© Peuples Noirs Peuples Africains no. 37 (1984) 111_113



QU'EST-CE QUE LA LITTERATURE ?

Odile TOBNER

A propos du Dictionnaire des Œuvres littéraires négro-africaines je voudrais soulever un problème qui me paraît digne de débat, c'est celui de la définition même de l'œuvre littéraire. Dès les premières lignes de présentation de l'ouvrage, on trouve l'affirmation qu' « aucun genre n'a été omis. Aucune œuvre n'a été écartée », de ce qui se veut « une synthèse de l'écriture française dans le continent africain ».

Or, n'y figurent ni Nations nègres et culture, ni aucun autre ouvrage de Cheikh Anta Diop, ni Liberté I, II de Senghor, ni Main basse sur le Cameroun de Mongo Beti, ni l'Essai sur la problématique philosophique dans l'Afrique actuelle de Marcien Towa, ni Sur la philosophie africaine de Paulin Hountondji; c'est-à-dire qu'ont été écartées toutes les œuvres appartenant au genre capital de la littérature d'idées. Ce principe conduirait à rayer de la littérature grecque la République dePlaton et la Politique d'Aristote, de la littérature latine les Philippiques et les Lois de Cicéron, de la littérature française les Provinciales de Pascal et les Lettres philosophiques de Voltaire. Les idées n'ont droit de cité dans la littérature africaine qui si elles se présentent sur un mode extrêmement mineur, loin de l'Essai et du Pamphlet, comme d'inoffensives Chroniques, telles les impressions de Dadié sur Paris, Rome ou New York, ou des Récits, tels les Carnets d'Amérique, de Mudimbe.

Le classement par genres a le mérite de souligner de façon éclatante et significative cet ostracisme de l'idée qui est une tradition bien établie de la critique africaniste. [PAGE 112] On peut certes trouver insuffisant le découpage traditionnel des genres, encore faut-il en utiliser toutes les ressources. Dans toutes les littératures, et pas seulement la littérature africaine, il y a des œuvres qui « défient ce découpage traditionnel », cela ne l'empêche pas d'avoir une efficacité didactique incomparable. Ici il fonctionne comme un véritable révélateur de l'esprit qui anime l'africanisme littéraire, qui est la terreur devant l'expression de l'idée forte. D'aucuns vous diront qu'il ne peut pas y avoir de littérature d'idées chez les Africains puisque la raison n'est pas leur domaine. La preuve c'est que, lorsqu'ils ont des idées, ce sont de mauvaises idées, les unes parce qu'elles détruisent les idées reçues, ce sont celles de Cheikh Anta Diop et de quelques autres, les autres parce qu'elles sont détruites par le premier raisonnement venu, ce sont celles de Senghor. Ne dit-on pas que pour se présenter à l'Académie française il a aligné tous ses titres poétiques et pudiquement passé sous silence les discours sur la négritude, comme étant trop peu littéraires sans aucun doute.

Il ne s'agit évidemment pas de classer dans la littérature d'idées tout ce qui s'écrit en fait de thèses plus ou moins digestes. De ce point de vue A. Kom a raison de privilégier l'accueil critique. Il faudrait peut-être compléter par la prise en compte de l'accueil public, surtout lorsqu'il commence à jouer sur plusieurs générations d'auteurs. De ce point de vue, les « grands » auteurs, ceux dont l'influence et le prestige vont grandissant avec les années, ne sont pas ceux que la critique a tenté d'imposer comme tels, mais ceux, au contraire, qui se dégagent victorieusement de l'étouffement qu'elle a tenté d'exercer sur eux. Dans l'ouvrage fondamental sur la littérature antillaise de Jack Corzani, on trouve à diverses reprises l'affirmation que l'œuvre de Fanon n'est pas « littéraire ». Cette affirmation a fait école et cent professeurs et mille élèves l'ont répétée à qui mieux mieux... jusqu'au jour où l'un d'eux, plus curieux, est allé lire le texte. C'est qu'il résiste, le texte; il est terriblement et littérairement là. Il va donc falloir inventer à la littérature antillaise un chapitre de littérature d'idées.

La littérature d'idées appartient en effet pleinement à la création littéraire; elle en est même le plus beau fleuron. [PAGE 113] Ce qui est littéraire, ce n'est pas ce qui se présente soi-même comme étant littéraire, c'est ce qui fait lire et s'impose comme texte, forme et fond, son évidence. On aurait aimé, mais comment une pareille audace eût-elle été jugée dans les milieux de la critique « littéraire » africaniste ? trouver dans ce Dictionnaire la mention des textes, discours et lettres de Lumumba. J'entends déjà se gausser les malins qui savent, eux, ce que c'est que la littérature et qui disent qu'il ne faut pas la mélanger avec ce qu'ils disent n'être que de la politique. Jugeons-en : voici trois textes, tous les trois politiques. Lequel des trois pensez-vous susceptible d'être retenu par la postérité comme littéraire, c'est-à-dire digne d'être lu et relu ?

« Un pays comme le nôtre a tout intérêt à cultiver les vertus de modestie et de lucidité. Nous vivons une époque inquiétante où, sans crainte de ridicule, les dactylos postulent des postes d'ambassadeur et des aides-infirmiers la direction d'un service de cardiologie »[1].

« L'indépendance est plus qu'un postulat mais l'axiome de notre volonté de libération »[2].

« Notre pauvre peuple dont on a transformé l'indépendance en une cage de fer, d'où l'on nous regarde du dehors, tantôt avec cette compassion bénévole, tantôt avec joie et plaisir »[3].

La littérature est-ce l'expression plate d'une pensée plate, l'expression creuse d'une pensée creuse ou ce quelque chose d'autre, d'indéfinissable, capable d'atteindre le cœur de l'homme et le cœur des choses, et qu'on a appelé le sublime ?

Odile TOBNER


[1] Henri Lopès, Sans tam-tam (c'est Gatsé, héros idéaliste, qui parle).

[2] Bernard Dadié, Iles de tempêtes (l'auteur fait parler Toussaint Louverture).

[3] Patrice Lumumba, Lettres (ultime lettre écrite en prison).