© Peuples Noirs Peuples Africains no. 39 (1984) 105-110



FRANCOPHONIE ET GLOSSOPHAGIE

Un inventaire des particularités
du français en Afrique noire

Guy Ossito MIDIOHOUAN

L'idée d'une « étude systématique de la créativité lexicale du français en Afrique noire » en vue de l'élaboration d'un vaste dictionnaire émergea en 1974, à l'occasion de la première Table Ronde des Centres, Départements et Instituts de Linguistique Appliquée d'Afrique noire réunie à Abidjan sous l'égide de l'AUPELF (Association des Universités Partiellement ou Entièrement de Langue Française). Les discussions se poursuivirent à la deuxième Table Ronde (Lomé, 1975) et aboutirent lors de la troisième (Kinshasa, 1976) à la définition d'un projet commun, dénommé « Inventaire des particularités lexicales du Français en Afrique » (en abrégé : Projet IFA).

Avant la mise en place de ce projet, il existait, pour certains pays comme la Côte-d'Ivoire, le Togo, le Zaïre, le Tchad et le Sénégal notamment, des travaux menés dans le cadre de quelques instituts de linguistique appliquée, ou initiés par des chercheurs isolés, généralement européens. Il revint à l'AUPELF d'assurer la coordination entre ces travaux locaux, d'étendre géographiquement la recherche en suscitant d'autres travaux dans les pays non encore explorés et d'uniformiser les méthodes d'investigation dans la perspective – à court terme – d'une synthèse provisoire inter-africaine et – à long terme – de l'« établissement d'une banque de données sur l'ensemble des particularités lexicales du français en Afrique noire, [PAGE 106] afin de prévoir l'élaboration de l'Inventaire définitif ( ... ) et d'offrir les possibilités techniques pour d'autres exploitations éventuelles ».

L'ampleur du projet et la centralisation des matériaux imposèrent le recours à l'ordinateur. Le Laboratoire d'Analyse Statistique des Langues Anciennes (L.A.S.L.A.) de l'Université de Liège fut sollicité qui prit en charge l'informatisation des données. C'est dire l'importance des moyens mis en œuvre pour la réalisation du projet.

L'édition en un volume (A-Z) de l'Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire[1] qui a été présentée à la sixième Table Ronde tenue à Cotonou du 24 au 31 mars 1984[2], couvre douze pays (Bénin, Cameroun, Centrafrique, Côte-d'Ivoire, Haute-Volta, Mali, Niger, Rwanda, Sénégal, Tchad, Togo, Zaïre) et fait suite à la publication entre 1980 et 1982 de trois fascicules marquant les étapes successives de son élaboration (A-B; C-F; G-O), fascicules qui avaient fait l'objet de nombreuses recensions et critiques dont le projet a su tirer parti sur plus d'un plan.

Il reste que la dernière version de l'IFA a encore un caractère provisoire (tous les pays africains « francophones » n'y figurent pas et aucun de ceux où le français n'est pas langue « officielle ») et demeure perfectible dans la mesure où elle pourrait être enrichie et qu'il est apparu que des corrections doivent y être apportées.

Pour ce qui est de la présentation scientifique de l'ouvrage, il me semble plus indiqué de renvoyer le lecteur à celle, claire et détaillée, due à Danièle Racelle-Latin, coordonnatrice du projet, et qui constitue une partie de l'« Introduction » (pp. XXXVII-LIII). Je me limiterai [PAGE 107] quant à moi à quelques considérations d'ordre général sur son intérêt et ses présuppositions idéologiques.

L'IFA se voudrait une photographie de la situation actuelle du français en Afrique sur le plan de la néologie. Ce travail a le mérite d'attirer l'attention sur un phénomène linguistique que l'on s'ingénia longtemps en vain à réprimer, dont on ne percevait ni l'inéluctabilité ni l'ampleur et qui, désormais, nous est révélé comme une réalité incontournable. Il s'agit là d'un ouvrage essentiel susceptible de stimuler des recherches et des réflexions dans des domaines tels que la socio-linguistique, l'enseignement du français comme langue seconde et, sur un plan plus général, la politique linguistique en Afrique.

Je suis pourtant loin de partager l'enthousiasme d'Edouard J. Maunick, écrivain mauricien il est vrai, qui, dès la parution du premier fascicule de l'IFA, écrit dans Universités, revue de l'AUPELF : « L'Inventaire est un carnet de bal. Les amateurs peuvent accourir s'y faire inscrire. Ils doivent se précipiter. On y danse à vocable éperdu; on ne s'y emmerde pas un instant. Et quand vient le petit matin, on entend l'oiseau bulbul saluer la lumière, et puisqu'on achève bien les chevaux mais pas les francophones, tout peut repartir rien qu'en se restaurant à la bonne quinzaine de recettes de la banane qu'arbore le livre... Bref, si l'IFA garde autant de toupet à étaler la vérité sur le français enceint d'universel, à illustrer les autres lettres jusqu'à Z ( ... ), ça va chanter dans les yeux et dans les esprits. Tant mieux pour les bamboules[3] comme pour les bwanas ! »[4].

Par ailleurs, dans son numéro 1213 du 4 avril 1984, Jeune Afrique, rendant compte de l'entrée de Senghor à l'Académie Française (qui coïncide, nous l'avons dit, avec la sortie de l'IFA), proclame qu'« un Français d'Afrique est ( ... ) bel et bien né, selon des règles définies par la logique populaire » et, sur le même ton spirituel que Edouard Maunick, salue indirectement l'IFA à travers le Lexique du français du Sénégal paru en 1979[5] : « Senghor [PAGE 108] aussi démerde (il se débrouille). Il ne pourra pourtant introduire trop de gros mots – mots savants – sénégalais dans le dictionnaire français. Les autres académiciens risquent de le saboter – se moquer de lui. Mais lui, il va les tympaniser – leur casser les oreilles – jusqu'à ce qu'ils aient du fatiguement – de la fatigue – avec son sénégalisme – français du Sénégal »[6].

Tout cela est bien charmant et fort pittoresque mais ne va pas sans quelques problèmes, dont celui de l'acceptabilité de ce « français d'Afrique » (plaisamment posé par Jeune Afrique) par rapport à la nécessité de préserver l'inter-compréhension des « francophones » quelle que soit leur origine, c'est-à-dire par rapport à l'universalité de la langue française. L'IFA n'est pas un dictionnaire, nous assure-t-on, mais, comme son nom l'indique, un inventaire descriptif, c'est-à-dire non normatif. Néanmoins le simple fait qu'il existe pose inévitablement le problème d'une éventuelle exploitation pédagogique[7]. « Dire qu'il est ( ... ) bien conçu et bien exécuté, et riche en virtualités d'application, didactiques ou autres, écrit Alain Rey, c'est souligner que l'enjeu, très important, a été risqué à bon escient. Maintenant, quitte ou double ! »[8]. Que Jeune Afrique se soit vue obligée de procéder à une traduction simultanée du « sénégalisme » en français à l'intention de ses lecteurs non avertis indique les dangers inhérents à ce « français d'Afrique », j'allais dire à ce « français à part », constitué en fait de plusieurs « français typiques », et qui, par conséquent, risque d'aboutir à long terme à une créolisation plurielle de nature à reposer le problème de l'inter-communication linguistique en Afrique. [PAGE 109]

Un autre problème est celui des présuppositions et des implications idéologiques de l'ouvrage : « cet inventaire et les applications qu'on pourra en tirer, loin de précipiter la désintégration de la francophonie, contribueront au contraire à sa sauvegarde et même à sa vitalité », écrit Sully Faïk[9]. De partout nous parvient le même son de cloche : « La Francophonie commence enfin à prendre conscience et possession de son espace et de sa langue »[10]; le français s'adapte à l'Afrique qui l'adopte, ou plus exactement, l'a adopté; l'Africain francophone devient le propriétaire de cette langue qui est désormais la sienne; le français étant devenu une « langue africaine », l'opposition langues africaines/français doit être dépassée... Tel est, en substance, le discours d'accompagnement, discours qui fait objectivement de l'IFA une entreprise de défense et illustration de la Francophonie. Cette dernière, on le sait, est un espace purement idéologique caractérisé par l'amalgame et la confusion. Car, par exemple, si la Francophonie est de libération au Canada, elle est au contraire d'aliénation en Afrique et de plus en plus perçue comme telle. Tout se passe comme si, ayant pris conscience du danger que représente cette perception pour l'avenir du français en Afrique, on avait décidé d'occulter, en faisant flèche de tout bois, cette francophonie d'aliénation par une francophonie d'appropriation et d'intégration dont l'IFA ne serait que le témoignage et le symbole. L'Afrique ne pourra plus jamais se passer du français, telle est la « vérité » que semble porter triomphalement cet ouvrage.

A Dakar en 1979, la quatrième Table Ronde de l'AUPELF a ouvert les réflexions sur les diverses initiatives d'enseignement des/en langues africaines. A Yaoundé en 1981, on se pencha sur la question générale du bilinguisme africano-européen. Et le thème de la sixième Table Ronde qui vient de se tenir à Cotonou est « Recherches linguistiques, enseignement des langues et développement en Afrique ». Mais une question demeure à [PAGE 110] laquelle on semble se garder de donner une réponse claire : quels seront la place et le statut des langues africaines dans la « nouvelle francophonie » ? En d'autres termes : les langues africaines sont-elles condamnées à être dévorées par le français – qui, on ne le soulignera jamais assez, reste en Afrique une langue minoritaire ? Si, comme l'affirment tous les linguistes, les Français d'Afrique sont un phénomène irrépressible, ne devons-nous pas, en toute rigueur, en déduire l'urgence pour les pays africains d'une politique de promotion des langues africaines pour suppléer à la déchéance future du français ?

Guy Ossito MIDIOHOUAN


[1] Equipe IFA (A.E.L.I.A.) : J. Blondé. G. Canu, J.-P. Caprile, J.R. Deltel, P. Dumont, R. Efoua-Zengue, S. Faïk, D. Gontier, F. Jouannet, S. Lafage, G. Mendo Ze, G. N'Diaye-Corréard, A. Queffelec, D. Racelle-Latin (coordonnatrice), J.-L. Rondreux, J. Schmidt S. Shyirambere, J. Tabi-Manga, Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire, AUPELF-A.C.C.T., 1983, 550 p.

[2] Est-ce un hasard si la sortie du livre coïncide avec l'entrée, le 29 mars 1984, de L.S. Senghor à l'Académie française ? En tout cas le fait a été publiquement souligné lors de la Table Ronde de Cotonou par un participant qui, par ailleurs, s'est fait remarquer pour son hostilité envers l'introduction des langues africaines dans l'enseignement.

[3] Ce mot ne figure pas dans la version A-Z de l'IFA l'auteur, veut sans doute dire « bamboulas ».

[4] Edouard J. Maunick, « Le masque arraché », in Universités, vol. 2, no 1, mars 1981, p. 3.

[5] Les auteurs du Lexique du français du Sénégal (Dakar, N.E.A., EDICEF), 1. Blondé, P. Dumont et D. Gontier font partie de l'équipe de rédaction de l'IFA. L'ouvrage avait bénéficié d'une préface de Senghor.

[6] A part « sénégalisme », tous les autres mots soulignés figurent dans l'IFA.

[7] Les auteurs de l'IFA se montrent aujourd'hui très circonspects par rapport au projet d'élaboration d'un dictionnaire du français d'(en) Afrique qui aurait nécessairement un caractère normatif. Mais d'autres, comme M. Jacques David du B.E.L.C. (Bureau pour l'Enseignement de la Langue et de la Civilisation Françaises à l'Etranger), y travaillent déjà.

[8] Alain Rey, « Vers une description des variantes du français », in Le français dans le monde, no 170, juillet 1982, p. 75.

[9] Sully Faïk, « Un inventaire des particularités du français d'Afrique : Pourquoi et comment ? », in Recherche, Pédagogie et Culture, no 35/36, mai-août 1978, p. 53.

[10] Cf. Willy Bal, IFA, op. cit., p. XVIII.