© Peuples Noirs Peuples Africains no. 37 (1984) 114-158



LA REVANCHE DE GUILLAUME
ISMAËL DZEWATAMA

(suite)

Mongo BETI

Restée seule après l'arrestation de son mari, un important magistrat africain, Marie-Pierre, une Lyonnaise, aurait pu regagner son pays. Elle n'en a rien fait. Au contraire, elle a tenu à mieux faire connaissance avec ce peuple, qu'elle avait côtoyé auparavant, sans jamais vraiment se mêler à lui.

Elle a tenté de vivre dans un authentique bidonville, sans grand succès, il est vrai. Bien que privée de Jean-François, et peut-être encouragée par cette circonstance même, paradoxalement, elle a eu l'audace de réaliser enfin un vieux rêve : visiter le village natal de son mari, dans l'arrière-pays, et même y séjourner.

Amers instants que cette rencontre avec une paysannerie livrée à tous les vautours depuis des temps immémoriaux, déboussolée, tourmentée de folles utopies. Marie-Pierre en sortira transformée à son insu, mettant le cap sur les tempêtes de la haute mer.

VII

Séverine ne quitta plus Marie-Pierre après la rentrée scolaire de février. Plus que les anecdotes, elle voulait connaître jusqu'au détail les sentiments que son voyage inspirait à la jeune femme, les émotions qui l'avaient marquée, les leçons qu'elle en tirait, les projets qui lui étaient venus. Elle pouffait à chaque phrase de Marie-Pierre, comme si elle avait reçu les confidences d'une gamine extravagante ou irresponsable.

– Vous autres toubabesses, déclarait-elle en guise de commentaire, vous retournez un peu trop vite vos sentiments. Il y a seulement quelques jours, tu ne voulais même pas entendre parler d'aller là-bas. Tu avais appris je ne sais quelles histoires sinistres sur les nègres; et, comme une petite fille bien sage, tu les voyais déjà se réaliser et toi tu étais la victime. Est-ce qu'ils n'allaient pas te forcer à adopter leurs mœurs ? Est-ce qu'ils allaient te manger toute crue ? Et aujourd'hui c'est le coup de foudre. Tu ne jures plus que par ta belle-mère et toutes les paysannes de ce bled-là. Tu es impatiente de vivre parmi elles; tu pars t'installer là-bas.

– Eh là, oh ! ne va pas si vite en besogne; pour l'instant je me bornerai à aller y passer mes congés et mes vacances scolaires, disait distraitement Marie-Pierre. Quant à m'y installer, plus tard... Et à condition que Jean-François ne s'y oppose pas.

– Pourquoi ? Les toubabesses ont besoin de la permission de leur mari pour s'installer auprès de leur belle-mère ?

– Pas la permission, Séverine, l'accord. Nuance.

– Quand même, là, je ne te comprends pas, insistait l'Africaine; c'est pour si peu de chose que tu fais des pieds et des mains pour rencontrer ton mari ? Juste pour lui parler de ça ou bien pour autre chose ? Voyons, tu sais bien qu'on ne rencontre jamais un détenu politique de cette importance. Si c'est pour lui transmettre un message secret, cherche une autre solution. Mais sois prudente. Ma chère, tu passes sans cesse d'une folie à l'autre. Si j'étais ta grande sœur ou ta maman, je te tirerais les oreilles.

Le carillon de son rire agrémentait ses tirades et en atténuait les redites proches du radotage. Marie-Pierre n'était nullement sensible aux défauts de Séverine; en vérité, c'était pour elle un mythe, dont tout le charme réside dans la signification qu'il est convenu de lui prêter plus que dans sa substance propre, que l'on s'avise rarement d'examiner. C'est pourquoi leur conversation se réduisait le plus souvent au babillement monologué de l'Africaine. Malgré son nouvel enthousiasme, Marie-Pierre était prise d'une étrange atonie verbale en présence de [PAGE 116] Séverine, à laquelle, malgré tous ses efforts, elle ne parvenait à adresser que quelques répliques lasses. En réalité, sans s'en rendre compte, elle l'endurait comme une expiation, surtout depuis qu'elle avait accompli ce qu'elle considérait comme la grande lâcheté de sa vie, l'abandon de la ville africaine.

Désormais d'ailleurs, rien ne pouvait plus vraiment fixer son intérêt en dehors des projets nés de sa conversion récente, des calculs et supputations qu'ils lui imposaient, des délais qui la séparaient de leur réalisation et surtout du désir qui la torturait d'obtenir une seule minute d'entretien avec son mari, sans quoi un fonds de scrupule invincible la paralysait.

El Malek fut long à reparaître; il fut consterné par les flots d'exaltation que déversait la confidence de la jeune femme.

– Ecoute-moi bien, Marie-Pierre, lui déclara sèchement l'intellectuel persécuté, je ne me pardonnerai jamais de t'avoir indirectement fourré cette lubie dans l'esprit en te révélant la sympathie des miséreux envers ta personne. Mais c'est complètement idiot; je te parle sérieusement maintenant. De quelque côté qu'on saisisse cette idée d'aller t'installer en plein bled, c'est de la folle furieuse. Voyons, tu ne te rends pas compte; le pouvoir ne va pas tarder à inventer un truc pour t'empoisonner l'existence.

– Voilà votre unique refrain, répliqua Marie-Pierre. Le dictateur va bloquer toutes nos initiatives, c'est réglé comme du papier à musique. Il a bon dos, le dictateur. Eh bien, on verra.

– Si loin de tout, Marie-Pierre, tu ne tiendras jamais le coup.

– Si loin de tout ? Si loin de quoi ? Si loin de cette tête de pont de la société de consommation ? C'est ça non ? Joli privilège ! Avoue que vous n'avez jamais songé qu'à caresser vos petites vanités Mais ces communautés rurales, dont vous êtes tous issus, et qui sont le berceau en même temps que le dernier refuge de votre culture, vous demandez-vous seulement ce qu'elles deviennent pendant que vous vous disputez les places de ministres, de professeurs, de commissaires divisionnaires, de magistrats, de généraux ? Je vais te le dire, moi, car j'en viens : décapitées [PAGE 117] par votre désertion, livrées au délire de vieillards cacochymes, elles vont à la dérive; en bon français, elles crèvent, tout doucement, certes, mais elles crèvent.

El Malek objectait l'incompréhension des anciens, précisément.

– Oh, tu n'arriveras pas à détourner la conversation, va. Tu aimerais m'entendre railler l'image que la négritude du président poète et l'authenticité du général Manioc ont répandue du vieillard africain, dépositaire de la sagesse et du bon sens des peuples noirs. J'en ai rien à foutre, moi, de ces cocos-là. Moi, je n'ai pas de comptes à régler avec le métis de Portugais et l'homme de la C.I.A. Je suis d'abord une femme, c'est-à-dire une mère. J'aimerais que mon fils ait une vraie patrie où s'épanouir, un peuple auquel il soit fier d'appartenir. Avec la couleur de sa peau, ce ne sera jamais un Français, oh non! Les Français, je les connais, je sors d'en prendre. Alors, tu sais, des vieillards qui radotent, à force de vivre dans un autre monde, ça se voit partout. Les vôtres, ils s'enfoncent parce qu'ils sont tout seuls, parce qu'ils n'ont personne en face pour leur secouer les puces et les arracher à leur monde de magie. Dans un bourg français de deux mille habitants, il se trouve toujours un groupe de jeunes assez délurés pour dire aux vieilles peaux en mal de dictature : « Eh, les pépés, vous débloquez ou quoi ? » Eh bien, là-bas, tout ce qu'il y avait d'un peu dégourdi s'en est allé. Non, je suis maintenant persuadée que vous faites fausse route.

– C'est ça! Et c'est toi qui vas nous apprendre ce que nous avons à faire. En bon toubab, Madame a séjourné vingt-quatre heures au milieu de ploucs africains, et la voici femme savante, bien résolue à se substituer à nous. Paternaliste, quoi. Un vrai Dr Schweitzer en jupons.

El Malek parlait en bâillant ostensiblement.

– La prophétesse blanche des miséreux africains, reprit El Malek en se levant, tu sais, ce n'était qu'une boutade. Tu as eu tort de me prendre au sérieux, chère amie. Il ne faut jamais me prendre au sérieux. Tu tombes dans tous les pièges, décidément. Une illuminée! C'est une schizophrène que j'aurais dû dire.

Marie-Pierre répondit sereinement qu'elle était désormais pénétrée de cette conviction très simple : sa place était au milieu de ces paysannes qui s'étaient montrées [PAGE 118] si chaleureuses, si fraternelles avec elle, et dont elle avait saisi l'intime désarroi. Raoul voulait bien être le maître d'école du bourg; il est vrai que ses études s'étaient arrêtées à la classe de quatrième, avec la première arrestation de son père; mais c'était là un niveau d'instruction bien supérieur à celui de la moyenne des maîtres d'école ici. Quant à Guillaume, il entrerait dans une école d'infirmiers dès qu'il en aurait l'âge; il dirigerait plus tard le dispensaire que la petite société était convenue de créer dans le bourg.

– C'est une lâcheté de croire que le destin nous place par hasard devant la misère et le désespoir de populations abandonnées. Il désire évidemment solliciter notre dévouement dans la mesure de nos faibles moyens. C'est l'histoire du sphinx de Thèbes : il faut répondre ou mourir, moralement s'entend. Il est interdit d'être indifférent. Tu vois, je n'oublierai jamais ce que j'ai vu et entendu là-bas. La preuve...

– Et mystique avec ça, ricana El Malek. Tu vois, ma chère, je ne sais comment cela se fait, mais l'Afrique produit toujours cet effet-là.

– Sur les âmes simples, je sais, tu l'as assez souvent dit. Oh, tu peux te gausser. Les petits bourgeois se gaussent toujours de l'honnêteté et de la sincérité. Homais ne me fait pas peur.

Mais elle serait irrémédiablement paralysée sans l'accord de Jean-François, recueilli de vive voix. Sur ce point elle paraissait incapable de s'expliquer. Elle balbutiait quelques mots, puis elle se taisait comme si une main invisible la bâillonnait brusquement.

– Il faut absolument que je rencontre Jean-François, supplia-t-elle. Nicolas, aide-moi.

El Malek promit de faire de son mieux, mais il était sans illusion.

La petite société de Marie-Pierre se préparait avec un zèle rare à la mission qu'elle s'était assignée, bien que le temps de son accomplissement fût encore éloigné, s'il devait jamais venir. Marie-Pierre se préoccupait en particulier de recruter un infirmier, en attendant que Guillaume eût l'âge et la qualification requis pour exercer cette fonction. Mais ce n'était pas une entreprise aisée que de découvrir le spécimen idéal, duquel on attendait des vertus contradictoires; il devait être à la fois un homme [PAGE 119] de l'art chevronné, mais une âme assez désintéressée pour se contenter d'un salaire symbolique; un citadin africain par la force des choses, mais un Romain assez constant pour vivre au milieu des bois. Et si c'était un infirmier d'Etat à la retraite, et jouissant d'une pension » ?

– Sarka doit avoir trouvé du travail pour qu'il ne m'ait pas rendu d'autre visite, déplorait souvent Marie- ?Pierre, ce n'est pas mon changement de domicile qui l'aurait dérouté, il lui en faudrait davantage. Dommage, il semblait en connaître, du monde. Et il avait tant d'entre-gent.

Par chance, les deux adolescents finirent par débusquer Sarka. Il était toujours au chômage, ayant seulement été plus d'une fois à deux doigts d'être embauché. Il n'était pas totalement exempt d'amertume.

– Peut-être je n'ai plus l'âge, madame, déclarait-il, c'est la vérité même. Peut-être je suis trop vieux. Il faut être jeune, très naïf, pas regarder la patronne dans les yeux, avoir l'air d'un coundrémane...

– L'air de quoi ? demanda Marie-Pierre.

– D'un coundrémane, répondit Raoul, d'un cul-terreux, d'un cambrousard, d'un bushman, quoi.

– Si tu n'as pas l'air d'un coundrémane madame, reprit Sarka, si la patronne voit dans le regard que tu es malin, elle a peur, la patronne, c'est la vérité même; c'est foutu, parce que la patronne n'aime pas avoir peur. C'est pas vrai, madame ? Vous-même, vous êtes la patronne; c'est pas vrai ?

– Non, Sarka, ce n'est pas vrai, répondit Marie-Pierre en riant de bon cœur, je n'ai jamais eu peur de vous. Quelle idée.

– Vous, c'est pas pareil, madame, vous êtes bonne, vous êtes la femme d'un frère; oui, madame, monsieur le Procureur était un frère pour ses frères, c'est la vérité même.

– Merci, Sarka, vous êtes gentil, dit Marie-Pierre avec autant d'émotion que de surprise.

Obligeant, mais sans se départir de sa désinvolture coutumière, Sarka accepta de s'entremettre auprès des infirmiers d'Etat retraités qu'il connaissait. Le malheur voulut que tous ceux qu'il mit en relation avec Marie-Pierre gravissent les plus hauts échelons de l'éthylisme. Avant servi sous la colonisation, nantis de pensions enviables [PAGE 120] sur la toile de fond de misère africaine, c'étaient de véritables satrapes. Marie-Pierre était outrée par les révélations que lui apportait la découverte d'une catégorie rappelant fâcheusement les membres du conseil des anciens dans un bourg rural. Vieillards ou hommes en passe de le devenir, ils étaient polygames sans exception; leur plus jeune épouse avait parfois l'âge de leur arrière-petite-fille. Ils vivaient, comme tous les patriarches, entourés d'une nombreuse société à mi-chemin entre la courtisanerie et la domesticité.

– Aucun des mécanismes de cette foutue société ne se prête naturellement au progrès, confiait en pestant Marie-Pierre à El Malek; me voici contrainte de m'en détourner comme d'une vieille carcasse d'automobile, pour créer du neuf en marge des institutions officielles.

– En somme, tu prétends marginaliser le système, si je comprends bien, tout en restant dans le système, objectait El Malek; et tu te figures qu'il va se laisser mettre à la poubelle. Ma chère, tu n'es pas le premier prophète à avoir eu des idées géniales dans ce pays. Je vais te dire ce qu'il advient ici des idées géniales et qui ne sont que géniales. Je vais te le dire, moi...

– Te fatigue pas, mon brave Nicolas, je sais, le t'ai assez entendu. Priorité à la révolution. Encore faut-il pouvoir la faire, cette fichue révolution, parce que, au train où la vôtre se mijote, il y en a encore pour combien de temps, dis ? Un siècle ? deux ? trois ? Je veux quand même te suivre sur ton terrain, je suis beau joueur. Alors vous la faites à la fin, votre révolution. Premier cas de figure : vous installez sur le trône un patriote pur et dur, genre je ne sais pas, moi, Sékou ? Nkrumah ? Nasser ?

– Tu te facilites la démonstration là, répliqua El Malek; enfin, continue, tu m'intéresses.

– Manque de pot, les mentalités à la base demeurent telles que façonnées par les rêveries magiques des conseils des anciens. C'est une formidable pression, ça. Le grand patriote Président va-t-il y résister ? Quelle déception, quelle colère dans sa cité natale. Et puis quelle ivresse de passer pour le messie aux yeux des siens. Alors le grand patriote président commence par gorger sa tribu de privilèges. Mais son Premier ministre veut en faire autant pour les mêmes raisons. Et le ministre de l'Intérieur [PAGE 121] donc ! Et le secrétaire général du parti unique ! Et cœtera. Mais les neuf dixièmes des bourgs et des tribus n'y trouvent pas leur compte, faute d'un messie aux plus hauts échelons de l'Etat. Alors la masse continue à s'enfoncer dans la misère et le désespoir. Voilà qui est génial, tu es d'accord ?

– C'est bien vu, Marie-Pierre, un point pour toi. Continue ?

– Deuxième cas de figure : vous installez un vrai de vrai, un dur du marxisme-léninisme, un petit Vissarionovitch Djougatchvili à peau d'ébène, l'avant-garde révolutionnaire, quoi. Celle-ci dépêche des commissaires ascétiques auprès des masses de la base, dans les bourgs ruraux. Et que je t'aligne les bouseux le long des champs. Et en avant marche, une deux, une deux, aux accents de l'Internationale bien sûr. La suite, on la connaît, mon petit père. Toujours plus de discipline et toujours moins ne viande dans l'assiette. Sauf pour les gros. Et toi, tu espères bien être parmi les gros, hein, mon coco ? Alors, je t'en prie, cause pour toi.

– Fichtre ! on m'a changé ma petite Marie-Pierre, c'est pas vrai. Qu'est-ce qui t'est arrivé ?

– Une nana, ça peut aussi gamberger, qu'est-ce que tu crois ? J'ai trop longtemps entendu bourdonner autour de moi des intellectuels vaseux et impuissants comme on n'en fait plus que dans les mauvais romans. De grossières caricatures. Au début, je t'avoue, c'était la barbe. Moi, j'avais simplement un mec dans la peau, en vraie petite nana des magazines du cœur. Je l'ai toujours dans la peau; je crains bien qu'il n'y ait pas de remède à cela. Mais maintenant que j'en suis privée, qu'est-ce que tu veux que je foute ? Je gamberge. Les idées, malgré moi, se mettent en place dans ma cervelle d'oiseau. Ce qui m'arrive ? Je commence à y voir clair, voilà tout.

– Alors pas d'autre cas de figure ? Qu'est-ce qui reste donc, selon toi ? La charité chrétienne à la sauce capitaliste ? L'abnégation des bourgeois d'élite ? Schweitzer chez les lépreux à Lambaréné ? Tu vois bien, je ne te l'ai pas fait dire. Mais la suite de Lambaréné, tu sais ce que c'est ? C'est Omar Bongo, ses mercenaires et leurs crimes, perpétrés avec la bénédiction de Giscard, tu as entendu parler ? Je vais te citer Mark Twain; tu vois, je ne suis pas sectaire. Mark Twain disait : il n'y a eu qu'un [PAGE 122] seul vrai chrétien; ils l'ont vite attrapé et ils l'ont crucifié. Certains jours, je suis moi aussi tenté de raisonner comme tu viens de faire; mais c'est quand, décourargé par la difficulté, je cherche un alibi pour changer de camp; ce n'est peut-être que cela pour toi en ce moment. Aucun risque, sinon de finir par collaborer avec le tyran, encore que je te voie mal entrant dans son plumard; mais sait-on jamais ? Sur cette pente-là, il est si difficile de se ressaisir. En revanche, si tu y crois vraiment, et je sais que tu en es bien capable, alors, ma cocotte, souviens-toi de Mark Twain, et méfie-toi. Gare à tes abattis, car ils sont vraiment très forts, les autres en face.

Quelque amitié qu'on y mette, ce genre de recommandation paraît toujours mal placé, importun et même excessif aux âmes supérieures, à moins qu'elles ne soient déjà armées d'expérience et d'amertume. Marie-Pierre dédaigna les mises en garde de l'intellectuel, l'homme le plus apte à deviner les chausse-trappes disposées sous les pas de la jeune femme. Il n'en fallut pas davantage pour s'attirer un grand malheur.

L'affaire survint au plus mauvais moment pour ses généreux projets. Sarka venait de lui faire connaître un homme qui l'avait remplie d'espoir. C'était un infirmier diplômé, ancien fonctionnaire de l'administration coloniale, non pas retraité, mais révoqué pour avoir appartenu au mouvement révolutionnaire dont Marie-Pierre commençait enfin à connaître l'histoire, malgré le tabou du pouvoir. S'il était réservé, sobre, actif, désintéressé, compétent, cet ancien militant d'exception le devait à une jeunesse ardente où s'étaient associées la plus totale abnégation et une foi sans limite dans l'idéal de libération universelle. Quand commença l'horrible répression où devaient s'engloutir ces cohortes prodigieuses, il avait été arrêté, torturé, détenu arbitrairement quinze années durant. Il avait été relâché voici à peine deux ans, mais la police le harcelait de tracasseries incessantes pour l'empêcher d'exercer son métier et le priver des moyens d'une existence honnête et libre. Oui, il était prêt à aller s'établir au milieu des bois et à y travailler aux conditions que lui consentait la jeune femme. C'était véritablement l'oiseau rare.

Marie-Pierre fut abordée au collège du Christ-Roi par une jeune femme d'origine française, blonde, plutôt [PAGE 123] grande, musclée, l'allure sportive et même athlétique. On la voyait peu dans l'établissement où elle assurait quelques heures d'enseignement d'anglais. Elle était pour l'essentiel de son gagne-pain employée à l'ambassade américaine comme animatrice d'un cours d'initiation accélérée à l'anglais courant.

Fuyant d'instinct les ragots, Marie-Pierre ignorait tout des fâcheuses rumeurs habituellement soulevées dans le sillage de Raymonde Croixboisel, car tel était son nom de jeune fille. Elle avait suivi ici un camarade d'université, un Africain, avec lequel elle avait vécu de longues années, selon les uns en union libre, quitte à partager son compagnon avec les épouses africaines en titre, selon les autres mariée en bonne et due forme à un homme qui, revenu parmi les siens, opta pour la tradition du mariage patriarcal. Mais Raymonde Croixboisel en était au point où elle ne pouvait se passer de lui; elle demeura donc aux conditions de l'homme. Ses parents, membres d'une respectable bourgeoisie provinciale, leur avaient rendu plusieurs visites sans se douter de rien; les épouses africaines étaient disséminées chaque fois à travers la ville.

Elle avait eu deux enfants du jeune patriarche avant son enlèvement par la police du dictateur qui l'accusait d'un complot sans doute fabriqué. On disait que la Croixboisel, en proie à une cruelle solitude, s'était mise en l'espace de moins de deux années avec une vingtaine d'hommes blancs de nationalités extrêmement variées. Pour l'heure, on lui prêtait un flirt très discret avec l'attaché commercial, d'ailleurs marié, de l'ambassade de France. Ce roman était un fatras comme on n'en entend que dans la province française la plus arriérée et dans les colonies – ou ce qui en tient lieu depuis que ce mot a été banni du vocabulaire du droit international.

Quelle que fût dans tout cela la part du vrai, sans doute infime, Raymonde Croixboisel n'était évidemment pas un personnage à qui se fier dans une telle conjoncture.

– Je suis dans la même situation que vous, madame, chuchota-t-elle à l'oreille de Marie-Pierre surprise seule à la sonnerie de midi dans une salle précipitamment désertée par les élèves. Je crois pouvoir vous annoncer qu'on a décidé en haut lieu de nous faire une fleur, une [PAGE 124] fois n'est pas coutume. En deux mots, voici de quoi il s'agit : vous pourrez avoir avec votre mari le bref entretien que vous désirez. On m'a chargée de vous l'annoncer, puisque, par chance, il se trouve que nous travaillons dans le même établissement. Mais, chut ! par un mot de tout ceci à personne, vous m'entendez ? Sinon c'est fichu pour longtemps, je n'ose dire pour toujours. Voyons, nous sommes le vendredi. Réservez votre après-midi du prochain mercredi. D'accord ? Vers trois heures, trouvez-vous dans la grande salle du nouvel Hôtel des Postes. Okey ? Encore une fois, madame, pas un mot de ceci à qui que ce soit.

A l'Hôtel des Postes, elle fut accostée par une inconnue parlant le français sans accent, d'une tournure plus arrogante, plus policière, que Marie-Pierre ne sut pas discerner.

– Marie-Pierre Letellier ? fit sèchement l'Européenne,

– Marie-Pierre Dzewatama, née Letellier, précisa Marie-Pierre.

– Vous êtes bien la personne qui a contacté Raymonde Croixboisel ?

– Je n'ai pas contacté Raymonde Croixboisel, madame, je regrette, je ne la connaissais pas. C'est elle qui a pris l'initiative de m'aborder.

– Oui, enfin, bon, c'est quand même vous. Suivez-moi.

Au lieu de sortir par la grande porte, elle l'entraîna vers une poterne qui les mit sur les marches d'un escalier de secours conduisant à un sous-sol mal éclairé.

Elles prirent place sur la banquette arrière d'une commerciale. Ainsi, nul ne pouvait, de la rue, distinguer les deux passagères tandis que la voiture, dont la marque resta mystérieuse à Marie-Pierre, traversait la ville européenne à vive allure. On arriva au sous-sol de ce qui devait être un building, peut-être même une tour, car il sembla à Marie-Pierre, qui conservait son sang-froid, que la montée de l'ascenseur s'éternisait. On se trouva brusquement dans un hall éclairé a giorno et carrelé de plastique puis dans des couloirs couverts de moquette. Marie-Pierre se rappellera par la suite avoir vaguement vu glisser une ombre ou deux dans un uniforme fantomal. On aurait cru l'Hôtel de Police moderne d'une banale préfecture française On longea des bureaux où des [PAGE 125] Blancs des deux sexes conversaient distraitement, assis ou debout. On croisa des Blancs indifférents ou froids, qui s'écartaient à peine. On entra dans une pièce nue, sorte d'antichambre qu'on traversa pour accéder à une autre où deux hommes étaient assis à un bureau face à la porte. Ils ne levèrent pas la tête à l'entrée des deux femmes, de sorte que Marie-Pierre se persuada qu'elle était dispensée de leur adresser une civilité. Elle achevait à peine cette réflexion lorsqu'elle se sentit violemment poussée dans une pièce dont les lumières s'éteignirent aussitôt tandis que la porte se refermait sur elle en claquant.

Elle fut aveuglée par un projecteur tandis qu'une lourde patte d'éléphant s'appesantissait sur chacune de ses épaules, l'obligeant à s'asseoir sur une chaise basse d'assise et de dossier.

Elle n'eut pas à s'interroger longtemps; elle était tombée aux mains d'ennemis haineux qui brûlaient de l'humilier, de l'avilir. C'est vrai que, au moment de se rendre là-bas au milieu des paysans africains, elle avait imaginé Dieu sait quoi, alors que c'est ici, dans la capitale, qu'elle côtoyait quotidiennement d'authentiques sauvages cannibales, assoiffés de scalps et d'autres aménités. Pétrifiée de terreur à peine sortie d'une divine et trop brève griserie, Marie-Pierre endura longtemps son supplice sans s'offrir ni se rétracter, comme le mur sur lequel la foudre s'acharne à coups précipités.

– Eh bien, te voilà, petite pute à nègres, articulait une voix grasse que Marie-Pierre ne pouvait ni ne voulait localiser. Pute à nègres et mijaurée, hein ? Ma foi, on va voir cela, hm ?

En même temps, la lourde patte qui l'avait assise sur la chaise, loin de l'abandonner, se glissait jusqu'à son soutien-gorge, y fouillait méthodiquement, lui tripotait un sein, puis l'autre, s'insinuait, dépassait le nombril.

– Non contente de jouer les chiennes en rut dans un bidonville, il faut encore que tu ailles monter la tête à ces pauvres bougres jusque dans leurs gourbis de brousse, comme s'ils avaient besoin de ça pour perdre définitivement les pédales. Tu le fais exprès, petite salope ? Tu n'es pas seulement la grande gourde qu'on pouvait d'abord croire. Tu veux foutre la merde ici ? Tu es venue pour ça, avoue, poufiasse ? [PAGE 126]

La masse énorme d'un buste mâle, arc-bouté sur son dos, l'écrasait jusqu'à l'asphyxie, immobilisait en même temps tous ses membres. Un menton velu ne cessait de lui chatouiller la nuque, puis la joue, allant manifestement à la conquête du baiser. Plus ses tentatives de se dégager étaient violentes, mieux la pieuvre semblait resserrer le garrot de ses tentacules d'acier. Chaque spasme était aussitôt payé d'une nouvelle ankylose.

– Ah, on peut dire que tu l'honores, la race. Alors, écoute bien veux-tu ? Pour cette fois, on ne te fera pas un dessin; on est gentil, pas vrai ? Mais tu n'as rien à foutre ici, c'est clair ? Va-t-en t'ébattre ailleurs avec tes nègres, puisque c'est ton plat préféré, à moins que tu n'arrives pas à trouver mieux. Il faut t'en retourner d'où tu viens...

La patte éléphantesque, qui avait rudement frictionné le pubis en guise de caresse, s'était laissée tomber dans l'entrecuisse, à même le coussin de skaï, contraignant par sa seule intrusion les jambes à se tenir écartées. Enfin, un doigt monstrueux se plaqua sur l'utérus. Alors, soulevée de dégoût et de révolte dans une convulsion de tout son corps, Marie-Pierre se raidit comme la corde d'un arc et, d'une secousse dont la force lui vint elle ne sut jamais d'où, elle catapulta la masse qui la tenait écrasée; elle se dressa, libre de toute entrave, à sa grande surprise. Elle reboutonna son corsage, rajusta ses dessous et ses jupes avec une prestesse et une science de courtisane professionnelle : voilà à quelle obscénité la violence coloniale peut réduire la femme la plus chaste.

– Salauds, vous me le paierez!

Ce n'était pas le simple cri d'une femme outragée, ivre de fureur et d'horreur; c'était le rugissement du lion se jetant au combat.

Elle voyait un peu plus clair, n'était plus dans l'axe du projecteur resté allumé; elle appuya sur un commutateur et, dans la débandade de ses cinq ou six bourreaux, retenus un moment par l'embarras d'événements imprévisibles et précipités, et qui tentaient maladroitement de s'éclipser, elle reconnut distinctement Hergé Xourbes et se précipita sur ses pas.

– Voyeur, hurlait-elle, gouape, sale petite frappe hypocrite, tu te sauves ? Ainsi tu as peur ! [PAGE 127]

Il ne portait pas de cordon de barbe, ce n'était pas lui le violeur, mais il avait assisté à la scène, savourant sa vengeance. Comme ses misérables camarades, Hergé Xourbes eut vite fait de s'évanouir dans l'inextricable labyrinthe de couloirs, de bureaux, d'étages.

– Bande de petits cons plus lâches que des cerfs, vous êtes tout un bataillon et vous vous sauvez comme des lapins devant une femme seule. Vous, des hommes ? Alors montrez-vous. Il a suffi que je fasse front, chiens enragés, pour vous mettre en déroute.

Sa course frénétique de combattante au paroxysme de l'agressivité ne rencontrait plus âme qui vive ni dans les couloirs ni sur les paliers. Les portes des bureaux s'étaient verrouillées. Marie-Pierre invectivait plaisamment contre le vide comme une pauvresse.

– Petits maquereaux, vous fuyez les nanas maintenant ? Pédés ! Enculés ! Il n'y a pas de fatalité de la défaite pour les braves gens. Les salauds ne sont pas invincibles.

Les salauds ne sont pas invincibles ? Quelle drôle d'idée. Mais qu'est-ce qu'elle racontait! Bon Dieu, qu'est-ce qu'elle foutait là ? Que lui était-il arrivé ? Comment en était-elle venue là ? Comment le destin avait-il bien pu s'arranger pour la parachuter dans ce merdier de pays ? Elle ne put s'empêcher d'éclater en sanglots dans l'ascenseur. Elle pleura à chaudes larmes dans le taxi qui la ramenait au Christ-Roi.

Elle s'enferma une longue semaine dans son petit deux-pièces, dissimulant des yeux bouffis de larmes, de chagrin et de honte derrière des lunettes noires comme une star déchue. Elle ne voulut s'ouvrir à personne de sa mésaventure. Aux questions toujours plus insistantes de Séverine, qui se refusait à lâcher sa proie, elle opposa une muraille de silence et de surdité. Guillaume et Raoul l'aimaient trop pour ne pas respecter cette obstination dans la souffrance solitaire; ils se tinrent à l'écart, parcourant néanmoins un arc-en-ciel de conjectures plus sinistres les unes que les autres mais qui les laissaient également perplexes.

Sœur Dorothée invoquait la dépression nerveuse dans une salle des professeurs qui désemplissait rarement quand elle y paraissait. Cette explication, si plausible pourtant, ne fit qu'aiguiser la curiosité et l'indiscrétion [PAGE 128] dans un corps enseignant divisé entre Noirs et Blancs, chaque groupe cultivant jalousement des fantasmes fâcheux à l'égard de l'autre.

Dès qu'elle se fut ressaisie, Marie-Pierre voulut renouer avec Maître Mbaya-Caillebaut auprès de qui elle dépêcha Guillaume. L'avocate brûlait de la revoir et laissait le choix du jour et de l'heure à la discrétion de la jeune femme.

– C'est vous qui aviez raison, madame, déclara Marie-Pierre tout à trac et d'une voix poignante qui trahissait une douloureuse fermeté. J'accepte votre mission.

– Qu'est-ce qui s'est passé, madame ? dit l'avocate très surprise, serait-il indiscret de vous le demander ?

– Oui, madame, très indiscret.

– A la bonne heure, dit l'avocate, sur un ton de sympathie et de patience infinies, avant de lui faire à nouveau un long exposé de la tâche que l'association avait décidé de lui confier et dont la substance n'avait pas changé depuis trois mois.

– Nous avons une grande bataille à mener, termina l'avocate sur le ton du pasteur qui exhorte à la résistance contre Satan.

– Ah ! les batailles, s'écria Marie-Pierre, il n'y a que cela dans la vie, madame. Mener une bataille, quel bonheur ! Oh, je termine quand même l'année scolaire, pour ne pas laisser ces pauvres gosses en plan. Je ne partirai donc que fin juin. D'ici là pensez-vous que toutes les formalités auront été accomplies ?

– Aucun problème, madame. Je vous contacterai chaque fois qu'il me faudra une pièce administrative, une précision.

– Ah, j'oubliais de vous dire : j'emmène mon beau-fils. Pas question de l'abandonner maintenant. Que deviendrait-il ?

– C'est bien ainsi que je l'entendais aussi. Ne vous inquiétez pas. Bon courage.

L'avocate raccompagna Marie-Pierre avec un sourire de camaraderie qui acheva de la mettre dans la peau d'un capitaine et d'édifier une personnalité faite désormais de force et de fragilité à la fois.

– La brave fille ! confia l'avocate à sa collaboratrice, n'empêche qu'il était temps qu'elle s'éloigne de cet enfer. On dirait que son cerveau commençait à se perturber. [PAGE 129]

On voit bien par cet exemple à quel point les avocats parfois peuvent manquer de clairvoyance.

VIII

On ne revit ni au collège ni à l'ambassade américaine ni nulle part dans la capitale la Croixboisel à laquelle, surmontant enfin sa répugnance naturelle pour la violence, Marie-Pierre s'était préparée à faire un mauvais parti pour la punir de sa perfidie. Selon Sœur Dorothée, la Croixboisel avait été rapatriée d'urgence en raison d'un traumatisme crânien consécutif à un accident de la circulation. Sœur Dorothée s'exprimait en effet dans le style des faits divers journalistiques.

La jeune femme devinait combien il lui faudrait désormais de doigté dans ses rapports avec tous ces gens chez qui elle avait peut-être éveillé des espérances démesurées et qu'elle se disposait à abandonner, à son tour. Sans se prendre pour la prophétesse blanche des déguenillés noirs, elle ne pouvait plus douter que son départ dut les affecter durablement.

Elle ne fit donc connaître ses nouvelles décisions qu'au compte-gouttes et en quelque sorte par des voies détournées, en même temps qu'elle entamait ses préparatifs mais en les déguisant. On sut qu'elle ferait un nouveau voyage dans l'arrière-pays aux vacances de Pâques. On la vit procéder par étapes au déménagement des meubles et des ustensiles entassés dans une cabane derrière la maison de Niagara. Elle avait conclu un accord avec Norbert qui venait les charger deux fois par semaine pour les déposer à son passage dans la cité, outre des instructions adressées à la mère de Jean-François. Des gens se persuadèrent qu'elle avait décidé subitement, par un coup de tête, de mettre à exécution son projet de se retirer définitivement là-bas. Séverine, qui la sondait insidieusement et obstinément, n'en recevait plus que des réponses irritées, qui la consternaient, assombrissaient sa rieuse effronterie, sans pourtant la décourager ni la persuader de lâcher prise.

Une mauvaise surprise attendait les citadins lorsqu'aux vacances de Pâques ils débarquèrent dans la cité; ils avaient voyagé en compagnie du remplaçant novice de [PAGE 130] Norbert contraint de garder le lit et qui ne put de ce fait leur annoncer qu'une révolution agitait le bourg.

Leur attention fut attirée par une rutilante Mercedes garée bien en vue devant la maison commune. Celle-ci retentissait de voix d'hommes qui criaient et, circonstance tout à fait insolite même pour Marie-Pierre, chantaient. Elle fut si intriguée qu'elle ne résista pas à la tentation de s'approcher discrètement et d'observer. Elle vit Le Gringalet trinquer avec un groupe de têtes chenues qu'il encourageait aux démonstrations de gaieté les plus exubérantes. Elle manqua de tomber à la renverse en reconnaissant non loin du Gringalet Edouard en complet bleu nuit et cravate ! Edouard, le frère aîné de Jean-François, l'homme le plus falot de la création, au jugement de Marie-Pierre ! Edouard, cet ectoplasme qui, après l'arrestation de son frère, aurait dû servir de chef de clan à Niagara, mais qui s'était fait si petit qu'on l'apercevait à peine une fois chaque jour, et dans l'arrière-cour. Edouard était là, méconnaissable, transformé comme par un coup de baguette magique en orateur volubile et gesticulant, étalant un aplomb qui confinait à la superbe des fils de famille qu'une fortune trop longtemps attendue vient enfin de porter à leur place naturelle, le faîte de la gloire et des honneurs.

A ce moment-là, les éclats de voix de ce qui pouvait être une querelle résonnèrent dans son dos. S'étant tournée, elle s'aperçut qu'Agathe était aux prises avec son fils et s'étonna qu'un conflit pût opposer ces deux êtres. Justement Agathe lui faisait amicalement signe de la main de s'approcher sans tarder. En réalité, elle en voulait, non à son fils qu'elle avait seulement pris à témoin, mais à Edouard.

– N'y allez pas, dit-elle à Marie-Pierre, traduite par les deux adolescents et désignant de la main la maison commune. Vous n'avez rien à voir avec ces gens-là. Venez, je vais vous expliquer. C'est affreux. Edouard est de mèche maintenant avec le gouvernement et il n'a pas hésité à vendre son frère contre une automobile et des monceaux de billets de banque.

Tout en parlant, elle emmenait les citadins vers la maison réservée à leur usage.

– Croiriez-vous, reprit Agathe dès qu'on fut entré et assis, qu'il voulait s'emparer de cette maison pour y faire [PAGE 131] ses simagrées avec l'autre guignol en uniforme. Pas question, nous sommes-nous écriées d'une seule voix, sa mère et moi. Alors monsieur s'en est pris à sa mère : Oui, tu ne m'as jamais aimé, tu m'as sacrifié, je n'ai jamais compté; il n'y en a jamais eu que pour lui. Déjà, tout petits... enfin tout le reste. Quelle honte ! Quand je pense qu'il a osé cela sans doute au moment même où l'on évacuait son frère vers une destination inconnue.

Non, Jean-François n'était plus à la maison d'arrêt de la Brigade Spéciale Mixte ni aucun des prévenus de la Noël. C'est cette évacuation qui, en rendant inutile la présence d'Agathe dans la capitale, l'avait incitée à revenir au pays.

– De quand date cette évacuation ? demanda Marie-Pierre au bord des larmes.

On avait refusé leurs gamelles pour la première fois il y a quatre jours. Selon Agathe, des rumeurs puisées à bonne source présentaient cet événement comme une amélioration de leur sort.

Mais Agathe en revenait inlassablement à Edouard. Du fatras de griefs déversé par la mère de Guillaume, qui ne se consolait pas de sa répudiation tout en témoignant à son premier mari une affection et une fidélité qui tenaient du sentiment maternel, les citadins retenaient qu'Edouard avait reçu mission de créer une section du parti unique dans la cité et que de très gros moyens lui avaient été donnés à cet effet, comme en témoignait la Mercedes. Il les étalait brutalement pour susciter des vocations de militants et entraîner les jeunes enthousiasmes. Bénéficiant des conseils et de l'assistance du Gringalet, il avait eu en outre l'habileté de persuader aux membres du Conseil des anciens ne l'occasion était venue de mériter une nouvelle fois l'affection du président ainsi que les privilèges qui leur avaient été octroyés puis retirés à la suite de la trahison de Jean-François.

Il n'avait pas fallu plus d'une séance à Edouard et au Gringalet pour convaincre le Conseil des anciens dont les membres figuraient en tête de la liste des adhérents; les hommes plus jeunes s'étaient inscrits à leur tour, et ainsi de suite, jusqu'aux enfants incirconcis dont on n'avait pas voulu.

En revanche, les femmes ne voulaient rien savoir. Unanimes dans la réprobation, elles étaient principalement [PAGE 132] scandalisées par l'immoralité d'Edouard : aucun avantage matériel, disaient-elles, encouragées par la grand-mère de Guillaume, ne mérite que le fils d'une noble cité pactise avec ceux qui tourmentent son frère. Cet acte inspirait la même horreur que la trahison de Judas Iscariote qui vendit le Christ pour trente deniers. Les modernes Judas ne jouiraient pas plus du prix de leur trafic que ne le fit leur misérable prédécesseur.

Voilà comment la cité s'était divisée en deux camps hostiles.

– Eh ben! fit Marie-Pierre en soupirant.

Au même instant, on vit Edouard, au volant de sa Mercedes où s'entassaient des anciens au visage hilare, remonter lentement la grande artère, non carrossable mais assez large pour permettre la circulation d'un véhicule automobile à vitesse très réduite. La Mercedes était suivie d'une foule de jeunes gens qui applaudissaient, chantaient, bondissaient.

– C'est ça le succès ! commenta Raoul quand le cortège passa devant la maison.

– Il est au volant lui-même ? s'étonna Marie-Pierre. Il n'a pourtant pas encore eu le temps de passer son permis.

– Le parti a un stock de permis qu'il distribue à ses chouchoux, madame, vous ne saviez pas ? lui dit Raoul. Il a un autre stock qu'il vend aux riches. C'est ça que mon papa dénonçait la première fois qu'on l'a arrêté.

– Eh ben! soupira Marie-Pierre, cette fois avec accablement et tristesse.

Toute la nuit, on festoya bruyamment dans la maison commune érigée de fait en maison du parti. Ceux-là ne témoignèrent pas plus d'égards à Marie-Pierre et à Jean-Paul que si leur présence dans la cité avait été clandestine.

Un point pour toi, Nicolas, et même deux ! songeait amèrement la Lyonnaise. En effet, ils n'avaient pas inventé un truc, mais deux, et de quelle toxicité! pour lui empoisonner l'existence. Comme sa petite agitation eût été grotesque au prix de la toute-puissance de la machine adverse. La résistance des femmes allait certainement s'effriter peu à peu. Déjà les plus résolues, celles qui l'entouraient ce soir, étaient aussi les plus âgées. La [PAGE 133] double malédiction du sexe et des ans les vouait d'avance à la morne figuration des quantités négligeables.

Elle leur fit distribuer les maigres cadeaux qu'elle avait apportés à leur intention. Elles poussèrent des youyous de triomphe, entonnèrent des chants dont les accents de recueillement rappelaient les cantiques, lancèrent en chœur à plusieurs reprises une sorte de cri de guerre.

– Qu'est-ce que c'est ? demanda Marie-Pierre à ses mentors.

– Elles crient « à notre tour de fêter la mariée ! », répondirent les adolescents.

Chacune vint alors la serrer longuement contre son cœur, en prononçant des paroles identiques, qui sonnaient comme une formule rituelle. Marie-Pierre se prêta avec une extrême complaisance à cette cérémonie. Soudain elles disparurent toutes en même temps, excepté la belle-mère, dont le sourire tenace en direction de Marie-Pierre voulait peut-être la rassurer. Puis elles firent irruption en troupe, diversement travesties, chantant et poussant des youyous. Elles se disposèrent en un cercle au milieu duquel elles placèrent Marie-Pierre après lui avoir noué un foulard rouge autour des reins et lui firent signe de danser en prenant modèle sur elles.

C'est ce qu'elle tenta de faire en y mettant beaucoup d'ardeur et toute sa bonne volonté. Elle se contorsionnait dans tous les sens, au lieu d'imprimer une flexion cadencée à ses épaules; elle tortillait exagérément du postérieur aux dimensions déjà étonnantes comme chez toutes les femmes trop bien nourries dans leur jeunesse.

La plupart des assistantes s'étranglaient de rire, les autres s'esclaffaient sans retenue; il n'y avait pourtant ni malignité ni malveillance dans la lueur des regards, mais le sucre d'une tendresse infinie pour l'étrangère venue sans armes, sans colère. Une foule d'hommes qui avaient eu vent du spectacle accourut de la maison commune et voulut prendre sa part de la fête des femmes; mais elles les chassèrent à coups de bâtons et fermèrent toutes les ouvertures.

La nuit était très avancée quand Marie-Pierre se résolut enfin à révéler à ses amies la raison de sa deuxième présence parmi elles. Elle prit la parole après avoir demandé le silence. Elle fit ses adieux, mais s'arrêta solennellement [PAGE 134] sur sa détermination de revenir un jour avec son enfant pour occuper la place que la tradition et la raison leur assignaient dans la communauté de son mari. Quels ne furent pas la stupéfaction et le désarroi des assistantes. Il fallut leur expliquer longtemps, au risque d'épuiser le talent de traducteur des deux adolescents ainsi que leurs réserves de patience, quel lien pouvait unir le triste sort de Jean-François moisissant dans un cul de basse-fosse de son pays et l'activité que son épouse se préparait à déployer au-delà des mers.

Marie-Pierre se jeta alors à l'eau en demandant timidement la permission d'emmener Guillaume avec elle, si Guillaume voulait bien tenir compagnie à son frère en attendant qu'il grandisse. Elle s'était attendue à une tempête de protestations, à des interpellations outragées, peut-être à une agression pour la punir de sa tentative de rapt d'enfant. Mais Guillaume souriait aux anges. Sa mère, et sa grand-mère le couvraient de regards qui respiraient l'orgueil et le contentement que donnent les enfants prodigues. Chaque assistante s'approcha de lui pour le taquiner : l'une le chatouilla en lui caressant les côtes, une autre lui tira l'oreille, une troisième lui pinça la peau du cou, la quatrième fit mine de défaire sa braguette comme pour le circoncire une deuxième fois.

Agathe vint parler à l'oreille de Marie-Pierre; elle était obligée de forcer sa voix et de crier pour surmonter les chants et les bruits de la fête; l'exaltation devait aussi ajouter à son excitation. Pourtant la confidence fut perdue pour Marie-Pierre, faute de traducteur; Guillaume était trop occupé à s'abriter des assauts de ces dames et Raoul sous le choc d'un nouveau chagrin, aussi inattendu que cruel.

– Raoul, lui dit Marie-Pierre en lui prenant la main, Raoul, m'entends-tu ? Raoul, sois un homme, un peu de cran, que diable ! Tu veux que je te dise ? Sitôt arrivée là-bas, je te promets de tout faire pour retrouver ta maman. Tu me donneras tous les renseignements, d'accord ? Fais-moi confiance, Raoul, je la retrouverai.

– Et alors ? fit Raoul.

– Et alors ! Comment et alors ? Alors tu auras des nouvelles de ta maman, voilà.

– Et alors ? fit à nouveau Raoul. [PAGE 135]

– Bon sang! Raoul, ta maman ne te préoccupe donc pas ?

– Non, mais mon papa oui, vous comprenez, madame ? Mon papa, oui.


DEUXIEME PARTIE

I

– Calmez-vous un moment, madame, répétait le commissaire pour la centième fois, calmez-vous donc, essayons de nous comprendre, que diable ! Cet enfant n'est pas le vôtre, vous en êtes bien d'accord.

– Pas du tout, monsieur, répliquait Marie-Pierre entre les larmes et l'imprécation, quoique avec une conviction inlassable, je me tue à vous expliquer que cet enfant est bien le mien.

– Ce n'est pas possible, vous n'êtes pas raisonnable, madame.

– Mais si, puisque je vous le dis, monsieur l'inspecteur.

– Commissaire, monsieur le commissaire.

– Oh pardon, monsieur le commissaire.

– Pensez-vous, madame, c'est sans importance. Voyons cette affaire : vous savez bien que le nom de la mère doit figurer sur l'acte de naissance de l'enfant; or voici l'acte de naissance de l'intéressé, Dzewatama, prénommé Guillaume, Ismaël, Henri, c'est bien ça ? Si vous étiez sa mère, votre nom figurerait en bonne place sur ce document. J'ai beau chercher, je ne trouve pas Letellier; vous vous appelez bien Letellier de votre nom de jeune fille ? Eh bien, il n'y a pas plus de Letellier que de beurre en branche. Il y a bien le nom d'une dame, forcément; mais apparemment c'est une dame africaine. Ce monsieur avait peut-être à l'époque une autre épouse, je l'ignore, et d'ailleurs cela ne me regarde pas. En revanche, si je consulte votre livret de famille, eh bien je trouve le nom de votre mari, celui de votre jeune fils que voilà, Jean-Paul, et, naturellement, le vôtre, Letellier, prénommée [PAGE 136] Marie-Pierre, Cécile, Hélène, Virginie, Aurélie. Vous voyez bien que j'ai raison, madame.

– A condition d'oublier l'autre document, celui-là, oui, qu'est-ce que vous en faites ?

– Le pouvoir confié par votre mari ? Encore une fois, madame, ce n'est qu'un acte sous seing privé.

– De quel saint parlez-vous donc, monsieur ? fit Marie-Pierre, persiflant l'ésotérisme du droit français; ce document ne prouve-t-il pas que mon mari m'a transmis la plénitude de ses droits ?

– Ce n'était qu'un arrangement privé, madame, entre deux personnes n'ayant aucune autorité publique. Pour bien faire, il aurait fallu un acte notarié, « je ne sais pas moi, que voulez-vous que je vous dise. Aux yeux de l'Etat, ce pouvoir n'a aucune valeur, et ce pauvre garçon, c'est comme qui dirait un enfant fugueur qui s'est rendu coupable d'une tentative de pénétration clandestine sur le territoire national. Notre devoir est de le renvoyer à son pays d'origine dans un délai maximum de quarante-huit heures. D'ici là, c'est à vous qu'incombe le soin de lui fournir des repas réguliers. Pouvez-vous aussi acquitter son billet d'avion ?

– Il n'en est pas question, monsieur, coupa sèchement Marie-Pierre.

Guillaume s'effarait d'entendre ainsi discuter et décider de son sort immédiat, et roulait des yeux en boules de loto. Il allait être retenu dans les locaux de la Police de l'air et des frontières jusqu'à ce qu'un M. Christian Bonnet, le ministre de l'Intérieur, se prononce formellement à son sujet. Selon le commissaire, ce n'était là qu'une formalité, le verdict de refoulement ne faisant aucun doute; il en allait ainsi presque cent fois sur cent depuis quelque treize ou quatorze mois.

Venant de vivre ces trois dernières années dans l'une des contrées où les événements du monde parvenaient le plus difficilement, non sans avoir subi en cours de route maintes transformations qui les dénaturaient, Marie-Pierre ne pouvait se douter de la métamorphose à laquelle les puissants du septennat avaient décidé de soumettre la France; elle ne pouvait imaginer le vent de xénophobie qui, tout à coup, s'était mis à souffler dans l'esprit de ses concitoyens, soulevé par l'accumulation de lois et de décrets orientés dans une seule et même [PAGE 137] direction. Elle avait omis, par une sorte de coquetterie, non seulement de signaler le jour de son arrivée aux siens, mais aussi d'informer son frère aîné, Philippe, qu'elle serait accompagnée de Guillaume; il l'aurait mise en garde, et se serait fait un devoir de venir l'accueillir à l'aéroport, à tout hasard. Elle se reprocha cette cachotterie toute la journée et toute la nuit qui suivirent.

Longtemps maintenu par le mépris et les préjugés dans l'inconsistance vaporeuse de l'ectoplasme, l'immigré de couleur, facile à pourchasser parce que seul repérable dans la foule, n'avait commencé à émerger à l'existence officielle que pour devenir la bête noire constamment en butte aux rigueurs de l'administration, à l'hostilité de l'homme de la rue si docile aux injonctions tacites des classes dirigeantes.

En proie d'abord à l'abattement de l'humiliation en découvrant qu'on ne voulait pas de lui dans ce pays, puis, quand Marie-Pierre l'eut quitté après lui avoir prodigué toutes les assurances d'une mère, aux angoisses d'une solitude aggravée par la transplantation, Guillaume se protégea de l'affolement et du désespoir par l'observation attentive des hommes, des décors, des objets comme l'autre nuit dans l'avion. Au moins il ne serait pas à court d'anecdotes, de descriptions, de détails cocasses quand sa famille lui demanderait de raconter son voyage. Il se promettait d'émerveiller la cité par la moisson de ses souvenirs.

Il savait d'avance quelles questions lui seraient posées, celles-là même qu'il avait entendu poser mille fois à son père. Les réponses, il s'en souvenait, ne comblaient jamais l'attente de l'auditoire, aussi longues fussent-elles. Il fallait toujours apporter de nouvelles précisions. Ainsi grand-mère, qui ne s'était jamais persuadée de l'existence d'un pays dont les seuls habitants seraient des Blancs, lui demanderait s'ils étaient réellement aussi nombreux là-bas que les Noirs en Afrique; irritée par la réplique, trop brève à son goût, de Guillaume, elle lui enjoindrait de s'expliquer davantage.

Et est-ce qu'on ne voyait vraiment que des hommes blancs dans la rue, sur les marchés, dans les églises ? Et n'est-il pas vrai que l'on apercevait quand même aussi, de temps en temps, un homme noir ? Et, puisque Guillaume prétendait que ces rares hommes noirs étaient [PAGE 138] tous étrangers au pays, est-ce qu'il pouvait dire d'où ils venaient et ce qu'ils faisaient là ? Et est-ce qu'ils n'étaient affectés qu'à des besognes sales ?

Il en irait ainsi plusieurs soirées de suite. Grand-mère ou quelque autre personne âgée conclurait chaque séance par cette observation, parfaitement saugrenue pour un étranger : « Veux-tu donc nous faire croire que tu as vraiment été là-bas, Guillaume, petit coquin ? Si c'était vrai, est-ce que tu serais ici avec nous en ce moment ? »

L'avion avait atterri à six heures du matin, mais il faisait déjà grand jour : c'était un soleil comme celui qui brillait à neuf ou à dix heures à son firmament natal. Marie-Pierre dut le tenir par la main pendant les formalités de débarquement, le tirer parfois d'une secousse sèche, et même le pincer pour arracher un Guillaume transformé à ce qu'elle prenait pour de l'ébahissement, mais qui était en réalité l'hébétude de la contemplation.

Il venait de s'absorber à peine assis dans l'examen d'une silhouette gigantesque en uniforme, le large ceinturon sanglant la hanche où battait l'étui du revolver, qui passait et repassait dans le corridor dont un décrochement abritait sa banquette. Guillaume était fasciné par les épaules athlétiques, la trépidation des fesses rebondies, l'air affairé, le visage contracté par le vif sentiment de l'autorité.

Le policier faraud s'avisa-t-il de l'observation dont il était l'objet ?

– Eh bien, Bamboula, fit-il à Guillaume alors qu'il passait une nouvelle fois devant lui et tout en lui frictionnant les cheveux d'un geste rude, comme ça il n'a plus rien à becqueter au Sahel, hein ? Alors, comme les autres, tu as décidé de rappliquer chez nous ? Ici aussi, il n'y aura bientôt plus rien à becqueter, tu sais ? à force d'être envahi par les sauterelles de ton espèce.

Le géant s'était éloigné avant même de débiter les derniers mots. Sahel ? Bamboula ? Qu'est-ce que tout cela peut bien signifier ? songeait Guillaume. Le géant revint bientôt et adressa les mêmes propos mystérieux à Guillaume, sans oublier de lui frictionner rudement les cheveux. Il devait trouver ce jeu délicieux, car il s'y livra très longtemps, sembla-t-il à Guillaume qui s'en irritait.

Un autre policier, assis devant lui, derrière un grillage, et qui avait tapé avec application sur sa machine à écrire, [PAGE 139] s'était interrompu et venait d'ôter ses lunettes qu'il essuyait avec un mouchoir et d'un geste énergique. L'enfant l'aperçut alors qu'il se tournait vers lui et l'encourageait d'un sourire. Avec sa petite bouche perdue sous un nez himalayen, ses yeux d'un bleu très clair, son teint rose, ses cheveux poivre et sel coupés très court, il avait le visage le plus doux, le plus amical que Guillaume eût jamais vu à un homme blanc.

Le grand faraud revint à ce moment-là; il eut le même geste ambigu sur la personne de l'enfant, non sans lui déclarer :

– Eh bien, Bamboula, est-il vrai que rien ne va plus au Sahel ?

– Ça suffit, Neto, tu vas foutre la paix à ce garçon, oui ?

L'homme qui venait de tonner ainsi n'était autre que le policier au visage doux, à moitié dressé sur son siège, le nez pointé comme le tube d'un canon, l'œil lançant des éclairs.

– Tiens, voilà l'éternel défenseur de la veuve et de l'orphelin, railla le nommé Neto dont la voix avait cependant baissé d'un ton; eh bien, Dupuy, on ne peut plus plaisanter un Bamboula alors ? C'est pas vrai.

– Fiche-lui la paix, un point c'est tout, lui enjoignit de nouveau l'homme au visage doux.

– Bon, très bien, fit le nommé Neto en s'éloignant comme un grand enfant qui file doux.

Quelques instants plus tard, l'homme au visage doux, qu'on avait appelé Dupuy, s'approcha de Guillaume auquel il tendit un bol fumant de café au lait ainsi qu'une tartine beurrée. Ce fut l'occasion pour l'ami de Raoul de nouer sa première conversation avec un habitant de ce bien surprenant pays.

– Merci, monsieur, dit Guillaume au policier Dupuy, en se saisissant du bol de café au lait.

– De rien, mon gars, répondit le policier Dupuy. Ne t'en fais pas, va; peut-être bien qu'il n'y a plus rien à becqueter au Sahel, comme dit ce malotru; du moins, tant que tu seras sur notre sol, tu mangeras.

Guillaume dévora l'offrande du policier Dupuy qui, décidément, l'avait pris en affection. En effet, au moment de reprendre son bol, il lui indiqua le chemin des toilettes, en lui parlant d'une voix très douce, comme à un malade [PAGE 140] ou à un enfant très jeune. Plus tard, il revint avec un oreiller et conseilla à Guillaume de l'utiliser pour prendre du repos.

– Etends-toi, mon gars, lui dit-il; tu n'en seras pas quitte sans de longues heures d'attente. Tu devras peut-être même passer la nuit là. Tu peux t'endormir, n'aie crainte de rien, allez.

Guillaume ne se fit pas prier pour s'abandonner au sommeil. Sans s'en rendre compte, il avait très mal dormi la nuit précédente, tourmenté qu'il fut d'un bout à l'autre du vol par les transes du premier voyage aérien, une curiosité insatiable, le souvenir des derniers jours passés en compagnie de Raoul et des quatre cents coups qui les avaient remplis.

Quand Marie-Pierre le réveilla et lui mit sous le nez de la viande en ragoût et du riz très blanc servis dans des assiettes en matière synthétique, il faisait encore jour et jamais Guillaume n'aurait soupçonné qu'il fût déjà dix heures du soir et qu'il eût dormi si longtemps. Pourtant il ne semblait pas pressé de secouer l'engourdissement brumeux du sommeil. Dos rond, jambes écartées, yeux le plus souvent mi-clos, il avalait sa pitance avec une précipitation on eût dit animale, à la limite du lapement, soufflant, reniflant, ayant apparemment renoncé à brider les poussées de l'instinct.

Il se recoucha sitôt les assiettes nettoyées, tourné vers le mur, recroquevillé au point d'avoir le menton sur les genoux dans la posture du fœtus. Ce ne fut plus tout à coup qu'un pitoyable petit enfant, presque un nourrisson, terrassé par de trop longues heures d'émotions et offrant le spectacle pathétique du grabataire précoce.

– Pauvre vieux, tu es tout glacé, lui chuchota Marie-Pierre tandis qu'elle le couvrait et le bordait, heureusement que j'ai songé à t'apporter une couverture. Il n'y en a plus pour longtemps, va. J'ai enfin pu toucher Philippe, figure-toi; il avait emmené son monde à la campagne, dans une maison sans téléphone. A combien de vieux amis ai-je dû recourir, mon Guillaume, dont beaucoup avaient changé d'adresse ou de numéro, c'est ce que tu ne peux imaginer. Enfin, il arrive, c'est l'essentiel, et avec un grand avocat encore, qui va nous tirer de là. Allez, dors, n'a patate. Voilà une journée dont tu te souviendras. Dans [PAGE 141] quelle galère je t'aurai embarqué, mon petit vieux ! C'est bien vrai que je suis une illuminée, une dingue, quoi.

C'est le policier Dupuy qui réveilla Guillaume le lendemain de bonne heure en prenant son service.

– Eh bien, lui dit-il joyeusement, on fait la grasse matinée, mon gars ? Voilà bien la jeunesse d'aujourd'hui.

Il lui conseilla d'aller se débarbouiller dans le lavabo des toilettes; une serviette et une savonnette l'attendaient là-bas.

– Et quand tu seras bien astiqué, propre comme un sou neuf, tu sais quelle récompense tu auras méritée ? Un grand bol de café au lait chaud, hmm ! c'est bon, ça, Hein, qu'est-ce que tu en dis, mon gars ?

Guillaume entamait le petit déjeuner réglementaire servi par le policier Dupuy quand résonna dans un couloir le timbre d'une femme disputant âprement un point de droit avec un fonctionnaire bourru. Il reconnut la voix claire et ferme de Marie-Pierre, appuyée par l'organe profond d'un mâle dont les interventions fréquentes approuvaient l'argumentation de la jeune femme, l'enrichissaient, l'illustraient. Cet allié providentiel ne pouvait être que son frère Philippe.

D'ailleurs ils parurent bientôt devant Guillaume.

– Ah, voilà le jeune martyr, s'écria un homme à la grosse figure rouge, le front considérablement dégarni, qui s'avançait vers lui les brus tendus.

Il portait une barbe fournie qui rappelait une gravure de Victor Hugo vieilli. Guillaume l'eût plutôt pris pour le père que pour le frère de Marie-Pierre.

– Alors cette affaire est heureusement arrangée, j'espère ? s'enquit le policier Dupuy assis derrière un grillage, le geste suspendu au-dessus de sa machine à écrire.

– Oui, enfin si l'on veut, répondit Philippe de sa voix de basse, c'est-à-dire que c'est arrangé dans l'immédiat : on nous confie provisoirement le jeune homme parce que c'est un mineur de moins de quinze ans. Le litige reste en suspens quant au fond. Mais avec notre avocat, Maître Silbermann, et son talent exceptionnel, tous les espoirs nous demeurent permis, Dieu merci.

– J'en suis bien heureux pour vous et pour le petit, déclara le policier Dupuy.

– Merci à vous, ami, répondit Philippe.

L'avocat ne l'avait pas accompagné, contrairement à [PAGE 142] l'annonce de Marie-Pierre; c'était un homme assez puissant pour converser longuement au téléphone et à partir de son cabinet lyonnais avec le ministre de l'Intérieur et lui faire accepter ses arguments : la responsabilité des actes d'un mineur de moins de quinze ans, et donc de sa présence intempestive sur le territoire français, incombe, en tout état de cause, à l'adulte qui en revendique la charge et si infraction il y avait au regard des règlements de l'immigration, elle serait imputable à l'adulte. Etc.

En plus des images qui l'avaient d'abord fasciné, c'étaient maintenant les mots qui se gravaient dans sa mémoire, avec l'inflexion des voix et même le rythme de leur débit. Guillaume était également sensible au charme des comportements et des attitudes, avec lesquels il sentait bien qu'il allait devoir fraterniser, puisque le sort n'avait pas voulu qu'on le renvoie à peine débarqué auprès des siens. « Merci à vous, ami », voilà donc ce qu'il fallait dire à un inconnu qui vous montrait de la sympathie dans une circonstance délicate!

– En route, les enfants! gronda joyeusement Philippe, il faut être à Villeurbanne pour déjeuner avec Anne-Laure et Virginie qui nous attendent impatiemment. Mais d'abord, nous allons nous offrir un bon petit déjeuner; quelque chose me dit que vous en avez besoin tous les trois, non ?

– Ouf ! fit bruyamment Marie-Pierre en s'effondrant sur la banquette du premier buffet rencontré entre le poste de police et leur porte de sortie et tandis qu'elle poussait Jean-Paul sur les genoux du barbu.

Celui-ci joua distraitement avec l'enfant, n'ayant d'yeux et d'oreilles que pour sa sœur qu'il appelait tantôt « ma cocotte », tantôt « ma zouloute ». Il s'extasiait du plus petit de ses gestes, du moindre de ses propos. Il l'interrompait sans cesse pour lui dire :

– Toujours aussi courageuse et aussi généreuse. Si, si, si, tu as toujours été plus courageuse et plus généreuse que nous tous, allez! pas de fausse modestie. Tu es donc debout depuis hier, ma pauvre zouloute ? Pourquoi ne m'avoir rien dit ?

– On n'est jamais assuré que la lettre qu'on écrit parviendra au destinataire, c'est tellement démoralisant, répondit Marie-Pierre la première fois que son frère lui adressa ce reproche. [PAGE 143]

– Toute une nuit sans sommeil, se lamentait Philippe.

Guillaume apprit ainsi que, pendant qu'il s'abandonnait aux délices du repos, Marie-Pierre n'avait cessé de battre les halls de l'aéroport, ses salles, ses couloirs, ses escaliers roulants, téléphonant, feuilletant fiévreusement les annuaires, accostant les représentants de l'ordre, consultant les employés des compagnies de transport ou leurs équipages galonnés. Trois fois seulement, étant revenue auprès de son fils qu'elle avait installé pour la nuit sur le coussin d'une banquette et qui dormait comme un bienheureux, et s'étant assise auprès de lui, elle n'avait pu se défendre d'un bref assoupissement, trop bien calée contre le dossier et bien que le skaï lui sciât la peau à travers la toile de son imperméable.

– Pas de problème, déclarait Philippe qui poursuivait avec sa sœur un débat entamé en l'absence de Guillaume; ce n'est pas l'espace qui fera défaut chez nous, au contraire : la disparition de belle-maman a laissé un vide qu'il est devenu urgent de combler enfin. Tu vois, c'est toi et ton monde qui nous rendez service. Sans compter que c'est là que mes amis de la paroisse ont pris l'habitude de venir pour un oui, pour un non. Je veux te mettre tout de suite en rapport avec eux; ils sont très actifs auprès des étudiants de couleur et, d'une manière générale, dans les organisations humanitaires. Tu vas ainsi retrouver le vieux Alain Vidalou. A propos, il s'est marié, figure-toi, juste la veille d'être titularisé; tu sais qu'il est docteur d'Etat depuis deux ans ? Mais toujours aussi ardent militant, rassure-toi. Avec son copain Martingeard, ils vont sûrement t'aider.

– Mais Jérôme ? demanda Marie-Pierre.

– Ne m'en parle pas, dit amèrement son frère, Jérôme s'est délibérément fait nommer à Paris par sa boîte, alors qu'il y avait au moins un poste d'informaticien à Lyon. Tu sais comment sont les jeunes maintenant. Tout plutôt que de vivre avec les vieux. Indépendance, liberté...

– Il songe peut-être à se marier, ce garçon.

– Penses-tu. Tu sais ce que lui serine sa sœur et à quoi il semble se conformer scrupuleusement ? « Ne t'empêtre surtout pas encore d'une mijaurée. Tu gagnes plein de pognon, tu es beau, tu es jeune, tu peux t'amuser librement. Profites-en le plus longtemps... » on a bien [PAGE 144] raison de dire qu'il n'y a plus d'enfant. Tu te rends compte ? A quinze ans!

– Mais bachelière, fit Marie-Pierre.

– Peut-être, peut-être, n'anticipons pas, répliqua Philippe qui essayait de cacher qu'il souriait d'aise.

Après un moment de silence, Philippe déclara :

– Je reconnais que Virginie a toujours été un peu spéciale, extrêmement précoce. Elle me fait peur souvent.

On partit enfin dans la 504 familiale de Philippe, qui fila bon train dans la marée de voitures du boulevard périphérique. Ce spectacle fut pour Guillaume comme l'Apocalypse concrétisée; il se figurait qu'il était englué dans la jungle doublée d'un marécage où des bancs de monstres immondes s'ébattaient, emportés par la seule fantaisie de leur férocité. Il était horrifié en voyant leurs vagues sournoises jaillir indistinctement à gauche comme à droite. Mais le barbu fonçait, impassible, sans renoncer à la conversation qu'il entretenait avec sa sœur, s'interrompant quand même, mais à intervalles très espacés, pour s'écrier :

– Non, mais il est fou, celui-là; regarde-le, c'est ça. Pas étonnant qu'il y ait de plus en plus de morts sur nos routes.

L'autoroute, dès qu'on y aborda, eut un effet soporifique sur Guillaume qui s'endormit pour ne se réveiller qu'aux abords de Lyon. Marie-Pierre venait sans doute d'achever pour son frère la relation de ses trois années africaines.

– Ma pauvre cocotte, quelle aventure! soupirait tristement Philippe. Qui se serait douté que de tels drames se déroulaient aussi au sud du Sahara. Il y a bien eu des allusions sporadiques à Foccart dans certains journaux, on en parlait comme d'un personnage sinistre; on laissait entendre qu'il s'était taillé de petits fiefs là-bas, mais c'est tout, ça n'allait pas plus loin. Il faut mettre les amis de la paroisse dans le coup sans tarder. Eh ben... Il doit bien y avoir quelque chose à faire avec Amnesty International, la Ligue des Droits de l'Homme, le Parti socialiste, Frères des Hommes... Il n'y a que les cocos que tu devrais éviter comme la peste, si tu m'en crois; on ne comprenait déjà rien à leur jeu, mais alors depuis qu'ils ont quasiment répudié le programme commun et [PAGE 145] qu'ils se sont mis à diriger leurs coups les plus rudes contre la gauche, pour moi c'est comme de l'hébreu.

II

Le journal attesta le 2 juillet que Virginie avait été brillamment reçue dès le premier groupe d'épreuves au baccalauréat C. On fêta l'événement en famille, dans la plus folle gaieté malgré un fond persistant d'angoisse, les Letellier et les Dzewatama devant participer à une manifestation politique organisée par les mouvements de gauche de l'agglomération lyonnaise qui voulaient ainsi protester contre l'assassinat d'un travailleur immigré par un tenancier de bar.

– On va encore se faire rosser comme bourriques, marmonnait de temps en temps Virginie.

– Nous ne serons pas les premiers, lui répondait sa mère Anne-Laure avec le mélange d'héroïsme et de résignation qui caractérise les femmes au foyer.

– A quoi ça sert d'aller se faire matraquer régulièrement tous les mois ? reprenait un moment plus tard Virginie. Ah, les bourgeois! Routiniers jusque dans le masochisme.

Philippe dédaigna le défi lancé par sa fille jusqu'à l'arrivée des Vidalou, attendus pour le café, comme s'il avait été assuré de l'emporter avec l'arme de leur présence.

– Pouvons-nous laisser massacrer de pauvres diables parce qu'ils sont basanés ? commença-t-il; la France n'est tout de même pas l'Alabama.

– Tu crois, papa ? demanda ironiquement Virginie.

Philippe poursuivit imperturbablement son envolée, tourné vers les Vidalou, qui n'étaient pourtant plus à convertir.

– Voilà un malheureux garçon, un peu éméché, c'est vrai, car c'est samedi soir, et l'on sait bien qu'ils ne tiennent pas l'alcool. Il est seul. Passant dans la rue, il avise un café rempli de joyeuses conversations, d'éclats de voix juvéniles qui, pour d'autres, seraient une invitation. Il entre donc; car enfin, un café, c'est un établissement public, oui ou non ? Qu'espère-t-il ? Un peu de chaleur humaine, peut-être. Est-ce trop en demander vraiment ? [PAGE 146]

Comment l'accueille-t-on ? « La porte, Mohammed, ou le cercueil! » Comme je vous dis. Il croit à une blague, il veut plaisanter, il offre une tournée, sa tournée. « La porte ou le cercueil, Mohammed », répète sinistrement le patron. « Fous le camp, bougnoule, va-t-en picoler ton pétrole », a crié une autre voix dans la salle. Ledit bougnoule ne s'offusque pourtant pas, il prend même le parti d'en rire. Il n'a pas vu le patron grimper quatre à quatre les marches de l'escalier dissimulé derrière les rangées de bouteilles; l'autre redescend aussitôt muni d'une carabine long rifle. Et de mettre en joue le pauvre diable qui ne peut y croire. Et le salaud fait feu. Eh oui ! Imaginez cette scène...

– Atroce! fit Anne-Laure en se forçant à frissonner spectaculairement. Et attendez : il faut raconter la suite pour Marie-Pierre et Guillaume peu habitués à l'ambiance idyllique de notre agglomération.

Ayant à cœur de faire son métier, la police vient donc arrêter le meurtrier et on le met en garde à vue. Mais voilà que les commerçants s'assemblent, se forment en cortège et viennent bruyamment assiéger le commissariat de police, demandant la libération immédiate de leur confrère. Allait-on sacrifier toute une famille en la privant brusquement de son chef ? Ruiner le bar, une petite entreprise où il venait de mettre un investissement considérable, en lui ôtant son animateur ? Bref, tout l'arsenal de chantage des racistes.

– Tu ne vas pas nous dire qu'il a été finalement libéré ! s'insurgea Marie-Pierre.

– Et comment qu'il a été libéré, et plus vite que tu ne croirais encore. Tu penses, ce n'est pas à ceux-là que le maire voudrait causer le moindre chagrin. C'est parmi eux que se recrute le gros de ses électeurs. Pas question qu'il leur refuse un caprice.

Guillaume était trop profondément ébranlé par la nouveauté de ses aventures pour en démêler si peu que ce soit le sens. Il ne pouvait se douter que sa revanche définitive sur une enfance précaire et cahoteuse commençait là, dans ce pays hostile, comme hérissé, au milieu de ces étrangers dont les propos, les mœurs et même l'aspect lui paraissaient si insolites. De son côté, Marie-Pierre, cruellement pourchassée encore elle-même par le souvenir de sa transplantation, s'abandonnait à l'obsession des [PAGE 147] affres et des aléas qui guettaient son jeune protégé, l'ami des mauvais jours, celui auquel elle devait toute sa sollicitude.

Virginie, que sa coupe de champagne avait émoustillée, vint tout à coup s'asseoir près de Guillaume, lui passa le bras autour du cou et lui dit :

– C'est vrai que ton papa était procureur ?

Guillaume jeta un regard bref, presque furtif à Marie-Pierre avant de branler le chef affirmativement.

– Il est marrant ! s'écria joyeusement Virginie en battant frénétiquement des mains. Et tu l'aimes bien, ton papa ?

Cette fois Guillaume adressa un long regard de chien battu à Marie- Pierre qui en éprouva un sentiment bizarrement cuisant, comme de l'humiliation.

– Eh bien, ma patate, réponds-lui, murmura-t-elle à l'adresse du jeune Africain. Réponds à Virginie, c'est ton amie. Aimes-tu ton papa ?

– Oui, fit Guillaume dans un souffle.

– Il cause, bravo ! s'écria Virginie, au moins ce n'est pas un simulacre de bonhomme.

C'est parfaitement indécent, pensa Marie-Pierre, et Philippe devrait taper sur les doigts de sa fille. Ce n'est pas en passant ses extravagances à cette petite chipie qu'ils apprivoiseront mon pauvre petit Guillaume. Mais Philippe se bornait à sourire, un peu béatement; il ne doutait pas, lui, du grand cœur de sa fille.

– Mais au fait, procureur, ça consiste en quoi ? demanda Virginie cette fois à la cantonade.

Le chœur des adultes murmura de molles paroles de protestation que Philippe se chargea de ramasser en cette maxime d'une fulgurante densité :

– C'est bien la peine d'être bachelier quand on ignore ce qu'est un procureur.

– Ouais, l'insulte est aisée, mais l'art du dialogue difficile, gouailla sentencieusement Virginie.

Guillaume s'était barricadé dans le silence, à son accoutumée, l'œil vague, montrant ce visage parfaitement inexpressif et indéchiffrable que Marie-Pierre avait si souvent observé chez les Africains en proie au désarroi mondain. L'attitude contrastée des deux adolescents en disait long sur l'opposition de deux systèmes d'éducation. [PAGE 148]

– Avec tout ça, je ne sais toujours pas ce qu'est un procureur, se lamentait Virginie.

– Un procureur, eh bien, c'est un magistrat, se hasarda Marie-Pierre.

– Ah oui, fit Virginie, c'est juste une façon de parler, quoi, c'est un autre mot pour dire magistrat. En somme, tous les procureurs sont des magistrats et inversement.

– Mais non, protesta Philippe, je vais t'expliquer, tu vas voir comme c'est clair.

– C'est pas trop tôt, gémit la voix pâteuse de Virginie.

Philippe fit un exposé un peu long, mais brillant, très documenté; il y fut question de magistrature assise ou debout, de Parquet, de juges inamovibles, d'instruction et de juridictions, de réquisitoire et de verdict.

– Si j'ai bien compris, conclut Virginie dont la joue était marbrée de rouge et l'œil brillant, un procureur, c'est un flic, un Judas qui dénonce les gens soi-disant au nom de la société. Elle a bon dos, la société.

– Des flics, il en faut, remarqua benoîtement Philippe.

– Tu parles ! répartit Virginie. Eh, papa, des gens comme toi, qui passent leur temps à dénigrer les jeunes, il en faut aussi ? Est-ce que tu crois vraiment que nous sommes des ignorants ? Papa, est-ce que tu imagines quelle tête tu ferais si je te parlais de logiciels, d'algorithme, de circuits intégrés, de composantes ? Tiens, écoute, papa, toi qui étais si balaise en lettres, que tu dis, écoute :

J'ai mendié la mort chez des peuples cruels
Qui n'apaisaient leurs dieux que du sang des mortels
Ils m'ont fermé leur temple; et ces peuples barbares
De mon sang prodigué sont devenus avares.
Enfin, je viens à vous et me vois réduit
A chercher dans vos yeux une mort qui me fuit.
Mon désespoir n'attend que leur indifférence :
Ils n'ont, pour avancer cette mort où je cours,
Qu'à me dire une fois ce qu'ils m'ont dit toujours.
Voilà, depuis un an, le seul soin qui m'anime.
Madame, c'est à vous de prendre une victime
Que les Scythes auraient dérobée à vos coups,
Si j'en avais trouvé d'aussi cruels que vous.

Eh bien, papa, accouche : de qui est-ce ? Hein, dis-le, [PAGE 149] toi le fort en thème. Ah, ah, ah, papa ne sait pas. Mon papa est analphabète, a-nal-pha-bè-teu, a-nal-pha-bè-teu, a-nal-pha-bè-teu...

On dirait du Corneille, marmonna Philippe.

– Du Corneille ! Affreux, horrible, abominatio desolationis, alors là, tu n'as rien compris à Corneille, ni à l'autre d'ailleurs.

Virginie s'était levée, au grand soulagement de Guillaume car elle avait fort mauvaise haleine. Elle gambadait à travers la salle en chantant a-nal-pha-bè-teu, avec un étrange geste des deux mains qui faisait rire d'indignation les témoins et dont le sens échappait à Guillaume. Enfin, elle revint s'asseoir et s'écria :

– Tu l'as dans le baba, hein, papa! Tiens, je vais t'aider : voici ce que répond l'autre personnage :

Quittez, Seigneur, quittez ce funeste langage.
A des soins plus pressants la Grèce vous engage
Que parlez-vous du Scythe et de mes cruautés ?
Songez à tous ces rois que vous représentez.
Faut-il que d'un transport leur vengeance dépende ?
Est-ce le sang d'Oreste qu'enfin on vous demande ?
Dégagez-vous des soins dont vous êtes chargé.

– Eh bien papa, poursuivit Virginie, tu ne devrais plus hésiter maintenant; tout le monde sait ça, ça traîne partout, c'est fastoche, c'est bateau...

Marie-Pierre n'avait pas attendu le dernier vers de l'autre tirade pour s'éclipser en prétextant des soins à donner à Jean-Paul dont la santé n'avait pourtant jamais été meilleure. Elle dissimulait péniblement combien l'irritait sa nièce dont l'attitude lui semblait inspirée de cette manie de la provocation que mai soixante-huit avait répandue dans la jeunesse bourgeoise des lycées et des universités. A l'évidence, la petite garce avait délibérément jeté ces vers comme un pavé dans la mare; elle entendait signifier non seulement qu'elle était informée des liens qui avaient uni Marie-Pierre et Vidalou, mais aussi qu'elle n'était pas dupe de l'impassibilité affichée par les anciens amoureux.

La jeune femme voyait un goût du sacrilège dans l'effronterie qui, à travers le scénario et la rhétorique d'un pédant rêveur de cour, prétendait interpréter une expérience [PAGE 150] qu'elle croyait enterrée à jamais et, à plus forte raison, le drame qu'elle traversait. Elle devait reconnaître malgré tout que la métaphore était séduisante; dans plusieurs vers, les mots semblaient inviter à des substitutions génératrices de pénétrantes congruences.

Quand elle reparut, Virginie était assise sur les genoux de son père et arrachait un à un des poils à sa barbe, en même temps qu'elle lui adressait des propos singulièrement affectueux :

– Hein, mon papa, que les gens de ta génération ne sont pas si malins. Ouais, Monsieur Vidalou a trouvé, je sais bien, j'ai entendu, j'ai pas les portugaises ensablées, où est le mérite de Monsieur Vidalou ? Enfin, Monsieur Vidalou est prof, oui ou merde ? Oh, Monsieur Vidalou, vous n'allez pas me dire, vous êtes bien maître assistant à la Fac. De sciences éco, de sciences éco, un prof c'est un prof, un point c'est tout, et puis zut ! C'est moi qui ai raison, d'abord! C'est toujours les jeunes qui ont raison, et non de vieux machins comme vous. C'est pas ce que tu m'as toujours dit, mon papa ? Tu es peut-être analphabète, mais tu es bien le plus mignon petit papa de la création, tu sais ? C'est-y pas l'essentiel, mon petit papa, mon grand tout petit papa ?

– Mais certainement, ma biquette, répondit Philippe. J'ai réclamé la mort... comment disais-tu cela déjà, répète un peu. Ah oui, j'ai mendié la mort chez des peuples cruels...

Père et fille psalmodiaient tour à tour chaque vers. Marquée sans le savoir par les comportements africains, Marie-Pierre jugeait que ce spectacle n'était pas exempt d'indécence. Elle entreprit de faire l'éloge de Guillaume, se doutant que les deux étranges tourtereaux renonceraient bientôt à leurs roucoulements pour l'écouter.

Elle vanta la vigueur et la profondeur de son attachement, exposa la finesse de son instinct, ne tarit pas sur la générosité de son dévouement.

– Malheureusement, poursuivit-elle, Guillaume n'a pour ainsi dire jamais eu de chance; par exemple, il a été trop longtemps privé de son papa pour bénéficier d'un privilège aussi élémentaire qu'une scolarité normale – je devrais même dire d'une scolarité tout court. C'était trop tard, quand nos destins se sont croisés, hein Guillaume ? Bien qu'ils aient le même âge à quelques mois [PAGE 151] près, Virginie trouverait peut-être que Guillaume sait à peine lire.

– Pour être nounouille, ça! déclara Virginie qui avait en effet renoncé à la psalmodie tragique, il ne sait même pas monter à vélo.

– Comment, tu ne sais pas monter à vélo, Guillaume ? protesta Marie-Pierre blêmissante.

– Oui je sais monter à vélo! répondit vivement Guillaume, avec un vélo normal, pas un vélo comme ça...

Le jeune Africain mimait un coureur cycliste, cassé en deux, ramassé sur lui-même pour fendre l'air.

– Ah oui, c'est le vélo de course qui gêne ce garçon, commenta Anne-Laure. Il faut dire que quand on n'a pas l'habitude, c'est pas évident. La vague du vélo de course, c'est quand même récent même chez nous; les gens de mon âge aussi ont du mal. Comme ils sont quand même plus arriérés en Afrique, forcément l'évolution n'a pas suivi. Monter à vélo, c'est à la portée de tout le monde, je me disais aussi. C'est le vélo de course qui le anticape, c'est pas grave, ça.

Marie-Pierre rayonnait : Guillaume s'était rebiffé; l'éclair d'une forte personnalité avait enfin percé le masque figé des visages de sa race où les malveillants lisaient, non pas le mystère comme elle qui connaissait les Africains, mais l'intelligence ou la passivité.

– Ce que vous ignorez encore, reprit-elle en s'exaltant, c'est que, comme footballeur, Guillaume n'a pas son pareil, à âge égal je veux dire. Ce sport n'a pas de secret pour Guillaume, je ne vous dis que ça. Hein, ma Patate ? Il faut le voir estourbir un adversaire presque deux fois plus haut; d'abord, c'est bien simple, vous ne verriez rien. Si, le bonhomme écroulé pour le compte.

– Oh, mais c'est qu'il est violent, le bougre! s'écria Virginie.

– C'est Letoquart qui va bondir de joie, déclara Philippe, quand je lui dirai que j'ai son oiseau rare chez moi, depuis qu'il se démène pour doter ses cadets d'une locomotive.

Il plut à verse sur la manifestation; son déroulement en fut perturbé au point que le cortège refusa de se disperser à l'heure convenue la veille avec les responsables de la police. Il y eut danger que la marée des militants ne déferle sur la muraille formée par les forces de l'ordre [PAGE 152] pour leur fermer le passage. Le peuple criait à la duperie; il menaçait de recourir à l'action spontanée si l'interlocuteur s'entêtait.

Les autorités se montraient décidément intraitables pas question pour une raison de circonstance de remettre en cause un accord qui avait conclu de laborieuses négociations et devait avoir force de loi. On échangea sommations et défis; leur écho, répercuté par les hauts-parleurs, roulait d'un bout à l'autre du champ de bataille, une artère du centre de Lyon, profondément encaissée entre des immeubles abrupts. Les falaises de leurs murs luisaient farouchement; les adversaires semblaient devoir puiser dans leur vue sauvage un acharnement digne des défilés des guerres puniques où l'on s'étripa jadis avec entrain.

L'échauffourée fut pourtant fidèle à la tradition, déroulant des fastes attendus de tous, à l'exception de Guillaume, d'abord ébahi comme un néophyte devant le rite sophistiqué d'une religion décadente. Les assauts des matraques tournoyantes se heurtèrent au barrage de projectiles lancés par les plus jeunes manifestants qui s'étaient massés aux premiers rangs. Suivirent diverses tentatives incertaines d'un engagement frontal, masses contre masses, auxquelles l'un des partis trouvait toujours le moyen de se soustraire au dernier moment. D'amples manœuvres napoléoniennes, à peine esquissées, se brisaient avec fracas contre les façades des boutiques, leur ressac mettant à découvert des combats singuliers plus appliqués que meurtriers.

Le baroud d'honneur préludant à la dislocation répandit la plus plaisante des confusions. C'est alors que les familles, sagement groupées auparavant, se désunissent, les générations étant diversement sollicitées par les vicissitudes de la conjoncture. Dans la frénésie chaloupée des banderoles P.S.U., F.E.N., C.G.T., C.F.D.T., M.D.P.L., S.G.E.N., M.R.A.P., L.C.R., L.O., des débandades anonymes secouaient les franges de la foule ; la chaussée retentissait de la galopade des ultimes poursuites.

Pour la première fois de sa vie, Guillaume voyait asséner des coups d'une effarante brutalité sur des hommes, des femmes et même des enfants à peau blanche; il n'est point de mot pour dire la stupéfaction qu'il en ressentit. Tandis qu'il était en proie aux violentes émotions procurées par ces événements, le jeune Africain aperçut [PAGE 153] Marie-Pierre jetée à quatre pattes sur un trottoir et tentant vainement de se relever tandis qu'un homme en uniforme la frappait rageusement à coups de matraque. Il arriva à Guillaume ce qu'il n'avait jamais éprouvé auparavant, même quand les aiglons dévastateurs avaient infligé leur plus cuisante défaite à son équipe, les lionceaux métamorphosés, sur leur propre terrain à Niagara : Guillaume perdit son sang-froid et manqua se perdre. Son cœur fit un grand bond, ses oreilles grondèrent à s'assourdir, l'éblouissement de mille éclairs l'aveugla; il ne sut plus où il était. Un unique saut de puce le jeta dans la mêlée, comme par miracle dans la position précise de la talonnade. Et de porter aussitôt sa botte, en une cabriole, acrobatique au-delà de toute imagination, à peine préméditée cette fois mais d'autant plus foudroyante; on eût dit qu'il avait voulu faire honneur à sa réputation, à peine établie par Marie-Pierre, de terreur des stades; il s'en fallait qu'il y songeât, en vérité.

Le choc claqua en même temps que jaillit un beuglement, alors que Guillaume achevait son tour le plus fulgurant sur lui-même. Sa manœuvre n'avait pourtant pas échappé à un homme en uniforme bleu nuit dont le regard consterné transperça comme une épée celui de Guillaume.

– Eh, vous avez vu le moricaud ? cria l'homme en uniforme, la bouche horriblement tordue par un rictus; attrapez le moricaud, les gars, c'est lui qui a fait le coup. Puisque je vous dis que c'est le moricaud, attrapez-le, qu'est-ce que vous attendez ?

Virginie, qui se trouvait alors non loin de Guillaume, ayant perdu ses parents de vue, se précipita sur l'adolescent, lui saisit vivement le bras, le tira, l'entraîna dans une fuite forcée, Guillaume s'obstinant à traîner les pieds, car il ignorait la nature du danger dont on essayait de le sauver.

– Quel ballot ! lui faisait sourdement Virginie, j'ignore comment ils s'y prennent chez toi, les flics, mais ceux d'ici, si jamais ils te chopent après ce que tu viens de faire, eh bien, mon gars, ça sera ta fête, crois-moi. Allez, trotte, merde !

Plusieurs en-bourgeois avaient d'abord esquissé une tenaille à laquelle leur vélocité déroba prestement les fuyards. La petite troupe se lança à la poursuite des deux [PAGE 154] adolescents en faisant sonner ses pas aussi bruyamment qu'un troupeau d'éléphants. Virginie eut beau se perdre dans les ruelles, se faufiler dans le dédale d'un vieux quartier voisin, précipiter ses enjambées, se rencogner, faire demi-tour, les en-bourgeois les traquaient, les talonnaient. « Il était donc dit, songeait Guillaume, que je me ferais courser partout où j'irais ? »

Virginie changea alors de tactique; elle ramena Guillaume au galop vers le gros du cortège; mais les embourgeois n'en furent pas moins sur eux aussitôt; ils allaient déjà se saisir de Guillaume; Virginie poussa un hurlement qui pétrifia la petite troupe de policiers transformés en pantins, le geste du bras suspendu, l'œil fixe, la bouche entrouverte.

– C'est pas vrai, braillait Virginie, c'est pas lui, d'abord; il n'est pas un voyou ni un casseur; il habite chez mon papa et mon papa travaille à la préfecture.

La foule s'était rapidement amassée autour de ce qui paraissait une rixe ayant quelque chance de se transformer en bagarre. Le C.R.S. mis à mal par Guillaume s'était avancé, il soutenait sa mâchoire effondrée avec la paume de sa main renversée; un linge l'emmaillotait, rougi, imbibé, gargouillant de sang.

– C'est lui, criait l'autre C.R.S. qui aidait le blessé à fendre la foule; je vous dis que c'est lui, je le reconnais, c'est le moricaud.

– C'est pas vrai, tous des menteurs, psalmodiait Virginie en trépignant; d'abord c'est pas un voyou, ni un casseur, il habite chez mon papa, et mon papa travaille à la préfecture.

– Je vous dis que c'est lui, répétait le C.R.S. qui, avec deux autres maintenant, accompagnait son camarade blessé perdant abondamment son sang, c'est bien lui, c'est le moricaud.

– Le quoi ? demanda mi-figue mi-raisin un jeune homme portant le brassard du service d'ordre C.G.T. et dont la haute stature se dressa tout à coup au milieu des acteurs de la rixe; monsieur le C.R.S., c'est une insulte ça, moricaud, même que c'est une insulte raciste, vous ne saviez pas ? Alors modérez vos propos, voulez-vous ?

La dizaine de policiers, cinq en-bourgeois toujours en proie à la stupeur, les autres en uniforme, dont l'un grièvement blessé, étaient comme pris au piège au milieu [PAGE 155] d'une foule dont la vue du sang stimulait le tumulte et l'indiscipline. On n'entendait guère les protestations du porte-parole des policiers égarés, mais la voix du géant au brassard bleu et rouge éclatait comme un clairon dans le chaos de la foule.

– Non, mais vous l'entendez, camarades ? déclarait le géant, c'est le monde à l'envers, ma parole; il a démoli votre collègue, ce gamin, ce morpion ? A qui vous ferez croire une chose pareille ? Qu'est-ce qu'il avait, cet enfant, pour cabosser votre armoire à glace, une barre à mine peut-être ? Faudrait nous la montrer, peut-être. Oui, c'est ça, avec vous autres, c'est chose courante que les puces écrasent les éléphants, on sait bien. Vous y croyez, vous, camarades ?

– Eh, vous ne croyez pas que vous feriez mieux d'appeler une ambulance pour votre camarade qui est en train de se vider de son sang ? demanda une voix maternelle venue de la foule autour de Guillaume, au lieu de nous faire chier avec vos salades à la noix ?

– C'est pourtant lui qui a fait le coup, répétait le C.R.S., c'est pas un gamin, c'est un voyou, et un sacré voyou.

– C'est pas vrai, cria Virginie, tous des menteurs...

– Bon sang! pesta audiblement un autre homme en uniforme, jusque-là silencieux, dommage que je sois si loin de cette poufiasse !

– Comment! c'est ma fille que cet individu traite de poufiasse ? rugit Philippe retrouvant les brebis égarées de son troupeau et qui s'approchait en jouant des coudes; poufiasse, Virginie ? Mais qu'est-ce que ça signifie ?

– C'est pas possible, ils en ont qu'après les nanas aujourd'hui, ces salauds-là, protesta une voix anonyme, mais point maternelle; à croire qu'ils le font exprès. Virils peut-être, mais pas téméraires, les C.R.S.

– Cocus, pédés ! clama le peuple en courroux à l'adresse desdits C.R.S.

– Si ça se trouve, c'est même pas des vrais flics, dit une voix anonyme et cristalline près de Guillaume; des vrais n'oseraient pas avouer qu'ils se sont fait tabasser par un petit immigré africain : un espèce de petit Balouba. Un Bicot peut-être, et encore. Non, c'est pas des vrais.

– Et qu'est-ce que ça serait alors, balaises comme ils [PAGE 156] sont ? rétorqua une autre voix cristalline, des ballerines de l'opéra ? N'importe quoi.

– Eh ben des Corses du S.A.C., pourquoi pas ? Vise un peu leurs dégaines. Y a pas plus balaises que des Corses habillés en flics ; c'est vrai, c'est pas des vrais.

– Qu'est-ce que nous avons fait au Bon Dieu pour nous balancer des gourdes pareilles! gronda une voix de femme qui avait des inflexions viriles. Y a rien de plus taré qu'un rassemblement de nanas connes. De faux Corses, de vrais flics déguisés en barbouzes du S.A.C., qu'est-ce qu'on en a à foutre ? Bon Dieu, un flic c'est jamais qu'un poulet, une vache fasciste.

– On vous a rien dit, nous ! lui fut-il répondu, on vous connaît même pas, alors.

– Allons bon, commentait maintenant à mi-voix le géant au brassard bleu et rouge, la flotte, les flics enragés, les casseurs petits-bourgeois à Krivine, ça ne nous suffisait pas, voilà les pétroleuses qui vont se crêper le chignon. On aura décidément tout vu aujourd'hui. Vous ne trouvez pas que cette manif est assez bordélique comme ça ?

Guillaume se souviendra que ce fut le mot de la fin. A sa surprise, la combativité populaire tomba brusquement; on enroula les banderoles; les amoureux se prirent à la taille avant de s'éloigner, de nouveau seuls au monde; le macadam jonché des débris pittoresques de l'affrontement fut abandonné aux brodequins des forces de l'ordre.

Le pavillon des Letellier à Villeurbanne devint du jour au lendemain un lieu de pèlerinage où deux bienheureux recevaient l'encens de fidèles toujours plus nombreux. La meilleure part de l'hommage allait à la belle-mère; ce n'était que justice. N'avait-elle pas consenti pour le salut commun un sacrifice rare dont son bras plâtré jusqu'à l'épaule était le témoignage ? Au beau-fils était voué un culte ambigu où perçaient des frayeurs du fond des âges pour les prestiges obscurs.

On le pressait souvent de dévoiler les recettes cachées dont la magie avait fait merveille face aux forces de l'ordre. Guillaume se dérobait, avec l'approbation de Marie-Pierre. Philippe insistait pourtant; il avait l'âme des montreurs de monstres, au demeurant exempte de toute vanité, préoccupée par simple bonhomie de nantir tout [PAGE 157] visiteur du souvenir de moments charmants. De guerre lasse, Marie-Pierre se résignait à poser comme par hasard sur son jeune protégé ce regard bleu, insaisissable pour tout autre, mais où Guillaume avait appris à lire l'encouragement, l'applaudissement, la prudence, le refus, l'indignation, la nostalgie attendrie du ciel équatorial.

Guillaume se levait, s'avançait gauchement au milieu de la salle, puis adoptait la posture à la fois du danseur de claquettes, du prestidigitateur acrobate et du bretteur. Il se déjetait, se désarticulait, exécutait un bond avec retournement simultané, une sorte d'entrechat; le talon de son pied droit avait en même temps fulguré pour frapper une cible invisible avant de se poser sur le sol, mais le prodige avait échappé aux spectateurs, fascinés par plusieurs torsions quasi instantanées du tronc.

Philippe avait proposé que cette merveille soit enregistrée par la caméra de Vidalou : le maître-assistant des sciences économiques avait tous les dons, y compris l'art de filmer avec l'autorité d'un professionnel. Marie-Pierre avait très vivement protesté, puis tenu bon : Guillaume n'allait tout de même pas être transformé en saltimbanque.

– Bravo ! s'était écriée Virginie, c'est inouï, il faut que le voyeurisme des bourgeois transforme tout en spectacle. Et quand les flics lui auront mis la main au collet et fait la tête au carré, la caméra sera-t-elle là aussi ? Parce que, tels que nous les connaissons, ils finiront par l'avoir, même s'ils doivent y mettre l'éternité. Quand ils vous tiennent dans leur collimateur, c'est pas seulement pour un après-midi, grand footballeur. Faudra plus jamais oublier de faire gaffe si tu tiens à tes abattis. Ah, ah, ah, immigré et hors-la-loi, ça au moins c'est original.

– A peine! fit timidement Vidalou.

A sa première aversion pour sa nièce, Marie-Pierre mêla désormais en toute loyauté de la gratitude, parce que Virginie s'alarmait pour la sécurité de Guillaume, de l'admiration pour la perspicacité avec laquelle elle évaluait les périls qui le menaçaient.

Les écoles avaient bien fermé leurs portes à la fin de juin, mais les jeunes des banlieues modestes attendraient jusqu'au grand exode des congés payés pour partir en compagnie de leurs parents. Un grand nombre n'iraient d'ailleurs nulle part, et traîneraient de-ci de-là pendant [PAGE 158] tout l'été. Letoquart demeurerait bien là jusqu'à la fin de juillet, mais uniquement pour organiser quelques matches d'entraînement, en rab comme il disait, à l'intention de ses cadets. Il voulut mettre cette période à profit pour tester les talents de Guillaume; il venait le chercher en voiture. Mais Marie-Pierre refusa de le laisser partir chaque fois que Virginie était empêchée de l'accompagner.

(à suivre)

Mongo BETI