© Peuples Noirs Peuples Africains no. 37 (1984) 30-54



ELEMENTS POUR UNE ANALYSE PLURIELLE
DU PLEURER-RIRE
[*] DE HENRI LOPES

T. Zezeze KALONJI

En publiant l'étude qu'on va lire, nous ne songeons nullement à désavouer le compte rendu du même roman paru dans le numéro 35 (septembre-octobre 1983) de Peuples noirs-Peuples africains. En fait, les deux textes nous sont parvenus en même temps : seule une circonstance malheureuse, la perte momentanée d'un manuscrit, nous a empêchés de les offrir en même temps à nos lecteurs. C'est une nouvelle conséquence de ce défaut de coordination que nous avons souvent déploré ici même, et contre lequel nous mettons encore une fois en garde surtout nos collaborateurs occasionnels – les autres se conformant déjà à la discipline qui consiste à prévenir la rédaction de la revue avant d'entamer le compte rendu ou l'étude d'un ouvrage récent. [NDLR]


Il y a lieu de lire autrement entre diverses manières le roman de H. Lopes. Le discours ici s'énonce sur des registres hiérarchisés qui s'imbriquent sans cesser de « dénoncer » des structurations singulières et constitutives de la cohérence unitaire du roman. Celui-ci est une totalisation entrecroisée de genres et styles, langues et idéologies appréhensibles par quelques démontages qui restructurent en sous- bassement ses différentes implications sémiotiques. Ces restructurations sont certes empiristes, [PAGE 31] subjectivistes et même intuitives; mais prises comme hypothèses, elles ne créent pas leur objet qui leur est donné et les transcende, elles essayent simplement de le retrouver dans ses différentes articulations. C'est dans les marges de cette fidélité que ces restructurations doivent être comprises. Notre propos porte sur trois niveaux :

– Le processus de dénomination comme fondement relationnel entre les personnages et le récit.

– « Radio-trottoir » comme haut lieu de l'amalgame.

– Les « mots » comme vecteurs d'idéologies et de malentendus absolus.

LE PROCESSUS DE DENOMINATION COMME FONDEMENT RELATIONNEL ENTRE LES PERSONNAGES ET LE RECIT

Le roman de Henri Lopes s'organise autour de quelques personnages dont la dénomination constitue un véritable programme et un condensé de l'action telle que distribuée entre différents protagonistes[1]. Dans le Pleurer-Rire – « titre-projet » pour l'auteur ou « titre-effet » escompté sur le lecteur – tous les personnages principaux s'inscrivent dans ce paradoxe mélo-dramatique et semblent programmés en fonction du projet qui les porte[2]. Le remplissage sémantique de ce projet commence par le processus de dénomination des personnages : tous les protagonistes portent un nom tandis que d'autres, non essentiellement mineurs – parce que parmi eux figure [PAGE 32] le narrateur textuel[3] – sont désignés par la profession que l'auteur leur fait exercer dans le microcosme romanesque. Il faut alors distinguer les personnages antroponymiquement dénommés et les « impersonnels ». Ces derniers sont des collaborateurs à titres divers du maréchal Bwakamabé na Sakkadé, président de la République qui les a nommés en raison de deux critères exclusifs : l'appartenance à sa tribu et leur compétence spécifique. Ces impersonnels sont des adjuvants passifs qui ne comptent pas en tant que personnalités ayant prise sur les événements contés, mais comme témoins privilégiés de l'historicité que se donne le récit[4].

C'est à ce titre que les plus marquants d'entre eux, à savoir le maître d'hôtel et le chef de cabinet du président, accomplissent respectivement le rôle de « narrateur » et de « critique historique et littéraire » du récit. Au point de vue du signifié du récit, le roman se veut un témoignage qui anticipe fictivement sur sa critique « objective », s'autorise des analyses de détails, se sanctionne, s'autocensure et laisse ouvertes maintes possibilités de critique d'adhésion ou de répulsion[5] : à l'intérieur du roman se dévoilent un narrateur et un lecteur. En fait, une lecture par suggestion car il s'agit d'une réécriture anaphorique et amplificatrice du récit qui la précède en ceci qu'elle le résume, le complète de quelques détails oubliés ou délaissés, en stigmatise d'autres trop privilégiés et s'organise comme un autre type d'énonciation. Lopes livre ainsi un double subjectivisme, une double énonciation pour le même récit[6]. Il en résulte une intertextualité qui emprunte à la fois au modèle romanesque [PAGE 33] ses modalités et au discours historique ses méthodes et sa rigueur[7]. La structure dialogique du roman s'élabore sous un double aspect : échange entre personnages d'un côté, et entretien entre le narrateur du récit et son critique de l'autre.

Et c'est la confrontation entre genres d'écriture : l'entrecroisement s'accomplit à la faveur d'un autre genre, épistolaire, qui marque ainsi le hiatus entre ce que le narrateur veut « narré » et ce qu'il passe pour « critique possible du narré ».

Par là, le roman de H. Lopes se présente sous forme d'un assemblage de chroniques historiographiques dont une ponctuation critique en jugement extra-textuel vient se greffer en appendice. Cela fait dériver dans le récit ou y organise un potentiel de réalisme et de crédibilité tant recherchés par l'auteur qui multiplie des référents objectaux et des balises géo-linguistiques et culturelles tout au long de son œuvre. Ce qui importe désormais c'est l'anecdote, ses narrateurs eussent été n'importe qui remplissant les deux critères déjà donnés et plurielle aurait été leur énonciation comme Lopes l'a subtilement montré. Toutefois, Lopes a choisi son mode et structure en conséquence les éléments importants comme les personnages.

Parmi les personnages dénommés les plus importants sont : Bwakamabé na Sakkadé, Polépolé, Aziz Sonika, Mopekissa, Yabaka, Haraka, Soukali et Elengui. A côté des noms des personnages, il y a ceux des tribus dont les seuls récurrents sont : Libotama et Djassikini. Le choix de toutes ces dénominations dans le Pleurer-Rire ne semble pas fortuit. Outre qu'elles correspondent à une aire géo-linguistique d'Afrique assez précise (ce qui peut entrer en compte, à côté d'autres éléments, pour circonscrire le référent géo-politique du roman, quoi que cela n'importe vraiment), ces dénominations établissent une relation sémantique entre chaque personnage désigné et [PAGE 34] le contenu de l'action qui lui est imputé dans l'ensemble du texte[8]. Autrement dit, chaque nom est un abrégé du récit et du rôle qui lui est assigné dans le roman. Tout personnage est une fonction qui se définit par rapport à d'autres personnages, à d'autres fonctions dans un jeu d'oppositions et d'analogies qu'il importe de déterminer[9].

Prenons d'abord les quatre noms suivants : Bwakamabé, Polépolé, Libotama et Djassikini. Hannibal Ideloy Bwakamabé na Sakkadé, fils de Ngakoro, fils de Fouléma, fils de Kiréwa, dit Tonton, constitue un véritable énoncé-programme[10]. Outre le caractère militaire et belliqueux que lui confère son prénom, c'est la partie patronymique qui nous semble la plus significative. En effet, Bwakamabé est un syntagme verbal composé issu du lingala « kobwaka » et « mabe » (qui se traduiraient par « jeter », « lancer » et « mal », « mauvais »). On peut dire que « kobwaka mabe » c'est « semer le mal ». Donné à la forme impérative, « Bwakamabé » c'est « sème le mal ». « Na » est un grammème lingala qui dans ce contexte signifierait « et » ou « avec ». « Sakkadé » est une transcription semi-phonétique acclimatée à la langue lingala du qualificatif français « saccadé »; le dédoublement du /k/ n'est qu'un indice formel rappelant l'origine graphique du mot. « Fils de Ngakoro, fils de Fouléma, fils de Kiréwa » peut être assimilé à ce qu'en ethnolinguistique on appelle une « devise » ayant pour fonction de décliner dans un geste laudateur et « catalyseur » la valeureuse généalogie du susnommé[11]. Ce couplet de dithyrambe sur les ancêtres de Bwakamabé est complété dans le récit par : [PAGE 35]

    « Tous ancêtres valeureux qui n'ont jamais entendu l'injure sans faire avaler le sang et le caca de ceux qui osaient les défier » (p. 125).

Cette extension textuelle et sémantique est une donnée inhérente à la devise même tronquée; c'est elle qui lui donne toute sa plénitude. Par conséquent, cette extension reste implicitement présente dans l'appellation de Bwakamabé. On peut dire que cet énoncé-nom indexe une action belliqueuse, violente, imprévisible... On voit que presque tout le récit de Lopes bâti sur la violence se trouve énoncé dans le nom qu'en porte le personnage central : militaire, mégalomane, assassin, fétichiste et traditionaliste. L'exécution de ce programme est dévolue à Bwakamabé. Exécution certes : ce « Bwakamabé » est une forme verbale impérative, « sème le mal ». D'où vient cette voix interpellative et impérative qui déclenche mécanistiquement la violence et en vit ? Bwakamabé n'est qu'un instrument exécutant et qui obtempère. En tant que fonction posant des actions, il s'agit de chercher ce qui a pu rendre possible de telles actions et un tel programme. Autrement dit quelle en est la cause ? C'est le récit lui-même qui en se développant reconstruit la cause antécédente à la fonction, la mise en conditionnement qui précède la performance. Les éléments de biographie portant sur la période antérieure à la fonction peuvent se regrouper en trois volets : fils de paysan attaché aux croyances ancestrales, études limitées, armée coloniale (tortionnaire en Indochine et en Algérie). L'armée coloniale a cultivé chez ce militaire le réflexe d'obéissance automatique et la négation de toute contradiction; ancien tortionnaire, il prend plaisir à la douleur et affiche du mépris pour la vie humaine. Il a développé le complexe de l'esclave se substituant à son maître et qui veut mettre au pas tous ses compatriotes. Son manque d'instruction et de relativité lui fait prendre en horreur toute réflexion à laquelle il préfère l'action toujours, et toujours rapide. Très attaché aux traditions, il consulte régulièrement ses « clairvoyants » et tient de son héritage ancestral son intolérabilité et ses vengeances homériques. Dès lors, la cause de cette fonction (qui est le pouvoir exercé avec excentricité et grande violence) c'est la colonisation, l'armée, l'analphabétisme et l'obscurantisme [PAGE 36] paysan[12]. Ce Bwakamabé est gouverné par un complexe psycho-idéologique qui le dépasse et dont il n'est qu'un vil exécutant. Sa violence est presque biologique. Dans le programme de son exécution, elle atteint sa « chute » comme pour corroborer sa « devise » ancestrale avec cette scène à la fin du récit :

    « Ouvrez-moi sa gueule, maintenant, je vous dis... là... Et Bwakamabé d'uriner copieusement en visant la bouche de sa victime. Le jet de liquide jaune tombait bruyamment telle une bière écœurante. Tous les militaires assistaient sans un commentaire à la scène. La vessie allégée, le maréchal dit en se reboutonnant :
    – Allez, débarrassez-moi de cette saleté... C'est ainsi qu'après la guerre on traitait les vaincus chez nous » (p. 299).

Ce « chez nous » n'est que la reprise anaphorique de la dernière partie du nom de Bwakamabé (« ... fils de Kiréwa, tous les ancêtres valeureux qui n'ont jamais entendu l'injure sans faire avaler le sang et le caca de ceux qui osaient les défier »). C'est l'apothéose et la boucle de ce programme entièrement énoncé dans le nom de Bwakamabé.

A ce Bwakamabé Na Sakkadé, Lopes oppose le président déchu nommé « Polépolé ». Ce dernier nom est un item adverbial d'origine swahili qui veut dire « lentement ». L'antinomie joue pleinement entre « Sakkadé » et « Polépolé ». Nous avons là deux termes (adjectif et adverbe) qui marquent le mouvement : rapide, brutal et régulier d'un côté; lent, mou et paresseux de l'autre[13].

A un pouvoir civil et à la manière douce, nonchalante et peut-être réfléchie se substitue une dictature militaire personnalisée, musclée et imperméable à tout raisonnement. C'est ce que développe le récit quand Bwakamabé déclare : [PAGE 37]

    « ... Réfléchir avant de parler, réfléchir avant d'agir. Ça c'est bien. Seulement nous les militaires, sommes des hommes d'action. Pas trop réfléchir. Faut que ça saute. Faut que les gens sentent qu'il y a du changement » (p. 34).

ou encore :

    « Avec moi sera pas comme avant. Avec moi plus de blablabla. De l'action... Tout le monde va marcher. An, di, an, di... Vec moi, pas de crainte. Y aura la stabilité politique. Plus d'opposition. Moi, Bwakamabé Na Sakkadé, fils de Ngakoro, fils de Fouléma, fils de Kiréwa, serai jamais un ancien président comme ce lâche de Polépolé » (p. 35).

Voilà énoncé le principe dont l'ensemble du récit fait la démonstration.

Bwakamabé est originaire de « Libotama ». Dans ce terme on reconnaît le radical du verbe lingala « kobota », « accoucher ». Il existe aussi en lingala deux substantifs dérivés du même verbe : « libota », « famille » et « mbotama », « naissance ». De la conjonction de ces deux substantifs dérive cet acronyme spécial « libotama » qui signifierait « famille de naissance ». Par contre, l'auteur fait naître Polépolé dans une tribu nommée « Djassikini ». Ce terme doit provenir d'une même origine que le nom « Polépolé » c'est-à-dire swahili. En effet, il est aisé de reconnaître une homophonie presque parfaite entre Djassikini et « massikini », mot fonctionnant en swahili et provenant du français « mesquin », emprunté lui-même à l'arabe « mosikini » (pauvre, malheureux). Le Dja est une classe préfixale mise en place par Lopes et ayant pour valeur : « originaire de ». C'est ainsi que dans le roman on parle des « Djabotama », des « Djatékoua » comme des « Djassikini ». Etymologiquement on peut dire que les Djassikini constituent la tribu des « mesquins » avec tout ce que ce terme recouvre comme connotations péjoratives, surtout colonialistes. On a alors les couples paradigmatiques suivants :

Bwakamabé Na Sakkadé/Polépolé
Djabotama/Djassikini

[PAGE 38]

Les rapports entre le paradigme Bwakamabé-Djabotama et celui de Polépolé-Diassikini sont de type colonialiste, d'oppresseurs à opprimés, de militaires à civils. Comme dans toute situation d'actance, la violence exercée par Bwakamabé est éminemment ciblée sur les Djassikini. Ici se profile une configuration possible du roman : Lopes semble opposer deux tribus, deux personnalités, deux manières de gouverner. Comme la géolinguistique de l'Afrique nous indique que le swahili est parlé dans l'Est et le lingala à l'Ouest pour certains pays d'Afrique centrale, on serait tenté de considérer que Polépolé est un homme de l'Est et Bwakamabé de l'Ouest. Cependant, l'opposition sémantique entre « Libotania », famille de naissance et « Diassikini », la roture dépasse la simple bipolarisation conflictuelle entre tribus géographiquement et culturellement éloignées. Cette opposition fait éclater les clivages entre tribus et balayer les frontières Est/Ouest pour connoter la confiscation du pouvoir par un petit clan de famille mû en classe dirigeante au détriment de tout le peuple considéré comme roturier, ignorant et dangereux. A ce propos, le récit nous donne des indications lumineuses tant sur la conception de la tribu que sur le danger que représente le peuple pour le pouvoir du dictateur. La tribu est ramenée prioritairement à un cartel de notables réunis sous les dehors d'appartenance tribale en un cercle d'influences.

Et Lopes d'écrire :

    « Quand je dis toute la tribu, il s'agit d'un abus de langage, car aucun homme politique n'a jamais réussi à régler tous les problèmes que peut poser sa tribu. Il n'en soulage que certains et en satisfait bien moins encore... Tous les convives autorisés à franchir sans bristol les grilles de l'ancien palais des gouverneurs étaient les Djabotama les plus connus : les membres de la famille de Tonton, des fonctionnaires et des commerçants (les cadres originaires de Libotama, soit deux à trois cents personnes, ce qui est loin de faire le compte de tous les gens de notre tribu, vivant dans la capitale... » (pp. 44-45).

La notion de « tribu » apparaît comme une perversion sémantique extensive qui sert de paravent contre les tentatives [PAGE 39] de prise de pouvoir qui viendraient en dehors du cartel à la tête du pays. Et c'est à cette schématisation paresseuse et commode que l'occident ramène toujours et pernicieusement tout conflit politique en Afrique :

    « Le Monde, je crois, consacra un éditorial au régime militaire et un article en page 3, dans la rubrique « Afrique » signé par un certain Th. M. Il expliquait le coup d'Etat par l'ethnologie et divisait le pays en trois zones et autant de tribus principales. Notre histoire, selon lui, et si j'ai bonne mémoire, n'était depuis l'indépendance qu'un affrontement entre ces trois groupes et la victoire de Bwakamabé Na Sakkadé n'en constituait qu'un épisode » (p. 29).

En face du cartel au pouvoir qui se pare d'une tribalité stratégique, il y a la foule roturière, indéfinie et non réductible en tribus, à qui on refuse toute participation à la vie publique :

    « En vérité, il le clamait, le vote était une vaste blague, une hypocrisie... Ce n'étaient pas les plus déterminés que la populace analphabète et irresponsable choisissait... Abandonner la désignation des guides de la communauté à une masse indéfinie, c'était renoncer à ce sens inné des responsabilités qu'ont ceux qui se sentent une âme de chef... Oui, les sociétés africaines, par tradition et nécessité historique, avaient besoin d'être bien tenues et bien dirigées...

    « Sinon,... A quoi ressemblerait le pays ?... A un conglomérat de toutes tendances. Et ce n'est pas ainsi qu'on dirige. Non. Ce serait la voie tracée à l'anarchie, le lit fait pour que les communistes y couchent » (pp. 100-101).

On aura constaté que par cette conception du pouvoir avalisée par les soi-disant traditions – où l'on puise selon ses convenances et ses nécessités; et qui pis est, pour expliquer un contexte politique radicalement opposé – le dictateur révoque non seulement la notion de tribu qui disparaît quand il s'agit de gouverner, mais [PAGE 40] aussi deux ordres idéologiques actuellement indépassables : le bourgeois et le communiste. Il sied de redire que l'opposition « Libotama »/« Djassikini » paraît moins tribale que fondamentalement idéologique.

La propagande du régime est assurée par un nommé « Aziz Sonika ». Dans ce nom, « Aziz » est un prénom largement répandu dans l'Est de l'Afrique chez les Swahiliphones ayant subi l'influence arabe. « Aziz » c'est « cher ». Par contre, « Sonika » est un nom d'origine kongo, langue parlée dans l'Ouest de l'Afrique centrale. « Sonika » viendrait de « kusonika » qui veut dire « écrire ». En effet, Aziz Sonika est le journaliste éditorialiste et polémiste tant à la radio que dans la presse écrite. Cela est un choix : au lieu de multiplier dans le roman des personnages qui somme toute accompliraient la même fonction en produisant les mêmes balivernes flagorneuses, Lopes dénonce ainsi l'aspect monolithique de l'information et le ridicule des media publics. L'effet comique tiré de cette satire est presque assuré. Aziz Sonika, forme impérative pour dire « cher (ami), écris » est réellement un impersonnel adjuvant qui campe tous les media dans le strict respect des choix décidés par Bwakamabé Na Sakkadé (qui lui donne certainement « du cher ami »). Que son nom soit pour moitié de l'Est et pour l'autre de l'Ouest est un mélange à dessein systématisant son origine hybride et indéfinie mais surtout le fait que le clivage entre tribus n'est que mirage. Etant donné le rôle primordial de la propagande dans ce régime autocratique de Bwakamabé, nous avons dans Aziz Sonika la confirmation que les serviteurs du pouvoir, surtout les thuriféraires, proviennent des horizons différents sans nécessairement être « membres de Libotama ». La focalisation des enjeux politiques autour des tribus mortellement ennemies s'annule une fois de plus pour évoquer seulement ceux qui sont les suppôts d'un régime d'oppression d'une part et leurs victimes d'autre part.

Toujours au niveau des media, il y a « Mopekissa », nom d'origine lingala qui vient du verbe « kopekisa », « interdire ». Ce personnage guère récurrent joue le rôle important de « censeur », qui interdit la publication et la lecture de tout ce qui est préjudiciable au régime. Notons que la forme potentielle pour désigner le « censeur » en lingala serait « mopekisi »; à la voyelle i Lopes [PAGE 41] a préféré le a soit par fantaisie de composition soit pour harmoniser avec tous les autres noms dérivés des verbes.

Deux noms importants font apparemment problème. : Haraka et Yabaka. Ces deux personnages sont des militaires, le premier colonel, et le second capitaine, assassinés pour deux coups de force montés contre Bwakamabé. L'un aurait préparé un coup d'Etat pour renforcer le régime militaire qu'il jugeait assez généneux, l'autre réputé démocrate aurait pris la tête dune conjuration d'inspiration marxiste. Toutefois, Yabaka était déjà soupçonné le coup monté par Haraka. Etant donné la motivation sémantique qui intervient dans le processus de dénomination de tous les personnages importants, mis à part quelques personnages incidenciels, Haraka et Yabaka doivent énoncer des fonctions qui leur sont attribuées. Il y a lieu de procéder par hypothèses. L'homonymie presque parfaite entre ces deux noms tendrait, par leur fréquence sporadique, à créer la confusion chez le lecteur peu attentif qui ne retiendrait que l'aspect militaire de la tentative pour démettre Bwakamabé. L'homophonie ici peut dénoter une homologie de l'action. On peut aussi recourir à certaines données du récit pour circonscrire plus pertinemment ces deux noms. Haraka en tant que Djassikini doit porter un nom d'origine swahili, langue qui comprend un fond lexical arabe assez important. En arabe, « haraka » c'est « mouvement », « action » (politique). C'est cette fonction de mouvement contre le régime de Bwakamabé qu'accomplit Haraka. Avec lui il y a occupation des lieux, des coups de feu et des morts. C'est l'unique action politique dénotée dans le texte (pp. 141-149) et il en est l'organisateur. D'autre part, Yabaka est un Djatékoua, nom qui n'apparaît qu'une seule fois et qui vient étayer la thèse du Monde selon laquelle le pays était divisé en trois zones pareillement influentes. La trilogie tribale est désormais complète : les Djabotama, les Djassikini et les Djatékoua. L'approche du nom de Yabaka n'est possible qu'à l'aide d'un recoupement majeur avec le texte qui lui est attribué. Nous croyons savoir que ce nom serait une légère modification de « yebaka », du lingala « koyeba », connaître, savoir. Lopes aurait remplacé le e par a; nous avons déjà rencontré cette fantaisie créatrice à propos de « Mopekissa ».

A la forme de l'impératif « yebaka » veut dire « sache », [PAGE 42] « souviens-toi ». C'est cette fonction de « souvenir », de « héros mythique dont on se souvient éternellement » qui marque la fin de Yabaka et celle du roman. A ses bourreaux Yabaka aurait déclaré en anathème :

    « Mais je reviendrai pendant longtemps dans vos rêves... Quand vous dormirez, je viendrai veiller la tête de votre couche » (p. 310).

Et cette mort du héros s'entretient désormais comme un souvenir collectif à travers

    « ... Une histoire qui ne se dit qu'en des lieux soigneusement clos... Elle est comme ces chansons dont nul ne connaît l'auteur, mais que chacun reprend sans fausse note de génération en génération, de siècle en siècle. Soundiata Keita, l'Almany Touré, Chaka... » (p. 311).

Par cette brève analyse, nous avons voulu restructurer les fonctionnalisations motivées dans le processus de dénomination chez Lopes. Tous les noms étudiés se sont révélés comme des énoncés-fonctions dont le récit entreprend le remplissage de contenu. Chaque personnage agissant dans son espace textuel se présente comme un résumé de son contenu. L'ensemble des fonctions se tisse dans un jeu de relations, de corrélations et d'oppositions qui font l'unité du récit.

Nous avons :

Nom-énoncé    :     Fonction dans la praxis
Bwakamabé : Le dictateur qui cause le mal, la violence et la mort.
Polépolé : L'ex-président qui gouvernait « lentement », sagement.
Sonika : Le « cher » journaliste qui encense le dictateur.
Mopekissa : Le censeur du régime.
Haraka : Le militaire qui entreprend un mouvement, une action politico-militaire contre le dictateur. [PAGE 43]
Yabaka : Le héros mythique dont on se souvient.
Libotama : Le cartel de famille au pouvoir.
Djassikini : Le peuple de malheureux, la populace, victime du dictateur.

Nous n'avons pas systématisé tout ce processus. Il reste d'autres personnages comme Tiya (feu en kikongo), Gourdain (homophone parfait de « gourdin », matraque) c'est le tortionnaire en chef des services secrets, importé de l'occident. Il y a lieu aussi d'envisager une sémiotique du vocabulaire gustatif dans la dénomination des personnages féminins : Elengui (« bon » en lingala) et Soukali (sucré), ou encore Mireille (mirabilis, étonnant, admirable); tous ces personnages correspondent à des fonctions d'amour et de sexe différentes et précises.

RADIO-TROTTOIR COMME COMPLEXE PSYCHO-SOCIOLOGIQUE

Au récit du narrateur et à celui de son lecteur critique textuel se mêle, les traversant de part en part comme discours rapporté en général, le fourmillement de Radio-trottoir. En face de la propagande officielle déversée à grands flots par Aziz Sonika et de l'interdiction de toute opposition politique déclarée se développe ainsi un réseau de communication politique dit « Radio-trottoir ». Elle est l'organe officiellement officieux de la rumeur entendue au sens plein. Il faut noter que Radio-trottoir est typographiquement marquée par un R majuscule : elle a en même temps que d'autres personnages dénommés un statut existentiel personnalisé, institutionnel et actionnel. C'est un médium polyfonctionnel, une voix plurielle, anonyme et indéterminée. Ce sont ces fonctions que nous allons essayer de déterminer ainsi que leur incidence sur le récit.

Radio-trottoir donne des informations, surtout celles qui sont du domaine secret et paraissent bien gênantes pour le pouvoir de Bwakamabé :

    « Selon Radio-trottoir, il avait toujours soin [PAGE 44] d'emporter dans ces occasions (de voyage), les disponibilités du Trésor public de manière à paralyser ceux à qui pousserait l'idée de lui jouer le coup que lui-même avait joué à Polépolé. »

Par cette indication Radio-trottoir sait fragile le pouvoir de Bwakamabé et tente d'expliquer la pérennité.

Elle critique aussi les sources de l'information officielle à caractère de propagande et essaie de rétablir chaque fois une version plus conforme à l'« histoire » :

    « Sa carte d'identité est formelle : il est né en 1914, le jour et l'année même où la France est entrée en guerre contre l'Allemagne. Des mauvais esprits ne veulent évidemment pas l'admettre et de leur langue venimeuse prétendent qu'il est plutôt né vers... Sans autre précision. Qui donc, dans son village d'arriérés (c'était ainsi que parlaient les mauvaises langues de Moundié) connaissait le calendrier des Oncles en ce temps-là ? Il n'y a pas à le cacher. S'il s'est rajeuni, nous l'avons tous fait. Il fallait bien aller à l'école, sauf à vouloir demeurer sauvage » (p. 25).

Malgré la visée historiciste de ces propos, il y a lieu de s'apercevoir que Radio-trottoir, aisément identifiable à la masse indéfinie de Moundié (le faubourg populaire de la périphérie de la capitale), a intériorisé le discours colonial qu'il reprend à son compte dans un souci patent de se démarquer du passé africain et de s'émanciper d'une arriération « historique », synonyme de sauvagerie. Critique mais profondément et psychologiquement marquée d'ethnologisme occidental, Radio-trottoir est essentiellement satirique; c'est en cela que Lopes la rapproche de « Gavroche aujourd'hui », référent textuel du Canard enchaîné tant par la dénomination métaphorique que par des indications comme les suivantes :

    « Quelle pâture pour "Gavroche Aujourd'hui"! Il n'en fallait pas plus pour que le fameux journal satirique de Paris publiât aussitôt sous sa rubrique « Le mur du son est dépassé », la photocopie du texte officiel, l'agrémentant de commentaires fort proches de ceux que Radio-trottoir diffusait dans [PAGE 45] son anonymat éternel, à travers le quartier de Moundié » (p. 236).

    « Par la suite, "Gavroche Aujourd'hui", aussi bien que Radio-trottoir ont répandu à ce sujet une anecdote. Tonton aurait demandé au chauffeur de faire halte pour s'incliner devant la flamme du Soldat Inconnu et le ministre des Affaires étrangères aurait réussi à faire redémarrer le cortège en assurant que cette cérémonie était bien prévue, mais pour plus tard » (p. 262).

Radio-trottoir exerce surtout une fonction psychothérapeutique qui permet à son public « émetteur-auditeur » de se délecter des faiblesses et des énormités de leurs gouvernants. Elle tient lieu des journaux « à scandale » où l'on étale la vie des stars et des leaders d'opinion pour donner bonne conscience à la petite existence du bon peuple. Ainsi par exemple, on apprend de la toujours mieux informée Radio-trottoir que le féroce et sanguinaire Bwakamabé n'est qu'un pitoyable mari, prêt à céder à toutes les requêtes de sa femme et incapable d'aller jusqu'au bout de sa démente logique :

    « Tout était déjà réglé, et Tonton ne voulait rien entendre des demandes de clémence qui montaient vers lui. Une fois encore, c'est Ma Mireille qui a jeté tout son poids dans la balance. Nul ne doutait qu'il fût lourd... Radio-trottoir prétend que Bwakamabé a menacé la présidente, mais Ma Mireille n'a pas cédé. Loin de se laisser impressionner, elle s'est enfermée à double tour dans sa chambre, commençant une grève de la faim et du don... Tonton, impressionné, aurait pleuré à genoux, quémandant l'arrêt de telles hostilités » (pp. 295-296).

Dans une société phallocratique – à cet effet toutes les métaphores construites au sujet des femmes, réifiées, faibles, enfants, à déguster... le prouvent – une telle attitude est de nature à se faire mépriser et moquer. Radio-trottoir semble se dire : « nous autres, petites gens, on ne vit pas si mal que ça ».

En sus de toutes ces fonctions, Radio-trottoir élabore des mythes nourris par des fantasmes collectifs et des croyances populaires. Elle monte ses héros et persifle la [PAGE 46] lâcheté; ainsi en est-il quand elle rapporte la triste mort du colonel Haraka arrêté, selon une version de Radio-trottoir, déguisé en femme. Par contre, au sujet de la mémorable fin du capitaine Yabaka elle rapporte entre autres :

    « ... Les compagnons de supplice de Yabaka auraient été atteints à mort, dès la première salve. Le capitaine, lui, se releva trois fois. Pas une goutte de sang sur son corps. Les balles le bousculaient seulement, le jetant, au pire des cas, contre le sol. Trois fois, il se remit sur ses pieds... Des gouttes de sueur coulaient des cheveux de Tonton, sur son front et ses joues. Les hommes du peloton tremblaient comme la corde d'un arc qui vient de tirer... Après la troisième (salve), il se mit à rire. Un rire bizarre et glaçant, comme si la malédiction des dieux avait soudain électrocuté le siège de la raison... Allez-y maintenant... je vous autorise à me tuer... Il ouvrit grand les bras et regarda vers le ciel » (pp. 309-310).

Voilà qui est le pastiche de l'arrestation de Jésus-Christ à Gethsémané et de son ascension[14]. La cérémonie du souvenir de Yabaka que nous avons évoquée plus haut est marquée ici du sceau de messianisme. Radio-trottoir couve une matière à mythologies, elle brasse ses espoirs et ses désirs dans ses rêveries et ses croyances.

Paradoxalement, Radio-trottoir monte non seulement des affabulations et la satire contre le dictateur mais elle l'admire, lui fait fête et lui attribue des vertus surhumaines :

    « ... Dans le sous-quartier des originaires de Libotarira, on balayait toutes ces versions d'un haussement d'épaules. Une fois de plus, les fétiches et les gris-gris avaient prouvé leur efficacité. Dès que l'ennemi-là tirait, pa! on voyait les balles, wé! changer de direction en approchant du chef et repartir, pa pa, pa, tuer l'ennemi ahuri, gba. Un putschiste avait réussi à évoluer vers Tonton et allait lui planter sa baïonnette dans le dos quand, [PAGE 47] wo! le chef disparut pour resurgir derrière l'assaillant et l'étendre par terre, m'mah!... Ce n'était pas seulement un brave maréchal, c'était l'élu des dieux. Il avait, arrachant les armes à l'adversaire, décimé les bandits » (p. 156).

Radio-trottoir se répand ainsi comme une conscience dilatée, plurielle et non monolithique, informe et subjuguée par des croyances profondes et inconscientes. Celles-ci semblent neutraliser sa faconde satirique et ramollir son sens du politique.

A partir de l'analyse qui précède, on peut au plus prétendre que Radio-trottoir constitue le lieu où peut s'organiser le « contre-pouvoir » mais qu'elle ne l'est pas. Dans ce Pleurer-Rire, nulle autorité ne prend en compte ses avis quoique disposée à réprimer ses railleries. Elle n'exerce aucune influence sur le pouvoir ni le combat dans le but de lui en substituer un autre. Radio-trottoir est aussi l'outil privilégié de la manipulation idéologique et de l'intoxication collective au service du pouvoir établi : ses informations en apparence anonymes proviennent parfois de l'autorité politique. Elle apparaît parfois comme le prolongement de la tradition orale; elle prend appui sur des faits « historiques » pour les mettre en récit plus ou moins littéraire, imagé, satirique et puisant largement dans l'imagerie populaire ses métaphores et ses fantasmes. Elle opère avec des concepts et des matériaux qui la dépassent, la transcendent et la subvertissent. Il appert que Radio-trottoir est le haut lieu de l'amalgame. Elle a la conscience lourdement chargée; elle a digéré l'aliénation et intériorisé ses modalités : négrophobie, religion, croyances diverses, fétiches, école y tournent en kaléidoscope vertigineux. Elle n'en est pas dépositaire, elle est dépôt : interpellée, elle répercute.

LES « MOTS » COMME VECTEURS D'IDEOLOGIES ET DE MALENTENDUS ABSOLUS

Henri Lopes met en entrecroisement des niveaux de langue qui « informent » tout au long du roman un discours polyphonique renvoyant aux acteurs de la communication [PAGE 48] selon leur milieu, leur formation, leur tempérament ou encore leur profession. Les divergences, les concordances de vues, les incompréhensions ou les malentendus sociaux surgissent ainsi à la surface, dans le texte, par la variété de la syntaxe, le choix du vocabulaire, l'usage des onomatopées et la formation d'une syntagmatique parfois particulière. Il y a plus que polyphonie mono-linguistique dans ce Pleurer-Rire. C'est une véritable situation de diglossie qui est offerte avec des interférences linguistiques, des transpositions littérales qui recoupent sans contours précis, les différentes formations sociales. Nous nous attacherons à relever les ambiguïtés et les confusions idéologiques issues de l'usage des termes qui ne se correspondent que partiellement : « pouvoir » et « litassa »[15].

Comme nous l'avons montré dans la première partie de cette étude, le programme de violence dont Bwakamabé est porteur se construit et se réalise à travers son exercice du pouvoir. Mais quel pouvoir exerce-t-il ? On a vite dit que c'est un dictateur mais à quel point de vue ?

Un texte fondamental ouvre le roman, il est consacré à l'investiture de Bwakamabé :

    « Lorsqu'il se releva, le plus vieux des prêtres le prit par les épaules, puis appuyant son front contre le sien, comme pour y transvaser le contenu de l'un dans l'autre, déclara :
    – Boka litassa doukoumê ![**].
    Ce qu'on peut traduire en français par : "reçois le pouvoir des ancêtres". Sous-entendu : le pouvoir des ancêtres qui ont commandé les Djabotama. A la vérité, le mot litassa renferme plus de sens que le mot français pouvoir. C'est à la fois le pouvoir de commandement, l'intelligence pour dominer les autres et la puissance aussi bien physique du taureau qu'extra-terrestre. Ainsi est-il possible d'agir grâce à ces moyens auxquels les oncles ne veulent pas croire et qui vous mettent à l'abri de l'ennemi. [PAGE 49] Qui a reçu la litassa communique sans intermédiaire avec les ancêtres. Il lira dans toutes les consciences comme l'eau de la fontaine. Nulle femme ne lui résistera. Il pourra marcher sur l'onde et voler par-dessus les montagnes. Il sera résistant à la morsure du serpent. Les balles changeront de chemin à l'approche de sa poitrine... » (p. 47).

Une remarque : typographiquement les termes « litassa » et « pouvoir » sont intentionnellement mis en relief et opposés. L'auteur avoue clairement que le champ sémantique d'application et de compréhension de « litassa » dépasse tout en le couvrant celui de sa traduction française qui est « pouvoir politique ». Cette donnée est posée par l'auteur comme ouverture et préalable au processus de violence et de ses assises tel qu'il est décrit dans le roman. La « litassa » confère à celui qui la détient des possibilités illimitées de gouvernement qui ne sont pas reconnues dans l'exercice d'une magistrature analogue dans les états modernes. Alors que tout le roman est presque l'accomplissement fidèle de la « litassa », ce terme n'apparaît guère plus de cinq fois (trois fois à la page 47 pour l'investiture de Bwakamabé, et deux fois à la page 158 pour montrer comment cette litassa agissait sur les conjurés).

Dans la suite du texte, Lopes lui substitue son correspondant sémantique partiel qu'est le « pouvoir ». Ce qui entraîne un malentendu absolu entre les acteurs sociaux. Il apparaît la conviction profonde chez Bwakamabé et dans une couche assez large de la population dont les chefs coutumiers, les grands prêtres et une partie du peuple (voir à ce propos le mythe répercuté par Radio-trottoir sur la puissance occulte de Bwakamabé à détourner les balles, lequel mythe recoupe fidèle le récit de l'investiture du dictateur) que le chef exerce la litassa, tout au moins il la possède. Pour ceux qui se croient en « république », les intellectuels et les « démocrates », Bwakamabé se livre à des excentricités non conformes au pouvoir démocratique. Il y a là deux univers qui s'affrontent selon que l'on emploie « litassa » ou « pouvoir » pour désigner la forme de gouvernement instauré par Bwakamabé. Par ailleurs, eu égard au cadre « trans- et [PAGE 50] para-ethnique » où s'exerce cette litassa, celle-ci prend l'allure, à l'intérieur du pays, d'une oppression de type colonial. Par l'élimination rapide du terme « litassa » et son remplacement par l'étriqué « pouvoir », il y a là comme une tricherie. Tout incline à constater que la mise en place de ce régime d'inspiration traditionaliste (on dirait aussi « authentique » ou « à l'africaine ») n'est que le transfert sur le plan national d'une forme de violence et de répression caractéristiques d'une certaine société traditionnelle. Et le refus au plan national d'une forme de « litassa » propre à un groupe ethnique précis, ici les Djabotama, expliquerait que les luttes entre tribus sont fondées sur des différences culturelles souvent inconciliables.

Avec la litassa se met en place un nouveau type de rapports sociaux. A la tête du pays il y a un chef investi d'une véritable puissance paternelle :

    « Moi, je suis le papa. Vous, vous êtes mes enfants. Tous les citoyens sont mes enfants. Vous devez me conseiller avec franchise, ou si par crainte de mes réactions, vous voulez m'épargner, vous devez vous taire respectueusement » (p. 100).

C'est ainsi qu'au protocolaire « Excellence » Bwakamabé préfère le familier « Tonton » (qu'il impose) et qui commute avec son nom et ses fonctions dans toute situation communicationnelle. Le peuple c'est ses « enfants », les femmes mariées des « mamans » (souvent tronqué en « ma » comme il est de coutume en lingala par exemple), les filles de joie des « petites mamans », les sœurs des « Za », ses jeunes interlocuteurs ses « petits » ou ses « fils » quelles que soient leurs fonctions, ses collègues africains toujours ses « chers frères ». Le pays se présente ainsi comme une vaste cour sous la coupe paternelle de Bwakamabé qui légifère... sans limites. [PAGE 51]

DE L'ANALYSE A LA CONTRACTION UNE LECTURE POSSIBLE[16]

« Un livre d'Africain vivant en ces temps et qui se respecte ne peut être qu'engagé... », écrit H. Lopes. Le Pleurer-Rire est un récit foisonnant et satirique d'une bouffonne et sanguinaire dictature sous les tropiques d'Afrique. L'univers de ce Pleurer-Rire se débusque – que l'auteur ne veuille le dire explicitement – à travers une narration diaprée d'africanismes rieurs, quelque part en Afrique centrale, peut-être occidentale ou encore orientale : partout et nulle part à la fois tant dans ce roman dense tout colle à la miséreuse réalité politique africaine. Le texte est jalonné de repères qui balisent l'itinéraire et les conditions désormais clichés de la prise et l'exercice du pouvoir politique en Afrique. La dictature souvent militaire commence par un coup d'éclat plutôt qu'un coup d'Etat, s'arroge le droit de défendre le peuple...

Des personnages divers sautillent, mis au pas, autour de Tonton Hannibal Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé, maréchal à « la poitrine toute colorée et étincelante de plusieurs étages de décorations ». Ancien tortionnaire en Indochine et en Algérie, il a gardé de la France la nationalité par fierté personnelle. Sur fond d'une histoire assez banale d'un coup d'Etat, Lopes saisit une problématique complexe qui va de l'assise de la dictature jusqu'à ses multiples implications sociologiques. Ce roman vient s'ancrer au confluent de ces eaux polluées qui baignent diverses Afriques, celle des caporaux qui s'autoproclament maréchaux, celle des alliances maudites, celle de toutes les violations, de tous les mensonges, celle où le « bon peuple demande toujours quand finira cette indépendance-là! ». C'est l'Afrique post-coloniale des colonialismes intérieurs et des grandes déceptions. Sous l'œil vigilant et amusé de l'Occident. Le canon de l'auteur vogue tantôt ici pour pécher une mise en scène de coup d'Etat, tantôt là-bas pour assister à une autoconsécration à la faveur d'un congrès, enfin pour surprendre partout les [PAGE 52] mêmes chuchotements qui tressaillent de colère et d'injures contre « le père recréateur de la nation ». C'est la conjuration au pluriel. Elle se vit, se fantasme dans la rumeur, la fausse nouvelle et l'affabulation répandues avec force détails par ce qu'on nomme « Radio-trottoir ». Mirage : celle-ci est parfois manipulée, elle est régie par un complexe de forces psychologiques diverses (colonialisme, fétichisme ... ) qui la dépassent et l'invalident comme lieu de contre-pouvoir.

Le peuple dans ce Pleurer-Rire déclare toujours : « la politique-là je n'aime pas pour moi ». Le dictateur lui aussi n'aime pas la politique, c'est pourquoi il est là. Peut-on gouverner quoi qu'on en pense sans quelque politique ? Ou du moins ce qu'on appelle ainsi ? La négation apparente de l'idéologie « occidentale » et celle, fondamentale, du marxisme justifie la mise en place d'une politique « africaine » inspirée des traditions séculaires, c'est la litassa : « pouvoir » plus que « pouvoir », négation de l'autre, asservissement et oppression. C'est le dévoilement de l'Afrique des ancêtres tant idylisée.

H. Lopes opère par coupures successives qu'il ramasse dans un puzzle apparemment explosif : le village avec ses anciens et leurs coutumes; l'ancienne ville coloniale et ses technocrates avec leurs belles épouses « trottoires »; Moundié, émetteur de Radio-trottoir, la cité indigène où se transvasent à compte-gouttes coutumes et traditions de l'Afrique ancienne, ou du moins ce qu'il en reste encore, et les valeurs nouvelles qu'y importent cuisiniers, retraités, étudiants... Il y a surtout les autres, les thuriféraires : colonels et ministres (rêvant de Nasser, d'Hitler, de Staline et Mussolini à la fois), propagandistes et tortionnaires, tous les vassaux et les « petites mamans » qui égayent l'ivresse pétulante du guide. Dans cet univers bâtard « mal coutumier » – « mal occidentalisé », Lopes manipule ses personnages tels des marionnettes au gré d'une fantaisie verbale génératrice d'une ironie cocasse dans une baignade de cocufication généralisée, au propre comme au figuré. A travers ce Pleurer-Rire tout est dramatiquement ambigu : tout le monde y est presque « authentique », mais nul ne l'est plus et n 'entend su tout pas le demeurer. Le devoir coutumier lui-même s'est débauché, il attend dorénavant ses insignes du pouvoir moderne qui se sert de lui pour le mieux [PAGE 53] détruire davantage. Avec lui le dictateur s'est forgé une assise : la tribu, perversion absolue. Celle-ci l'investit nuitamment de toute sa confiance et de tous pouvoirs qui s'exerceront, en son nom, contre les tribus rivales composantes de l'Etat. Par le pouvoir confisqué, le dictateur exorcisé par sa « tribu » se propose l'assujettissement et l'anéantissement de toutes les autres tribus manichéiquement considérées comme ennemies et dangereuses. Il n'apparaît pas d'autre paramètre pour l'exercice et la conservation du pouvoir. Dès lors, toutes les luttes pour une certaine (une autre) idée du pouvoir sont pernicieusement occultées sous les très commodes querelles ethniques. Dans ce système bancal, quelques bonnes volontés sans noms, bardées de compétence s'infiltrent et croient pouvoir noyauter la dictature. C'est la grande désillusion pour ce « jeune directeur de cabinet » entre autres, si bien en cour mais si loin du pouvoir. C'est l'indépassable logique de la dictature : on ne l'infléchit pas mais elle se réfléchit au point d'éblouir. Aussi se surprend-on fredonnant quelque air glorifiant le guide ou acclamant comme pris dans une tourmente à ses niaiseries.

Toutefois, pendant que l'on assiste béatement et bêbêtement à l'asservissement total, quelques zélés préparent la congédiation du chef. Au fait, au verso de toute histoire de coup d'Etat, sur les mêmes lignes, avec les mêmes crayons se tracent en permanence les croquis de la conspiration pour un nouvel ordre. Mais pourra-t-il être un autre ordre ? L'auteur ne semble pas s'y tromper qui sort le maréchal vainqueur de toutes ces velléités pour nous éviter un cyclique renouvellement de scénario.

Le Pleurer-Rire reste avant tout un roman d'une écriture variée qui tient de l'oral et du recherché, du populaire (disons de l'africanisme) et de l'épistolaire savant. En deçà, une superbe architecture où tout est composition jusqu'à la dénomination. La plupart des scènes s'organisent en « plein air » ou en lieux publics, loin de l'ambiance calfeutrée des intimités inviolables et des névroses psychiques individuelles. C'est une thérapeutique de groupe qu'il faut ici pour une société déboussolée. Lopes compose avec la réalité des métaphores fortes mais simples, et presque toutes sportives et éthériques. Il nous offre en supplément un concert d'onomatopées pleinement [PAGE 54] chargées d'un sémantisme sonore. Il y a aussi ce pittoresque « là » accolé à quelques mots-phares et qui leur procure cette modulation d'une intraduisible expression... hors du sociolecte africain. Il y a enfin dans ce « con de ta maman » permanent dans la bouche du maréchal et de beaucoup d'autres, quelque chose de culturel qui vient chaque fois ponctuer un dépit intellectuel ou monter les enchères d'une fanfaronnade qui a reçu une gifle. Au total, l'agrément et le bonheur du texte rencontrent le tragique du récit. Une superbe composition sur une somme de petites lâchetés qui bloquent massivement l'avenir au pays de Bwakamabé. L'histoire du Pleurer-Rire ne finit pas, c'eût été dommage. Elle reste suspendue, basse comme pendue à un arbre chétif qui la porte et la nourrit : Tonton Bwakamabé Na Sakkadé.... le condensé de toutes les trahisons vivantes de notre Afrique.

T. Zezeze KALONJI


[*] Roman, Paris, Présence Africaine, 1983, 315 p.

[1] R. Barthes a constaté : « Il y a une propédeutique des noms, qui conduit, par des chemins souvent longs, variés, détournés, à l'essence des choses », Le degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, 1972, pp. 133-134.

[2] Ce sont à peu près des « personnages-anaphores » dont parle Philippe Hamon : « (Ils) tissent dans l'énoncé un réseau d'appels et de rappels à des segments d'énoncés disjoints et de longueur variable.... éléments à fonction essentiellement organisatrice et cohésive, ils sont en quelque sorte les lignes mnémotechniques du lecteur... Par eux, l'œuvre se cite elle-même et se construit comme tautologique », « Statut sémiologique du personnage », Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, p. 123.

[3] C'est le donateur du récit, « personnage de papier » comme dit Barthes, « L'analyse structurale du récit », Poétique du récit, ibid., p. 123.

[4] Le statut des personnages « témoins » et « donateurs » du récit est souvent ambigu : ils sont extérieurs, non partie prenante, relativement impartiaux dans les limites de leur capacité d'observation, elle-même subjective; placés à des postes d'action, leur témoignage est toujours un parti-pris et s'inscrit dans une praxis d'ensemble.

[5] Le roman s'énonce en un double discours.

[6] Le discours étant envisagé en « tant qu'il fait référence à l'acte dont il est le résultat », Benveniste repris par M. Buffat, « Discours/Récit », Introduction à la sémiologie, Alger, O.P.U., p. 39.

[7] « Tout texte se construit en réponse, à partir de, ou contre un autre texte. Par ailleurs l'histoire et la société peuvent être envisagées elles-mêmes comme des textes que l'écrivain lit et dans lesquels il s'insère en les réécrivant. C'est ce croisement d'énoncés à l'intérieur d'un texte que J. Kristeva appelle intertextualité », J.-L. Cabanes, Critique littéraire et sciences humaines, Toulouse, Privat, 1974, p. 162.

[8] Cette relation sémantique est non seulement motivée par le nom et tout l'axe actionnel impliqué, mais aussi par « opposition, par relation vis-à-vis des autres personnages de l'énoncé », Ph. Hammon, op. cit., p. 128.

[9] ibid

[10] Le nom en tant que programme schématique ne peut être saturé qu'au niveau de tout le récit dont il résume certaines articulations.

[11] La devise est essentiellement une qualité dont le déterminé doit faire démonstration. Voir à ce propos Christiane Seydou, « La devise dans la culture peule : évocation et invocation de la personne », Langage et cultures africaines, Paris, Maspero, 1977, pp. 187-264.

[12] « Lire, c'est nommer », selon Barthes. C'est cette fonction métalinguistique que nous exerçons ici.

[13] Il y a lieu de spécifier sur le plan linguistique que l'adjectif et l'adverbe participent de la fonctionnalité du faire.

[14] Nouveau testament, Jean : 18, 1-9.

[15] Il résulte de la non-superposition intégrale des aires sémantiques de ces deux termes, une source d'ignorance et de confusion.

[**] Les mots ou groupes de mots soulignés sont en italiques dans le texte.

[16] C'est le résumé et le signifié possibles du récit.