© Peuples Noirs Peuples Africains no. 36 (1983) 124-158



LA REVANCHE DE GUILLAUME
ISMAËL DZEWATAMA

Mongo BETI

(suite)

Ce roman est la suite de « Les deux mères de Guillaume Ismaël Dzewatama, futur camionneur », qui se terminait sur l'échec d'un coup d'Etat où était compromis le procureur Dzewatama, père du petit Guillaume Ismaël issu d'un premier lit, et époux de Marie-Pierre Letellier, une Lyonnaise.

Nous avons retrouvé Guillaume Ismaël et sa belle-mère dans la livraison précédente. Ils n'habitaient plus leur belle villa, dont le dictateur tout-puissant et vindicatif les avait dépossédés brutalement, mais une case du faubourg africain évoquant plutôt un bidonville que l'ordonnance urbaine familière à Marie-Pierre.

La voici donc, à son corps défendant d'abord, mais bientôt avec l'audace de l'amour, s'enfonçant peu à peu dans l'Afrique du dénuement, de la mesquinerie et, un jour proche, d'une paysannerie livrée pieds et poings liés à tous les vautours depuis des temps immémoriaux.

Guidée par l'extraordinaire attachement de deux adolescents, son beau-fils Guillaume Ismaël, et un jeune mulâtre abandonné, Raoul, elle va peut-être réussir à naviguer entre les deux écueils qui la guettent : la lâche tentation d'un retour au bercail ou le risque de glisser dans l'héroïsme pompier des mythes populaires occidentaux.

Sans s'en douter, elle est peut-être la première femme de sa race à vivre pareille aventure avec aussi peu d'atouts, mais autant de chances de s'accomplir. [PAGE 125]

IV

– Laisse tomber, répétait sans cesse Séverine, ces gens-là vont te faire de longs discours où tu ne comprendras rien. Ce sont de vrais sauvages, tu sais ? Je ne suis pas de leur tribu, mais tout le monde ici les connaît de réputation. Pour eux, une femme européenne. c'est tout juste un sujet de moquerie. Crois-moi, il ne faut pas y aller, surtout sans ton mari. Leurs femmes vont t'obliger à te baigner toute nue dans la rivière, avec elles, sous les yeux du village réuni. Après quoi, tu devras coucher avec les hommes les plus vigoureux pour faire des enfants, puisque ton mari n'est pas là. Leurs coutumes sont comme ça, je t'assure. N'y va pas, tu serais malheureuse.

Marie-Pierre allait alors vérifier ces sinistres avertissements en faisant parler Raoul dont elle avait fait un complice en cette circonstance : le mulâtre était en partie de la même race qu'elle et aurait scrupule à lui cacher la vérité.

– Mais qui a pu vous raconter ces salades, madame ? s'insurgeait l'adolescent, vous les avez lues dans un bouquin, dites ? Il n'y a que dans les bouquins idiots qu'on trouve ces bêtises-là.

Marie-Pierre se gardait de lui révéler sa source; elle lui interdisait même de mêler Guillaume à cette controverse. Elle se figurait dans le rôle des grands politiques, un Richelieu, un Mazarin, un Fouchet, qui avaient coutume de s'appuyer secrètement sur deux partis opposés. Séverine avait abordé Marie-Pierre alors qu'elle venait d'élire domicile dans la ville africaine, et lui avait dit :

– Je suis la sœur aînée de Véronique, ton élève qui t'aimait tellement et que tu aimais bien aussi, n'est-ce pas ? Tu permets que je te tutoie ? Véronique a disparu le lendemain de l'affaire, exactement comme ton mari. Nous pensons que c'est la B.S.M. qui l'a enlevée; elle devait être soupçonnée à cause de ses fréquentations. Je suis dans le même malheur que toi. Pauvre Véronique ! Une enfant si obéissante, si affectueuse, si serviable, si intelligente. Si au moins nous pouvions savoir dans quelle prison ils l'ont enfermée; on n'a pas reconnu sa présence dans la maison d'arrêt. Chaque jour, notre mère pleure, [PAGE 126] pleure, pleure, du matin au soir. Toi seule peut-être comprends notre chagrin.

Elle déconcertait Marie-Pierre quelques instants seulement après cette tirade mélodramatique et la libérait du désagrément de se composer un visage compassé : en effet, elle riait, non certes aux éclats, mais les lèvres bien retroussées sur des dents étroites et longues comme des dagues. Moins élancée que sa cadette, mais plus svelte, plus souple, c'était ce qu'on appelle une jolie fille, une sorte de poupée, plus accorte en tout cas que sa sœur, s'offrant on eût dit en permanence, féminine selon les canons convenus, prête à la caresse. Elle riait comme si rire était chez elle un élément irréductible de sa nature, une manière d'être parfaitement compatible avec le plus cuisant chagrin.

Marie-Pierre avait cru observer que le rire des Africains était un masque porté à longueur de journée, par courtoisie, hypocrisie ou timidité, de même que l'on porte ailleurs des lunettes noires ou une figure poudrée. Le rire de Séverine la choqua pourtant au début : sa cadette était peut-être sous la torture, peut-être jetée en pâture à la lubricité de soudards insatiables. Comment pouvait-elle rire ainsi sans répit ? Elle riait quand un passant lui adressait un salut. Elle riait en réponse à l'offre d'un rafraîchissement. Elle riait même quand une remarque désobligeante lui était lancée. C'était en somme comme si elle eût ri à propos de tout et de rien. Elle avait tout de même conquis l'indulgence de Marie-Pierre en lui faisant le récit de sa vie, par petites bribes quotidiennes on eût cru soigneusement dosées, car elle ne la quittait pour ainsi dire plus : c'était peut-être ce que El Malek appelait la faveur fanatique des gueux, que son déménagement ne semblait pas décourager.

Séverine venait d'être abandonnée avec un nourrisson sur les bras, sans compter deux autres bambins, par un mari volage et violent. A l'en croire, les maris africains étaient tous volages et violents : perpétuellement en chasse de femelles, ils n'hésitaient pas à rouer de coups leurs épouses légitimes, les mères de leurs enfants quoi, si elles osaient faire mine de protester.

Séverine avait provisoirement perdu son emploi de secrétaire dans un ministère à la suite d'une sombre intrigue; elle continuerait néanmoins à percevoir son salaire [PAGE 127] jusqu'à ce que la mesure de suspension se transforme en révocation. Elle faisait des démarches pour que la procédure connaisse une meilleure issue.

Marie-Pierre s'était félicitée de l'attachement d'une femme africaine jeune, intelligente, révoltée croyait-elle, s'exprimant en bon français. Elle allait s'initier à la vision féminine de la société africaine, pénétrer enfin dans les arcanes de l'âme féminine noire. Quelle aubaine.

Ce n'était en vérité pas chose aussi aisée; la Lyonnaise ne tarda pas à comprendre que rien ne la rapprochait de cette nana, excepté le chiffon, l'activité mondaine des belles villas, les boîtes de nuit, le reggae pour lequel Marie-Pierre se passionnait médiocrement, les hommes politiques et les vedettes locales du business qu'elle exécrait sans d'ailleurs les connaître. Séverine, apparemment, n'avait jamais lu un livre de A à Z; ses études s'étaient arrêtées à la première partie du baccalauréat, toujours en honneur ici, à laquelle elle avait été recalée plusieurs fois. Aucun art, excepté la musique antillaise et les danses africaines de consommation courante, n'éveillait d'écho en elle. A n'en pas douter, son rêve était de rencontrer un homme riche qui l'emmènerait ailleurs.

Qu'importe, la disparition de Véronique était un drame bien réel, dont l'énigme laissait Guillaume et Raoul eux-mêmes sans ressource. Les deux femmes communiaient incontestablement dans le désarroi causé par cette ténébreuse affaire dont une enfant innocente était victime. S'ajoutant à toutes les autres, cette injustice exacerbait la révolte de Marie-Pierre.

– C'est des trucs idiots, madame, répétait Raoul de son côté. Regardez-moi bien, là, les yeux dans les yeux. Enfin, franchement, pourquoi irais-je vous raconter des blagues ? Non, croyez-en mon expérience. Il y a une route qui nous mènera là-bas tout droit. Notre séjour ne dépassera pas quarante-huit heures, au maximum. La vieille grand-mère de Zam sera comblée comme vous n'avez pas idée. Nous reviendrons ici tous ensemble. Vous reprendrez vos cours au collège, ni vu ni connu. Vous comprenez, madame ?

– Dis-moi, Raoul, lui demanda enfin Marie-Pierreaprès avoir beaucoup hésité, ta mère a-t-elle fait ce que tu me conseilles ?

– Et comment ! répondit vivement Raoul, j'étais alors [PAGE 128] tout petit, mais je peux vous dire qu'elle était ravie. Si je me souviens bien, je ne l'ai jamais vue plus heureuse, elle s'amusait comme une folle.

– Pourquoi est-elle partie alors ? Je veux dire : pourquoi s'est-elle séparée de ton père ?

– Je l'ignore. Ils se chamaillaient tout le temps. Ils ne s'entendaient plus, quoi. Mais ça n'a rien à voir.

– En es-tu bien sûr ?

– Allah Akhbar !

– Qu'est-ce que tu racontes ?

– Je dis : je le jure. C'est les Arabes qui s'exclament ainsi; j'ai vu ça dans un bouquin. C'est fou ce qu'on peut trouver dans les bouquins. Vous, par exemple...

– Bon, bon, tu m'as convaincue, Raoul. Gare à tes abattis, si tu m'as fait une entourloupette. On y va un de ces jours. Mais toi seul m'accompagneras, avec Guillaume et la nourrice. Et personne d'autre, tu m'entends, Guillaume ? Madone des descamisados noirs ! Et puis quoi encore ?

– Pardon, madame ?

– Non, rien. File te préparer. Je t'ai dit qu'on part très bientôt. Nous sommes tous prêts, nous autres.

– O.K.

Le hasard voulut que El Malek paraisse quelques minutes seulement après le départ de Raoul. Marie-Pierre lui fit enfin part de son prochain voyage.

– Les ploucs sont tous des cons, déclara El Malek, des ahuris, si tu veux savoir. N'attends rien d'eux, ils n'ont rien à te donner. Je les connais, j'en sors. Tu sais de quoi ils rêvent tous ? D'un sésame pour entrer de plain-pied dans la société de consommation. Ils n'ont pas fini de faire le pied de grue, tu penses. Va-t-en leur expliquer. Je ne vois qu'un avantage : tu vas étoffer ton personnage, je veux ton truc. Tu t'en souviens au moins ?

– C'est tout ? lui demanda Marie-Pierre déçue.

– Comment c'est tout ! Jésus-Christ lui-même n'en a pas tant révélé à ses disciples Matthieu, Pierre, Jean, et les autres. Ils lui en surent gré toute leur vie. Et tu m'engueules, toi ?

– Qu'est-ce que je risque en m'aventurant là-bas ?

– Qu'est-ce que tu risques ? Alors, là, franchement, je ne comprends pas. Si tu daignais t'expliquer ? [PAGE 129]

– Bon, allez, débarrasse le plancher.

– Rends-moi compte à ton retour.

– Pourquoi ? Tu ne m'as pas tellement aidée.

Il fallait parcourir plus de cent quatre-vingts kilomètres d'une ancienne route coloniale dont les connaisseurs avaient fait l'éloge jadis, mais dont la chaussée, abandonnée sans soin depuis l'indépendance, s'était de l'avis unanime, affreusement détériorée. Trop exiguë pour emmener toute la petite société, la deux-chevaux prêtée par El Malek était aussi trop délabrée pour ne pas s'essouffler à peine partie.

– Naturellement, suggérait Séverine, peu rancunière, naturellement, tu loueras un taxi, un véhicule digne de toi et capable d'emmener ton monde sans le fatiguer. Par exemple, une Peugeot 504 commerciale.

Croyant apaiser une objection de Marie-Pierre concernant le prix d'une telle location, Séverine lâchait innocemment des chiffres astronomiques.

– J'aime mieux prendre le car, répliquait Marie-Pierre, sans lui révéler que c'était la décision arrêtée de concert avec Guillaume et Raoul, après examen de toutes les solutions et de leurs coûts comparés.

– Le car ? Tu n'y penses pas sérieusement, insistait Séverine; en France, même les cochons refuseraient d'y monter.

– Tu n'as jamais été en France ! s'étonnait Marie-Pierre.

– Oui, mais je sais quand même comment ça se passe là-bas; on n'entasse pas les uns sur les autres lépreux, vieillards baveux, nourrissons braillards, ivrognes qui dégueulent. Quelle horreur ! Tu ne vas pas voyager là-dedans. Qui te respecterait encore après cela ? Tu l'oublies un peu vite, ma chère : après cela, ta réputation serait établie. Les nouvelles vont vite ici. Il y a peut-être des gens qui te trouvent sympathique; peut-être qu'ils se préparent à te le dire. Qu'ils apprennent que tu as voyagé aux côtés de lépreux, alors c'est foutu.

– Séverine, lui demanda Marie-Pierre, c'est si important que ça, les gens qui te disent leur sympathie ?

– Pourquoi ? Ça n'a pas d'importance pour une femme ? Toi alors.

Le jour du départ, la petite société alla se poster à un arrêt de car dans la zone la plus misérable et la plus [PAGE 130] populeuse de Niagara. A cette heure, les départs se succédaient à intervalles rapprochés, les véhicules étant pris d'assaut dès leur arrivée par un petit peuple indiscipliné, batailleur et impitoyable. Leurs lourds ballots entre les jambes, Guillaume et Raoul qui ne cessaient d'encourager Marie-Pierre à la patience, dédaignaient les offres des conducteurs et de leurs rabatteurs et observaient sans émotion les embarquements successifs. Ils avaient l'entrain endiablé de jeunes poulains trop longtemps entravés. L'euphorie de leur enthousiasme déteignait peu à peu sur Marie-Pierre et, pareille à l'air du large, chassait la brume de morosité où elle avait aimé à s'ensevelir. Rajeunie comme par une résurrection, elle découvrait l'Afrique des Noirs, l'Afrique réelle, accourue à elle tout à coup, par la seule magie de sa présence là, à cet endroit où elle se tenait debout comme jamais auparavant personne de sa race ne l'avait fait. Elle venait de franchir un Rubicon, et elle l'ignorait.

Elle était déconcertée par l'effarement des regards, sans soupçonner qu'elle transgressait un code non écrit, mais combien impérieux, des bienséances. Il se formait autour d'elle un attroupement grossissant de petits bonshommes nus ou loqueteux, le ventre ballonné, le nez dégoulinant de morve et levant un minois dont la perplexité accentuait l'apparence maladive.

Une sorte de diligence à moteur, courte et légère, les baies complètement dégarnies, la peinture écaillée ou dévorée de rouille, se rangea devant une poignée de candidats au voyage maintenant raréfiés par la succession des embarquements.

– Voilà le nôtre, s'écrièrent les deux adolescents en chœur.

Le chauffeur, un gros homme crasseux, vif, protecteur, se précipita auprès de la nourrice et lui arracha Jean-Paul qu'il emporta non sans délicatesse en même temps Pierre, qu'il semblait connaître de longe date, à s'asseoir à son côté, sur l'autre siège de la cabine. Quant il eut fini de surveiller l'embarquement des voyageurs et des bagages, le gros homme posa l'enfant près de sa mère, le siège pouvant les accueillir tous deux. Le conducteur fit alors un signe d'intelligence à Raoul et à Guillaume qui vinrent se tenir debout derrière Marie-Pierre, comme s'ils lui servaient de gardes du corps. [PAGE 131]

– Alors, ça va, la jeunesse ? leur cria le gros homme en français.

– On y va, Norbert ? Ne nous fais pas attendre, allez ! répondit Raoul.

Norbert ne put s'empêcher de jeter un œil désolé sur quelques banquettes encore vides.

– Tu prendras des voyageurs sur le route en veux-tu en voilà, fit impérieusement Raoul. Allez, Norbert, s'il te plaît, ne nous fais pas attendre.

– All right, all right ! acquiesça à regret Norbert en actionnant son démarreur.

Très vite sorti de la ville, on roulait dans un décor qui déconcertait par ses aspects plus agrestes que ruraux, à coup sûr effrayants pour Marie-Pierre qui, par une singulière combinaison des circonstances, ne s'était jamais hasardée hors de la capitale malgré trois années de séjour. Des oiseaux de basse-cour et d'autres animaux domestiques tentaient sans cesse de traverser la chaussée où ils se faisaient écraser dans l'indifférence des occupants du car et des rares villageois visibles. Marie-Pierre se demandait si un être humain subissant le même sort eût éveillé davantage l'intérêt des témoins. Chaque scène était un instantané qu'elle demandait aux adolescents de lui expliquer.

– Qu'est-ce que cet homme qui s'avance là-bas, une javeline dressée sur l'épaule ? demandait-elle, un chef ?

– Pourquoi un chef ? faisait le mulâtre en pouffant, pourquoi un chef ? Il n'y a pas de chef ici; on n'est pas chez les Indiens Seminole ou Delaware. Cet homme-là, madame, c'est un paysan, vous comprenez ? On n'entre jamais dans la forêt sans une javeline. C'est qu'on peut faire de mauvaises rencontres.

Il expliqua qu'il y avait mauvaise rencontre et mauvaise rencontre. Certaines mauvaises rencontres étaient bénies, comme de se trouver nez à nez avec une antilope, dont la chair est bien la plus savoureuse qui soit. Marie-Pierre, elle, voulait en savoir plus sur les mauvaises rencontres, mais l'adolescent persistait à jouer avec son angoisse.

– Un jaguar ? suggérait Marie-Pierre en frissonnant.

– Qu'est-ce que c'est un jaguar, madame ? Il n'y en a pas ici de toutes façons.

– Un tigre alors ? demandait la jeune femme. [PAGE 132]

– Vous êtes sûre que vous ne confondez pas avec l'Inde, madame ? Le tigre du Bengale, c'est plutôt en Asie, non ?

– Les éléphants peut-être ?

– C'est fini, ça, répliquait Raoul. Non, ici, le plus à craindre, ce sont les serpents géants, pythons, vipères, et tout ça...

– Il y a beaucoup de serpents géants chez toi, Guillaume ? demandait Marie-Pierre dans un souffle et après un long silence.

– Oh oui, s'écriait Guillaume, avec, comme souvent et d'ailleurs sans aucune raison, une nuance de ravissement dans la voix.

Heureusement, Raoul jugeait maintenant que les limites du jeu avaient peut-être été dépassées et craignait que Marie-Pierre ne s'épouvante.

– Faut pas croire non plus qu'ils traînent partout, nuança-t-il; peut-être que vous n'en verrez jamais de toute votre vie, madame, vous comprenez ?

Soulagée, Marie-Pierre s'abandonna à la contemplation du paysage qui l'intriguait par l'éternelle exiguïté de son cadre et la monotone similitude des scènes qui s'y succédaient. Une muraille abrupte de végétation se pressait des deux côtés de la route, entrouvrant de temps à autre une aile parcimonieuse où se tenait blotti un hameau.

Parfois, on traversait une vaste trouée : c'était une bourgade coloniale où le véhicule longeait à vive allure et dans un tourbillon de poussière rouge, des maisons basses et longues, couvertes de tôle ondulée, ou une colonnade intempestive. Plus souvent, c'était une cité africaine dont l'artère principale, sinon unique, coupait perpendiculairement la route; ou bien, sagement alignées au pied de la falaise de végétation, les habitations formaient une haie encadrant la route à laquelle elles montraient le visage chafouin de leurs façades et le spectacle d'une vie peu mouvementée.

– Pourquoi les gens permettent-ils à la végétation de venir si près des maisons ? demanda Marie-Pierre aux deux adolescents. Est-ce une superstition ?

La question laissa Guillaume et Raoul pantois; excepté dans les livres qui leur paraissaient voués aux mensonges d'une fantasmagorie atavique, ils n'avaient jamais vu un paysage de terres déboisées à perte de vue ni de ferme [PAGE 133] perdue sur le moutonnement infini des emblavures. Marie-Pierre dut leur expliquer son étonnement de n'apercevoir pas de champ autour des maisons.

– Où faites-vous vos champs ? acheva-t-elle.

– Ah, les champs ? s'écria Raoul, c'est plus loin dans la forêt; il faut compter un ou deux kilomètres.

Un mélange d'effroi et d'émerveillement gagnait irrésistiblement la jeune femme. Elle avait oublié l'impatience écœurante qui l'habitait avant le départ, cette hâte déprimée où l'on est acculé par un pensum trop longtemps différé. Elle avait toujours rêvé que Jean-François l'initiait au mystère des sites où son enfance s'était déroulée, qu'il évoquait si souvent autrefois sans que Marie-Pierre pût en saisir autre chose que la musique creuse des mots. L'ironie du destin avait voulu que l'absence de Jean-François lui donnât deux guides inégalables, qui la délivraient de sa solitude mieux que personne, mieux que son propre mari.

Jean-Paul, entre deux sommes, exigeait fréquemment de faire pipi; on s'arrêtait alors sans façon. Les voyageurs jeunes mettaient la circonstance à profit pour s'ébrouer, se divertir de diverses manières, et même se restaurer. On s'arrêtait aussi sur une côte ou un plat au milieu des bois pour embarquer de vieilles paysannes aux pieds nus, le dos ployant sous la botte traditionnelle, les gencives dégarnies, le visage abondamment tatoué, qui agitaient frénétiquement la main. Dans les cités africaines, des fillettes loqueteuses, à la tête d'une marmaille antédiluvienne, se penchaient par-dessus le talus pour réclamer une friandise ou adresser des grimaces à Norbert, ce vieil ami.

Immédiatement après la traversée de Mazongo, Raoul confia à mi-voix à Marie-Pierre :

– Plus que quatorze kilomètres.

– Quatorze, c'est bien ça, approuva Norbert, sur le ton d'un homme sur le qui-vive.

Le silence d'une attente incertaine s'était installé parmi les voyageurs si loquaces auparavant.

Puis, au déboucher d'un tournant de la route, Norbert qui amorçait la manœuvre de l'arrêt en rétrogradant, eut un haut-le-corps en apercevant un véhicule tout terrain rangé sur le bas-côté de la chaussée.

– Le Gringalet ! pesta Norbert en étouffant un cri en [PAGE 134] même temps qu'il redressait son véhicule après une embardée.

– Le Gringalet ! fit Raoul d'une voix retentissante, mais, Guillaume, tu me disais l'autre jour qu'il était mort !

– C'est ce que tout le monde répétait et croyait, chuchota Guillaume.

– Si Le Gringalet était mort, fit Norbert, alors nos camarades seraient vivants. Le Gringalet était seulement en stage à l'étranger. Au Zaïre, paraît-il.

– Eh bien, ça promet, fit lugubrement Raoul.

– Qui est-ce donc que ce Gringalet ? demanda Marie-Pierre, à bout de patience.

– Oh, madame, un mercenaire du dictateur, expliqua Raoul. Vous le connaîtrez bien assez tôt, allez. Tenez, le voilà. C'est le grand là-bas, en tête. Tiens, le voilà en uniforme maintenant, avec le grade d'officier, s'il vous plaît. Madame, pour l'amour du ciel, écoutez-moi : il va sans doute vous tendre la main. Surtout ne la prenez pas; C'est très important aux yeux de la foule des paysans qui nous regardent. Vous comprenez ?

– Mais oui, Raoul, je comprends, fit Marie-Pierre.

– Comment a-t-il su que la femme du procureur était en route ? se demandait Norbert comme à part soi.

– Bah ! une coïncidence, lui répondit Raoul sans se soucier de baisser la voix. A moins que nous n'ayons été involontairement trop bavards, comme d'habitude. Le Gringalet nous donnera-t-il la clé de l'énigme ?

L'homme, sanglé dans un uniforme kaki à baudrier à la manière des officiers belges, se tenait maintenant sur le rebord du talus; il observait Marie-Pierre et sa petite troupe que Norbert aidait à descendre du car et à rassembler leurs bagages. Il était entouré de trois subordonnés en uniforme eux aussi mais façon traditionnelle. En retrait, derrière eux, venait un paysan jeune qui portait un grand panier d'œufs, suivi d'un autre chargé de poulets entravés, d'un troisième coltinant un sac de riz, toutes rapines opérées par les policiers sous le prétexte habituel d'échanges amicaux. Le premier paysan, pressé de se libérer de sa précieuse mission, avait contourné le quatuor de policiers et abordait la passerelle jetée pardessus la tranchée d'écoulement des eaux de pluie. Raoul, qui venait de charger un ballot sur sa tête de manière à [PAGE 135] en paraître aveuglé, s'élança au même moment sur la passerelle et heurta le panier d'œufs; celui-ci rebondit sur l'escarpement du talus avant d'être précipité dans la tranchée, le trop fragile contenu allant se fracasser dans toutes les directions.

Raoul avait franchi la passerelle sans dommage : il déposa lentement le ballot à ses pieds, souffla bruyamment en homme qui vient d'accomplir un effort digne d'un athlète, parut enfin prendre la mesure, non pas tant du dommage irréparable causé au ravitaillement des policiers, que du désespoir hyperboliquement exprimé par les yeux exorbités du paysan et ses bras levés au ciel.

– Ne t'en fais pas, va, lui dit Raoul en français, ce n'est pas si grave. D'ailleurs ces messieurs n'avaient pas payé ces œufs. Ils se consoleront facilement; ils ont des sous plein les poches. Il paraît que leur maître paie bien. Non, ce n'est pas si grave, je t'assure. Regarde-les, est-ce qu'ils protestent ? Non, alors tu vois bien...

Ce fut une aubaine pour Guillaume que la diversion de cette tirade; il s'approcha vivement des deux autres paysans qu'il contraignit, par divers procédés également appropriés, à ramener le reste des victuailles vers la maison de Ndzomam, au centre de la cité.

Les policiers furent stupéfiés par la nouveauté de conception et la promptitude d'exécution de deux manœuvres aussi savamment combinées. Leur chef avait de surcroît été pris à contre-pied, au moment où il méditait lui-même une approche aussi discrète que galante auprès de Marie-Pierre. Il demeura de longues, trop longues secondes, paralysé par la sollicitation concomitante de deux circonstances aussi contradictoires. Cependant, il eut un sursaut héroïque comme Marie-Pierre, qui franchissait précisément la passerelle, passa à sa hauteur.

– Bonjour, chère madame, c'est pour moi un honneur et une joie de faire aujourd'hui votre rencontre, débita le nouvel officier en s'inclinant et d'une seule traite, comme un homme qui se jette à l'eau.

En même temps, il esquissait le premier des mouvements dont la succession achevée aboutit fatalement à la poignée de main. Marie-Pierre, sans s'arrêter, tourna vers lui, l'instant d'un éclair, son visage le plus glacé, le plus immobile, en même temps qu'elle lui décochait un : « Bonjour, monsieur ! » qui ne souffrait pas de réplique. [PAGE 136]

Le Gringalet dut se le tenir pour dit : ayant ravalé sa poignée de main, il quitta précipitamment le talus, suivi de ses hommes, monta sur sa belle jeep dont il prit lui-même le volant. Sous l'effet de la colère contenue, son thorax se gonflait, son souffle haletait, ses épaules raides évoquaient un pantin.

Cependant, au lieu de mettre le moteur en marche Le Gringalet parut se raviser et vouloir parler à Guillaume et à Raoul debout à leur tour sur le talus et observant placidement le quatuor en uniforme. De longs regards de haine et de défi, plus acérés que les épées des Sarrazins et des chrétiens à la bataille de Roncevaux s'échangèrent alors entre les deux citadins et les quatre policiers. Raoul sifflait avec intrépidité l'Internationale dont son père ne lui avait légué que la mélodie. Guillaume avait mis ses mains aux hanches comme s'il attendait sans émotion le coup de sifflet annonçant la reprise d'une rude partie de football sauvage sur un terrain vague de Niagara. La vie, après tout, qu'est-ce que c'est ? Une partie de football sauvage sur un terrain vague en présence d'arbitres aussi impuissants que grandiloquents. C'était là du moins la philosophie du mulâtre.

Norbert avait attendu l'issue de la rencontre avant de reprendre sa place au volant du car.

– Ils ont eu la trouille de la toubabesse, ces trous du cul, déclara-t-il en pidgin au moment d'actionner le démarreur, assuré de ne pas être compris par la jeune femme.

Sans avoir pu interpréter exactement l'incident, Marie-Pierre s'attrista une fois de plus comme d'une tragédie de voir Guillaume entraîné à une agressivité où elle croyait voir une tare de jeunesse ou peut-être une endémie liée au climat du pays, mais non le symptôme d'un traumatisme collectif.

V

Les paysans avaient eu la révélation de l'arrivée imminente de Marie-Pierre en répondant aux questions que Le Gringalet et ses hommes venaient de passer de longues heures à leur poser. Les citadins avaient en effet convenu [PAGE 137] d'opérer par surprise afin de prévenir au moins partiellement les cérémonies et les festivités que la tradition impose aux invités de marque, et que, selon les adolescents, une jeune mère accablée de fatigue et de chagrin n'était pas en état de supporter. Ce préjugé africain qui veut que le Blanc soit un être fragile, une petite-nature, prenait toujours de court la modestie naturelle de Marie-Pierre : voulut-elle le réfuter en joignant la pratique à la théorie, elle se maudissait de se mettre en valeur comme une péronnelle. Qu'elle se résignât au contraire à cette image d'elle-même, alors elle était forcée de se laisser protéger, servir, honorer, et peut-être un jour vénérer comme une Madone blanche des descamisados nègres. Pouah !

La nouvelle était certes trop fraîche pour mobiliser les enthousiasmes redoutés des voyageurs à juste titre; mais au-delà de la nonchalance attendue, Guillaume et Raoul lisaient aussi de la perplexité sur les visages et dans les attitudes. L'accueil leur parut empreint d'une gravité insolite, on eût dit guindée. Dès que la déroute du Gringalet et de ses hommes fut hors de doute, un cortège, descendant lentement vers la route, s'avança au-devant des voyageurs. Dans sa masse compacte, Marie-Pierre remarqua surtout les vieux mâles, car leur pas affecte souvent une majesté hiératique, leur vêtement la simplicité antique de la toge, les attributs arborés le mystère des ésotérismes anachroniques.

Elle avait tout imaginé dans ses plus sombres cauchemars comme dans l'éblouissement ingénu de ses rêveries. Mais tout arriva différemment. Il est des peuples qu'il faut d'abord pratiquer longtemps, épier, sonder avant de hasarder une hypothèse, une formule, un mot pour résumer leur âme, la ramasser pour ainsi dire dans le creux d'une main. Il en est même au sujet desquels cette tentative serait une folle audace. Avec celui-ci, au contraire, le tour de l'énigme lui parut vite fait; c'étaient bien les mêmes hommes, mais plus jeunes, mais habillés autrement qui, à une époque qui lui paraissait très lointaine maintenant, hantèrent sa villa. Ils adoraient le verbe indéfiniment dévidé, la parole redondante, le mot répercuté à tous les échos. La forme unique de leur culte, son objet même peut-être, c'était le pathos.

On déclama tout de suite là, au soleil, dans le bas de la [PAGE 138] cité, au milieu du cortège recueilli, les vieillards mâles prenant la parole à tour de rôle. Marie-Pierre s'enivrait du vent et de l'esprit d'une langue dont la lettre lui demeurait fermée. Elle émergeait de temps en temps de cette bizarre extase pour chuchoter à ses jeunes mentors de lui traduire une apostrophe particulièrement véhémente. Guillaume, plus docile que jamais, se mettait en devoir d'accomplir cette tâche ardue, fréquemment interrompu par Raoul qui lui disait :

– Abrège, voyons, Zam, abrège, sinon tu n'y arriveras jamais.

A la fin, le mulâtre se substitua à son trop scrupuleux ami; il se bornait, lui, à pêcher quelques morceaux de son choix dans le déferlement des éloquences successives et à en offrir la substance à la jeune femme.

– Ce qu'il dit, madame ? oh, la même chose que son prédécesseur. Très fiers, très honorés, très heureux de vous accueillir. On avait beaucoup entendu parler de vous. On était impatient de vous voir en chair et en os. Enfin, tout le tralala, quoi. Les vieux disent toujours la même chose, vous comprenez, madame ? Quand vous en avez entendu un, c'est comme si vous les aviez tous entendus. Vous voulez vraiment savoir, madame ? Il dit que vous êtes une jeune épousée pour la cité. Et c'est par les cérémonies d'une jeune épousée qu'il vous faudra en passer.

– Cela consiste en quoi ? demanda Marie-Pierre en essayant de dissimuler son inquiétude.

– En quoi cela consiste ? Ma foi, je n'en sais rien. Cela consiste en quoi, Zam ?

Guillaume n'en savait rien non plus.

– On va bien voir, conclut malicieusement Raoul. Il y a certainement pire. Ils ne vont pas vous manger, allez. Un peu de cran, voyons,

Enfin la foule ballotta les voyageurs jusqu'à la maison de Ndzomam; elle s'engouffra sur leurs pas dans la partie en forme de hangar qui servait de maison commune à la cité. On fit asseoir Marie-Pierre avec les égards dont elle devait avoir besoin à divers titres dans l'esprit de ses hôtes. Et l'on recommença à déclamer. Ndzomam, décidément infatigable, tenait à nouveau l'assistance sous le charme de ses prosopopées. Son débit, cette fois, était plus saccadé, plus solennel; l'émotion agitait de frissons [PAGE 139] tout le bas de son visage; des larmes affleuraient sur ses paupières. Au lieu de traduire, Raoul se contentait d'écouter en hochant la tête.

– Qu'est-ce qu'il raconte ? lui chuchota Marie-Pierre.

– Oh rien, répondit le mulâtre; vous voulez vraiment savoir, madame ? Eh bien, il raconte sa vie. Rassurez-vous, ça n'a rien de folichon.

Tout à coup, le jeune homme, manifestement en proie à la plus vive surprise, eut un haut-le-corps et ses paupières battirent précipitamment sous son front plissé.

– Qu'y a-t-il, Raoul ? Traduis, je t'en prie, lui chuchota rageusement Marie-Pierre.

– Alors là, c'est le bouquet, bougonnait déjà Raoul; figurez-vous, madame, que, selon l'orateur, la cité en veut à votre mari. Oui, et vous savez pourquoi ? Il a abandonné les siens; il les a plaqués, quoi. Elle est bonne, celle-là. C'est comme s'il avait déserté en pleine bataille. Jamais il n'aurait dû se mettre mal avec son patron, à la place où il avait le privilège de se trouver. Oui, oui, c'est bien ce qu'il est en train de dire. Quand on est parvenu si haut, on ne se brouille pas avec son chef, quel que soit le prétexte; on demeure à son service, contre vents et marées, car c'est aussi pour un véritable grand homme le meilleur moyen de servir les siens.

– Si je m'attendais à celle-là ! songea Marie-Pierre.

– Mais nous reparlerons de tout cela plus à fond demain, déclarait le patriarche en guise de péroraison. Pour aujourd'hui, nous devons nous donner tout entier à la joie de notre mutuelle découverte.

Pendant ce discours, l'assistance s'était sans cesse accrue de femmes de tous âges, ensachées dans des cotonnades crasseuses, les pieds nus, et surtout de jeunes en loques ou la hanche couverte d'un bout de toile. Ce fut d'abord un public très discipliné, malgré l'impudence de sa curiosité; puis les moins âgés piaffèrent d'impatience à force de dévorer des yeux le groupe des voyageurs, dont Jean-Paul plus qu'aucun autre, et même plus que sa mère, bouleversait la sensibilité et l'imagination populaires.

Sa nourrice lui donnait-elle à boire en se servant d'un récipient isotherme, des commentaires chuchotés de bouche à oreille répandaient le frisson à travers la salle. Souriait-il en réponse à une grimace de Raoul, aussitôt grondait une vague de roucoulements. A la fin, deux [PAGE 140] femmes à la hardiesse diabolique s'approchèrent simultanément de l'enfant; tandis que l'une se contentait de lui caresser les cheveux, l'autre, qui l'avait vigoureusement saisi aux aisselles, tentait de le soulever sans doute pour le serrer contre son sein. Ce geste imprudent consterna d'abord Jean-Paul qui en demeura quelques instants raidi, muet, abasourdi, fixant sur sa ravisseuse des yeux agrandis par l'égarement de l'horreur. Mais bientôt il hurla comme un chimpanzé pris au piège, gigota abominablement, se convulsa de rage, tendit les bras à sa mère. La colère du Sioux eut l'effet paradoxal d'agglutiner aussitôt autour des voyageurs une foule de paysans éperdus.

Que fut-il advenu d'eux sans la présence d'esprit de Raoul et son génie de la diplomatie ? Après avoir repris le Sioux à sa ravisseuse, il le calma, puis le raisonna. La négociation fut ardue, son issue longtemps incertaine. Jean-Paul accepta finalement de faim un séjour bref et boudeur sur le sein abhorré de sa ravisseuse, au milieu de l'enthousiasme de la foule qui, fidèle à d'ancestrales croyances, voyait un présage de bon augure dans cette complaisance enfantine.

– Madame, expliqua Raoul à Marie-Pierre, les gens se figurent ici que prendre un jeune enfant dans ses bras porte bonheur. Pourquoi pas après tout ? Au moins ça ne coûte rien. Laissez faire, s'il vous plaît, quiconque voudra prendre Jean-Paul dans ses bras. Et si l'on vous tend un bébé, prenez-le sans hésiter et bercez-le, si vous savez y faire. L'effet est toujours garanti. Vous voulez voir ?

Les nourrissons ne manquaient pas dans la foule, portés par une mère ou une grande sœur. Celui sur lequel Raoul jeta son dévolu était une petite fille de six mois tout au plus, entièrement nue, potelée comme un angelot, mafflue; elle souriait comme au seuil de l'extase, car elle venait de s'abreuver à un énorme pis encore dénudé et dégouttant de lait. Raoul la berça en la balançant dans ses bras avec les grâces d'un éléphant de cirque. Il la confia alors à Marie-Pierre qui prit l'enfant sur ses genoux et lui fit guili-guili jusqu'à ce qu'elle rie aux éclats. La salle s'esclaffa en chœur. Par un effet assez admirable de contagion, Marie-Pierre elle-même rit de bon cœur, malgré l'accès de désespoir qui la ravageait secrètement. Des femmes se mirent tout à coup à chanter à tue-tête, [PAGE 141] comme si un signal leur avait été donné, d'autres entonnèrent une espèce de youyou.

– Et voilà le travail ! s'écria triomphalement Raoul.

– Pourquoi faut-il que Jean-François ne soit pas là pour me tenir compagnie ! songeait Marie-Pierre. Jean-François déserteur ? Lui, plaquer les siens ? Combien c'est mal le connaître.

Entre-temps, Jean-Paul avait exprimé sa détermination de sortir de la maison commune pour courir l'aventure à l'air libre. Accoutumée à faire ses quatre volontés, la nourrice se disposait à l'accompagner dans cette expédition hasardeuse à travers la jungle d'une cité inconnue. Marie-Pierre lui rappela ses consignes : ne jamais perdre l'enfant de vue quoi qu'il arrive, le laisser jouer librement avec les gamins de son âge, dût-il se rouler dans la poussière ou la gadoue appelée ici poto-poto, écarter toute nourriture ou boisson à l'exception de celles qu'elle transportait pour lui.

Comme si tant de précautions et si draconiennes ne suffisaient pas, Guillaume tint à protéger lui-même les premiers pas de son jeune frère dans les arcanes de la cité ancestrale. A peine le trio eut-il franchi le seuil que les femmes et les jeunes se précipitèrent sur leurs pas, alléchés par le spectacle et les émotions de cette initiation.

Comme s'il n'avait attendu que cette circonstance, Raoul s'empressa de défaire l'un après l'autre les nombreux et mystérieux ballots que les deux adolescents avaient laborieusement coltinés pendant le voyage. Tandis qu'il s'affairait avec une sérénité confinant à la jubilation et non sans méthode une véritable caverne d'Ali Baba en réduction se répandait sur le sol de terre battue aux pieds de Marie-Pierre éberluée, suscitant une rumeur énigmatique, peut-être admirative, dans l'assistance de vieillards mâles demeurés à peu près seuls dans la salle et attendant une cérémonie que la jeune femme seule ignorait.

– Me diras-tu à quoi rime cette camelote ? chuchotait Marie-Pierre.

Raoul lui expliquait patiemment, et sans interrompre sa besogne, que ces présents étaient l'hommage que la tradition réservait aux vénérables gardiens de la cité : [PAGE 142] aussi démuni que soit l'invité, l'hôte s'attend toujours à en recevoir un cadeau.

– C'est la tradition, que voulez-vous ! Vous comprenez, madame ?

– Soit ! insistait Marie-Pierre tandis que la rumeur d'approbation et de contentement montait parmi les vieillards mâles, n'empêche que tout ceci représente une petite fortune, Raoul. Alors comment vous l'êtes-vous procuré ? C'est ça qui m'intéresse, moi. Alors comment vous l'êtes-vous procuré ? Je t'écoute. Et pas d'entourloupette, tu n'as pas oublié notre pacte, au moins ?

Raoul exposait que c'était de la camelote en vérité, mais cela, les vénérables gardiens de la cité devaient absolument l'ignorer. Marie-Pierre se montrait peu satisfaite de cette réponse et commençait à élever la voix. Raoul confiait à la longue que Guillaume et lui-même avaient effectué de petites bricoles qui leur avaient rapporté un peu d'argent.

– De petites bricoles dans ce pays où il n'y a pas un sou ! grognait Marie-Pierre. Est-ce que tu te moques de moi, Raoul ? Méchant garnement, est-ce que tu vas enfin me dire dans quels mauvais coups tu as encore entraîné mon pauvre Guillaume ?

– Des mauvais coups, moi ? Qu'est-ce que vous allez encore chercher, madame ? Nous avons joué de petits matches ici et là, voilà tout. Vous comprenez, madame ?

– Ouais !...

Guillaume revint à cet instant précis et raconta avec une volubilité rare chez lui que Jean-Paul rencontrait dans la cité un succès au moins égal à celui de Niagara. Quelques vieillards qui étaient sortis un moment, sans doute pour prendre l'air, ainsi que d'autres qui paraissaient pour la première fois, entrèrent sur le pas de Guillaume, et ce fut aussitôt le silence, sans que Marie-Pierre puisse décider quel en avait été le signal, de l'entrée de Guillaume ou de celle du petit groupe de patriarches. Tout s'enchaînait si mécaniquement que la jeune femme était tentée d'y voir un rituel religieux ou le déroulement d'un complot.

Le fait est que Guillaume s'était levé et avait pris la parole pour une brève allocution au cours de laquelle ses regards ne cessèrent d'aller de Marie-Pierre, assise à [PAGE 143] sa gauche, aux vieillards auxquels il faisait face, et inversement.

– Il rend hommage en votre nom à la noblesse des vénérables gardiens de la cité assemblés ici, traduisit Raoul.

– Ensuite on me proposera peut-être de souffler dans le calumet de la paix ? chuchota Marie-Pierre.

– Non, pas jusque-là quand même.

Ce fut ensuite la distribution des cadeaux, aussi peu cérémonieuse que possible, au milieu des cris d'encouragement, des interpellations joyeuses, des éclats de rire des patriarches. Guillaume prenait un objet, articulait à haute voix le nom inscrit sur l'étiquette qui y était attachée et s'approchait de l'heureux bénéficiaire.

– Pourquoi une chemisette à l'un et une bouteille d'alcool à l'autre ? C'est selon les goûts ou quoi ? demanda Marie-Pierre,

– Je n'en sais rien, répondit Raoul; c'est la grand-mère de Raoul qui nous a fait parvenir les instructions sur presque tout sauf la date que nous avons décidé de choisir et de tenir secrète. Il y a environ deux semaines que tout cela a été réglé. En gros, madame, ça se passe toujours de cette façon-là. L'hôte arrive, on fait des discours, l'hôte distribue les cadeaux.

– Ensuite ?

– Rien; on attend l'heure du repas. Puis on se couche, et c'est tout. Quant à vous, vous aurez une rude soirée, puisqu'il vous reste encore à rencontrer la grand-mère de Guillaume. Je vous préviens qu'elle n'est pas du tout malade. On vous a attirée parce que les gens mouraient d'envie de voir Jean-Paul.

– Pourquoi ?

– Comment pourquoi ?

– Eh oui, pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? pourquoi mourir d'envie de voir Jean-Paul ? Pourquoi lui et pas moi ?

– Ah vous aussi, ils aiment bien vous voir, mais ce n'est pas pareil que Jean-Paul. Lui, c'est pour ainsi dire le fils de son père.

– Ah, il est certain que c'est une très bonne raison, ça, je m'incline. Mais alors pourquoi ne pas mourir d'envie de voir le père lui-même ?

Raoul reconnut que lui non plus ne comprenait rien à [PAGE 144] l'attitude des patriarches. Lui aussi s'était persuadé qu'on projetait de livrer de concert avec Marie-Pierre pour la défense du prisonnier un bataille même symbolique.

– Peu importe, coupa Marie-Pierre; mais qu'est-ce qu'il faudra dire à la grand-mère de Guillaume, qui est aussi ma belle-mère, quand je la rencontrerai ?

– Mais rien, madame, répondit Raoul avec étonnement, rien puisque vous ne parlez pas la même langue. Faites-nous confiance, allez. Et un peu de cran !

Les modestes présents distribués par Guillaume procuraient apparemment une telle jubilation aux patriarches que Marie-Pierre crut qu'ils lui jouaient la comédie et exagéraient leur satisfaction par courtoisie.

Enfin Ndzomam s'approcha d'elle, et, tout en lui parlant d'abondance, lui serra interminablement la main, la secouant vingt fois, avec effusion, comme il arrive au moment des adieux. Est-ce que la cité prenait déjà congé d'elle ?

– Mais non, lui fit Raoul qui avait surpris la petite lueur d'angoisse dans le regard qu'elle lui avait lancé, personne ne songe à vous renvoyer. Venez, madame, c'est fini pour aujourd'hui, du moins avec ceux-là. Ce sera une autre affaire ce soir, avec votre belle-mère. Et demain donc. Notez bien qu'il y a pire, comme disait toujours mon papa. Et même il m'arrive parfois de m'amuser. Et vous, madame, il ne vous est pas arrivé de vous amuser depuis votre malheur ?

– Oh si, mais bien rarement, mon pauvre Raoul.

La petite société des citadins s'installa dans une maison qui semblait une fidèle réplique de celle de Niagara, sans les indépendances, et qu'on abandonnait à leur seul usage. L'espace n'y faisait point défaut, ni le mobilier naïvement prétentieux, taillé à la serpe par des artisans doués mais incultes, imitant les modèles des dépliants venu de France.

On alluma la lanterne Lumogaz de camping, comme la nuit venait de tomber. Un petit détachement de matrones entra d'un pas timide, presque craintif ; il était conduit par une vieille négresse harnachée comme pour la parade, en vérité selon une mode qui faisait fureur dans la capitale, de grands pagnes superposés. Cet accoutrement, qui aurait dû prêter à rire au milieu de paysans ordinairement peu vêtus, lui donnait un air à la fois emprunté [PAGE 145] et extrêmement digne, peu éloigné en définitive de l'effet de majesté sans doute recherché.

A peine assise, la vieille négresse, que Marie-Pierre venait de reconnaître pour la mère de Jean-François, adressa la parole à la jeune femme tandis que l'assistance se taisait :

– Elle demande si cette maison vous semble digne de vous, traduisit Raoul; c'est celle où logeait Jean-François quand il venait ici; il n'y en a point de semblable dans toute la cité. On l'avait fait construire et meubler à dessein pour lui. Il va sans dire que vous y êtes chez vous, qu'il ne tient qu'à vous d'y demeurer toujours. Les coups du malheur effacent les erreurs passées. Qui que vous soyez, le cœur de mon fils chéri vous avait élue; j'aurais dû en faire autant sans délai. Pourquoi a-t-il fallu que mon âme s'irrite, marchande ? J'ai commis une faute, une très grave faute dont je demande humblement pardon au Seigneur qui nous entend et voit en nous, ainsi qu'à vous-même, ma fille. Mangeons ensemble ce soir, ainsi que fit Le Christ la veille de sa mort, entouré de ses douze apôtres. Comme saint Jean son préféré, ayez la bonté de vous placer à ma gauche.

Quand le repas eut été servi par des adolescents auxquels Guillaume avait jeté des ordres en sortant dans la nuit, et que tout le monde se fut attablé, Marie-Pierre songea à son mari et se retint avec peine de fondre en larmes : lui qui n'oubliait jamais son appareil photographique, s'il avait été là, il aurait tiré de cette scène une merveilleuse image.

La lanterne à gaz éclairait vivement la vieille négresse dont le visage était couvert d'étranges arabesques tatouées qui accentuaient la tristesse de son regard.

Marie-Pierre était déjà accoutumée à certains des mets offerts, dont elle mangea d'ailleurs en se gardant de tout excès conformément à son tempérament. On ne tenta en aucune façon de faire pression sur elle pour la forcer à goûter aux plats dont l'apparence la rebutait. Jean-Paul avait été placé à la droite de sa grand-mère dont la sollicitude empressée jusqu'à l'attendrissement larmoyant l'intimida longtemps. Sa personnalité turbulente reprit à la fin le dessus et il se livra à toutes sortes d'excentricités qui s'achevèrent, comme d'habitude, par une crise [PAGE 146] de larmes suivie d'une piteuse retraite sur les genoux de la nourrice où il s'endormit.

– Nous nous connaîtrons mieux avec le temps, vous verrez, déclara la belle-mère au moment de se quitter.

C'est du moins ainsi que traduisit Raoul.

– Mon Dieu, comme ce repas était guindé ! fit Marie-Pierre en soupirant et avec une désinvolture par laquelle elle voulait cacher son émotion.

Guindé, ça veut dire quoi, madame ? demanda Raoul.

Guindé veut dire... eh bien, pas normal, voilà. Tu trouves que c'était naturel, tout ça, toi ? D'abord, vous ne mangez pas habituellement comme ça, chacun dans son assiette, avec fourchette, couteau, et tout le tralala. Je sais bien, moi. Je n'ai pas vécu dans la ville africaine, peut-être ?

– Ah, s'écria Raoul, vous auriez préféré manger avec les mains ! Fallait le dire, madame. Mettez-vous donc en quatre pour faire plaisir à un toubab. Vous êtes bien comme on vous décrit, vous autres. Si on vous avait fait manger avec les mains, assise à même le sol, vous vous seriez dit : ce sont vraiment des sauvages ! On vous fait manger à la façon de chez vous pour vous faire plaisir, et Dieu sait si les gens se sont donné de la peine, et qu'est-ce que vous trouvez à dire ? c'est... euh, c'est quoi, au fait ?

Guindé.

– Ah oui, fit Raoul en levant le petit doigt de la main droite et en prenant une voix de fausset : c'est guindé. Ah, mon papa me le disait souvent : avec les Français, si on veut vraiment avoir la paix, il n'y a qu'un truc... Hum ! vous allez sans doute me demander si tout cela était préparé d'avance. Et alors ? Et si c'est l'usage ? Mais au bout de trois jours...

– Raoul, fit tout à coup Maire-Pierre enfin victorieuse d'un accès de fou-rire, le premier sans doute depuis l'arrestation de son mari, qu'est-ce que ton papa disait des Français ?

– Oh non, madame, vous allez vous fâcher.

– Je tiens à le savoir, Raoul; j'y tiens, tu m'entends ? lui fit Marie-Pierre d'un air sévère.

– Vous l'aurez voulu, hein ? dit Raoul qui s'amusait comme un fou. Eh bien, il disait : avec les Français, si [PAGE 147] on veut vraiment être tranquille, il n'y a qu'un truc, c'est le coup de pied au cul.

– J'en suis assez d'accord, personnellement, déclara Marie-Pierre reprise par son fou rire.

– Je le savais, vous pensez bien madame, sinon est-ce que j'aurais osé ? D'ailleurs je vous ai vue à l'œuvre l'autre jour avec ce mec louche. Dites, madame, vous n'y êtes pas allée de main morte là.

– Tu le fais exprès, Raoul ? réussit-elle à articuler. Allons, tu étais en train de nous exposer le détail des mœurs hospitalières d'ici. Qu'est-ce qui se passe au bout de trois jours ?

– Ah oui, reprit Raoul, au bout de trois jours, il n'y a plus d'étranger ni d'hôte; chacun reprend la liberté de ses usages. Vous ne voulez pas rester pour voir ? Vous n'en êtes qu'au début des congés de février.

– Et notre pacte alors, Raoul ? s'écria Marie-Pierre d'un air scandalisé, tu veux déjà me faire une entourloupette ? Oui ou non, avons-nous dit en partant que notre séjour ne dépasserait pas quarante-huit heures au plus ? Notez que vous pouvez aussi revenir.

– Pourquoi pas ? admit Marie-Pierre.

– C'est vrai, ça ! conclut Guillaume; il faut revenir. Nous allons revenir.

VI

Marie-Pierre fut réveillée en sursaut par le sabbat de clameurs brèves et rauques vociférées de proche en proche d'un bout à l'autre de la nuit. Une angoisse atroce, presque panique, s'était emparée d'elle et la couvrait de frissons. Elle dut se mordre la lèvre pour ne pas hurler d'épouvante. C'était chaque fois un braiment féroce et dérisoire, comme le râle titanesque d'une agonie de carnaval, pleine de cruauté et de platitude, quelque chose qui avait elle ne savait quelle affinité avec les salles de cinéma de son enfance, on eût dit un indicatif indéfiniment répété sur une bande magnétique facétieuse, sans doute une trouvaille de ce farceur de Raoul.

Le souffle alterné de deux respirations voisines lui rendit facilement le sens des lieux et des événements. Elle avait tenu à la compagnie de son fils et de la nourrice [PAGE 148] pour cette première nuit dans la cité; car elle redoutait l'affolement, bien connu d'elle maintenant, du réveil au milieu d'un monde inconnu, avec son décor un moment grimaçant, ses bruits pleins de fureur menaçante, ses voix furtives et insidieuses. Elle sut peu à peu identifier cet étrange concert pour ce qu'on appelle ô combien à tort le chant du coq.

– Mon Dieu, qu'est-ce que je fous là ? songea-t-elle tandis qu'elle se remettait de sa frayeur. Serait-ce vrai que je suis une illuminée, moi, la petite fille qui panique toujours pour un mot dit plus haut qu'un autre ? A peine suis-je alors capable de sauver la face. Bon sang, qu'est-ce que je fous là ? Qu'est-ce qui m'est donc arrivé ? Et si J'étais une illuminée en effet ? Il paraît que les dingues se prennent pour des gens éminemment raisonnables. Ce charmant ami avait peut-être raison, je suis sans doute une dingue.

Elle trouva à tâtons la boîte d'allumettes et la lanterne Lumogaz dont l'éclat jaillit comme l'éclair sur le blanc du traditionnel crépi, plus aveuglant ici que partout ailleurs, lui sembla-t-il. La nourrice, sans se réveiller, se retourna en grognant. Quand elle mit Jean-Paul sur le pot, le cou de l'enfant ploya, sa tête roula d'une épaule à l'autre, tandis qu'il parvenait à murmurer : « Maman. »

– Oui, mon petit lapin, lui dit sa mère, c'est bien moi, n'aie pas peur. Tu es enfin chez toi, dans le pays de papa, au milieu des tiens. Et j'ai bien l'impression qu'ici au moins tu n'auras jamais rien à craindre.

Qu'elle était bête ! Mais oui, c'était Pour Jean-Paul qu'elle se trouvait là à braver le chant d'un régiment de coqs africains, afin qu'il ait une patrie et qu'il ne se sente jamais en exil au milieu des siens.

– Vous avez besoin de quelque chose, Marie-Pierre ? dît une voix familière, tandis qu'on grattait à la porte à la manière des chiens.

– Mon, mon petit Guillaume, tout va très bien. Couche-toi et dors.

Et il y avait Guillaume maintenant. Guillaume ! Que de peine et de temps mis pour lui apprendre à appeler sa belle-mère par son prénom. Quant à la tutoyer, voilà qui était décidément au-dessus de ses forces; en vérité l'influence de Raoul était pour beaucoup aussi dans ce blocage. [PAGE 149]

Elle se recoucha, mais ne put se rendormir tout à fait. Un second tapage de ces volatiles de cauchemar, puis un troisième secouèrent la contrée. Il lui semblait que le pays se réveillait peu à peu, dans les chants d'oiseaux inconnus, les rumeurs et les bruits les plus étranges, les hurlements venus de la profondeur des bois, et qui l'eussent terrifiée si elle n'avait su que dans la pièce voisine, tout en dormant, Guillaume et Raoul montaient la garde.

Et puis il y avait Raoul. Raoul, le clown...

Des conversations se tenaient maintenant en plein air à divers endroits qu'elle ne pouvait localiser. Le ton élevé des voix, plus que le mâchonnement de l'idiome, lui rappelait vaguement d'abord, puis impérieusement le langage des Indiens de cinéma.

Les Indiens ! Voilà l'image qui l'avait hantée depuis le début de ce voyage, dès les premières scènes forestières. Le calumet de la paix qu'elle avait mentionné la veille en plaisantant avec Raoul n'était pas seulement une boutade. Elle avait bel et bien été admise dans un wigwam fait, non pas de tentes de peaux, mais d'habitations aux murs de boue, non moins fragiles, étroites et basses, frileusement pressées les unes contre les autres, peureusement dissimulées sous les frondaisons.

C'étaient bien la même gérontocratie discoureuse, la même vie mécaniquement communautaire, la même nostalgie latente mais lancinante du nomadisme, ultime asile des civilisations brisées à la poursuite de leur ressort vital dévasté. Dans le demi-sommeil, Marie-Pierre cédait irrésistiblement à la tentation atavique de se réfugier dans la poésie contre la mauvaise conscience, de substituer l'historiette façon Mallet-Isaac à la longue marche de Robespierre, les pétitionnaires du Nouvel Observateur aux maquisards des Aurès, les fantasmes du western aux mécanismes complexes mais flagrants de la nouvelle traite des nègres. Par bonheur, c'était une autre femme au réveil.

Personne ne s'était jamais avisé de recenser les habitants de ce gros bourg traditionnel, à moins de deux cents kilomètres de la capitale. A vue d'œil, Marie-Pierre estima d'abord la population à deux mille personnes réparties entre trois cents ou quatre cents foyers. Mais, le soir, comme elle venait d'explorer la cité jusque dans les moindres recoins, elle dut réviser en hausse cette [PAGE 150] évaluation. Aux yeux d'un citoyen habitué à entendre parler d'intérêts des populations et de leur bien-être, d'édiles et de services municipaux, des responsabilités du département ou de l'Etat, ce qui frappait le plus dans la condition des habitants de la cité, c'étaient le manque d'équipement et un dénuement administratif dont des heures de conversation avec Jean-François à Lyon et même dans la capitale ne lui auraient pas donné une idée juste. Une vague maison commune au lieu d'une mairie, pas d'école ni d'instituteur, pas de dispensaire ni d'infirmier. Pas un embryon de commerce; il fallait aller à quatorze kilomètres, presque toujours à pied, pour se procurer les objets les plus ordinaires : fers de hache et de javeline, sabres d'abattage, jusqu'aux pointes et aux clous, jusqu'au sel et au savon de Marseille.

Un impôt uniforme, appelé capitation, était pourtant prélevé chaque année par des fonctionnaires venus de Mazongo. Il est vrai que jusqu'ici la cité avait été épargnée par un autre impôt, appelé contribution volontaire, que les cités voisines acquittaient plusieurs fois l'an, indûment cela va de soi, ainsi que par la cotisation que le parti unique exigeait de chaque citoyen, et qu'il était arrivé de régler aussi plusieurs fois, au gré des contrôles.

Peu après l'arrestation du procureur, dont la nouvelle s'était très vite répandue dans la province, Le Gringalet était venu informer la cité que les dispenses dont elle avait joui jusqu'ici étaient désormais abolies, et qu'il fallait se préparer à payer tous les impôts ordonnés par les autorités. Il disait bien « les autorités » et non « l'Etat », sachant les populations trop peu averties pour faire la distinction, si jamais elles s'en inquiétaient.

– Cela va me faciliter les contrôles, avait-il ajouté; ils étaient devenus impossibles dans cette province : chacun se prévalait de liens de parenté avec le procureur pour revendiquer d'être dispensé. Désormais, tout le monde à la même enseigne, et toc !

Telles étaient les explications que les deux mentors imberbes de Marie-Pierre lui donnaient, en réponse à ses questions, tandis qu'ils parcouraient la cité, entraient dans les maisons, surprenaient les habitants dans les gestes ordinaires de leur vie. Elle éprouvait le plaisir un peu horrifié du conquérant étranger qui a pénétré par effraction dans un sanctuaire autochtone, et qui démêle [PAGE 151] les arcanes du culte et profane son mystère. C'était une joie à coup sûr malsaine, sinon pourquoi Jean-François la lui aurait-il refusée si longtemps en éludant ou en différant sous divers prétextes le voyage qu'ils devaient effectuer ensemble dans sa cité natale ? Qui sait ? Sa présence aurait peut-être finalement tout compliqué, tout déformé ?

On était entré dans les bois, sans qu'elle s'en aperçût vraiment. Presque sans l'avoir voulu elle découvrit brusquement, au détour d'un sentier, cette agriculture dont l'évocation l'avait tant intriguée.

Elle aperçut un homme qui, tout en chantonnant, frappait à toute volée dans un immense fourré, avec son sabre d'abattage. A chaque coup, un grand pan de végétation s'écroulait comme une muraille de plâtre. Seuls les énormes bras du paysan ainsi que le haut de son torse nu, que l'effort agitait à peine, émergeaient des abattis accumulés autour de lui. Le sabre volait, s'abattait, sifflait, tranchait, trouait la forêt ténébreuse de longs boyaux qui, tout à coup, explosaient en clairière ensoleillées. Et la trouée se ramifiait, s'élargissait, s'étendait de tous côtés.

Aux explications des adolescents, Marie-Pierre comprit que cet homme effectuait un défrichage, besogne qui dure dix jours environ et qui amorce le cycle cultural. C'était un défrichage extrêmement tardif, commandé par les gardiens de la cité, en faveur d'une vieille veuve sans enfants; mais tous les jeunes gens requis d'office avant celui-ci avaient réussi à se dérober. Dans la plupart des familles, on en était à l'ensemencement.

– Je veux absolument voir ça, mes enfants, conduisez-moi, s'écria joyeusement Marie-Pierre transfigurée.

On s'enfonça davantage dans la forêt; l'air chargé de plus d'humidité était aussi plus frais et plus pénétrant.

On longea un essart dont les abattis, exposés plusieurs jours au soleil, avaient suffisamment séché pour brûler et où le feu venait d'être mis. Des flammes gigantesques couraient en grondant, surmontées de tourbillons de fumée noire que le vent jetait sur la forêt voisine. Marie-Pierre contempla ce spectacle avec perplexité. L'incendie délibéré lui parut une technique si fruste, si barbare, qu'elle douta que, même à l'époque des rudes Gaulois, l'agriculture européenne eût utilisé cette dévastation. [PAGE 152]

Enfin on atteignit un champ parvenu au stade de l'ensemencement. Une femme, entourée de gamines qui pouvaient être ses enfants, s'y tenait penchée vers la terre; elle se redressa en apercevant les citadins. Sa surprise s'exprimait par des éclats de rire, scandés de cris qui étaient en fait des appels. D'autres femmes accoururent aussitôt, venant de champs voisins que des cordons de végétation dissimulaient. Elles formèrent rapidement autour de Marie-Pierre une troupe qui caquetait, s'esclaffait, s'interpellait. Leur volubilité narquoise, la vivacité de leurs échanges et même leur étrange mimique lui rappelèrent amèrement le manège des harengères qui guettaient ses sorties à Niagara, et dont l'impudent harcèlement avait fini par la chasser de la ville africaine.

– Qu'est-ce qu'elles peuvent bien se dire ? demanda Marie-Pierre à ses deux compagnons.

– Elles sont heureuses, madame, répondit Raoul; elles sont folles, c'est bien simple, folles de voir que vous vous intéressez à leur travail. Elles disent que vous êtes une brave personne, pas bégueule comme ceux de votre race, une vraie sœur, quoi.

– Elles ont vraiment dit cela, Raoul ? demanda Marie-Pierre, mal à l'aise.

– Textuel ! Vous pouvez me faire confiance, madame, vous me connaissez.

Et si c'était aussi ce que se disaient les voisines indiscrètes de Niagara ? Et si elle s'était trompée sur leurs intentions ?

L'Africaine tendit son instrument à Marie-Pierre, une espèce de houette rudimentaire à lame étroite et à manche très court, de sorte que, pour effectuer les labours, les femmes devaient se casser en deux. En même temps, elle prit la houette de l'une des gamines et fit signe à la Lyonnaise de l'imiter. Les deux femmes se courbèrent, épaule contre épaule. La besogne consistait à défoncer la terre à grands coups secs tout en la rassemblant de façon à former une pyramide haute de vingt centimètres environ, au sommet de laquelle en enfouissait trois au quatre graines d'arachide. Et on recommençait pour une autre pyramide. On se redressait quand la position penchée se faisait trop douloureuse; pendant ce répit, on engageait la conversation avec les siens, en buvait un peu d'eau ou bien on prenait une collation; puis on se remettait [PAGE 153] au travail. On était seul maître de sa besogne que l'on pouvait interrompre à tout moment pour regagner la cité; mais l'usage était de ne le faire qu'après la première moitié de la journée, quand le soleil avait quitté le zénith.

Chaque fois que Marie-Pierre venait à bout d'édifier une petite pyramide, au terme d'une vingtaine de gestes, les Africaines se répandaient en exclamations qui, à l'évidence, étaient des hourras qu'on poussait pour l'acclamer.

– Elles disent que vous apprenez vite, madame, traduisait Raoul, et que vous êtes merveilleuse.

– Mon œil ! fit Marie-Pierre en se redressant pour essuyer avec la main, à l'africaine, la sueur qui coulait abondamment sur son visage et pour ajuster le fichu dont elle s'était coiffée à l'imitation des femmes du pays.

– Si, si, si, madame, allah ! répondait Raoul.

– Dis-moi, Raoul, demandait Marie-Pierre en se remettant à piocher, elles n'ont pas d'autre instrument ?

– Je ne crois pas, madame; de quoi voulez-vous parler ?

Non, ces femmes ne connaissent ni la fourche, ni la bêche, ni le râteau ni, bien sûr, aucune forme de charrue. Elles travaillaient vraiment à mains nues la plupart du temps. Le champ avait approximativement la forme d'un carré de cent à cent cinquante mètres de côté. Marie-Pierre se fit expliquer qu'il fallait à peu près six semaines à une femme seule pour l'ensemencer tout entier.

L'arachide qui était à la base de la nourriture populaire mettait longtemps à germer; ainsi, entre l'ensemencement et la récolte, la mauvaise herbe avait-elle tout loisir de pousser entre les buttes, qu'il fallait arracher à la main. L'exécution de cette besogne demandait deux semaines environ. La récolte commençait en juillet et s'étendait sur trois ou quatre semaines. On entamait aussitôt le deuxième cycle annuel qui s'achevait peu après la Noël. Certaines années où les pluies de mars venaient tardivement, les deux cycles étaient forcés de se chevaucher.

– C'est absolument extraordinaire, s'écria Marie-Pierre en se redressant à bout de souffle, mais rayonnante, en même temps qu'elle posait un œil extatique sur les montagnes [PAGE 154] de frondaison qui les cernaient de tous côtés. Mais dis-moi, Raoul, à qui appartiennent les terres ?

Cette question se révéla tout à fait incompréhensible pour ses interlocuteurs, qui ne se figuraient pas que la terre pût ne pas appartenir à ceux qui la cultivent. Marie-Pierre, elle, cherchait obstinément la trace d'un tortueux latifundiaire affameur de pauvres serfs.

Mais le malentendu se dissipa tout à coup quand elle leur demanda ce qu'on faisait des récoltes. La plus grande partie, lui fut-il répondu, était vendue auprès des petits exportateurs grecs ou syriens, l'argent ainsi obtenu servant à payer l'impôt de capitation. Celui-ci frappait en effet chaque famille, non en fonction de son revenu, mais à proportion du nombre de ses membres des deux sexes et de tous âges. Le reste était consommé ou mis en réserve pour être ensemencé.

L'indignation que lui inspira cette révélation fut aggravée à son retour dans la cité quand elle aperçut Le Gringalet et ses hommes qui la sillonnaient comme une terre conquise. Le groupe des citadins et celui des policiers s'ignorèrent tout le long de l'après-midi, bien que réunis plusieurs fois par le hasard autour des danses organisées à travers la cité en l'honneur de Marie-Pierre et qui se poursuivirent fort avant dans la nuit.

La jeune femme avait été informée à peine revenue des champs que le conseil des anciens désirait la rencontrer dès qu'elle aurait dîné, à moins qu'elle n'eût renoncé à son intention première de quitter la cité le lendemain. Ce n'était pas le cas, mais Raoul redoutait une confrontation avec les vénérables personnages sans avoir préalablement percé l'énigme de leur attitude, à sa suggestion, on alla consulter la grand-mère qui, peut-être, lisait dans le jeu des gardiens de la cité. Elle étonna à peine Guillaume et Raoul en apprenant aux citadins que le vénérable conseil était sous l'influence du Gringalet. Il était venu fréquemment dans la cité depuis l'arrestation du procureur. Le plus souvent il se bornait aux formalités d'une inspection. Parfois aussi il réunissait le conseil et lui exposait à sa façon les événements de la Noël; ou bien il lui faisait part des leçons qu'il en tirait personnellement. Le policier semblait affermir son emprise sur l'esprit des gardiens de la cité à chacune de ses visites. [PAGE 155]

C'était au point qu'ils avaient oublié le premier de leurs devoirs, la solidarité du sang.

– Si jamais vous deviez revoir Jean-François, termina la vieille grand-mère, dites-lui que sa mère souffre avec lui, mais qu'elle est bien la seule ici.

Marie-Pierre s'en aperçut à son grand désespoir, sitôt ouverte cette séance extraordinaire du conseil, bien que Le Gringalet n'y assistât pas. Les citadins eurent beau faire bloc et opposer aux gauches échafaudages de la police un exposé circonstancié des faits et des événements qui avaient amené à la rupture du procureur et du président, ainsi qu'à l'arrestation du premier. Ce fut peine perdue. Les vénérables membres du conseil étaient manifestement sous le charme des visions édéniques suscitées dans leur imagination débordante par les fables du Gringalet.

Le président n'attendait que le moment propice pour rendre publics les nombreux avantages que, par exception, il venait d'attribuer à la cité dans le secret de ses délibérations, lorsque la sotte rébellion du procureur l'en avait détourné, de crainte que la générosité d'un sage ne parût récompenser l'esprit de résistance à l'autorité légitime. C'est donc bien le procureur lui-même qui, par la frivolité de ses initiatives, avait en définitive privé les siens de privilèges inestimables.

Comment s'y prendre maintenant pour ne pas perdre définitivement tous ces avantages, malgré la mise à l'écart sans appel du procureur, telle était leur idée fixe. Ils en étaient éblouis jusqu'à l'aveuglement, tyrannisés au point de fermer leur cœur à la supplication, bercés jusqu'à en être assourdis. Ayant perdu leur bon sens, les sages déliraient sans retenue. Quel triste spectacle !

Ils se contenteraient pour l'heure d'une buvette où les habitants de la cité iraient consommer sans bourse délier. Le président avait médité de leur concéder cette faveur; malheureusement, c'était avant la défection inconsidérée du procureur. Par la suite, la cité obtiendrait peut-être l'octroi d'un car, pour permettre aux habitants d'effectuer leurs déplacements même s'ils sont impécunieux. C'était aussi un avantage que le président avait envisagé pour la cité; malheureusement, c'était avant la défection inconsidérée du procureur.

Ce seraient ensuite l'école, un dispensaire, un magasin [PAGE 156] faisant crédit à tous les habitants de la cité; cela aussi, le président avait projeté de l'attribuer à la cité, malheureusement, c'était avant la défection inconsidérée du procureur.

Les vénérables gardiens de la cité avaient désiré recourir aux conseils de Marie-Pierre, puisque le procureur avait été mis à l'écart et qu'il n'y avait aucun remède à cela, afin qu'elle leur dise comment accéder à ces avantages dont ils avaient été si proches et auxquels, pour cette raison précisément, ils ne pouvaient se résoudre à renoncer.

Enfin ce fut au tour de Marie-Pierre de prendre la parole. Elle n'oublia pas la précaution de consulter préalablement ses amis au cours d'une longue conversation à mi-voix. Néanmoins sa harangue dut sonner d'une façon exécrable aux oreilles de la vénérable assemblée où elle n'éveilla aucun écho de sympathie ni d'approbation.

Elle n'avait point d'argent, quant à elle, et ne pouvait satisfaire leurs désirs. Il est vrai qu'à son arrivée dans le pays il y a trois ans, elle pouvait se flatter de posséder de substantielles économies; mais elle avait dû les engloutir dans la restauration de la maison que la famille habitait dans la capitale, avant de découvrir qu'elle ne leur appartenait pas, de sorte qu'elle en avait été chassée avec ignominie.

Pour l'heure, poursuivit-elle, son travail lui rapportait si peu que cette rémunération suffisait à peine aux soins que réclame un jeune enfant. Elle conta ses épreuves, sa solitude, son désespoir depuis l'arrestation de Jean-François, l'horreur d'un exil si loin des siens. Elle aurait arraché des larmes au cœur endurci d'un bourreau. Les vieillards demeurèrent de glace. Un homme qui se tenait dans la demi-obscurité du fond de la salle, se leva soudain et parla cruellement.

– Ce qu'on nous tient là, clama cet homme qu'on disait d'expérience, c'est le langage de la première venue de nos femmes, d'une femme quelconque d'ici. Ce pourrait être le langage d'une femme quelconque comme Agathe. Si Agathe s'était exprimée ainsi, certes nous l'aurions comprise. Mais notre fils avait dédaigné les femmes d'ici; ce n'est pas pour rien s'il a dédaigné Agathe que nous lui avions donnée pour prendre une femme de là-bas; c'était pour apporter un mieux à notre vie et une [PAGE 157] solution à tous nos problèmes. Ces gens-là ont toujours une solution pour tout. Et quand ils s'associent aux hommes du gouvernement, ignorons-nous qu'ils sont imbattables ? Alors est-ce que l'argent compte pour les gens qui tiennent le gouvernement ? Jean-François s'est marié là-bas, contre notre avis, notez bien, pour être dans le gouvernement, afin que l'argent cesse de compter pour lui et pour nous justement. Sinon à quoi bon s'être marié là-bas et contre l'avis de sa cité natale ? A quoi bon si ce n'était pas pour être dans le gouvernement ? A quoi bon si c'est pour devoir compter encore sou par sou ? Nous ne demandons pas de l'argent. Quelle erreur ! Qui ignore qu'il n'est pas d'océan d'or qui, au soleil des désirs humains, ne tarisse bientôt. Que l'argent n'entre plus jamais en ligne de compte pour cette cité, qu'elle soit à jamais délivrée de ce fardeau, voilà ce que nous demandons.

– Mais, pourtant, tout se paie en argent, objecta timidement Marie-Pierre quand Guillaume et le mulâtre eurent traduit la dernière phrase.

Elle ignorait encore qu'il ne sert à rien de parler des contraintes de la vie réelle à des gens dont la passion était l'épopée. Ils n'avaient qu'un désir : que leur héros fasse des miracles. Il doit enjamber les astres, dessécher les fleuves d'une seule gorgée, figer la succession des jours et des nuits.

Elle tenta de parler du prisonnier : qu'avait-on projeté pour soulager ses épreuves ? On lui répondit, étonné, que, lorsque la divinité a scellé un destin, il est présomptueux d'y revenir. Cet âge est sans pitié pour les vaincus.

Le lendemain, un événement plaisant en apparence, mais qui ébranla tout son être à son insu, fut bien près de faire oublier à Marie-Pierre l'amertume dont la séance du conseil des anciens l'avait abreuvée. Une foule de femmes venues la saluer avant son départ et conduites par la vieille mère de Jean-François envahit sa maison, précédée par un petit troupeau de divers ovins et brandissant des gerbes de poulets entravés. Elles prièrent en chœur leur chère sœur d'accepter ces modestes présents qui étaient ce quelles pouvaient lui offrir de plus précieux, selon la coutume de leur cité. Dans un long discours, la grand-mère de Guillaume exposa que chacun savait bien qu'elle n'allait pas emporter cette offrande [PAGE 158] jusqu'à la capitale où elle en serait bien embarrassée. Qu'elle se souvienne seulement que cette réserve de nourriture attendait ses prochains séjours dans la cité, afin que, désormais, en y venant elle soit libérée du souci de sa subsistance.

– Si du bétail et de la volaille grandissent pour vous dans une cité, n'est-il pas vrai que vous y êtes enracinée ?

– Sachez-le, vous serez toujours chez vous ici.

Tout à coup, elle se rappela le scénario burlesque auquel El Malek lui proposait de se prêter; au lieu d'en rire, elle se surprit à frissonner; ceci ressemblait à un film de Bunuel. Mais lequel déjà ?...

– Voilà mes descamisados, songea-t-elle en souriant avec attendrissement à la foule de misérables paysannes en guenilles; ça y est ! Le culte de la Madone blanche commence. Cette générosité débridée, c'est bien l'opium où toutes les dupes de la foi et du salut aiment à s'enivrer. Revenir...

(à suivre)

Mongo BETI