. Il voudrait les identifier pour les tuer.

Il se dégage ainsi comme une sorte d'impératif catégorique, d'instinct de vie dictant l'élimination de l'autre. Un peu comme certains ont le désir de punir le crime ou la faute (grâce à la peine de mort) afin que soit sauvegardée la solidité de la communauté sociale.

Suivons par exemple la façon dont Naipaul parle des Noirs. D'abord il nous en esquisse une sorte de typologie sémiologique : ce sont des Hakwaï (pègres en chinois) dans Guérilleros; des Kafars ou des Caffres dans A la courbe du fleuve; des Hubshi (Noirs en Hindi) dans Dis-moi qui tuer. Ensuite, ils se caractérisent par leur odeur. La Hubshi de Un parmi tant d'autres a une odeur reconnaissable. De même que le président de Dans un Etat [PAGE 153] libre « schlingue comme un putois ». La Zabeth de A la courbe du fleuve a « une odeur spéciale, forte et désagréable ». Les Africains ont des visages inexpressifs, sortes de « masques grimaçants ou effrayants ». Ils sont malins. Entendons : ils ont le malin en eux. Ceci rejoint ce qui est dit de Jimmy Ahmed dans Guérilleros : c'est un « succube », c'est-à-dire un « démon qui s'accouple avec un être humain endormi ». Dans A la courbe du fleuve, tribus, brousse, forêt forment un réseau sémantique dénotant la primitivité profonde de l'Afrique qui elle-même renvoie à son aspect immémorial. Ne disons rien des noms africains, des langues (dialectes de la forêt, etc.) Deux affirmations reviennent comme un leitmotiv :

– en Afrique, « il n'y a ni bon ni mauvais » (Dis-moi qui tuer);

– « ce n'est pas qu'il n'y a pas de bien ni de mal. Il n'y a pas de bien ».

L'exemple des Africains, des Noirs, montre pour Naipaul à quel point leur altérité est irréductible. Elle est fondamentalement démoniaque et par conséquent elle met en cause la normalisation occidentale.

L'altérité, Naipaul ne peut la comprendre. Prenons la technique dont il se sert dans la plupart de ses romans. Le procédé est le même : un homme, en général un Occidental (Guérilleros, Dis-moi qui tuer, le texte : Dans un Etat libre) effectue un périple au cours duquel il découvre une réalité effrayante et finit par s'en aller; suggérant par là qu'il n'y avait pas d'avenir dans cet endroit du globe où il avait atterri (en général pour des raisons professionnelles). Justement, le personnage ne fait que passer. Son regard est sélectif. Il ne voit que ce que lui dicte son comportement d'étranger. L'épaisseur sociale, l'épaisseur culturelle des pays traversés lui échappe. Quand la narration s'étend à des autochtones en leur faisant dire « Je », ce n'est qu'une fiction commode. Leurs propos sont déterminés par le regard du personnage occidental. Ce qui fait qu'ils manquent de psychologie. Situer la narration à l'intérieur de ces personnages, c'est simplement un moyen de les animer, à la manière où l'on anime des marionnettes. La psychologie se concrétise dans une histoire, et l'histoire se fait avec le passé, Naipaul [PAGE 154] nie le passé de ses personnages autochtones. « Il faut piétiner le passé », dit un personnage dans A la courbe du fleuve. La description minutieuse, scrupuleuse, maniaque même, fait voir le réel (« je dis les choses avec des images visuelles ») à travers les détails qui découpent celui-ci, le soulignent en l'isolant, figent l'histoire en ce qu'ils en constituent des moments discontinus. Or l'Histoire est une accumulation de détails. L'Histoire seule transcende les détails et se fait grâce à la politique (une stupidité, dit Naipaul). Son obsession est autre : montrer la confusion entre la réalité et la fiction pour signifier le refus de la représentation; en ceci il refuse tout espoir, il refuse tout avenir. Son choix est fait : on ne peut rien contre le réel. A l'instar d'un de ses personnages qui a choisi Londres comme seul endroit où vivre et où se trouve la civilisation, Naipaul a choisi de militer pour le charme discret de la vie londonienne. Il claironne sur tous les toits qu'il est pour la « civilisation universelle occidentale ». En réalité, il a fait le choix de nier l'altérité et en cela il est un fils zélé et appliqué, normalisé de cet Occident qui longtemps ne s'est pensé positivement (et se pense encore) que dans la négation de l'altérité.

Au fond, n'est-ce pas une manière personnelle de refuser de penser ou de concevoir la diversité ? Sa façon d'« être normal » ressemble à celle que décrit Shmuel Trigano[18] : « Pour les juifs modernes, "être normaux", c'était être Occidentaux et en cela ils reprenaient inconsciemment l'idée que l'Occident, c'est l'universel, le naturel, l'humain. »

Et la normalisation c'est cette « pratique du rationalisme qui nie l'intériorité et la subjectivité et emprisonne l'homme dans le déterminisme par son dualisme fondamental »[19].

Thomas MPOYI-BUATU

[PAGE 155]

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Réflexions sur « Lettre ouverte aux pauvres d'Afrique »
de Yves-Emmanuel Dogbé

Raymond O. ELAHO

« Le pillage du Tiers-Monde n'a jamais cessé, depuis l'esclavage et la colonisation. Il se prolonge de nos jours par l'échange inégal : le sous-paiement des matières premières, agricoles puis minérales; et la surfacturation des produits fabriqués et biens d'équipement, réalisés par les usines des pays développés. »
René Dumont, L'Afrique étranglée.

Yves-Emmanuel Dogbé m'écrit ces quelques lignes : « Ce livre est destiné à accélérer le processus de notre prise de conscience et à proposer à ceux qui détiennent le pouvoir de décision en Afrique les voies possibles pour nous sortir de la faim et de la misère »[20]. Cette confidence de l'auteur de Lettre ouverte aux pauvres d'Afrique[21] m'est parvenue avant la parution du livre dans les librairies. Lorsque j'ai lu le livre quelques mois plus tard. J'ai reconnu la voix de l'auteur de L'Incarcé[22]. J'ai été saisi du sentiment de déjà vu et j'ai rangé le livre dans ma bibliothèque. Mais le livre n'a cessé de me hanter depuis cette première lecture. Aujourd'hui je ne peux résister à la tentation de l'interroger de nouveau, surtout quand je vois en moi et autour de moi tant de « pauvres » dont il est question dans le livre.

D'ordinaire une « lettre ouverte » est un article de journal, rédigé en forme de lettre et généralement de caractère polémique ou revendicatif (Le Petit Robert). [PAGE 156] Si on peut qualifier le livre de Dogbé de polémique et de revendicatif, peut-on affirmer aussi qu'il est écrit en forme de lettre ? Je ne le crois pas. Car hormis les deux premiers « chapitres » respectivement intitulés « Lettre aux chefs des pays industrialisés » et « Lettre aux enseignants des Pays-Bas », les six chapitres qui suivent n'ont pratiquement rien à voir avec la forme de lettre – ouverte ou non. A mon avis il s'agit dans ce livre de réflexions, de réflexions à haute voix.

Alors pourquoi ce titre trompeur ? Tout se passe comme si Dogbé a voulu nous choquer et nous réveiller de notre long sommeil en employant le mot « lettre », qui implique nécessairement la présence d'un autre. Puisqu'il s'agit d'une lettre, elle doit être adressée à quelqu'un, à un destinataire, en l'occurrence les « pauvres d'Afrique ».

Après ces quelques remarques sur la forme du livre, passons maintenant à son contenu, son message. Qui sont ces pauvres d'Afrique ? Quel est le message d'une si longue lettre ? Commençons avec la première question. Les pauvres d'Afrique sont d'abord les Africains opprimés, les Africains affamés, les paysans et les ouvriers, ces damnés de la terre, ces « masses misérables » qui « n'ont pas de quoi se nourrir de façon satisfaisante » (pp. 16 et 25). Sont aussi des « pauvres » d'Afrique les petits bourgeois et les dirigeants africains qui se laissent exploiter par les Européens et les Américains; ces dirigeants africains qui dépensent l'argent de leurs pays « non pas pour améliorer les conditions de travail du paysan et pour donner du pain à ceux qui n'en ont pas, mais pour construire des gratte-ciel et des "hôtels pour Blancs et assimilés" » (p. 23). Ils sont plutôt à plaindre qu'à blâmer.

Est-ce que cette « lettre » est adressée uniquement aux Africains ? Nullement. Les titres des deux premiers chapitres cités plus haut montrent que l'auteur s'adresse non seulement aux Africains mais aussi « aux chefs des pays industrialisés » et « aux enseignants des Pays-Bas ». Considérant que « l'unité morale du monde est une réalité » (p. 15), Dogbé n'hésite pas à s'adresser à tous les peuples opprimés du monde. S'il s'adresse aussi aux chefs d'Etats des pays développés, c'est parce qu'il sait qu'il n'y a pas d'opprimés sans oppresseurs. L'un implique l'autre.

Pour ce qui concerne le message de la « lettre » de [PAGE 157] Dogbé, on peut le classer en trois catégories, suivant le statut des destinataires : les Africains opprimés, les dirigeants africains, et les dirigeants des pays occidentaux industrialisés. Pour les Africains opprimés, le message de Dogbé est clair et sans ambiguïté. C'est à la fois un appel à une prise de conscience de leur situation lamentable et à la révolte : « Il faut que ça change ! » (p. 23), déclare l'auteur avec insistance.

Son message pour les dirigeants africains est celui d'accusation et de conseil. Il demande à « nos présidents-fondateurs de partis uniques » (p. 33) de tenir leur destin en main au lieu de continuer à s'enrichir en collaboration avec les anciennes puissances colonisatrices. « Il faut que nous apprenions à décider pour nous et à assumer notre devenir, au lieu d'être constamment à la remorque des autres et attendre tout d'eux, comme des mendiants toujours aux portes d'autrui » (p. 39). Il leur demande de commencer une « nouvelle politique d'autosuffisance » (p. 41) surtout dans le domaine de l'alimentation.

Dogbé met en cause aussi la politique des pays occidentaux industrialisés. Dans la « lettre » qu'il leur a adressée, nous lisons ceci : « La persistance de la misère, la famine ou la malnutrition, l'analphabétisme, les maladies endémiques, les lamentables conditions de logement au sein des populations africaines, alors qu'une minorité de privilégiés vit dans l'opulence bourgeoise, témoignent de l'inefficacité, voire de l'échec, de la politique de développement appliquée jusqu'à présent par les équipes dirigeantes actuelles » (p. 11 ). Comme le note d'ailleurs René Dumont : « De cette effroyable misère, nous sommes les premiers responsables, nous les pays développés... »[23]. Comment ? Par l'exploitation des peuples africains avec la complicité des dirigeants africains. Ce sont les dirigeants européens et américains « qui conservent à la tête des pays africains des gens qui consentent à favoriser l'exploitation des ressources du continent » (p. 16). Cette exploitation scandaleuse doit cesser pour éviter une catastrophe mondiale, conclut l'auteur.

Après cette brève analyse des destinataires et du message de cette « lettre ouverte », il est temps de s'interroger [PAGE 158] sur son auteur, son expéditeur. Il est maintenant évident que l'auteur de la lettre s'appelle Yves-Emmanuel Dogbé[24]. Mais qui est cet homme ? Qu'est-ce qu'il représente ? Ceux qui connaissent la carrière littéraire de Dogbé ne seront pas surpris par cette Lettre ouverte aux pauvres d'Afrique. Le ton et le contenu du livre se conforment à la voie que l'auteur a, lui-même, choisie : c'est la voie de l'émancipation et de la libération des peuples opprimés – qu'ils soient africains ou non. Dogbé n'est pas de ceux qui croient ou affirment que l'écrivain doit écrire pour ne rien dire. Ses poèmes, ses romans, et même ses contes montrent que Dogbé est un écrivain engagé, au sens sartrien du mot. C'est un homme qui a horreur des dictatures, un homme pressé, un homme qui ne mâche pas ses mots lorsqu'il s'agit de combattre l'oppression et la répression. Comme dirait Albert Tévoedjré : « Comment puis-je taire que nous, les Nègres, grands humiliés de tous les temps, nous avons subi toutes les violences ? Violences de la traite et de l'esclavage, qui se prolongent dans l'apartheid. Violence du travail forcé, violence des guerres mondiales ou coloniales »[25].

Comme Tévoedjré, Dogbé refuse de se taire. La Lettre ouverte aux pauvres d'Afrique est l'une des preuves de ce parti pris littéraire et politique. Qu'on l'appelle lettre, essai, ou réflexion importe peu. Ce qui est certain, c'est que les oppresseurs et les opprimés, les Blancs et les Noirs, trouveront tous dans ce « petit » livre les éléments qui leur permettraient de construire un monde nouveau, un monde où il n'y aurait ni oppresseurs, ni opprimés.

Dr Raymond O. ELAHO
Department of Foreign Languages,
University of Benin, Benin City,
Nigeria


[1] Paris, Maspero, 1972, 220 p.

[2] Paris, Présence Africaine, 1972, 256 p.

[3] Paris, Albin Michel, 1968.

[4] Voir notamment La vie et demie, Paris, Seuil, 1979; La parenthèse de sang, Paris, Hatier, 1981, et L'Etat honteux, Paris, Seuil, 1981.

[5] Les termes « missions », « forces religieuses », « organisations religieuses », « groupements religieux »... sont employés indifféremment.

[6] Jean-Marc Ela, L'Afrique des villages, Paris, Editions Karthala, 1982, 230 p.

[7] Roman du tirailleur sénégalais Bakary Diallo paru en 1926 (Paris, Rieder et Cie, 208 p.), panégyrique de la mission civilisatrice de la France en Afrique.

[8] Paris, Nouvelles Editions Latines, 1948, 238 p.

[9] Paris, L'Harmattan, Collection Encres Noires, 1979, 165 p.

[10] D'après les travaux de Cheikh Anta Diop : Le christianisme serait d'origine africaine.

[11] En dehors des livres écrits par N'Krumah, nous nous sommes largement inspirés pour ce commentaire du livre de Samuel G. Ikoku, Le Ghana de N'Krumah, traduit par Y. Bénot aux Ed. F. Maspero, Paris, 1971, pp. 81-83.

[12] Pierre Fougeyrollas, L'obscurantisme contemporain, Ed. Spag-Papyrus, Paris, 1982, p. 29.

[13] Ibid., p. 24.

[14] lkoku, op. cit., p. 44.

[15] No 8, janvier 1981, Gallimard.

[16] Cf. Peuples noirs-Peuples africains, no 26, mars-avril 1982.

[17] C'est moi qui souligne.

[18] Cf. La nouvelle question juive, Gallimard, coll. Idées.

[19] Idem.

[20] Lettre datée du 9 septembre 1981 et qui est une réponse à la mienne.

[21] Editions Akpagnon, Le Mée-sur-Seine, France, 1981.

[22] Voir mon étude de ce roman dans le numéro 20 de P.N.-P.A.

[23] René Dumont, L'Afrique étranglée, Editions du Seuil, Paris, 1980, p. 10.

[24] Né en 1939 au Togo et vivant actuellement en exil, en France, Dogbé a publié entre autres deux romans : La Victime et L'Incarcéré; Contes et légendes du Togo et un recueil de poèmes intitulé Morne Soliloque.

[25] A. Tévoedjré, « Introduction » à Lettre ouverte aux pauvres d'Afrique, p. 7.