© Peuples Noirs Peuples Africains no. 38 (1984) 18-26



BANTOUSTANS A GOGOS :
(chronique des indépendances mort-nées)

SAFARIS HIER, RALLYES AUJOURD'HUI

Laurent GOBLOT

Je n'arrive pas à manger
autant que je voudrais dégueuler.
Max Libermann, peintre allemand (1934)

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LE RALLYE PARIS-DAKAR PREOCCUPE PAR L'OPINION PUBLIQUE

La sixième manifestation du Rallye Paris-Dakar s'est ouverte, cette année, par une protestation africaine, plus vigoureuse que de coutume. Le quotidien ivoirien Fraternité-Matin, sous le titre « Le Grand Cirque », s'en est pris au « dernier refuge pour les nostalgiques de l'épopée de Lawrence d'Arabie ou de l'Afrika Korps ». Le journal conclut : « Ce feuilleton doit respecter le jardin africain. » Nous verrons plus loin comment ce dernier est ravagé.

LE MONDE

Dans Le Monde, Gilles Martineau, sous le titre « Douze mille kilomètres et beaucoup d'argent », a pris parti, pour [PAGE 19] la première fois dans ce journal, dès l'ouverture de la course (3 janvier 1984), contre ce « gaspillage immense » – d'argent surtout, mais aussi d'accidents (après un vol plané de quarante mètres et traumatisme crânien, ce qui indique des vitesses bien supérieures à celles admises en Europe) et de vies humaines (cinq tués : Ursula Zentsch, Bert Oosterhuis, Jean-Noël Pineau, Jacques Delfortrie, et « un jeune Malien » ... ). Cette année aussi, d'autres Africains seront grièvement blessés ou tués, sans que cet anonymat africain soit jamais transgressé.

L'examen d'autres journaux me dissuade d'en demander trop; dans Le Monde, les morts africains sont mentionnés avec exactitude, ainsi que la vitesse d'une auto qui traverse une foule africaine, « lancée à 160 kilomètres à l'heure »; la région où ont lieu les accidents est mentionnée, au sud de Ouagadougou. Et surtout, ce journal a publié la lettre de l'un de ses lecteurs, grenoblois, hostile à cette entreprise (la municipalité de Grenoble « sponsorise » le rallye pour la première fois, cette année); il a mentionné sans indulgence des opinions de rallyemen : « Faux débats : l'Afrique n'a pas les mêmes besoins que l'Europe. » Vieil argument colonial. Pour la première fois, Le Monde a tenu à ouvrir ainsi la course. Félicitations !

Ici et là, dans la presse, on sent que les organisateurs de la « sarabande » (le terme est de Gilles Martineau) sont préoccupés par l'opinion publique. Leurs efforts patauds pour corriger ces « faux débats » en témoignent : « Cette année, raconte Gilles Martineau, six tonnes de nourriture seront distribuées. Prenons-en acte. »

On peut aussi faire le partage entre les journaux qui ont cité Fraternité-Matin, et ceuxqui sont restés sourds...

LE NOUVEL OBSERVATEUR

Les inquiétudes des dirigeants du Rallye Paris-Dakar ont amené des efforts pour convertir de nouveaux milieux au soutien de cette manifestation, en particulier dans la presse écrite et parlée, et sur le plan des municipalités. Des résultats sont obtenus : lors d'une précédente course, Delfeil de Ton, dans Le Nouvel Observateur, [PAGE 20] avait combattu ce rallye hivernal, disant ce qu'il fallait dire. En 1984, le concurrent Cyril Neveu a obtenu d'être « le premier sportif sponsorisé par Le Nouvel Observateur. L'hebdomadaire redoute, pour les rallyemen, « la traversée de la Haute-Volta, rendue périlleuse par l'absence de routes sûres, et la présence d'un couvre-feu », dans un article rédigé, lui aussi, au début de la course, et avant les accidents.

« Périlleuse » pour les villageois ? Rien ne le laisse entendre, pour ce journal socialiste, qui devrait, pour cette fois, prendre modèle sur Le Monde du 3 janvier 1984. Il y a deux ans, Le Canard enchaîné avait déjà précédé le quotidien de la rue des Italiens dans cette réprobation; mais, pour l'heure, il est trop occupé par les « avions renifleurs ». C'est dommage pour les deux tués africains de cette année.

A lire la presse quotidienne, on sent les organisateurs anxieux d'exploiter chaque occasion favorable fournie par une autorité africaine. Par exemple, je lis sous le titre « Généreuse réception en Guinée » : « Le commandant Sidi Mahmoud Keita, gouverneur de la région de Kissidougou, superbe dans sa tenue en toile coloniale blanche, s'est fait expliquer dans le moindre détail le fonctionnement de la course. »

DRAMATIQUE ACCIDENT EN BROUSSE

et en caractère trois fois plus gros :

MAIS LE FESTIVAL AURIOL-RAHIER CONTINUE!

Voilà un titre désinvolte. Le texte ne l'est pas moins, dans un journal de province; on nous prépare d'abord par les circonstances atténuantes :

« Il faisait 38 degrés à 16 h. Une piste le plus souvent rectiligne, où les rapides dépassaient facilement les 160 kilomètres-heure. Mais dans ces contrées d'habitude si calmes, si paisibles, le passage du rallye avait attiré la grande foule, composée en majorité de gosses, tous ravis de l'aubaine. Hélas, ce qui aurait dû être une fête, rien qu'une fête, s'est terminé tragiquement. Dans une longue ligne droite, à dix kilomètres de Kouroum-Kouroum, en [PAGE 21] Haute-Volta, la Range-Rover de Guy Dupart et Patrick Destaillats, en doublant des motards dans la poussière, a fait un écart. La voiture, lancée à toute vitesse, a alors effectué une très longue série de tonneaux, fauchant sur son passage un groupe d'adultes et d'enfants. Une femme a été tuée et un enfant blessé. »

« INUTILES PEPINS »

Dans une conférence de presse improvisée après l'accident, voilà comment les concurrents s'expriment :

« Bien que l'étape se soit révélée relativement difficile, comme le précisait Hubert Auriol : Il n'y avait, certes, que peu de difficultés, mais la piste était hyper-dangereuse, et très, très rapide. Il y avait partout des poules, des canards, des vaches, et une foule de gamins. C'est pourquoi nous avons piloté vite, mais prudemment. A la table à côté, René Metge confirmait : J'ai levé le pied en permanence, pour ne pas risquer d'inutiles pépins. De son côté, André Dressat ajouta : Il y avait quelques pierres, il y avait une telle poussière, qu'il était difficile d'aller à fond, et d'autant plus que nous roulions dans l'habitacle surchauffé. »

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Que se passera-t-il l'an prochain ? Mêmes causes, mêmes effets : chaleur, poussière, foules d'enfants curieux réuniront-ils les conditions de nouveaux accidents qui, survenant dans la patrie des pilotes, auraient déclenché enquêtes et débats sur la manifestation, et incarcération des pilotes ? Un tué voltaïque pour Le Nouvel Observateur, deux tués voltaïques pour Le Monde...

SPONSORS L'AN PROCHAIN ?

Trop rapidement, j'ai félicité Le Monde. A l'inverse de ce que l'on aurait pu croire, après les accidents mortels [PAGE 22] de Haute-Volta, Gilles Martineau a écrit un autre article (21 janvier), moins critique qu'au début de l'année. Il me paraît intéressant de rechercher les causes de cette évolution, afin de tenter de l'interrompre. Le texte a pourtant débuté dans l'orientation précédente, pour se laisser entraîner ensuite dans une sorte de fascination :

« Un corps désarticulé, qui vole dans un nuage de poussière; une voiture folle qui part hors de la piste. Une jeune Africaine de Haute-Volta reste inerte sur le sol. Son enfant est grièvement blessé. Paris-Alger-Dakar est passé. La mort en direct ou presque. Images insoutenables et révoltantes. Cet accident ne serait-il qu'un banal fait divers, à mettre au compte de la fatalité ? Trop facile. Libre, après tout, aux concurrents de prendre des risques sur les pistes africaines; mais qu'au moins leurs jeux ne conduisent pas à de tels accidents ! La mort d'un petit Malien en 1982 n'aurait-elle donc servi à rien ? »

Dans ce « Libre, après tout... », nous reconnaissons ce stigmate déjà souligné par François de Négroni dans son livre sur la coopération : l'impunité (Peuples noirs-Peuples africains, no 22, juillet-août 1981, p. 24 et s.), qui caractérise le Rallye Paris-Dakar; le « tout est permis » n'est pas reconnu comme tel par Gilles Martineau, comme caractère de l'entreprise coloniale depuis un demi-millénaire. Cette non-reconnaissance est une des causes de sa fascination.

Sous le titre « Fête, plaies et bosses sur le Dakar », M. Thierry Sabine nous assure que « ces moments-là, il les vit plus mal que n'importe qui ». Le Monde suivra-t-il l'exemple du Nouvel Observateur, et sera-t-il le sponsor d'un concurrent, l'an prochain ? Baliser cette évolution, est-ce la conjurer ? Son confrère socialiste peut-il revenir en arrière ? Comment deux grands journaux, après avoir marqué leurs réserves à cette entreprise barbare, se laissent-ils peu à peu séduire, aveuglément, jusqu'à écraser leur Malien ou leurs Voltaïques par personne interposée ? Inquiets des réactions hostiles, les organisateurs sont à la recherche de nouveaux milieux, Radio-France-Culture a fait de la propagande pour le Rallye Paris-Dakar, pour la première fois, en 1984.

Est-ce le fruit des interventions de M. Thierry Sabine ? Dans ce deuxième article, de « superbes loopings », la force morale, la technique et le courage des pilotes sont [PAGE 23] évoqués, en même temps que les motivations de certains concurrents : « On a l'impression d'être important », avouait une jeune Allemande; le Néerlandais Jan de Rooy a reconnu qu'entre Paris et Sète, à bord de son Daf, il avait fait une véritable course avec la Mercédès du Français Georges Groine : « Je l'ai même un peu poussé, pour voir... » Un autre déclare : « Sur le Dakar, au moins, je fais le vide, dans ma tête. »

Et Gilles Martineau se demande : « Quelle est cette étrange passion pour ce curieux rallye ? », mais non : « Quels liens englobent cette agressivité entre les concurrents et les accidents mortels ? »

A l'heure des classements, à la clôture, Gilles Martineau cède la place à Christiane Chombeau, qui signe un article encore plus indulgent :

« Tam-tams, chants, danses, discours, le Sénégal a bien accueilli ses hôtes motorisés, mais les Sénégalais n'étaient pas vraiment de la fête. Leur brève curiosité assouvie, ils sont repartis encore tout étonnés devant ces drôles d'hommes et de femmes à la poursuite d'un incompréhensible bonheur. Et pourtant, quand on demande à Abdou et Assam s'ils sont contre le rallye, ils répondent d'un même cœur : « Bien sûr que non ! Cela fait connaître le Sénégal ! »

L'ARNAQUE

Je souligne : jamais un nom n'est mis sur les tués africains du Paris-Dakar; par contre, lorsqu'une opinion africaine est citée, on lui donne aussitôt un prénom africain, pour faire plus vivant. Christiane Chombeau ajoute :

« Toutefois, ils n'ont que faire des vainqueurs. Ils espèrent simplement que des concurrents revendront leur machine sur place : cela leur permettra de récupérer des pièces détachées ou d'acheter à crédit un véhicule d'occasion. »

Ici, l'exploitation économique de l'Afrique est déguisée en une justification sénégalaise du rallye. Or, quelque temps avant, le marché africain de la voiture d'occasion [PAGE 24] avait inspiré des idées différentes à un autre rédacteur du Monde qui, lui, voyait mieux la réalité :

« Dans certains pays en voie de développement, la rareté, voire la pénurie pure et simple, d'automobiles et de pièces de rechange favorisent toutes sortes de trafics, écrit Michel Heurtaux, dans Le Monde du 13 février 1983. Cette clientèle, peu exigeante, est prête à payer au prix fort des engins qui se seraient vendus trois ou quatre fois moins cher en Europe. D'une 504 achetée 6 500 F à Paris avec 130 000 kilomètres au compteur, on peut tirer 23 000 F, vendue à Niamey (Niger)... Lorsqu'il ne « gratte » pas dans une agence d'architecte, Bernard, trente ans, s'offre ainsi une « virée dingue ». Il en est à son troisième voyage. Sa spécialité : les Peugeot 505, 504 et 404. Destinations : Niger, Bénin, Togo. Six à sept mille kilomètres de routes et de pistes, le Sahara et en bout de course, la foire aux affaires et aux arnaques, sous un soleil de plomb. La combine est simple comme bonjour, explique Bernard. Il s'agit d'acheter en France une « caisse », la moins chère possible, qu'on refilera là-bas au plus offrant. Généralement, on se fournit par petites annonces, ou encore chez un casseur. On trouve des « occases » à 4 000 ou 5 000 F... Elle est souvent pourrie sous le capot, mais de l'extérieur, elle est belle. L'idéal, c'est de partir en camion, un gros Berliet ou un Mercédès. On le charge avec des fourgonnettes, par exemple, et par-dessus, on met deux ou trois voitures. La vente de celles-ci paiera le voyage, et ensuite, on vend le camion : cela peut aller jusqu'à 70 000 F. »

Nous voyons ainsi comment, de la plume de Christiane Chombeau à celle de Michel Heurtaux, un même processus économique est examiné avec indulgence ou honnêteté, dans un même journal. Là où le sport enrobe la chose, nous sommes mystifiés : Christiane Chombeau est l'envoyée spéciale sportive du Monde, Michel Heurtaux, au contraire, casse le « métier ». [PAGE 25]

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POUR LE COMPTE DE QUI AGIT M. THIERRY SABINE ?

Le Rallye Paris-Dakar permet de développer, chez les concurrents, une mentalité d'aventurier en Afrique. Il a été fondé pendant l'hiver 1978-1979, c'est-à-dire à une époque où giscardiens, gaullistes et Service d'Action Civique commençaient à sentir le vent du boulet qui allait leur enlever le pouvoir trois ans plus tard.

C'est une organisation qui est peut-être plus « politique » qu'il n'y paraît. Environ trois semaines après la clôture de la sixième édition de 1984, je lis pour la première fois dans la presse qu'une course transafricaine aérienne aura lieu cette année en mars, mais qui est patronnée par une personnalité bien connue. Ne faut-il pas des successeurs à Bob Denard ? Je lis :

« Paris, 14 février. – La course transafricaine aérienne, c'est un peu l'équivalent du Paris-Dakar, pour les fous d'aviation. La destination n'est pas ici Dakar, mais Libreville, au Gabon. Il s'agit d'une épreuve de vitesse pour monomoteurs et bimoteurs de 5 000 kilomètres à parcourir au maximum en quarante-huit heures, dans des conditions météo et de confort, qui ne sont pas plus douces que celles endurées par les concurrents du Paris-Dakar. Après deux escales obligatoires à Nouhadhibou, en Mauritanie, et à Cotonou, au Togo, c'est celui qui aura réalisé le meilleur temps qui gagnera un bel avion de tourisme de quatre places, offert par le président de la République gabonaise. La deuxième partie de l'épreuve consistera en un rallye aérien, ponctué de pièges qui mettront encore en concours les qualités techniques ou sportives des pilotes, et aussi parfois de débrouillardise, car avec un petit avion, il faut savoir tout faire. Trente-cinq à quarante équipages devraient être au départ le 15 mars, à Toussus-le-Noble. La course retour se fera par Lomé, Dakar, Saint-Louis, Marrakech. »

Le Président du Gabon veut son rallye : il l'a aussitôt ! Dans leur égoïsme, les Français devraient bien y songer : Omar Bongo a organisé un meurtre, impuni toujours... [PAGE 26] en Aquitaine. Le Rallye Paris-Dakar est meurtrier; et on n'a jamais laissé s'associer ainsi les meurtriers sans un retour de bâton, en particulier dans l'Empire colonial français; l'aviation a joué un grand rôle, en mai 1958, notamment.

Si ce rallye recueille de nouvelles approbations dans des secteurs qui lui étaient hostiles, c'est parce que son caractère d'agression envers l'Afrique[1] n'est pas perçu; on n'a pas suffisamment conscience que cette manifestation ne pourrait dérouler ses fastes dans des pays indépendants d'Europe. Seuls, ce que Jean Ziegler, le sociologue suisse, appelle des « protonations » – dont l'existence et les contours, pour certains, ont été décidés, il y a tout juste cent ans, en 1884, à la conférence de Berlin, par les nations coloniales européennes – peuvent recevoir ces aventuriers. Si l'histoire et la géographie étaient enseignées différemment aux Européens, ces mœurs ne trouveraient pas, en Europe, autant d'adeptes – la réforme de l'enseignement de l'histoire, mise en œuvre par l'actuel président de la République, ne semble pas se préoccuper de l'ethnocentrisme que cet enseignement propage.

Il y a huit ans, l'écrivain afro-américain James Baldwin s'est adressé en ces termes à un journaliste français :

« Vos esclaves sont invisibles pour vous. Mais est-ce un avantage, pour vous ? Vous n'êtes pas invisibles, pour eux ! Qu'ils existent loin, au-delà des mers : ils ne sont pas si éloignés ! Vous avez plus besoin d'eux, qu'eux de vous ! Les chefs d'Etat africains ne regardent que vers Paris ! »

S'il était écouté, ce rallye n'existerait plus.

Laurent GOBLOT


[1] L'un des concurrents Aldo Fusible, un coopérant, s'est laissé embarquer dans l'aventure, et ne renouvellera pas cette expérience : « C'était fou, ces bolides qui passaient, et je n'ai pas pu m'empêcher de vivre ce rallye comme un spectacle agressant. »