© Peuples Noirs Peuples Africains no. 37 (1984) 1-3



L'AFFAIRE DES AVIONS RENIFLEURS
OU LA FRANCE GABONISEE

P.N.-P.A.

C'est une vérité depuis longtemps établie que, dans un système colonial (ou néo-colonial), excès, dérèglements et exactions de toutes sortes ne se contiennent pas longtemps outre-mer, mais ont vite fait de déborder sur la métropole elle-même et de la contaminer. Cet irrésistible engrenage fut abondamment observé au cours de la guerre d'Algérie. Les violences déchaînées par la nécessité de réprimer les patriotes algériens, en armes ou simples militants clandestins, ne tardèrent pas à déborder sur l'Hexagone où il fallait aussi traquer les « rebelles », c'est-à-dire alléger les procédures judiciaires démocratiques des étapes, des clauses qui retardaient le châtiment des malheureux; mais bientôt il fallut étendre l'exception aux Français coupables de solidarité avec les Algériens. Bref, on vit à la fin s'instaurer en France aussi la même terreur qui s'était d'abord abattue sur les Aurès-Nementcha. La corvée de bois sévissait en Kabylie; à Paris, la Seine charriait de nombreux cadavres flottant au fil de l'eau.

La même contagion, moins sanglante sans doute. moins spectaculaire peut-être, est en train de s'accomplir sous nos yeux, de l'Afrique « francophone » (et plus particulièrement du Golfe de Guinée) à la France. Les méthodes de gestion ubuesques qui prévalent en Afrique dite francophone, où la prévarication est reine malgré (ou à cause de) l'assistance technique ont fini par refluer vers l'Hexagone. L'affaire des avions renifleurs, entre autres effets, permet au Français moyen de constater que la France est en cours de gabonisation accélérée (peut-être serait-il [PAGE 2] plus juste de dire : bongolisation, car ce que la postérité retiendra peut-être surtout de cette incroyable affaire, c'est que Giscard, polytechnicien, se laissa pigeonner par de petits escrocs comme un vulgaire roitelet nègre, en somme comme le premier Bongo venu).

Au commencement il y avait le pétrole du Golfe de Guinée sur lequel de Gaulle au début des années 1960 décida de faire main basse : la France faillirait à sa mission de grandeur aussi longtemps qu'elle ne contrôlerait pas des sources d'énergie échappant à toute autre influence. Aussitôt fut créée une structure financière qui allait accoucher d'Elf-Erap, une puissante multinationale du pétrole, aujourd'hui maîtresse d'une bonne partie du Golfe de Guinée où elle fait et défait les présidents indigènes, à l'instar d'I.T.T. au Chili ou de United Fruit au Guatemala.

Avant l'affaire des avions renifleurs, Elf-Erap paraissait devoir accomplir parfaitement sa mission africaine. La frénésie de forages des années 1960 et 1970 n'a pas été vaine. Le pétrole jaillit successivement au Gabon, au Congo, et enfin au Cameroun, trois pays africains francophones devenus producteurs sous la férule de M. Guillaumat, l'homme de fer d'Elf-Erap.

Phénomène troublant, on ne sait presque rien de ce pétrole franco-africain qui, lui au moins, ne doit pas être payé en dollars, alors qu'il contribue pour une part non négligeable à l'approvisionnement de la France. Quelle est au juste cette part ? Seul peut-être Dieu le sait, en dehors des dirigeants d'Elf-Erap. Les médias français se montrent quant à eux extrêmement discrets sur ce sujet qu'ils n'abordent presque jamais. Seule la production gabonaise, officiellement dix millions de tonnes, est parfois mentionnée. On ignore tout de la production du Cameroun, dont l'ancien président lui-même, Ahmadou Ahidjo était incapable de dire les quantités extraites annuellement, sans parler des autres dirigeants camerounais parmi lesquels d'ailleurs le sujet est toujours tabou.

C'est là en effet une des plus belles réussites d'Elf-Erap en Afrique : pour dissuader les roitelets nègres de lui demander des comptes, la multinationale leur verse les royalties du pétrole de la main à la main, au lieu d'en créditer les trésoreries nationales. Trop heureux de l'aubaine, les potentats s'empressent de déposer ces sommes [PAGE 3] en Suisse dans des comptes personnels. Les détournements opérés ainsi par un Ahmadou Ahidjo, au cours de son long règne, sont estimés aujourd'hui par les meilleures sources à plusieurs centaines de milliards de francs CFA, soit au moins à une annuité du budget camerounais.

Les bénéfices que cette stratégie permet à Elf-Erap de réaliser en Afrique sont proprement pharamineux, comme l'attestent maints témoignages depuis le début de l'affaire. La multinationale triche sur les quantités extraites que les administrations indigènes et même l'administration française (on le voit bien depuis le début de l'affaire) sont bien incapables de vérifier; elle triche sur les prix; elle triche sur les royalties qu'elle déclare verser aux Etats africains, etc. Quand M. Guillaumat et ses successeurs croient œuvrer pour la grandeur de la France, ils ne sont pas hommes à s'embarrasser de scrupules.

Mais qui aurait pu croire que ces pratiques avaient fini par s'infiltrer dans la gestion de la France elle-même, Etat pourtant moderne ? Le fait est néanmoins là, péremptoire.

Cette extraordinaire abondance d'argent mal gagné dans les caisses d'Elf-Erap a eu deux effets également pernicieux. D'une part, la multinationale a sombré dans la mégalomanie des parvenus, imaginant une percée technologique qui l'aurait dotée d'une puissance jamais égalée; après tout elle y avait droit, puisqu'elle pouvait payer. D'autre part, la facilité des rapports avec des partenaires africains dociles jusqu'à la nullité avait émoussé son sens critique, endormi la vigilance indispensable au business, au point qu'elle s'est donnée sans résistance à deux escrocs minables, l'Italien Benassoli, soi-disant professeur de physique nucléaire, et le Belge de Villegas, un illuminé d'extrême droite.

Quoi qu'il dise, il est démontré que Giscard a été mêlé à l'affaire de bout en bout, qu'il a approuvé avec enthousiasme l'accord conclu par Elf-Erap et les deux escrocs, qu'il a poussé à la roue, qu'il a ordonné le transfert de grosses sommes, aujourd'hui introuvables, au bénéfice des escrocs. Lui qui a si souvent dupé les dirigeants africains, s'est donc fait duper à son tour.

Autrement dit, Giscard a été puni par où il avait péché.

C'est d'un drôle !...

P.N.-P.A.