© Peuples Noirs Peuples Africains no. 38 (1984) 112-158



LA REVANCHE DE GUILLAUME
ISMAËL DZEWATAMA

(suite et fin)

Mongo BETI

Ce nouveau roman de Mongo Beti fait suite à « Les deux mères de Guillaume Ismaël Dzewatama, futur camionneur », qui s'achevait sur l'échec d'un coup d'Etat organisé en partie par le procureur Jean-François Dzewatama, père du petit Guillaume Ismaël issu d'un premier lit, et époux en secondes noces de Marie-Pierre, une blonde Lyonnaise.

Restée seule après l'arrestation de son mari, Marie-Pierre aurait pu regagner son pays. Elle n'en a rien fait. Au contraire, elle semble s'être juré de mieux faire connaissance avec un peuple qu'elle avait côtoyé jusqu'ici sans vraiment se mêler à lui. Elle s'essaie donc à vivre dans un authentique bidonville, sans grand succès il est vrai.

Bien que privée de Jean-François, et peut-être encouragée, paradoxalement, par cette circonstance même, elle a l'audace de réaliser enfin un vieux rêve : visiter le village natal de son mari, dans l'arrière-pays, et même y séjourner.

Amers instants que cette rencontre avec une paysannerie livrée à tous les vautours depuis des temps immémoriaux, déboussolée, tourmentée de folles utopies. Marie-Pierre en sort, comme nous le montrent ces dernières pages du roman, transformée à son insu, vouée à des affrontements insoupçonnés, jouet d'un destin inconstant, un jour favorable, le lendemain cruel, tout comme son [PAGE 113] beau-fils et compagnon inséparable, ce « petit » Guillaume Ismaël, dont les aventures ne se terminent pas avec ce roman, deuxième d'une série qui se poursuivra donc.

III

– Quelle chaleur ! gémit Virginie, je suis en nage. T'as pas tellement l'air de transpirer, toi. C'est vrai qu'un temps comme ça, pour toi, c'est pain béni en quelque sorte. Il fait aussi chaud chez toi ou plus chaud encore ? Plus chaud, c'est pas possible. Chouette, voilà un patelin : on doit pouvoir y trouver des glaces. Viens, on va demander après un marchand de glaces, sinon je sens que j'aurai fondu avant d'arriver chez grand-père. Tu sais, grand-père, c'est un vieux, mais vraiment un vieux hein, un peu gaga, mais tellement touchant, tu verras. Tu le connais, que je suis bête. Il était à la maison dès le soir même de votre arrivée. Tu te rappelles ? Eh bien, c'est celui-là que nous allons voir. C'est le père de papa et de Marie-Pierre. Tu as bien un grand-père, toi, tu sais ce que c'est. Oh là là, cette chaleur. Tu as beau dire, je suis sûre que c'est pire qu'à l'équateur.

Attirés par des bruits de voix, ils se trouvèrent tout à coup devant un rassemblement que Virginie prit d'abord pour un mariage ou une fête foraine. Des hommes en bras de chemise, cheveux coupés court et tournure de paysans, étaient massés devant une estrade occupée par quelques personnages assis, excepté un homme assez âgé, passablement adipeux, le visage congestionné : debout, gesticulant, grimaçant, il tenait des propos sans doute enflammés, mais couverts par les vociférations ininterrompues de l'assistance. Un pied sur la pédale, l'autre caressant le sol, Virginie et Guillaume contemplèrent la scène. Bientôt, les assistants, qui leur tournaient d'abord le dos, se penchèrent successivement à l'oreille les uns des autres et leur décochèrent des regards étonnés par-dessus l'épaule. Virginie aperçut alors une banderole du Front des Forces Nationales tendue derrière l'estrade.

– Tirons-nous, Guillaume, murmura la jeune fille en secouant avec une extrême vivacité son abondante crinière châtain, en même temps qu'elle pesait sur la pédale de sa machine pour s'éloigner. [PAGE 114]

Tout près d'elle, un jeune homme qui n'avait pas beaucoup plus que leur âge lui lança :

– Où tu vas chercher tes amoureux, boudin ? A Madagascar ?

– Très juste, mon minet, c'est les plus beaux, répondit Virginie.

– Un négro ! railla le jeune garçon approuvé par les murmures de la partie la plus proche de la foule.

– Sais-tu comment Hitler faisait courageusement son apprentissage à ton âge ? répliqua l'adolescente, non ? Dans la cloche, freluquet.

Le jeune garçon s'étant retourné empoigna le guidon de Véronique et secoua rageusement la machine et la passagère.

– Lâche-moi, salaud, tu vas me faire tomber, cria Virginie d'une voix larmoyante.

– Répète ce que tu viens de dire, répète-le, disait le jeune garçon aux cheveux très courts, presque ras.

Guillaume avait déposé sa machine en un éclair et s'avançait vers l'agresseur, la garde haute, lançant dans le vide des directs explorateurs, des jabs, en termes techniques.

– Tu es fou, Guillaume, criait Virginie, fais pas ça prends ton vélo et allons-nous-en. Allez, viens.

Virginie avait mis pied à terre et ramassé le vélo de Guillaume. Tenant les deux montures côte à côte, elle paraissait une héroïne de western.

– Je t'en prie, Guillaume, prends ton vélo, allez, viens ne cessait-elle de répéter.

D'autres jeunes garçons, le visage froncé, s'étaient approchés et le cernaient, manœuvrant pour le frapper toujours dans le dos à coups de pied de préférence, et de loin. Un seul d'entre eux osa venir assez près de Guillaume occupé avec un autre, pour lui administrer un retentissant uppercut au menton, sans pourtant le marquer. Il entendit alors une voix dire calmement :

– Faites pas les cons.

Il se retourna et vit un homme âgé qui le regardait fixement, d'un œil morne, sans haine, sans chaleur. Ses adversaires s'étaient égaillés; il n'avait fait mouche sur aucun d'eux. Pour la première fois Raoul lui manqua. Il ressentait une immense frustration, peu de colère. Les deux adolescents s'éloignèrent à force de coups de pédale. [PAGE 115]

– Tu en fais toujours trop, toi, dit enfin Virginie : trop peu bavard, trop violent... A un contre cent, qu'est-ce que tu espérais ? Tu te prends pour Zorro ?

– Mais on ne leur a rien fait ! protesta Guillaume.

– Et alors ? Tu vas tout de même pas te balader avec une kalachnikov et arroser les gens à ton gré sous prétexte qu'ils te regardent de travers ? C'est vrai que c'est les troupes à Le Guen, cet humaniste bien de chez nous, mais quand même. Tu ne prétends pas forcer les gens à te fêter, non ? Ils veulent pas de toi ? A la bonne heure, tu les plantes là, c'est tout.

– Je ne leur ai rien fait ! s'obstinait à protester Guillaume.

– Ah, change de disque, patate, Leur ai rien fait, leur ai rien fait, qu'est-ce que ça signifie ? On a toujours fait quelque chose. Tu leur as fait que tu es noir, voilà. Et ça te fait rire ! Enfin, t'es noir ou t'es pas noir ?

Guillaume riait en effet, et de bon cœur, persuadé que l'adolescente se laissait une fois de plus aller à son penchant pour la facétie; car, à ses yeux, c'était surtout une fille espiègle.

– Mais oui, poursuivit Virginie, tu leur as fait que tu es noir.

– C'est tout ? dit enfin Guillaume, sans s'arrêter de rire.

– C'est déjà beaucoup pour eux, même trop. Nous voici arrivés, c'est ce petit village. Pas un mot à personne sur l'agression des faschos.

Le grand-père était veuf et habitait le rez-de-chaussée d'une maison rustique dont le reste était occupé par de lointains cousins. Il leur offrit du vin blanc, en but lui-même assez pour que sa petite-fille, alarmée, le mette en garde.

– Grand-père, lui fit-elle, je crois avoir entendu dire que le docteur t'interdisait de boire; est-ce que je me trompe ?

L'aïeul se contenta de rire, comme les vrais vieux font souvent, en ouvrant toute grande une bouche édentée, sans faire entendre aucun son. Il reprocha plaisamment à Virginie de le délaisser; elle promit gravement de venir passer une semaine avec lui avant la fin de l'été. Ils repartirent.

Virginie s'était peu à peu installée dans le rôle d'ange [PAGE 116] gardien de Guillaume; tout le monde l'avait souhaité, le plus souvent inconsciemment et tacitement. En d'autres temps, Anne-Laure et Philippe auraient très difficilement accepté qu'elle renonce à la tradition de trois semaines de vacances à la montagne en sortant de l'année scolaire; ils avaient à peine songé à protester; ils n'en avaient même pas débattu avec elle, à vrai dire, trop heureux de se voir mettre devant le fait accompli.

Le pavillon Letellier était en proie à la hantise obsidionale depuis l'accident de la manif. Personne ne doutait que la vindicative police de Lyon eût tôt fait de localiser le jeune Africain. Virginie n'avait que trop bien indiqué la piste ce jour-là dans sa panique bavarde, et même un peu délirante comme elle le reconnaissait volontiers maintenant. Peut-être cette localisation était-elle chose faite. Peut-être un guetteur armé de jumelles observait-il les habitudes de la famille pour arrêter le jour de la modalité de l'assaut. Longtemps Guillaume ne s'aventura hors de la maison qu'en bonne main.

Les jours de relâche chez Letoquart, Anne-Laure disait aux deux adolescents, sitôt le déjeuner terminé, surtout s'il faisait beau temps :

– Allez donc faire un peu de vélo et vous aérer, les enfants.

– Bonne idée ! approuvait Marie-Pierre, mon Guillaume est tellement habitué au grand air, pourvu qu'il ne s'étiole pas ici à force de rester confiné dans la maison

– Ne vous éloignez pas de trop tout de même, recommandait à la fin Anne-Laure qui se gardait instinctivement d'en dire davantage.

Puis les adolescents s'étaient enhardis, tout naturellement. Leurs randonnées les avaient emmenés de plus en plus loin, dans les bourgs reculés et jusqu'au cœur des campagnes mêmes. Après l'épisode des partisans musclés de Le Guen, ils préférèrent systématiquement les toutes petites routes, où l'on n'était pas exposé aux mauvaises rencontres, excepté à l'heure rituelle un troupeau de bovidés longtemps dissimulé par un tournant et devant lequel on se trouvait tout à coup. Virginie, si peureuse habituellement, coudoyait les bêtes sans émotion, pénétrait même dans leur foule soufflante et baveuse. Mais le cœur battant, le souffle court, Guillaume ne pouvait s'empêcher de se hisser sur un talus, la machine sur [PAGE 117] l'épaule, comme au cyclo-cross. En revanche quel délice de raser une clôture de ferme par-dessus laquelle on pouvait voir un poupon blond qui s'essayait à la marche dans la bouse de vache, à côté d'un chien qui aboyait ou de filer bon train entre deux champs de blé à quelques jours du passage de la moissonneuse-batteuse.

Ces images défilaient trop vite pour Guillaume; plus tard, beaucoup plus tard, elles le hanteraient comme la sollicitation du remords, d'autant plus tyrannique qu'elle serait insaisissable.

Plusieurs fois en ce mois de juillet, il n'y eut pour Guillaume ni partie de football ni randonnée à bicyclette : Philippe avait promis d'amener un visiteur, presque toujours un immigré africain ou un militant français. Marie-Pierre tenait à ce que Guillaume assiste à l'événement, car l'adolescent était à la fois sa mascotte et, pour ainsi dire, le sceau d'authenticité de son témoignage.

Elle s'efforçait d'appliquer une stratégie inspirée par Alain Vidalou, le maître-assistant des sciences économiques. Croisé tranquille de la justice universelle, ce chrétien s'était aguerri dans les campagnes de dénonciation dirigées contre les régimes totalitaires d'au-delà du rideau de fer et d'Amérique latine.

– Le pire en ce moment, c'est Pinochet, déclara-t-il d'emblée.

– Qui est-ce ? lui demanda Marie-Pierre naïvement.

– Pinochet ? fit Vidalou balbutiant de surprise, mais Pinochet, ma chère, c'est, ma foi, Pinochet, Pinochet enfin...

Alain Vidalou ignorait tout de l'Afrique hormis Idi Amin Dada, autre inconnu pour Marie-Pierre. Mais l'expérience de la jeune femme l'avait bouleversé, indépendamment de toute considération personnelle. Il ne doutait pas que les techniques qui avaient fait leurs preuves contre ses totalitarismes familiers dussent agir mêmement aux dépens des dictatures d'Afrique centrale.

On alerte le plus grand nombre possible d'hommes et de femmes de bonne volonté, avec les moyens du bord pour commencer, quitte à faire le porte-à-porte. Cette étape, qu'il nommait le chemin de croix des chuchotements, est la plus ingrate dans toute entreprise militante; on est un illuminé environné de solitude, sans la moindre perspective de succès, incapable de mesurer [PAGE 118] l'effet des actes que l'on accomplit. Quel cruel apprentissage ne faut-il pas accepter avant de prendre l'habitude de se dévouer comme un mercenaire, quand on est un bénévole ?

Bientôt vient l'audience des grandes organisations, politiques ou, mieux encore, humanitaires, époque que Vidalou surnommait l'aube grise des premières rumeurs. Cela se fait plutôt aisément : ce sont ces organisations elles-mêmes qui prennent l'initiative de solliciter le combattant solitaire, lequel est accueilli dans une cellule, un groupe de quartier, un comité de base. Admis plus tard dans une assemblée de circonscription ou provinciale, le voici invité à prendre la parole dans un congrès national qui, peut-être, le désignera pour un poste en vue.

Son autorité a grandi, et avec elle la publicité de sa cause : c'est le zénith des clameurs. Il est à même désormais de glisser une allusion, une phrase entière, voire une assertion hardie dans le communiqué traditionnel qui clôt des assises régionales ou nationales. Encore un peu de persévérance, et il se fait des amis un peu partout, il est à tu et à toi avec un journaliste influent. Pourquoi, dans un an, Marie-Pierre ne ferait-elle pas sortir comme à volonté le nom de son mari dans un de journal de gauche à Paris : Libération, Le Monde, Le Nouvel-Observateur... et pourquoi pas dans la bouche d'un speaker d'Antenne 2 ?

– Note bien, acheva-t-il, que la distinction en trois étapes n'est qu'un artifice de rhétorique commode, dans la réalité, ces séries peuvent se chevaucher, se superposer, se télescoper, s'inverser.

Marie-Pierre n'était pas médiocrement étonnée par la rectitude un peu trop mécanique de cette trajectoire du militant modèle, car elle n'avait pas oublié les homélies de maître Michèle Mabaya-Caillebaut. Elle tenta d'amener Vidalou sur la toute-puissance dans la presse et dans d'autres sphères stratégiques du pouvoir des défenseurs déterminés des dictateurs africains.

– Tu as bien entendu parler de Foccart, tout de même ? demanda la jeune femme.

D'abord décontenancé, Vidalou se ressaisit bientôt : les lobbies, car le problème se ramenait finalement à ce phénomène classique dans les systèmes libéraux, les lobbies avaient toujours existé, ils existeraient malheureusement sans doute toujours; c'était en quelque sorte la [PAGE 119] rançon de la liberté, de même que le rhumatisme est le prix du mouvement, l'obésité le prix de l'abondance, etc. Le tout, affirma-t-il, est de se faire entendre. Pour y parvenir, maintes voies s'offrent au citoyen; il n'a, en somme, que l'embarras du choix : la démocratie libérale, et même la démocratie tout court, c'est cela. Certes, ce n'est pas forcément chose aisée, Dieu merci, d'obtenir l'attention de l'opinion : sinon où serait le mérite ? Une démocratie qui s'offre sur un plateau, est-ce encore une démocratie de liberté ?

Il trouvait le moyen d'agrémenter ce discours savant d'humour et même de badinerie. C'est vrai que le secret de sa séduction avait toujours été de mêler l'austérité à l'agrément, le charme au puritanisme. Elle l'appelait alors : mon Quaker adoré. Le fait est que, à la rentrée scolaire, bien du chemin semblait avoir été parcouru. Marie-Pierre était devenue un vrai pilier d'Amnesty International dans la région de Lyon, partageant son dévouement entre l'organisation humanitaire et le lycée où elle avait été nommée, Jean-Paul étant confié à Anne-Laure qui retrouvait avec enthousiasme les joies de la maternité.

Un jour Marie-Pierre revint bouleversée d'une réunion : au congrès national du dernier printemps, venait-on d'apprendre dans son groupe qui n'avait pu y participer, un militant africain régulièrement inscrit à la Section française avait été exclu au terme d'une procédure dont l'anomalie criante laissait soupçonner que le gouvernement français avait tiré les ficelles dans la coulisse : l'exclu n'avait pas cessé d'attirer l'attention de l'organisation sur les violations des droits de l'homme dans les Républiques africaines liées à Paris par des traités de coopération; de guerre lasse, il avait brutalement mis en cause l'intégrité des dirigeants de la Section française. Marie-Pierre assura que chaque membre du groupe avait juré d'user de toutes les ressources en sa possession pour connaître la vérité.

– Amnesty, s'indignait-elle, fait justement grief aux dictatures, d'exclure les opposants de la communauté nationale; l'organisation ne peut pas pratiquer ce qu'elle reproche aux autres. Ce garçon a peut-être été imprudent, mais ce n'est pas une raison pour l'exclure.

– C'est toujours pareil, commenta Anne-Laure : ne [PAGE 120] faites pas comme moi, mais faites ce que je dis. Cela ne finira donc jamais ?

Philippe n'avait jamais fait partie d'Amnesty International; Alain Vidalou en avait été éloigné depuis de longs mois par les exigences immédiates de son engagement domestique. Ils firent pourtant des pieds et des mains pour se mettre en relation avec l'exclu, un certain Charles Zambo-Zanga. Il accepta de venir à Villeurbanne pendant le congé de la Toussaint; il mettrait l'occasion à profit pour réaliser un vieux projet, rencontrer ses jeunes compatriotes du campus.

Il fut reçu à dîner au pavillon des Letellier accompagné de son épouse, une Française du Nord, plutôt froide, mais point guindée, respirant l'assurance intellectuelle, mais sans arrogance. L'homme appartenait un peu au même type de personnage que El Malek, mais en plus âgé et apparemment plus résolu. Il était assez petit et maigre, passablement tourmenté, profondément marqué par ses études, au contraire de la plupart des diplômés africains, pensait Marie-Pierre, qui ne se laissaient entamer que très superficiellement par l'influence occidentale. Les stigmates d'usure laissés par l'âge et les rigueurs du combat politique étaient nettement visibles sur son visage, autre singularité chez un Africain. On le disait un opposant intraitable qui ne manquait aucune occasion de cingler le dictateur par le verbe et par l'écrit.

Au repas, il parut s'ennuyer, mangeant du reste assez peu. Puis, il se prit d'intérêt pour Jean-Paul qu'il tenta de faire parler, sans en tirer autre chose que d'étranges onomatopées entrecoupées de troublants borborygmes.

– Quelle langue parle-t-il ? demanda le visiteur à la fin,

– Vous voyez bien, aucune justement, lança Virginie en ricanant.

– En Afrique, dit Marie-Pierre, j'avais le sentiment qu'il allait parler la langue de son père, celle qu'il entendait le plus souvent, c'est logique au fond.

– Pas étonnant qu'il ne parle plus, observa Philippe; comme il a dû être désorienté, mettez-vous à sa place. Pauvre chou !

– Guillaume, fit Anne-Laure, tu devrais faire un effort et parler avec ton petit frère en bambouli.

– En bambouli, maman, t'en rates jamais une, fit Virginie en rougissant. [PAGE 121

Au milieu des rires de la famille, le visiteur ne manqua pas de retourner lourdement le fer dans la plaie :

– Madame a voulu dire bamboula, observa-t-il, si toutefois cette langue existe.

– Et vous, lui demanda Marie-Pierre. avez-vous réussi à faire parler une langue africaine à vos enfants ?

– Pas la moindre chance, répondit l'hôte, ils voient mes compatriotes tous les cent ans, j'exagère à peine. Nous sommes à l'écart de tout.

– Heureusement ! intervint sa femme.

– Et personnellement, je n'ai pas le temps. Et même si je l'avais... Une langue ne se transporte pas pour être distribuée en dragées. Rien ne peut remplacer le milieu, la culture, une patrie pour tout dire. Je devine ce que vous allez me dire maintenant : pourquoi ne pas faire venir votre famille ? Au moins des cousins ou la grand-mères des enfants ?

– Pardi, répondit Marie-Pierre, le dictateur leur refuserait le visa de sortie. Cette idée !

– On voit bien que vous connaissez le pays d'expérience, approuva l'Africain. Je suis ravi.

– Quand un voyou prend un caissier de banque en otage, reprit Marie-Pierre, les journaux n'ont pas de termes trop haineux pour le maudire. Votre président, le mien aussi par la force des choses, retient neuf millions de personnes en otages depuis bientôt vingt ans, et personne ne lui adresse de remontrance. Au contraire, c'est tout juste s'il n'est pas magnifié à l'égal d'une divinité. Je lisais l'autre jour un article où quelqu'un l'encensait sans ménager le dithyrambe, pour la stabilité de son régime, sa bonne gestion économique. Je me demande si ce n'était pas dans « Le Monde » au fait.

– Vous ne vous trompez pas, intervint madame Zambo-Zanga, c'était bien dans Le Monde, je m'en souviens encore. L'ironie a voulu que, à la page latino-américaine, juste à côté, un monsieur Stroessner, autre champion de la stabilité, mais sévissant au Paraguay, soit qualifié de sombre despote, en raison précisément de cette stabilité. Vérité en deçà...

– Sincèrement, madame Dzewatama, reprit l'Africain, cela me fait quelque chose de rencontrer un Blanc qui reconnaît comprendre ce qui se passe chez nous. Figurez-vous que mes amis français me posent toujours cette [PAGE 122] fameuse question : pourquoi ne pas faire venir ta mère ? Et moi de leur expliquer comme vous venez de faire; ça paraît simple, et même bête, sans compter que c'est répandu. Mais non, ils ne comprennent pas, ils refusent de me croire. Ils comprendraient et me croiraient si j'étais un Tchèque, un Juif soviétique – furieusement à la mode en ce moment, le Juif soviétique – au moins un Chilien, à la rigueur un Cambodgien de chez Pol Pot. En revanche, dès qu'il s'agit de moi, je veux dire de nous autres d'Afrique francophone, ils ne comprennent plus.

– Ils font semblant de ne pas comprendre, intervint son épouse en martelant et détachant chaque syllabe et non sans agacement. Ou bien leur inconscient leur interdit de comprendre. Pourquoi, de ton côté, te refuses-tu à admettre cela ? Excusez-nous, madame, mais comme obstiné, mon bonhomme est un cas peu présentable.

– Comme tous les cas le sont ? fit Virginie en pouffant, imitée par une partie de la tablée.

– Moi, ça ne me fait pas rire, lui dit sa mère, pincée.

– Ça ne m'étonne pas, maman, répliqua Virginie, tu riras demain, il te faut vingt-quatre heures, tu sais bien.

– Tu es vexée, hein, ma cocotte, parce que j'ai dit que les Blancs ne sont pas tellement malins ? dit l'Africain à sa femme, tout en lui faisant guili-guili. Hein, des fois que tu serais raciste ?

Elle écarta fermement la main de son mari, sans esquisser un sourire, sans cesser d'observer Guillaume dont la présence semblait beaucoup l'intriguer.

– C'est mon beau-fils, lui dit à la fin Marie-Pierre, qui avait deviné sa perplexité et qui s'en amusait. Rassurez-vous, il n'y a pas eu polygamie du tout. Pour m'épouser, mon mari s'est bel et bien séparé de sa première épouse, malheureusement pour Guillaume, ce petit garçon que vous voyez. Je tâche d'être une vraie mère pour lui. Vous savez, on raconte beaucoup de choses sur les usages matrimoniaux des Africains une fois revenus chez eux. Il ne faut pas tout croire. C'est très souvent affaire de personnes, comme ici.

– Hein, tu vois, fit Zambo-Zanga à sa femme. Te voilà rassurée, ma cocotte ?

Philippe n'avait guère fait entendre sa voix jusque-là; [PAGE 123] tout à coup elle sonna comme celle d'un homme qui se jette à l'eau.

– Amnesty International Section française, dit-il à l'Africain, a fait circuler dans ses groupes des lettres confidentielles qui visaient à justifier votre exclusion. Ma sœur m'en a fait lire une qui vous accuse d'être marxiste. Est-ce vrai ?

– Question rituelle, elle aussi, répondit l'Africain en faisant mine de prendre la chose à la blague, mais manifestement scandalisé, au jugement de Virginie, peut-être près de croire qu'il était tombé dans un guet-apens.

– Mais enfin, papa, de quel droit ? s'exclama Virginie dont l'entrée en Mathématiques supérieures avait ajouté la sûreté du jugement à son agilité primesautière. C'est de l'Inquisition, ça.

– Et surtout où est le mal ? ajouta l'Africain rayonnant. Qui a interdit aux marxistes de combattre pour la défense des droits de l'homme ? Pas les statuts d'Amnesty International en tout cas. Voyez bien avec quelle facilité on nous conditionne encore tous tant que nous sommes. Oh, c'est très habile. Voici une organisation humanitaire qui exclut l'un de ses membres au mépris des principes proclamés et surtout de ses propres statuts qui interdisent formellement l'exclusion, à moins d'un crime de droit commun. Soupçonnée d'avoir agi ainsi pour obéir à une injonction du pouvoir, elle recourt à une parade somme toute classique : disqualifier la victime; elle suggère que je suis marxiste. Peu importe que les deux questions n'aient rien à voir l'une avec l'autre. Désormais chacun va se torturer avec cette unique interrogation : est-il marxiste ? Oh, c'est du grand art ! chapeau.

– Le marxisme de mon mari, déclara sa femme, n'est, pour le moment, qu'une imputation oblique, honteuse, dont Marie-José Protais serait bien incapable de faire la démonstration. En revanche, nous avons, quant à nous, clairement établi qu'elle est rédacteur en chef du magazine de propagande d'un ministère unanimement reconnu comme l'artisan d'assassinats et même de massacres pour le compte de dictateurs africains et sous couvert d'aide et de coopération. Nos preuves, tout le monde peut les lire, les vérifier, ce n'est pas difficile.

– Comprenez-moi bien, dit Marie-Pierre, je n'ai nullement l'intention de plaider sa cause ! Ah, elle me crispe, [PAGE 124] cette bonne femme. Mais elle ne nie pas avoir rempli les fonctions que vous dites, elle prétend seulement, et c'est quand même un argument qui fait réfléchir bien des gens obligés d'exécuter des besognes auxquelles ils répugnent peut-être par la nécessité de gagner leur croûte, oui, elle prétend seulement qu'elle s'efforçait de gagner sa vie, tout comme vous en tant que professeur de lycée.

– Je regrette, dit vivement Zambo-Zanga, l'Education nationale n'est pas encore connue pour faire les basses besognes des dictateurs africains.

– Qu'est-ce que tu en sais, mon petit père ? lui demanda sa femme. Au fond qu'est-ce que nous en savons ? Ou plutôt il y a basses besognes et basses besognes. Qui inonde l'Afrique de pseudo-experts de la pédagogie, de pseudo-professeurs de français ou d'histoire, ou de géographie et autres maquignonnages bidons ? Ce n'est pas l'Education nationale ? Et la colonisation culturelle, ce n'est pas un ethnocide alors ? Ah oui, je sais que tu vas me dire comme d'habitude que l'ethnocide n'est un génocide que par métaphore. Parce que tu crois toujours qu'il y a des métaphores innocentes. Au moins nous autres, madame Dzewatama, et dites-le bien à vos amis, nous ne nous cachons pas d'enseigner dans un lycée. Nous en serions bien en peine d'ailleurs : c'est une chose que pour ainsi dire nous portons sur notre figure. Au contraire, la présidente d'Amnesty, Section française a toujours dissimulé son prétendu gagne-pain aux militants : c'est là aussi un point que nous avons établi. Si elle en veut tant à mon mari, c'est d'avoir divulgué sa situation d'agent, et attention, hein ! d'agent contractuel, et non pas titulaire comme elle a essayé de le faire accroire, chargé de la propagande du ministère de la Coopération, bien mal nommée.

Marie-Pierre s'était d'abord félicitée des déclarations de ce couple insolite, car, en les écoutant, elle était assurée de se doter de l'arsenal d'arguments qui lui avait tant fait défaut jusque-là. Pourtant elle s'épouvanta bientôt devant ce qu'elle appelait leur nihilisme. Ne restait-il donc vraiment aucun espoir ?

Que n'avait-elle pas fait, se souvint-elle tout à coup, pour entendre le couple débattre de cette question avec les amis de Philippe, dont elle savait maintenant que les opinions n'allaient pas dans le même sens. Elle avait [PAGE 125] dûment annoncé la visite de l'intellectuel noir, un des hommes les plus marquants de l'Afrique d'aujourd'hui. Philippe, lui, n'avait négligé de souligner aucun détail de sa personnalité, espérant ainsi piquer leur curiosité. On les avait vus affluer pour des événements combien plus anodins. Mais seuls vinrent Vidalou et sa femme, qui parurent assez tard, bien après le café, contrairement à leur usage. Du reste, ils ne demeurèrent que quelques instants, prétextant un deuil, ou une naissance ou une agonie dans l'une des deux familles; ils s'échappèrent donc, avec des airs de collégiens qui redoutent de s'ennuyer.

– Je n'arrive pas à concevoir, dit Marie-Pierre en hochant la tête, comment la majorité des militants a pu se ranger derrière les dirigeants du mouvement dans une affaire où ces derniers jouaient un rôle si exécrable, et surtout que ce scandale n'ait point eu de retentissement dans la presse; dans notre groupe, nous l'avons appris indirectement et par hasard.

– Je vous vois venir, vous, avec vos gros sabots, répondit l'Africain en se forçant à la gaieté; bientôt, vous allez me démontrer comme tant de gens que toute l'affaire n'a été qu'un malentendu. Malentendu mon œil. En fait, ce fut un long, très long tripotage qui ne dura pas moins de deux années. Ce n'est pas pour rien que Marie-José Protais est un professionnel de la propagande. Avec ses amis, elle a manipulé à merveille salles et coulisses. Quand nous en jugions par les lettres de sympathie et d'encouragement que des groupes ou des militants nous adressaient, nous nous disions : ça y est, les pourris sont cuits, ils ne couperont pas au limogeage. Je t'en fous. Une fois dans la salle, plus d'opposition aux dirigeants, plus personne pour nous, presque l'unanimité des démocraties populaires ou des Républiques francophones africaines.

– Les Français sont un peuple de moutons, c'est bien connu, déclara sentencieusement Virginie.

– Il est arrivé des trucs incroyables, poursuivit le visiteur. Par exemple, on nous a rapporté ces propos tenus par une dame membre d'Amnesty International au cours des débats occasionnés par mon affaire : « Il nous embête. Qu'est-ce qu'il fait là ? Il n'a qu'à retourner dans son pays. » [PAGE 126]

– Après tout, intervint madame Zambo-Zanga, si des proches de Galley peuvent diriger Amnesty International, comment s'étonner que des propos racistes ou xénophobes y soient tenus ? Enfin, réfléchis.

– A votre avis, demanda Philippe, quelle est la signification de tout ceci ? Que va-t-il advenir de l'Afrique ?

Le visiteur se jeta littéralement sur la question, comme s'il l'avait impatiemment attendue : sans doute était-ce là un thème qui mobilisait ses méditations depuis longtemps.

– Malgré l'abolition de la traite, dit-il, l'homme blanc n'a pas vraiment renoncé à nous déporter. Cela fait bien des décennies, un siècle peut-être, qu'il tâtonne à la recherche d'une recette de déportation intérieure qui ne soit pas trop révoltante pour être acceptée par les consciences délicates. Observez bien l'Afrique du Sud. Rien n'est plus instructif que la caricature ou la paranoïa : l'une et l'autre témoignent toujours d'un péril qui menace chacun et préfigurent peut-être notre avenir commun. Les dictatures et l'apartheid remplissent la même fonction, les butors blancs avec une grossière maladresse, les despotes noirs un peu plus subtilement. Si, si, si, du moins si vous considérez les consciences trop délicates, car elles existent. L'apartheid a dépossédé les Africains de leurs terres pour les donner aux fermiers blancs; c'est ça qui est choquant, trop voyant. Nos terres à nous sont en train de passer dans les mains de l'agro-business transnational. Cette transition a besoin de la couverture des dictateurs noirs pour s'effectuer en douce et en douceur. D'ici trente ans, nos populations, spoliées de leurs terres, seront trop heureuses d'ahaner comme prolétaires dans les immenses plantations des multinationales.

– Je vous soupçonne de dramatiser pour les besoins de votre cause, dit Philippe; de toutes façons, quelqu'un a dit que le pire n'est pas toujours sûr.

– Consultons donc madame Dzewatama, proposa l'Africain; après tout, elle en revient.

Tous les regards se tournèrent en même temps vers Marie-Pierre, qui avait blêmi à l'évocation des paysans africains menacés de spoliation.

– Je ne sais pas, balbutia la jeune femme, je ne sais plus, tout cela me dépasse. Laissez-moi le temps de réfléchir. [PAGE 127]

Que de découvertes ne venait-elle pas de faire en quelques heures. Elle céda sous leur poids trop lourd. Elle se couvrit tout à coup le visage de ses deux mains et sanglota convulsivement. Dès qu'il s'agissait de l'Afrique les mots pour elle n'étaient plus seulement des mots; c'étaient le visage d'un mari disparu, Raoul abandonné à lui-même, symbole de l'enfance tragique, un peuple enfin livré à la cruauté des plus vils bourreaux.

Une heure plus tard, Marie-Pierre avait surmonté son abattement. Au meeting, elle allait faire mieux que s'ajuster aux exigences d'une situation si nouvelle, elle saura dominer un événement qui, par bien des côtés, fut un revers.

IV

Ce qui avait été annoncé comme une conférence de Charles Zambo-Zanga attira une foule très nombreuse d'Africains; les organisateurs en conçurent une satisfaction grandissante qu'ils tâchaient pourtant de garder secrète. Zambo-Zanga, seul, exprima discrètement la crainte d'une diablerie visant à fomenter quelque sabotage sous forme de graves troubles. Et de déplorer que l'on n'ait pas installé un contrôle à l'entrée pour filtrer la foule.

Marie-Pierre avait observé pendant tout l'après-midi que, s'il n'avait que dédain pour les institutions étatiques visibles, à l'égard desquelles il ne tarissait pas de sarcasmes, il éprouvait une véritable terreur des menées occultes de l'adversaire dans lesquelles il n'était apparemment pas loin de voir l'arme absolue, le seul vrai péril menaçant les opposants africains de passage ou résidant en France. Il puisait cette obsession dans une lointaine affaire Ben Barka, inconnue de Marie-Pierre, à laquelle il n'avait pas cessé de faire allusion. C'était encore un trait qui renforçait la ressemblance de sa personnalité avec celle d'El Malek.

Ainsi, au lieu de se féliciter de l'affluence exceptionnelles d'un public venu pour l'entendre, cet homme trop soupçonneux au gré de Marie-Pierre y trouvait au contraire la meilleure raison de se mettre sur le qui-vive. Il n'avait pourtant pas tort. [PAGE 128]

Autrement il parut à Marie-Pierre qu'il était associé aux organisateurs lyonnais du meeting par une connivence qui devait peu à la circonstance, mais sans doute beaucoup à quelque clandestine solidarité.

Zambo-Zanga parla peu, mais donna tout de suite au meeting un ton de dénonciation sans ambages qui mit à l'aise Marie-Pierre jusque-là incertaine du registre sur lequel jouer.

– Je n'ai garde d'accaparer la parole, conclut-il habilement, trop heureux d'en faire hommage à la femme la plus courageuse, à celle qui est désormais pour nous une sœur, non seulement par le choix du cœur, mais aussi par son engagement public à nos côtés. Elle vous décrira mille fois mieux que je ne l'aurais fait certains aspects caractéristiques du malheur qui accable notre peuple à cette heure. Voici donc la camarade Marie-Pierre Dzewatama, épouse du camarade Jean-François Dzewatama, ancien étudiant de l'université de Lyon, que certains d'entre vous ont bien connu, mais qui, présentement, pourrit dans l'un des dizaines de camps de concentration où, n'en déplaise à certains plumitifs trop vite affublés du titre de journaliste dont nous savons bien dans quel El Dorado ils n'hésitent pas à puiser leur inspiration à pleines brassées – l'un des dizaines de camps de concentration, disais-je, où le despote fait mourir à petit feu les opposants patriotes et progressistes. A vous, camarade Marie-Pierre Dzewatama.

– Il est super, ce type, confia Virginie à sa mère en applaudissant à tout rompre; ah, le mec ! En voilà un au moins qui n'a pas froid aux yeux. La preuve : regarde avec quelle ardeur le Sioux applaudit.

Contrairement à ses craintes, la voix de Marie-Pierre fut tout de suite ferme et claire; jamais la jeune femme ne perdit sa présence d'esprit, jamais son regard ne s'embua. Guillaume était sur la tribune, à sa gauche, tout près d'elle; elle se tournait vers lui chaque fois que les événements et les personnages évoqués justifiaient cet élégant artifice. Dans le regard de l'enfant, constamment tendu vers elle au début, Marie-Pierre vit l'angoisse céder irrésistiblement devant l'admiration stupéfiée, puis la fierté rayonnante, enfin l'abandon de la foi. C'est ce que disaient aussi les visages des autres membres de la famille [PAGE 129] qu'elle distinguait parfaitement dans l'assistance compacte, protégés par la barbe patriarcale de Philippe.

Elle devait en être à la moitié, peut-être aux deux tiers de son exposé quand survint le désastre du charivari prédit par Zambo-Zanga. Plusieurs factions répandues dans la salle commencèrent tout à coup à échanger des slogans mutuellement injurieux, des gestes sibyllins, des hymnes révolutionnaires contradictoires. Guillaume crut apercevoir un revolver brandi par la main d'un grand escogriffe en boubou blanc qu'un concert de sifflets désignait comme un agent du dictateur.

Les compagnons de tribune de Marie-Pierre, Zambo-Zanga comme les autres, étaient prostrés, paralysés, comme anéantis, bien loin de songer à reprendre la salle en main. L'exclu d'Amnesty International arborait l'œil hagard de l'homme averti qui vient de tomber dans un piège contre lequel on n'avait pas laissé de le mettre en garde. C'était le vieux renard pris dans une souricière.

Cette défaillance permit à un homme hardi de s'emparer du micro sans coup férir. Il avait en guise de voix un organe phénoménal qui eût réduit au silence le tonnerre du ciel. La salle parut devoir se résigner à l'écouter, domptée par tant de puissance, peut-être simplement épuisée à force de s'époumoner. L'orateur ne mâcha pas ses mots. En guise d'exorde, il malmena les aventuristes de la révolution culturelle, espèce dont Marie-Pierre ne se rappelait guère avoir jamais entendu parler, mais dont on l'accusa, à sa grande surprise, de s'être faite le porte-parole.

Le comble de la muflerie fut atteint lorsque l'orateur dénia toute valeur au témoignage de Marie-Pierre que, selon lui, rien ne qualifiait pour une observation scientifique de la psychologie collective des masses africaines, attendu qu'elle était, pour sa part, une petite-bourgeoise façonnée par la société de consommation où l'expression des opinions politiques revêt une forme dévoyée et théâtrale sans rapport avec une authentique liberté d'expression.

– Après tout, poursuivit l'Africain en se tournant solennellement vers Marie-Pierre, qui êtes-vous, vous qui prétendez sonder l'âme des paysans africains ? Une jeune personne fort jolie, certes, mais néanmoins une snob. Car enfin de quoi nous avez-vous entretenus ? De [PAGE 130] la vie que mènent là-bas des parvenus traîtres qui s'efforcent de singer la société de consommation. Le grand Lénine n'a-t-il pas dit : une fois que la révolution s'est mise en marche...

– A Moscou les révisionnistes et les sociaux-impérialistes ! hurlèrent des jeunes gens massés dans le fond droit de la salle, tout en brandissant le poing.

– A Pékin les sociaux-fascistes de la révolution culturelles ! cria rituellement l'orateur, imité par une proportion de la salle qui parut majoritaire à Marie-Pierre.

– Vive le libéralisme planifié ! Vive la révolution verte ! Vive l'autosuffisance alimentaire ! vociférait un troisième groupe, mené apparemment par l'homme au boubou blanc.

Marie-Pierre qui semblait avoir mangé du lion s'empara du micro à son tour et entreprit de répondre à son contradicteur, étalant une combativité qui contrastait plaisamment avec l'abattement de ses voisins de la tribune. Après l'avoir dédaignée un long moment, le tumulte de la salle s'apaisa peu à peu; la curiosité que suscitait cet orateur décidément insolite prenait le pas sur les passions hostiles. En substance, elle remit à leur place ces professionnels du slogan qui, à peine rentrés au pays, s'empressaient de courir manger dans la main du despote, tels des toutous faméliques. L'image fit mouche, car des rires fournis fusèrent ici et là.

Elle en avait vu, de ces prophètes repentis de la révolution. Ils étaient méconnaissables, transformés en flics tortionnaires, griots impudents, porte-serviette, confectionneurs de discours présidentiels, paillassons de toute sorte. La révolution, c'est là-bas, sur place, qu'elle était à faire, avec risques et périls. Sur ce chapitre, elle pourrait en remontrer à bien des gens. Elle au moins avait enseigné dans des classes de quatre-vingts élèves pour un salaire de misère; elle avait été dans le village natal de son mari, au milieu de paysans terrorisés par les agents du dictateur; elle avait tenu compagnie aux femmes dans leurs champs, et manié la houette traditionnelle. Elle avait subi une avanie qui, si elle l'avait avouée, aurait définitivement cloué le bec à ceux qu'elle appelait les professionnels du slogan. Elle s'en garda bien.

A nouveau, le tohu-bohu déferla sur le meeting, déclenché cette fois par l'homme au boubou blanc qui était [PAGE 131] monté sur la tribune et réclamait la parole avec arrogance, prétendant que les défenseurs du gouvernement légal avaient le droit de s'exprimer, comme les autres.

– Le parti unique laisse-t-il ses adversaires s'exprimer dans ses congrès ? lui cria-t-on de tous côtés.

Le désordre était à son comble; point ne fut besoin de déclarer la séance levée. Marie-Pierre avait espéré qu'une motion serait votée à la fin du meeting où, pour la première fois, le nom de son mari figurerait noir sur blanc et qui, peut-être, serait publiée dans une page intérieure du quotidien ou de l'hebdomadaire de gauche de la région. Elle dut en faire son deuil. Le meeting s'était en quelque sorte étouffé de cataplexie.

La foule où les querelles s'étaient fragmentées en innombrables combats singuliers et bruyants s'écoulait sans hâte vers la sortie. Philippe monta sur la tribune et s'empressa auprès de sa sœur avec l'intention de lui dire des paroles de consolation; il était persuadé qu'elle en avait besoin pour diverses raisons également fâcheuses liées aux événements de ce soir. Pour sa part, il s'était rarement senti aussi triste. Pas plus que cet après-midi à son pavillon, ses amis n'avaient consenti à paraître au meeting où ils savaient pourtant que sa sœur allait prendre la parole, évoquer sa douloureuse expérience africaine. Pas un seul représentant de la paroisse ni de l'amicale des fonctionnaires, deux cercles où l'on semblait pourtant se passionner pour le tiers-monde.

Se trouvant enfin en face d'elle, il découvrit une Marie-Pierre souriante, satisfaite, radieuse, presque triomphante, ce dont Philippe manqua de peu s'offusquer, à tort bien sûr. Marie-Pierre n'avait pas espéré qu'elle pourrait faire face à un auditoire aussi houleux et nombreux, composé de gens aussi peu connus d'elle sans bafouiller à aucun moment, s'évanouir ou éclater en sanglots. Ce qu'elle avait toujours considéré comme la tâche la plus ardue pour un militant, prendre la parole devant un public et, au besoin, lui tenir tête, n'était donc pas au-dessus de ses forces. Encore n'avait-elle à aucun moment eu le sentiment de puiser dans ses réserves nerveuses et morales.

Des Africains, montés eux aussi sur la tribune, s'approchaient d'elle pour la féliciter. Elle fut très surprise en les reconnaissant; ceux-là avaient été étudiants à l'université [PAGE 132] de Lyon à la même époque qu'elle, mais n'avaient pu se résoudre à retourner chez eux se prêter aux fantaisies d'un tyran. Nantis de modestes emplois, pères de famille, certains étaient installés tant bien que mal; ils étaient venus avec femmes et enfants pour l'entendre, lui confièrent-ils.

D'autres étaient au chômage et montraient l'œil injecté de sang et à demi-révulsé qui caractérise l'éthylique endurci ou le clochard débutant.

– Ça va ? lui disait chacun pudiquement à la manière africaine.

– Ça va, répondait-elle, et toi ? Tu n'étais donc pas rentré après tes études ?

– Eh non, je ne suis pas rentré; alors ça va, toi ? Ça va bien ?

– Tu ne crois pas que nous devrions nous revoir ? suggérait Marie-Pierre songeant déjà à un prochain meeting ou à une autre étape de sa longue marche; ça ne te dérange pas, que je te demande ton adresse ? Et ton téléphone ? Alors tu veux bien qu'on se revoie ?

– Ah oui, répondait-on, bonne idée, ça.

Cette femme jusque-là repliée sur ses rêves ou sur son foyer, si effacée à l'ordinaire, devint d'un seul coup une personnalité célèbre dans la colonie lyonnaise des compatriotes de son mari. Beaucoup de ces gens, contraints par la nécessité et rémunérés à la tâche, avaient pris la triste habitude d'informer les agents secrets du dictateur de leur pays, la police française aussi à l'occasion. De cette soirée, les délateurs rapportèrent surtout une particularité qui allait sceller le destin de Guillaume : l'épouse lyonnaise de l'ancien procureur Dzewatama formait maintenant équipe avec Charles Zambo-Zanga, l'ennemi principal en France du dictateur. Cette information fit sursauter des hommes sans scrupule dans plusieurs cabinets discrets où les princes accueillent le zèle de leurs meilleurs serviteurs. La jonction des armées américaine et soviétique sur l'Elbe n'eut certes pas le même retentissement parmi les dirigeants des pays alors en guerre.

Ainsi marquée à son insu, Marie-Pierre ne put désormais effectuer une démarche, prendre la parole en public, converser avec un journaliste ami d'Alain Vidalou sans que cet incident la rapproche ainsi que Guillaume de leur séparation. Sa moindre initiative militante, aussi [PAGE 133] tôt rapportée à ses ennemis occultes comme d'ailleurs son moindre éternuement, les portait au comble de la fureur. On l'enferma en vain au milieu des replis tortueux de guetteurs à la vue perçante, d'espions virtuoses de l'écoute aux portes, de scélérats rompus au vol des secrets. On éventait ses projets à peine formés. On devançait ses tournées de conférences pour miner ses jeunes alliances comme on fait à la guerre sous les pas de l'ennemi. Rien ne paraissait pouvoir troubler la candide limpidité de sa persévérance. Elle demeurait indomptable. Il fallait se contenter de dévorer des yeux cette superbe lionne, faute de pouvoir l'abattre au winchester sans s'exposer aux rigueurs d'une justice civilisée, sourcilleuse, heureusement éloignée de celle des Républiques francophones africaines.

Elle fut reçue à l'Elysée où son interlocuteur, espèce de vieux beau aux tempes soigneusement argentées, la détailla sans cesse d'un regard aussi haineux que le bûcher où les Anglais brûlèrent Jeanne d'Arc. Pourtant Marie-Pierre crut lire une secrète bienveillance dans ces yeux qui la retournaient, la sondaient cruellement, supputaient avec âpreté le défaut de son armure. C'est sur un conseil d'Alain Vidalou, dont elle s'efforçait d'appliquer la tactique, qu'elle avait écrit à toutes les institutions de la République dont l'adresse était dans le domaine public. Elle avait reçu une réponse de la Présidence cinq longues semaines après l'envoi de sa lettre qu'elle avait déjà oubliée. La famille s'était divisée quand il avait fallu arrêter la contenance que ferait Marie-Pierre face à son interlocuteur de la Présidence, un sous-fifre bien entendu, avait prévenu Vidalou. Fallait-il emmener Jean-Paul et paraître avec un bébé sur les bras, vivante incarnation du martyre d'une mère sublime ?

– Le vilain mélo débile, berk ! avait opiné Virginie dont l'avis avait été finalement adopté.

Tout le monde en revanche avait conseillé que Guillaume soit du voyage; à peine cela fit-il question, à vrai dire.

– Au moins il aura l'air de protéger sa belle-mère dans la jungle de Paris, avait encore raillé Virginie.

Une brève période de pousse venait en effet de pourvoir Guillaume de la taille et de la silhouette d'un jeune adulte. Ils avaient voyagé dans la dernière voiture d'un [PAGE 134] train Corail à l'esthétique révolutionnaire, faite surtout de couleurs gaies et douces. Ils débarquèrent par un petit matin gris, très froid, durent longer une rame qui parut interminable à Marie-Pierre, dont l'expérience du chemin de fer remontait assez loin, avant de gagner la sortie.

La gare de Lyon, elle, n'avait pas bénéficié d'une esthétique de rajeunissement, elle était toujours aussi sinistre à voir. Ses foules étaient toujours aussi grouillantes que silencieuses; ce contraste la faisait souvenir, sans regret d'ailleurs, du tintamarre des rues et des places africaines aux heures d'affluence.

Ils avaient pris un taxi pour être sûrs d'être exacts à leur rendez-vous de la résidence présidentielle. On les avait reçus sans délai, sans doute pour laisser la place libre à des visiteurs plus importants. Marie-Pierre avait été seule à parler, sans jamais être interrompue. L'interlocuteur n'avait prononcé que deux phrases aussi sèches que conventionnelles, « Eh bien, madame, je vous écoute », avait-il dit en guise d'introduction. « Eh bien, madame, je vous promets de faire bon usage de toutes les informations que vous avez eu l'obligeance de me fournir », avait-il déclaré pour conclure l'entretien. Marie-Pierre n'en avait pas douté, mais elle entendit cette dernière phrase dans un sens différent.

Avant de reprendre le train du retour, elle tint à initier son beau-fils aux secrets du métro. Les voyageurs habituellement blasés étaient surpris de la singularité de ce couple derrière l'apparente banalité : la tristesse d'une existence précaire, la quiétude de l'abandon mutuel, la souffrance de l'exil et de l'injustice imprégnaient chacun de ses gestes, jusqu'à la pose songeuse, recueillie devant la carte du réseau, le zigzag bigarré des lignes, les correspondances grosses comme un poing, les terminus en cercle.

Les événements du congrès d'Amnesty International à Colmar le printemps suivant ne contribuèrent pas peu à l'exécration que Marie-Pierre inspirait aux puissances de l'ombre. L'ardeur des groupes lyonnais menés par Alain Vidalou qui avait accepté de redevenir membre actif, l'autorité personnelle de celui-ci et son expérience manœuvrière y firent merveille.

Une mauvaise conscience diffuse née de l'affaire Zambo-Zanga demeurée dans toutes les mémoires disposait aussi [PAGE 135] favorablement bon nombre de délégués à l'égard de la bataille dont les groupes lyonnais semblaient avoir fait leur affaire. L'exclusion de l'Africain avait donc été une victoire à la Pyrrhus, et non le crime parfait qu'il se figurait lui-même; loin d'avoir escamoté sa cause, elle lui avait au contraire servi de révélateur. Les rapports de la Section française avec le pouvoir étaient désormais soupçonneusement commentés. Des militants imaginatifs tâchaient de s'enquérir auprès de sources intègres de ce qui se passait réellement en Afrique francophone : les pouvoirs y régnant étaient-ils aussi inoffensifs qu'on le disait et semblait croire la direction du mouvement ? De quelle nature étaient les intérêts que la France avait conservés là-bas ? La coopération franco-africaine poursuivait-elle seulement des buts désintéressés ?

De leur côté, les agents de la petite maffia, comme disait maintenant Alain Vidalou enfin initié, étaient loin de songer à désarmer; ils livrèrent bataille à plusieurs reprises, dressant avec obstination devant leurs adversaires des obstacles qui tombèrent l'un après l'autre. Aux réunions préparatoires, les Lyonnais et leurs sympathisants avaient arraché le principe d'une commission spéciale de l'Afrique francophone. Au cours de la première journée du congrès de Colmar, l'heure et la salle où devait siéger cette instance furent l'objet de plusieurs modifications, effectuées chaque fois à l'insu d'un grand nombre de délégués. Cette tactique ne fut conjurée qu'au prix d'une surveillance ininterrompue des affichages, de poursuites et d'explications dramatiques dans les couloirs, d'arbitrages houleux des instances dirigeantes, bref d'une tension retenant en permanence au-dessus du mouvement l'épée de Damoclès d'un nouveau scandale africain.

Il fallut enfin se réunir et entendre les témoignages annoncés. La présidente de la jeune commission avait été désignée d'office et par surprise, mais avec l'accord de personnalités du bureau exécutif dont l'heure tardive découragea de démêler l'identité et les raisons. Mais ne voilà-t-il pas que madame la présidente prétendait écarter, sans même en prendre connaissance, certaines dépositions, et en particulier celle que Marie-Pierre, soutenue par les groupes de Lyon ainsi que d'autres militants venus d'un peu partout, avait été admise à faire ?

– Pourquoi donc ? lui demanda-t-on avec véhémence. [PAGE 136]

– Pourquoi ? Pourquoi ? Parce que... répliqua la présidente.

Les allégations relatives à de prétendues tortures, expliqua-t-elle, exercées sur de soi-disant prisonniers politiques au Gabon, au Cameroun, dans l'Empire centrafricain, au Zaïre ou ailleurs en Afrique, étaient une fable parfaitement grotesque, selon le rapport d'hommes et d'institutions dont la compétence et la bonne foi étaient universellement reconnues.

– Du reste, je tiens leur rapport à la disposition de tous les membres du mouvement. C'est un témoignage qui me suffit, moi.

Sommée de révéler les noms de ces hommes et de ces institutions, elle s'y refusa avec hauteur, prétextant tour à tour la raison d'Etat, la nécessité d'un secret absolu en ce genre d'affaire, la présence d'agents chargés de discréditer le mouvement, la sécurité même des prétendus opposants de pays dont on sait bien que les conflits politiques y sont d'autant plus inexpiables qu'ils procèdent de rivalités tribales et non de luttes idéologiques, « comme chez nous en Occident ».

Elle parlait comme l'eût fait un personnage officiel ou un démagogue pressé de réveiller les démons du racisme, et non comme le combattant de la liberté et de la fraternité universelle. Ce monument de la mauvaise foi était une matrone débordant de soieries et de graisse, glapissante, baveuse, dont les bajoues et la poitrine croulante sous le linge moiré tressautaient de conserve au rythme de ses braiments.

– Et moi alors ? s'écria Marie-Pierre, moi qui vous parle de choses que je voyais il y a seulement quelques mois, de choses que j'ai en quelque sorte subies, de choses que vous pouvez vérifier tous les jours ? Regardez cet enfant : prétendez-vous que je l'aie inventé ?

Elle avait poussé Guillaume comme un tank sur la muraille de graisse frémissante de soieries; la présidente balaya l'argument d'un revers de la main tandis que le jeune Africain venait rebondir contre l'épaule inébranlable de la matrone.

– Eh bien, justement ! glapit-elle à l'adresse de Marie-Pierre.

– Justement quoi ? s'écria-t-on en chœur autour des deux protagonistes. [PAGE 137]

Des militants accourus de diverses commissions, d'autres tout simplement oisifs auparavant, avaient grossi la commission spéciale Afrique francophone et manifestaient leur sympathie pour Marie-Pierre devenue brusquement populaire, une femme qui avait eu le courage d'épouser un Africain, et d'aller vivre là-bas.

Mais la matrone déchaînée accumulait les insinuations les plus abominables : Marie-Pierre avait sans aucun doute pris le relais du saboteur marxiste démasqué naguère par la vigilance des dirigeants de la Section française. N'était-ce pas significatif que, dans les deux cas, le pays concerné fût le même ? C'était évidemment la même main derrière cette succession de complots dirigés contre un mouvement devenu la bête noire pour certains. Etc.

Au lieu de l'intimider, de la forcer à plus de décence, les protestations des témoins stimulaient au contraire la véhémence de la présidente; elle formula bientôt des accusations aussi audacieusement explicites que brutalement calomnieuses. Des délégués épuisés par une dure journée, découragés, désenchantés, confièrent qu'ils étaient pressés de regagner leur chambre d'hôtel et de se coucher; ils s'éloignèrent tristement.

Cette fois, Marie-Pierre ne put endiguer les larmes qui gonflaient son sein, et qui, tout à coup, ruisselèrent sur ses joues; Guillaume l'entendit sangloter sans retenue, comme un enfant désespéré.

Elle ignora la tempête d'empoignades qui souffla jusqu'au petit matin sur la commission spéciale Afrique francophone désemparée par la folie de son pilote. La femme que Vidalou alla réveiller le lendemain de bonne heure était méconnaissable : vieillie par l'insomnie, le visage barbouillé de larmes coulant sans interruption, les yeux rougis et gonflés, les cheveux pendant en mèches affolées comme les guenilles d'une pauvresse. A peine l'heureuse nouvelle que lui annonçait Vidalou fît-elle briller une lueur d'intérêt dans ce regard d'agonisante.

– Tu vas pouvoir prendre la parole pendant une heure entière ce matin devant l'ultime assemblée générale, Marie-Pierre ! lui dit Vidalou sur le ton de l'enthousiasme.

– Est-ce vrai ? chuchota-t-elle. Comment t'y es-tu pris ? [PAGE 138]

– Je t'expliquerai un jour, un jour où tu seras seule, sans Guillaume. Où est-il ?

– Dans la chambre voisine, avec d'autres jeunes. Et ce jour-là, je parie que tu seras seul, sans ta femme. Quelle étrange idée ! Et combien humiliante !

Mais l'événement de ce dimanche-là, coup de théâtre dans l'histoire peu mouvementée de la Section française où de tels propos sonnaient comme un blasphème, ce fut la brève allocution prononcée par Vidalou avant de donner la parole à Marie-Pierre.

– Ce n'est pas un hasard, déclara cet homme avec une sérénité confinant à la provocation, ce n'est pas un hasard si les prisonniers politiques de l'Afrique dite francophone furent toujours les éternels oubliés de nos assises au lieu d'en être les justes vedettes. Inconsciemment, nous nous refusions à regarder cette région du monde avec les yeux dont nous voyions les autres continents. C'était notre zone d'influence, notre chasse gardée : notre désir secret de jouer les grandes puissances en était flatté. Nous y avions des intérêts dont la contribution à notre confort n'est pas négligeable, tant s'en faut. N'ayons pas peur des mots : nous sommes dans une certaine mesure les yankees de l'Afrique...

– Ce que vous ignorez, disait Marie-Pierre quelques jours plus tard à Zambo-Zanga au cours d'une conversation téléphonique, c'est que tous les dirigeants en place lors de votre exclusion ont été envoyés à la trappe, sans exception, y compris Marie-José Protais.

– Ouais, ce n'est pas rien, répondit l'intellectuel africain. Je conviens bien volontiers aussi que votre Vidalou n'est pas le premier venu; c'est sans doute même une sorte de génie, d'accord, d'accord. Pourtant, madame, vous auriez été deux Noirs, je vous fiche mon billet eue vous ne seriez pas allée si loin. Et notez bien que Libé a été le seul journal à mentionner les incidents liés à votre présence au congrès de Colmar. Hein, qu'est-ce que vous pensez de ça ? Croyez-vous toujours à l'égalité des droits pour tous ? N'est-il pas évident qu'il s'agit d'une imposture ? Hein, qu'est-ce que vous en pensez ? Je vous écoute.

– Vous avez sans doute raison, murmura Marie-Pierre.

– Vous avez une drôle de voix, madame. On dirait que vous êtes découragée. Vous allez continuer, n'est-ce [PAGE 139] pas ? Ce n'est pas au moment ou vous venez de faire cette brèche dans le mur de l'imposture que vous allez renoncer. Ma femme dit que vous êtes une vraie lionne. Moi je pense que vous êtes merveilleuse. C'est vrai, madame, je le pense. Pas question de vous décourager, n'est-ce pas ?

Elle était d'autant plus souvent tentée par l'abandon, derrière la façade d'inflexibilité, qu'elle s'était ensevelie sous les tyrannies quotidiennes de son combat. La vraie vie était devenue pour elle pareille à une cité lointaine dont les échos ne lui arrivaient qu'assourdis, les lumières tamisées, l'actualité affadie.

Elle n'aperçut même pas la jeune gloire de son beau-fils, dont l'éclat domestique eût dû l'aveugler. Letoquart venait régulièrement au pavillon des Letellier rendre compte des activités de Guillaume dans le domaine où l'entraîneur avait pris le jeune Africain en charge.

– Ne me demandez surtout pas comment il se comporte en mécanique automobile, commençait-il, croyant être piquant, je ne saurais vous le dire, je n'y comprends déjà rien moi-même. Mais question sport, madame, je peux bien vous le dire, votre garçon est un vrai phénomène.

La belle-mère levait sur l'entraîneur un œil courtois et las. Letoquart recommençait alors dès le début, pour la millième fois, le récit de sa collaboration avec Guillaume.

Il avait senti au départ que l'enfant n'était pas en très bonne santé malgré son apparente vitalité, on a du nez ou on n'en a pas. Aussi l'avait-il fait examiner subito presto par son excellent ami, le Dr Giudicelli, lequel avait prescrit des vitamines et une alimentation riche en laitages.

– Vous vous souvenez peut-être, madame ? C'était à la rentrée scolaire. Grâce à mon ami le Dr Giudicelli, soyez tranquille, votre fils est aujourd'hui en pleine forme. Et quand il tient la forme, voulez-vous que je vous dise ? Eh bien, ce gaillard-là, c'est ni plus ni moins une perle, et une perle rare.

Letoquart fit souvent une pause à cet endroit de son monologue, guettant l'effet du mot perle sur l'auditoire; celui-ci demeurait invariablement muet, impassible. L'entraîneur était si papelard que le jour où il se décida à mettre cartes sur table, il ne put éviter de s'égarer dans [PAGE 140] une forêt d'allusions et de sous-entendus qui fit bâiller les Letellier déjà peu enclins à le suivre même en terrain découvert.

Que leur importait qu'une pépinière de futurs footballeurs professionnels s'intéressât à Guillaume ? A quoi bon se tourmenter en rencontres, consultations, examens de considérations oiseuses en vue de signer un contrat ? Marie-Pierre avait confié une bonne fois pour toutes son beau-fils à l'expérience de Letoquart; à quoi rimait-il de lui en demander davantage ? Et que pouvait-elle faire d'ailleurs ?

En remontant trois générations des Letellier, on découvrait la petite agriculture de métayage. Les valeurs du mérite, de l'accumulation graduelle, de l'application dans l'apprentissage gouvernaient leur inconscient. Le sport professionnel, les millions faciles des champions, les primes fabuleuses des transferts leur étaient un langage plus indéchiffrable que le javanais ou le kikouyou.

On est quitte envers un homme si on l'a pourvu d'un métier éprouvé, solide. Philippe avait mis le jeune Africain en apprentissage dans un garage ami, avec l'accord de l'Inspection académique. Le jeune homme avait reconnu à plusieurs reprises que le métier de camionneur avait toujours été son rêve, sa vocation. A l'âge requis, il passerait le permis de poids lourds; il tâcherait ensuite d'exercer la profession de routier. Quant à Letoquart, c'était un exalté frivole, pas toujours drôle, dont il convenait de subir les bavardages en s'efforçant de lui offrir un visage serein, souriant si possible.

L'entraîneur n'était rien moins que fin psychologue; il crut à la fin subodorer de la mauvaise volonté dans cette réticence, de l'obstruction même, sans doute le refus du Français moyen maniaque de la peau d'âne, réactionnaire, d'accepter la promotion du sport moderne au sommet du prestige social. Il déblatéra à gauche et à droite, déversant son amertume sans retenue.

C'était en revanche un homme d'action qui s'était longtemps imaginé en imprésario, jusque-là en pure perte. Il se démena, enquêta, demanda conseil, ameuta les connaisseurs; il parlait d'un nouveau Pelé. Ce tapage parvint aux endroits où l'on exécrait et redoutait Marie-Pierre et les siens. Un Dzewatama au zénith de la gloire [PAGE 141] un jour, par le biais du sport ? Ne mettrait-il pas cette arme au service des vengeances familiales ?

V

Au début de l'automne suivant, Marie-Pierre s'aperçut, se trouvant dans un supermarché du centre de Lyon, qu'elle était suivie, épiée par une femme africaine. Le visage de cette personne élancée, à la mise coquette, aux airs de bourgeoise fortunée, loin de lui être tout à fait étranger, lui rappelait un souvenir nébuleux et pourtant déchirant. Qui pouvait-elle être ? Une inconnue parmi des centaines de gens qui l'avaient approchée à l'occasion d'un meeting ou de toute autre manifestation de la communauté noire ? Trop timide pour l'aborder, elle lui témoignait sans doute sa sympathie par ces regards appuyés. Pourquoi ne pas aller lui parler et en avoir le cœur net ?

Mais l'inconnue avait aussitôt esquissé le mouvement inverse; pas de doute, elle tâchait de se dérober à la vue de Marie-Pierre, elle précipitait sa marche, elle était prise de panique, elle courait.

– Mon Dieu ! songea tout à coup Marie-Pierre pétrifiée, est-ce possible ? C'était Véronique, mais oui Véronique, j'en mettrais ma main au feu. Mais pourquoi me fuirait-elle ?

Elle était plus perplexe qu'atterrée au dîner en racontant l'incident devant une tablée qui s'égayait de son trouble : elle avait dû se méprendre, voilà tout. Seul Guillaume montra des signes de stupeur et se garda de mettre en doute la version de Marie-Pierre. Zambo-Zanga lui témoigna la même créance quand elle lui soumit l'affaire au téléphone le lendemain, mais ne voulut formuler qu'un commentaire sibyllin

– C'est grave, dit-il.

Il lui indiqua des adresses de compatriotes résidant à Lyon auprès desquels elle pourrait recueillir aisément, en se recommandant de lui, toutes les informations qu'elle désirerait. Dans ces communautés de petite étendue, repliées de surcroît sur elles-mêmes, ainsi que dans tous les ghettos, chacun savait tout de tous. Trois des adresses conseillées à Marie-Pierre étaient suivies d'un [PAGE 142] numéro de téléphone; elle appela ces privilégiés le soir même. Ils lui firent successivement la même réponse : une jeune compatriote, prénommée Véronique, âgée d'environ dix-huit ans, plutôt belle fille, l'allure dégagée et même conquérante, était bien arrivée à Lyon il y a un peu moins de deux ans, c'est-à-dire peu après la Noël que Marie-Pierre identifia pour celle du coup d'Etat avorté. Selon ses interlocuteurs, il fallait ranger Véronique dans le camp des protégés du dictateur. A leur connaissance, elle n'avait pas quitté Lyon depuis son arrivée, exception faite de brefs séjours à Paris.

Maître Mabaya-Caillebaut était instruite mieux que personne du fonctionnement de la dictature, et en particulier des mécanismes de contrôle de la correspondance privée; elle avait imaginé un emmêlement inextricable de relais et de détours grâce à quoi elle pouvait communiquer avec ses amis résidant en France sans exposer ses secrets à la curiosité des diverses polices. Informée ainsi de l'incident du supermarché par Marie-Pierre, elle lui répondit à peu près aussi lugubrement et laconiquement que Zambo-Zanga.

– C'est louche, lui fit-elle dire, faites gaffe à vous.

Marie-Pierre commença enfin à mesurer la signification et la portée de ce nouvel épisode, et à s'épouvanter.

– Une de tes élèves t'espionnait là-bas, lui dirent les Vidalou, et après ? N'est-ce pas le propre des dictatures, ce genre de situation ?

– C'est cet acharnement qui me glace, répondit Marie-Pierre; savez-vous qui a pris sa succession après qu'elle eut disparu ? Sa propre sœur. Et la fable qu'elle me serinait chaque jour, la voici : trop compromise avec les nôtres, je veux dire avec les amis de mon mari, Véronique avait été arrêtée en même temps qu'eux; elle était dans un camp inconnu. Et je le croyais, Comment aurais-je deviné ?

– Et cette garce qui a continué à t'espionner ici, chez toi, sur le sol de tes ancêtres, grondait Philippe...

– Ah, papa, ricanait Virginie, cesse de nous casser les oreilles avec tes histoires de sol des ancêtres. Qu'est-ce que ça veut dire ! T'es taré ou quoi ?

– N'empêche, reprit Philippe, il faut la retrouver.

Un Africain au statut indécis entre l'étudiant et le chômeur, disant venir de la part de Zambo-Zanga, rendit [PAGE 143] visite à Marie-Pierre et lui apporta les éléments qui lui manquaient pour passer aux actes. Sitôt après la Noël du grand malheur, Véronique avait débarqué à Lyon; elle y rejoignait son fiancé de longue date, le fils d'une grosse légume du parti unique, étudiant en doctorat à la Faculté de Droit. Sans plus attendre, ils s'étaient mariés en grande pompe. Véronique était inscrite à une école de secrétariat. Ils habitaient un immeuble moderne dans un quartier bourgeois de Lyon.

Marie-Pierre s'y rendit aussitôt, accompagnée de Guillaume. La gardienne leur apprit que le couple noir dont ils s'enquéraient avait subitement déménagé deux jours plus tôt sans laisser d'adresse, mais loyer payé.

– La petite salope, ne put s'empêcher rager Marie-Pierre en revenant à Villeurbanne.

Ce même jour, dans une capitale africaine, Hergé Xourbes avait rendez-vous avec le dictateur, auprès duquel il avait ses grandes et ses petites entrées. Haut responsable de la mission d'assistance technique chargé des liaisons avec le potentat, il était un peu diplomate, un peu agent secret, un peu terroriste, ne dédaignant pas de travailler pour son compte personnel, au demeurant journaliste à ses moments perdus.

Il exposa avec effronterie que le dossier qu'on lui avait demandé de suivre venait de se compliquer d'un élément imprévisible exigeant une action sans délai. L'association de subversifs bien connue était sur la trace d'une militante émérite du Parti Unique résidant provisoirement en France, une jeune femme qui avait accompli brillamment plusieurs missions déjà et dont les révélations, si elle y était contrainte par hypothèse, desserviraient gravement la stabilité politique et le développement économique dont Son Excellence était devenue le symbole. On pouvait faire lâcher prise aux subversifs en les frappant au moral.

Il pria le potentat, qu'il appelait le plus souvent Excellence, de bien vouloir apposer son paraphe sur le document qu'il lui soumettait, par lequel Son Excellence demandait à l'Elysée de bien vouloir prendre toutes mesures nécessaires afin que soit renvoyé sans retard dans son pays le jeune Guillaume Ismaël Dzewatama que sa belle-mère, née Letellier, avait emmené illégalement à l'étranger et que réclamaient aujourd'hui à cors et à cris [PAGE 144] sa grand-mère, sa mère remariée et son oncle, attestations de ces requêtes étant jointes à la demande que Son Excellence adressait au gouvernement français.

– Nous avons toutes raisons de penser, termina Hergé Xourbes, que, séparée de cet adolescent qu'elle aime autant que son propre fils, Marie-Pierre Dzewatama, née Letellier, perdra une bonne part de cette ardeur diabolique, qui se traduit par des campagnes incessantes de calomnies dirigées contre votre personne et votre sage politique. De ce fait, il est à présumer qu'un certain découragement, au moins momentané, minera les rangs subversifs. Vous aurez ainsi tout loisir pour leur porter des coups décisifs, avec l'espoir de vous en débarrasser définitivement à plus ou moins long terme avec notre aide, cela s'entend.

Dûment signée par le potentat, la demande fut acheminée avec une célérité qui n'eut sans doute jamais d'exemple et notifiée dès le lendemain à Marie-Pierre qui n'en fut pas émue outre mesure, ni le reste de la famille d'ailleurs. Si Maître Silbermann n'avait pas les moyens de les faire sortir victorieux de cette querelle, pensaient ces braves gens, à quoi servirait un grand avocat ?

Pendant les trois première semaines, la vaillance des arguments alignés par Maître Silbermann, l'intrépidité crâne de ses postures, l'énergie de ses accents comblèrent ses clients. Comme ils avaient eu raison de confier leur destin à ce géant qui avait la stature et la force impérieuse du chêne. Mais dès la quatrième semaine, il leur vint le soupçon que l'assurance de Maître Silbermann avait baissé d'un ton, que sa pugnacité s'était assagie.

A la cinquième semaine, on le vit s'éponger le visage et le cou plus souvent qu'il n'est raisonnable, tandis qu'il confessait à mi-voix pour l'édification de ses assistants que l'affaire n'était pas sans implications. C'est tout juste s'il n'accusait pas les Letellier de l'avoir piégé.

A la fin, il consterna ses protégés en leur proposant de leur servir d'intermédiaire pour négocier un compromis avec leurs adversaires. Consulté au téléphone, Zambo-Zanga expliqua à Marie-Pierre qu'elle n'avait pas le choix, à dire vrai.

– Votre guignol, poursuivit-il, retourne sa veste parce qu'il a flairé la raison d'Etat, que cette andouille appelle des implications. C'est triste, mais il n'y a pas plus conditionné [PAGE 145] qu'un avocat français pour sentir le vent de la raison d'Etat, vous savez, ces situations où l'Etat a décidé d'imposer sa loi, fût-ce contre la légalité, contre la morale. Paris, qui ne peut rien refuser à notre chef charismatique, a décidé de vous reprendre votre garçon, voilà la vérité. Il n'y a malheureusement rien à faire contre cela. Le compromis, je vois tout de suite en quoi il consisterait, vous aussi : acceptez de vous taire, et nous vous laissons l'enfant, voilà le genre. Accepteriez-vous ? Non, n'est-ce pas ? Faites quand même semblant de jouer le jeu de la négociation, juste pour voir.

Quand il eut appris l'affaire, Letoquart, qui ne manquait pas de sens pratique, fit remarquer que Guillaume allait sur ses dix-sept ans et serait bientôt majeur. Où qu'il soit alors, il lui appartiendrait de choisir librement le pays où il désire vivre.

– Qu'il me fasse seulement signe alors, déclara-t-il, et je lui envoie un billet d'avion pour qu'il nous rejoigne ici à Villeurbanne. On est bien à Villeurbanne. Au besoin, moi je suis prêt à me rendre sur place, pour le récupérer, pourquoi pas ?

– Ce n'est pas aussi simple, expliqua Zambo-Zanga au téléphone. D'abord on n'est pas majeur à dix-huit ans dans tous les pays; souvent il faut attendre son vingt et unième anniversaire. De plus la libre disposition de soi n'est pas un attribut automatique de la majorité partout. Dans les pays de dictature, les adultes ne voyagent pas librement,

L'idée avait pourtant du bon, admit-il à la longue; que Guillaume atteigne ses dix-huit ans en Afrique, et se fait fort, lui, de le faire sortir du pays, s'il le souhaite encore, c'était vraiment l'enfance de l'art. Et c'est vrai qu'une fois en France, il serait libre de choisir, étant majeur. Personne ne pourrait le renvoyer là-bas contre son gré. Finalement, c'était sans doute la meilleure solution : le laisser partir et le faire revenir dès ses dix-huit ans.

– Maintenant, conclut Zambo-Zanga, madame, si vous tenez absolument à jeter toutes vos forces, et les nôtres bien sûr, dans cette noble bataille, libre à vous. Je dois quand même vous dire que vous ne gagnerez pas : tous les atouts du droit sont entre leurs mains, y compris les ressources du truquage. Vous m'avez parlé de la requête [PAGE 146] savante de la grand-mère analphabète ? Ne vous inquiétez pas : demain, au besoin, ils brandiront celle de son arrière-arrière-grand-père décédé il y a cent cinquante ans. Qu'est-ce que vous croyez ? Ils sont comme ça.

Laisser partir Guillaume... Oui, c'était sans doute la meilleure solution pour le moment. Philippe, Virginie et Anne-Laure en convenaient, tristement il est vrai. Il faut souvent accepter de perdre une bataille afin d'être à même de gagner la guerre.

Les préparatifs du voyage de Guillaume étaient achevés quand parut l'homme de la négociation, l'envoyé de l'ambassade africaine. Il était flanqué d'un autre personnage dont on omit de préciser la qualité. Il fallut tout de suite leur servir des alcools, à leur demande, bien que le déjeuner, auquel ils étaient conviés, fût encore éloigné de deux bonnes heures. Leur sans-gêne ne reculait devant aucune exigence. Leurs propos de table eurent pour unique et obsessionnel sujet le grand homme qu'était leur maître, le génie de sa politique, le brio de sa gestion économique, la sagesse typiquement africaine de sa diplomatie, les bienfaits de son régime, le culte justifié que lui vouaient les foules.

Cependant, à force de boire avant, pendant et après le repas, selon le style des élites africaines des dictatures, les invités avaient commencé à bafouiller quand arrivèrent avec des mines d'admirateurs les amis de Philippe, venus en force cette fois, sans avoir été sollicités avec plus d'insistance que lors du passage de Charles Zambo-Zanga et de son épouse. Alain Vidalou et sa femme ne dédaignèrent pas de sacrifier tout leur après-midi pour une conversation grotesque avec les deux Africains de Paris. Qu'ont-ils donc qui manquait à Charles Zambo Zanga ? se demandait Marie-Pierre, décidément inaccessible, comme toutes les âmes nobles, à la séduction que dégage la détention d'une parcelle de pouvoir, fût-ce par un rhinocéros ou un pensionnaire des Petites Maisons.

Les deux diplomates offrirent l'illustration rêvée des vices dont on accuse traditionnellement les dirigeants des Républiques africaines et dans lesquels, à la vérité, on les entretient, pour mieux leur en faire honte. Ils se goinfrèrent au dîner où ils s'étaient imposés de la façon la plus grossière. Quand, vers minuit, il fallut les mettre à la porte, ils tenaient à peine debout et Marie-Pierre avait [PAGE 147] craint un moment qu'ils ne réclament un lit, et pourquoi pas une femme pour chacun ? A aucun moment, on ne les entendit prononcer les mots de négociation et de compromis.

– C'est Dupont et Dupond au naturel ! s'écria Virginie en éclatant de rire, quand les voix des deux individus se furent confondues avec les rumeurs de la rue.

Quelques jours plus tard, au commissaire de police qui téléphonait pour s'enquérir du jeune Africain, Marie-Pierre répondit que l'enfant était prêt. Il fut convenu que deux inspecteurs viendraient le prendre en charge le lendemain.

Autour de Guillaume étaient réunis Marie-Pierre, tous les Letellier, Alain Vidalou et sa femme ainsi que des représentants de la Paroisse et de l'Amicale de la Préfecture. Les adieux furent poignants, mais sobres et dignes. Marie-Pierre ne se laissa briser par la crise de sanglots qu'au dernier moment. Virginie embrassa longuement Guillaume sur la bouche avant de s'en prendre aux deux inspecteurs qu'elle interpella ainsi :

– Vous n'avez tout de même pas l'intention de lui mettre les menottes, ce n'est pas un criminel.

– Qu'est-ce que vous racontez, mademoiselle ? Vous n'êtes pas raisonnable, lui répondirent en chœur Dupont et Dupond nouvelle version.

– Ne t'en fais pas, Guillaume, ce n'est qu'un au revoir, cria Virginie, Adieu Guillaume, tu es le plus beau.

VI

Tout semblait mystérieux à Guillaume depuis son retour. On le fêtait comme un héros, mais il cherchait en vain quels exploits il avait accomplis; la plupart des souvenirs qu'il gardait de son séjour à Lyon étaient amers, humiliants.

Niagara était plus misérable, plus insouciant, plus confiant que jamais. Pourtant, le faubourg, installé à nouveau dans la dissidence, était peut-être guetté par un bain de sang : il eût suffi que la police s'avise de faire obstacle à l'une des rencontres de football qui s'y disputaient chaque semaine en marge de toute légalité. Comble d'audace, on faisait payer les spectateurs : c'était un [PAGE 148] défi au dictateur, peu porté à plaisanter avec l'argent de ses sujets, qu'il voulait être le seul autorisé à extorquer. Le service d'ordre des rencontres était sous la coupe de criminels récidivistes et de voyous que la police recherchait en vain.

On savait bien dans quel embarras cette situation mettait les autorités. Elles avaient d'abord fermé les yeux dans l'espoir que le faubourg se lasserait lui-même de son insubordination. Mais le mal durait; il menaçait de contaminer les autres villes satellites africaines, moins populeuses et agressives il est vrai, ou d'autres villes de la République.

Quant à Raoul, quel chagrin, quel crève-cœur leurs retrouvailles n'avaient-elles pas infligé à Guillaume. Il avait été prévenu par Michèle Mabaya-Caillebaut venue l'accueillir à l'aéroport, mais avec quelle pudeur, et combien allusivement. En vérité Raoul avait sombré dans la boisson. Tout breuvage lui était bon, pourvu qu'il lui apportât un instant d'extase.

L'avocate ignorait le plus lamentable, ou bien se gardait d'en parler : Raoul faisait aussi partie d'une bande sommairement armée qui, le jour, agressait les riches commerces blancs des confins de la ville européenne, et, la nuit, rançonnait les cafetiers-maquereaux des faubourgs. Il avait perdu tout intérêt pour le football.

– Ne surtout pas le brusquer ! avait conseillé l'avocate, mais user de patience et surtout d'affection : ce sont les seuls remèdes.

Au beau milieu de la journée, Guillaume surprenait son ami au lit, cuvant sa dernière ivresse. Réveillé non sans peine, il se débarbouillait interminablement dans une espèce de bac, mais sa pupille enflée demeurait ternie ou injectée de sang. Le mulâtre lui adressait un regard fixe, vitreux, lointain, fantomatique. Comment Raoul pouvait-il accepter cet esclavage ? Peu à peu son œil commença à s'animer dès que Guillaume paraissait en maillot sur un stade.

Ce miracle eut lieu pour la première fois dans la petite vallée, théâtre naguère des matches sauvages de leur enfance, transformée aujourd'hui grâce au zèle des fanatiques de la dissidence en un véritable petit stade doté d'un minimum d'équipements. C'est là que, un jour, Guillaume le surprit qui criait, comme autrefois : [PAGE 149]

– Allez, Zam, centre; dribblle maintenant ! Attention sur ta gauche; tire ! Ne te laisse pas impressionner, Zam, vas-y, que diable !...

Puis ce fut l'époque poignante de longues périodes d'abstinence que coupait une soûlographie effroyable. Il parut retrouver définitivement ses esprits, sinon son équilibre, quand les diverses équipes qui s'étaient constituées dans le faubourg depuis la sécession commencèrent à se disputer les services de Guillaume devenu en quelques semaines le footballeur le plus populaire sinon le plus brillant de Niagara.

Conséquence du retour à l'air natal ou des soins médicaux et de l'alimentation riche en laitages dont il avait bénéficié à Lyon ? Sa musculature s'était épaissie et durcie, comme trempée, sa vélocité et son endurance accrues. Sa stature élevée sans excès l'appropriait à tous les postes, mais de préférence à celui d'avant-centre où, étant en vue, il s'était imposé à l'admiration des foules. Depuis son retour, on l'appelait le Parisien.

Pour offrir à son public deux matches chaque semaine, l'un le samedi après-midi et, dimanche, le plus beau, le faubourg avait réparti ses joueurs en quatre équipes A, B, C, D, selon leur qualité, aucun compte n'étant tenu de leur âge. Chaque semaine, on combinait les joueurs de ces quatre formations selon un dosage aussi subtil qu'ésotérique, de façon à dégager deux équipes premières équilibrées quant à leur valeur, qu'on chargeait de s'affronter dans le grand match du dimanche, les deux autres équipes jouant le samedi. Dans les parties d'entraînement, les joueurs pouvaient s'associer à leur guise, selon leurs affinités personnelles.

Il avait suffi d'un mois à Guillaume pour sortir de la cohue anonyme des postulants, mériter son admission à l'essai dans l'équipe D, et gravir tous les échelons jusqu'aux sommets de l'équipe A.

Niagara s'était mis hors la loi cette fois en refusant d'obéir à un décret extravagant du dictateur portant dissolution des équipes de quartier, fondées sur la solidarité tribale à l'image des quartiers eux-mêmes; la loi exigeait donc de recruter désormais les formations sur l'ensemble du territoire des communes urbaines.

Les autorités avaient imprudemment laissé la situation ainsi créée se transformer en épreuve de force, chaque [PAGE 150] camp attendant que l'autre vienne à résipiscence. Ce fut ensuite une longue période d'incertitude. Pourtant quelques mois après le retour de Guillaume, il apparut clairement que Niagara allait l'emporter. On avait pu se passer de son équipe et de ses joueurs tant que les compétitions s'étaient bornées au cadre national. Ce fut une bien autre chanson avec les rencontres internationales où une réputation de quasi invincibilité de la République était en jeu.

Dans la coupe d'Afrique, dont la République détenait le trophée, la sélection nationale, privée de Niagara, avait pu faire illusion jusqu'aux quart de finales. Elle n'avait dû son salut qu'à des prolongations interminables d'où elle était d'ailleurs sortie exsangue. Compte tenu de la qualité de son adversaire aux demi-finales, la défaite était assurée, à moins que la paix n'eût était signée d'ici là avec le terrible faubourg. Les joueurs de la sélection nationale en étaient les premiers persuadés. Signe des temps, ils ne se gênaient point pour le dire. Ils allèrent jusqu'à prendre l'initiative de conversations secrètes avec Niagara, auxquelles Guillaume fut tout naturellement mêlé, d'ailleurs conseillé et assisté par son ami Raoul.

C'est alors que l'ivresse de la gloire commença à les troubler. Guillaume, avec ses airs de champion de boxe poids mi-lourds, et Raoul, avec ses costumes mités de demi-sel recyclé dans les affaires honnêtes, posaient ostensiblement aux durs, roulaient des épaules, excepté en présence de Michèle Mabaya-Caillebaut ou d'Agathe, malheureusement absorbée par de récentes maternités. Dans la ville européenne où ils aimaient à parader, Blancs et Noirs, manœuvres et bourgeois s'écartaient prudemment sur leur chemin, leur cédant le haut du pavé. C'était enfin la grande vie, en somme.

Dans les négociations secrètes du faubourg avec les porte-parole de la sélection nationale, que Guillaume, qui avait appris beaucoup de français, traitait sans raison de minables larbins du derviche, les deux amis faisaient figure de meneurs. Et au lendemain de chaque dîner chez Michèle Mabaya-Caillebaut, ils se surprenaient à invectiver leurs interlocuteurs avec une intransigeance accrue. Guillaume leur fit un jour cette déclaration :

– De toutes façons, mes petits, c'est bien simple, en ce qui me concerne, il n'est pas question que je joue, ni [PAGE 151] à la demi-finale de la coupe, ni à aucune autre occasion, c'est d'ailleurs la recommandation que je ferai à mes frères et je peux dire d'avance qu'ils s'y conformeront, excepté si d'ici là mon père le procureur Dzewatama, vous connaissez ? est enfin libéré de prison.

– Et les autres prisonniers politiques alors ? s'écria Raoul.

– Et tous les autres prisonniers politiques ! ajouta Guillaume. Dites bien cela à votre patron : c'est à prendre ou à laisser, vous avez bien compris ? Dites-le lui. Et inutile de revenir. Bye bye.

Et voici le tournant de cette chronique jusqu'ici bien modeste, très banale. Voici l'instant où elle bascule dans l'inimaginable, le fabuleux.

Contrairement aux précédentes tractations dont le secret avait été gardé vaille que vaille, la folle exigence de Guillaume et de Raoul fut aussitôt divulguée dans Niagara. Elle aurait dû répandre le désespoir et la consternation : chacun était bien convaincu qu'il n'y avait pas une instance du pouvoir qui ne la jugeât scandaleusement irrecevable à l'instant même où elle en prendrait connaissance. Jamais, en vingt ans d'une implacable tyrannie, le régime du dictateur ne s'était montré enclin à faire même un semblant de fleur à ses adversaires. Or elle rencontra l'approbation et suscita l'allégresse dans toute la ville satellite. C'était à se demander si Niagara souhaitait au fond de lui-même un accommodement avec le pouvoir, s'il n'était pas plutôt repris par le vertige du suicide.

– Que peut-il se passer maintenant ? demanda l'ambassadeur de France le lendemain, au cours de la séance hebdomadaire qui réunissait les hauts dirigeants de la mission d'assistance technique et l'autocrate entouré de son cabinet restreint. Parlez, monsieur Hergé Xourbes, je vous en prie.

– Monsieur l'Ambassadeur, répondit Hergé Xourbes, j'ose vous le dire franchement, tous les rapports de nos informateurs concordent : tout est possible.

– Même des désordres publics ? insista l'ambassadeur de France.

– On ne peut rien exclure, monsieur l'Ambassadeur, fit Xourbes, toujours fuyant.

– Même des désordres publics donc, dit l'ambassadeur [PAGE 152] peu rassuré; le pensez-vous aussi, monsieur Tientcheu ?

– Avec les jeunes de là-bas, répondit Alexandre, l'émeute est tout à fait probable, peut-être même recherchée; mais nous pouvons faire face à toute éventualité. Nous avons les effectifs nécessaires, la gendarmerie est en alerte.

– Oui, bien sûr, fit l'ambassadeur avec une grimace, mais est-ce bien la solution de la sagesse, monsieur le Président de la République ?

Tous les yeux se tournèrent vers une espèce de bouddha submergé de boubous éclatants qui ne laissaient voir qu'un masque mafflu et des mains boudinées. Avant de répondre, l'autocrate s'octroya un long moment de préparation pendant lequel les assistants, familiarisés avec ses manières, montrèrent une patience à toute épreuve. On l'entendit enfin chuchoter ces mots qui prirent de court tous les participants, excepté l'ambassadeur :

– Nous pourrions peut-être envisager l'autre solution. On amadoue parfois le fauve en lui donnant ce qu'il désire. Donnons-leur satisfaction, après tout.

– Mais, Excellence, s'écria Hergé Xourbes consterné, ce serait la première fois depuis vingt ans. On y verra un signe de faiblesse. Et votre image de marque ?

– Avons-nous vraiment le choix ? dit l'ambassadeur de France sur le ton d'un début d'impatience.

– Je pense que nous avons les effectifs, fit Alexandre en revenant à l'assaut du trop mol ambassadeur.

– Et combien de morts programmés, monsieur le commissaire divisionnaire ? fit sèchement l'ambassadeur. Monsieur Xourbes, répondriez-vous à coup sûr de la presse parisienne en ce moment précis, avec les campagnes de Marie-Pierre Dzewatama, et après celles de Charles Zambo-Zanga ? Le feriez-vous, monsieur ?

– Hélas non, monsieur l'Ambassadeur, répondit Hergé Xourbes.

– Je vous remercie, monsieur, fit l'ambassadeur.

– Beaucoup de gens sont désormais brûlés et ne pourront plus agir, protesta timidement Alexandre.

– Vous voulez dire qu'ils ne pourront plus agir sans s'exposer dangereusement, n'est-ce pas, monsieur le Commissaire divisionnaire ? Monsieur le Président de la République, ne peut-on envisager d'obtenir pour notre ami [PAGE 153] des responsabilités qui sauvegardent son honneur tout en récompensant son talent et son dévouement qui furent immenses ?

– Mais comment tenir en bride ces gaillards-là une fois dans la nature, se plaignit à son tour Hergé Xourbes, maintenant que nos réseaux se sont effilochés, faute d'entretien c'est-à-dire surtout faute d'argent.

– Restaurez vos réseaux, monsieur, lui répondit l'ambassadeur de France, ou bien reconstituez-en d'autres. Je vous fais confiance, vous êtes orfèvre. Ayez l'obligeance de me soumettre vos demandes d'argent au plus tôt.

EPILOGUE

Vers dix heures quarante minutes, quelque vingt minutes seulement avant que ne paraisse le professeur Delpuech, Marie-Pierre, ayant avalé son deuxième café, s'étonna tout à coup, selon son habitude, de se trouver là, au buffet de Lyon-Perrache.

– Qu'est-ce que je fous là, mon Dieu ! se dit-elle. Voyons, j'ai trente-huit ans passés, et j'attends un homme qui a largement dépassé la cinquantaine. Rien de très grave jusque-là. Seulement, si je suis, quant à moi, une pauvre fille complètement paumée, le monsieur, lui, est un personnage considérable : chef du département d'histoire, titulaire de la chair du tiers-monde et de la colonisation, etc. Mais surtout le personnage ne paraît pas être un enfant de chœur. Et moi je vais peut-être bientôt tout lui devoir. Comment appelle-t-on déjà ce rapport de forces en bon français ? Pros-ti-tu-tion. Une petite pute, ma fille, voilà ce que tu es. Surtout, je te le répète, si l'on songe que ce praticien racé n'est pas un enfant de chœur...

C'était surtout un ami d'Alain Vidalou à qui Delpuech avait confié un jour qu'il cherchait un collaborateur dégourdi pour un poste d'assistant vacant dans son département, avec des chances sérieuses de titularisation comme maître-assistant au bout de trois ou quatre ans, à condition d'entamer tout de suite un travail de recherche.

– J'ai peut-être quelqu'un pour toi, lui avait aussitôt [PAGE 154] répondu Vidalou, c'est une jeune femme que je connais fort bien. Et pour être dégourdie, elle est dégourdie, je t'en réponds. Elle revient d'Afrique noire où elle a enseigné pendant trois ans. Elle a une merveilleuse expérience des problèmes et des populations de ces pays-là. Seul inconvénient : elle n'est pas agrégée.

Delpuech avait assuré que, en l'espèce, c'était sans importance, compte tenu des nouvelles pratiques de recrutement.

A Marie-Pierre, Vidalou avait présenté une telle nomination comme la chance de sa vie. Dès leur deuxième rencontre, Delpuech confia à la jeune femme qu'il ne collaborait jamais avec une personne du beau sexe sans la connaître intimement aussi. Selon lui, l'effort de recherche concerté en était prodigieusement facilité.

– C'est vrai, exposa-t-il, on est quand même plus à l'aise les uns avec les autres à cette condition-là. On est au-delà des fausses pudeurs, de certaines petitesses. Quelle phénoménale liberté, quel épanouissement, quel jaillissement.

– Voulez-vous dire, lui demanda Marie-Pierre, que vous désirez coucher avec moi ?

– Oh, coucher, quel vilain mot ! J'espère que vous n'êtes pas bégueule ?

Sans plus se formaliser du silence de la jeune femme, il lui avait donné un rendez-vous équivoque ce 23 décembre au buffet de Lyon-Perrache, alors que toute l'Université était en congé.

Delpuech était toujours tout miel à la surface, rieur, empressé, cajoleur, un homme comme presque toutes les femmes rêvent d'en rencontrer un; c'est le type de mâle dont elles disent qu'il a du charme. Il était séparé de son épouse depuis sa nomination au grade de maître de conférence, obtenue à trente et un ans. Sa perversité naturelle et les facilités féminines liées à sa profession l'avaient alors trop souvent livré aux tentations de l'engrenage donjuanesque pour qu'il n'en fît pas à la longue un art de vivre qui, avec les années, devenait manie. L'âge de ses partenaires lui importait de moins en moins, et il arrivait presque toujours à ses fins. Le pouvoir du grand universitaire n'est pas un vain mot, ni son charisme une plaisanterie. Or il est peu de spécimens de l'homo sapiens que le pouvoir n'attire, séduise et déprave. [PAGE 155]

Pourtant, Delpuech jouait de préférence à faire perdre la tête à des gamines niaises, bécassines auxquelles il devait apprendre à se laver pour les caresser sans que la pestilence exhalée par la crasse des organes intimes, assez habituelle chez ces pimpantes personnes, lui soulève le cœur.

– Oh non ! chuchota tout à coup Marie-Pierre qui devinait dans quel précipice elle allait se jeter pour un peu d'avancement, non ! pas ça.

Avant de retourner à Villeurbanne, elle téléphona d'une cabine publique à Alain Vidalou.

– Je t'appelle d'une cabine, lui dit-elle, puis-je parler à Christine ? Elle est partie.... tu la rejoins demain ? Tu es seul, quoi. Alors ça va, toi ? oui ? Tu te souviens que tu devais m'expliquer un mystère sitôt que je serais sans Guillaume ? Quel mystère ! Celui d'Amnesty International, voyons ! Comment tu as fait pour forcer ces gens-là à me donner la parole. Ah, ça te revient quand même ? Je ne sais si tu t'en es aperçue, mais ça fait un bail que je suis sans Guillaume. Oui. Hein ?... Ma foi, pourquoi pas ? Humiliant ? Oui, un peu quand même.

Quand il vint la prendre chez son frère, il expliqua qu'il l'emmenait au cinéma; ce fut en réalité dans un hôtel du centre de Lyon, assez familier à l'un et à l'autre pour la même raison.

– Il n'y a pas de mystère, lui expliqua-t-il, pas plus qu'il n'y a eu de miracle. Seulement il n'y a pas de sociétés sans franc-maçonnerie. Je viens d'en découvrir des trucs sur l'Afrique, grâce à toi. Intelligents comme nous sommes, nous autres Français, nous avons pensé que nous pouvions faire l'économie d'une décolonisation avec les Noirs. Tiens, il va sûrement y avoir un scandale au sujet de Bokassa si le dixième seulement de ce qui se chuchote est vrai. Nous en reparlerons certainement. Je dois te paraître bien naïf, après toutes les leçons dont je t'ai assommée sur la démocratie, la liberté, etc. Bref, j'ai tenu bon, ma chère, voilà tout. J'ai tenu bon toute la nuit contre les pressions de gens qui, apparemment, me connaissaient fort bien, que je n'ai jamais vus pour ma part, qui ne sont pas les dirigeants officiels du mouvement. A trois heures du matin, on m'a prévenu que mes fredaines allaient être étalées au grand jour, de telle sorte que mon épouse en prendrait nécessairement connaissance. [PAGE 156] A cinq heures, j'ai appris que je serais nommé maître de conférence cette année, sans doute à la rentrée universitaire. Les deux armes du pouvoir ont toujours été les mêmes : la carotte, le bâton. Voilà, j'ai tenu bon toute la nuit contre la corruption et l'intimidation.

– Et quand on a résisté victorieusement à ces deux armes, comment se sent-on ? lui demanda Marie-Pierre.

– Bof, fit Vidalou en s'esclaffant, imité par Marie-Pierre.

– On se marre ? C'est ça ? articula la jeune femme avec peine.

– Même pas, dit Vidalou. A toi maintenant ! Ça te donne quelle sensation, de faire l'amour hors mariage « ? Tu ne vas pas me dire que c'était la première fois ?

– Si, si. Je n'ai pas changé, tu me connais, je suis toujours fidèle, quand il y a lieu.

– Alors ça a dû te faire quelque chose, dis-moi.

– Ne sois pas indiscret, petit pervers. Est-ce que je te demande, moi, comment tu concilies la messe et la chair ? D'ailleurs je n'ai pas de mari, je n'aurai plus de mari. Cela devait être écrit dans le grand livre là-haut, comme dirait Jacques le Fataliste. Il devait être écrit que l'honorable statut d'épouse me serait toujours refusé.

– Allons, pas de désespoir, surtout maintenant que ton homme a été pris en main par plusieurs groupes d'Allemagne Fédérale. le croyais t'avoir révélé le secret de la victoire, c'était bien la peine de me le demander avec une telle insistance.

– Tenir bon ? dit Marie-Pierre dans un soupir.

– Voilà ! dit Vidalou.

Elle revint: à Villeurbanne vers deux heures du matin et trouva le pli d'un télégramme posé sur son lit. Michèle Mabaya-Caillebaut lui annonçait qu'elle lui téléphonerait le lendemain 24 décembre vers vingt-deux heures. A dix heures du soir en effet, le téléphone sonna.

– Marie-Pierre ? demanda l'avocate, votre mari a été libéré cet après-midi même. Je viens de lui parler longuement, au milieu de sa famille.

– Comment est-il ? demanda Marie-Pierre haletante.

– Bien, m'a-t-il semblé. Revenez vite, on a besoin de vous. [PAGE 157]

– C'est terrible, déclara la jeune femme en revenant réveillonner au milieu des siens, son vieux père à gauche, Jean-Paul sur ses genoux, et devant elle sa nièce, élève de Spé M, qui l'observait attentivement, c'est terrible, il faut toujours qu'il m'arrive quelque chose à Noël.

Il ne fallut qu'une dizaine de jours à Marie-Pierre pour réaliser un bien de famille qu'elle possédait en commun avec ses frères, se procurer un monceau d'instruments aratoires à emporter, faire ses adieux à sa famille dispersée ainsi qu'à ses amis. Cette fois, elle ne prit pas la peine de se mettre en règle avec l'Education nationale.

– J'espère bien n'avoir plus jamais à revenir en catastrophe vous encombrer de ma personne, plus exactement de mes nombreuses personnes et de mes problèmes. Chère famille, merci encore. Heureux ceux dont la famille est étendue et affectueuse.

– Avec l'Afrique, tu vas être servie, ma tante, lui dit Virginie. Ça y est ! je te parle comme à une jeune mariée, comme si tu ne savais pas déjà à quoi t'en tenir. Je te rendrai bientôt visite là-bas, promis. Tu as bien raison, rien ne vaut la famille.

Elle débarqua à l'heure précise où Guillaume jouait pour la première fois dans la sélection nationale. Elle ne le reconnut pas parmi la trentaine de gaillards en maillot et culotte courte, arbitres compris, qui se démenaient comme des fous sur la pelouse.

– C'est celui-là, lui expliquait Michèle Mabaya-Caillebaut qui l'avait conduite directement de l'aéroport au stade, regardez bien, oui, celui qui court vers nous...

Guillaume filait de long de la touche, balle au pied.

– Guillaume, cria Marie-Pierre en agitant la main, tandis que l'avocate riait, la tête renversée.

Guillaume avait passé comme l'éclair, sourd aux clameurs déferlant sur le stade, insensible à la voix de sa belle-mère. Un peu avant la ligne de but, sans cesser de courir, il frappa tout à coup le ballon du pied droit avec une violence qui horrifia Marie-Pierre. La balle passa au-dessus d'une poutre transversale, la foule exhala un formidable ah ! de désappointement : la énième attaque de la sélection nationale venait d'échouer. Marie-Pierre n'en avait cure, ne connaissant pas le premier rudiment de ce sport étrange et d'ailleurs peu plaisant. [PAGE 158]

Debout près de la touche, elle se penchait à gauche, elle se penchait à droite, elle se redressait, elle trépignait, elle battait des mains, comme le tout-venant des supporters populaires. Et chaque fois que Guillaume, déboulant le long de la touche, balle au pied, ainsi que l'exigeait son rôle, passait devant elle comme l'éclair, elle lui lançait en vain :

– Guillaume ! Guillaume !...

FIN

Mongo BETI