© Peuples Noirs Peuples Africains no. 37 (1984) 11-13



LE COMMANDO BLACK

S. DABLA

... Vingt ans et rien de fait. Toujours sur les chemins nous sommes. Et nos têtes sont lourdes, lourdes de vieillesse et de lassitude. Voilà le verdict ! Valable pour les pays du Pays et pour nous. Oui, nous tous. Même ici au pays des Blancs, nous ouvrons le papier pour rien finalement. Rien ne change même pas en nous. Toujours au cœur de nos cœurs un mélange de honte, de doutes et ce ballet de fantômes !

Et on descend le boulevard Barbès pour ne pas mourir dans le caveau frigidaire. Pour ne pas vomir sur les livres de la bibliothèque. On remonte la rue Saint-Denis, on sillonne tout le 18e arrondissement...

« Chaque fois que nous doutons de nous, c'est la médiocrité des autres qui nous rassure. » Alors on plonge, on plonge dans la gadoue jusqu'à sentir sur le corps son odeur et son épaisseur poisseuse. Tout ça incognito. Dans l'anonymat. Dans le silence complet. Silence lourd comme plomb de la même idée bien tue...

Et les jeunes Black maintenant descendent la rue, avançant de front sur les pavés. Quels pavés ? Quelle rue ? Pigalle, Barbès, c'est du pareil au même : des lieux hors de ce pays, hors de sa fourmilière mécanique. Peu de voitures ici. Seulement de la chair à perte de vue et des odeurs. Des odeurs de maïs grillés, d'huile de friture... Odeurs, odeurs mélangées de tous horizons et chaudes, chaudes comme le soleil; chairs dénudées au teint mat, obscures comme la misère. A gauche, à droite, partout un alignement de jambes qui attendent; de ventres nus qui appellent; de seins gaillards pointus comme sagaies qui narguent; de visages bovins et humides à force d'appeler; de narguer; d'attendre... [PAGE 12]

Et au milieu de la tête la fente rouge-plaie des lèvres grasses qui invitent :

– Dis Doudou, mon chéri, on y va ?

– Mon beau mec, ça te dit ?

Les jeunes Black entendent comme s'ils n'entendent pas. Ils avancent, curieux commando silencieux, sans tourner la tête vers les filles ardentes. Ils avancent mais « de la queue de leurs yeux » ils embrassent tout le tableau des jambes, des ventres, des lèvres et des maquereaux à la bouche mauvaise. Et le sourire apparaît sur les lèvres d'Omaïne et les yeux de Syamé lancent un feu plus fort que celui des néons des enseignes et des lampadaires. Les jeunes Black avancent, toujours silencieux. Ils voient sans voir les hommes immigrés du Pays avec leur veste du dimanche et leurs gestes gauches.

Ils avancent les jeunes Black. Ils veulent croire au milieu de leur tas de silence qu'ils sont désirés pour eux-mêmes. Ils plongent, ils plongent dans le cloaque pour se rassurer : Non ! il y a pire que nous ! ...

Pour s'assurer du dedans de leurs oreilles qu'ils sont « chéris » ou seulement hommes. Homme et pas l'étranger ni un numéro de carte de séjour.

Hommes, hommes, pas des pigeons perchés dans les chambres de bonnes. Pas des zombies enterrés dans les caves. Pas des passagers gênants autour desquels le métro fait une ceinture de solitude. Des hommes, pas des machines comptabilisant, au décompte des secondes, la merde, la nourriture et les tragédies du Pays.

Ils avancent les jeunes Black jusqu'au bout des pavés, jusqu'au fond de la nuit qui tombe, jusqu'à la fin de la bière qui s'éteint dans leur corps.

Ils avancent, sérieux et terribles, tel un commando funeste, vers le bout du petit matin...

Au bout du petit matin aussi indécis qu'un caméléon, ils reviendront. Dans l'anonymat des heures confuses. Chacun pour soi et Dieu le pousse, ils reviendront. Ils reviendront, ils reviendront, commando éclaté en kamikazes solitaires au cœur des odeurs poisseuses, au fond des cuisses sales, ils reviendront arracher l'amour et le respect qu'ils exigent de la vie...

Ils reviendront... Des crocs pousseront dans leurs gueules et leurs mains ne seront plus que griffes et leur nature, celle des fauves inconnus des Forêts Sacrées. [PAGE 13]

Dans un grognement carnassier, ils empoigneront à pleines pattes ces seins blafards, ces cuisses molles, ces ventres humides qu'ils bêcheront, bêcheront jusqu'à la fin de l'amertume de leur cœur-citron, de leur corps amer, de leur tête gâtée.

S. DABLA