© Peuples Noirs Peuples Africains no. 36 (1983) 96-115
DANS « VOLTAIQUE » DE O. SEMBENE[*] Daniel VIGNAL
INTRODUCTION
1 - Domaine de définition : a) Par « blanc », j'entends l'homme blanc qui, dans Voltaïque, est souvent synonyme de français et son univers, tel qu'il apparaît en opposition directe ou indirecte, avec le « noir », l'homme noir qui, dans Voltaïque est souvent synonyme de sénégalais ou même d'africain.
b) Le blanc, qu'il soit blanc-africain (comme Mme P... dans La Noire de ... ) ou blanc-français (comme Madame Baronne dans Lettres de France), est perçu
de façon directe, selon qu'il est rapporté par l'histoire, les « on-dits » ou bien les préjugés, ou bien qu'il est rencontré lors d'expériences réelles.
c) Les relations sont différentes selon que les partenaires se trouvent en Afrique ou en Europe en général.
2 - Corpus d'analyse : a) Ce corpus n'est rien d'autre qu'un inventaire fait, [PAGE 97] « a priori » de toutes les citations qui, de près ou de loin, sont liées au thème précité. Il constitue l'unique matériau qui sera soumis à l'analyse.
b) Le corpus d'analyse du thème « Le Noir et le Blanc dans Voltaïque de O. Sembène » est constitué de 93 citations relevées dans neuf des treize nouvelles, contes et poèmes composant Voltaïque. (La Mère, Ses trois jours, Communauté et Mahmoud Fall constituent en l'occurrence des ensembles vides : ils ne sont pas représentés dans le corpus.)
46 de ces citations sont produites par le narrateur.
37 autres sont produites par des Africains : trois femmes (Sakinetou, Nafi et Diouana respectivement dans Devant l'histoire, Lettres de France et La Noire de ...) et huit hommes (Malic et un ouvrier dans Prise de conscience, Demba dans Lettres de France, Arona, Samba et Tive Correa dans La Noire de... et Saër et Momutu dans Le Voltaïque).
Les 10 dernières sont produites par des Européens (Mme P.... M. P... et le Commandant X... dans La Noire de ... ).
c) Mentionnons que deux nouvelles mettent particulièrement en relief les relations entre Blancs et Noirs. Il s'agit de :
Lettres de France : (la narratrice se trouve elle-même en France) vingt-sept citations ont été relevées dans cette nouvelle.
La Noire de... (Le personnage principal : Diouana, évolue aussi bien au Sénégal qu'en France) quarante-huit citations sont extraites de cette nouvelle.
3 - Typologie des relations Noirs-Blancs : a) Seront étudiées successivement les relations entre Noirs (N) et Blancs (B)
[PAGE 98]
b) Le cas du Noir occidentalisé (Noir-Blanc : N.B.) constituera le troisième volet de cette analyse.
c) Quelques remarques concernant les deux principaux personnages blancs (Madame Baronne et Mme P... : archétypes) concluront cette analyse qui ne prétend en aucun cas être exhaustive.
EXPERIENCE INDIRECTE Cet aspect du Blanc vu par le Noir au travers de données plus ou moins historiques, d'expériences passées de deuxième ou de troisième main, de clichés, de « on dits » ou même de préjugés n'est pas du tout longuement abordé. L'auteur préférant de toute évidence mettre ses personnages en scène et les faire évoluer devant le lecteur afin qu'il en retire une impression d'expérience « vécue ».
Deux domaines sont ici couverts : l'esclavage ainsi que la domination coloniale et l'attitude des anciens.
A) Esclavage : Il est difficile de résister à la tentation d'opposer ici les propos de Saër dans Le Voltaïque :
aux expériences vécues après les indépendances, par exemple par Diouana dans La Noire de... :
ou bien aux réflexions du narrateur dans cette même nouvelle : [PAGE 99]
Notons également, les commentaires troublants de Momutu, dans Le Voltaïque :
B) Domination coloniale et attitude des anciens : C'est par les propos d'une jeune femme africaine inexpérimentée que les vieux Africains sont attaqués pour leur collaboration passive avec le colonisateur. Ainsi Nafi, dans Lettres de France, déclare-t-elle :
Cette tâche colonisatrice a été facilitée par l'aide active des soldats de l'armée coloniale. Dans Souleymane, le narrateur parle du héros en ces termes :
Par contre, dans Lettres de France, Arona et Nafi sont amenés à reconnaître que les vieux Africains qui pour des raisons diverses avaient choisi de s'établir en France, malgré leur long séjour dans ce pays, n'en ont pas moins gardé intacte leur africanité :
et
EXPERIENCE DIRECTE
I - NA BA :
A) CFA pingres :
Nafi, dans sa correspondance à son amie restée au Sénégal, fait part de ce qui, pour elle, constitue une des principales raisons de la présence française en Afrique :
Dans La Noire de.... le narrateur expose le point de vue du cuisinier Samba, en passe de perdre son emploi du fait du départ de ses employeurs :
Le fait que les Blancs amassent davantage de richesses en Afrique en grande partie en raison du fait que l'exploitation des Africains y est plus avantageuse que celle des Européens en Europe :
ne les rend pas plus généreux, bien au contraire, ni ne les incite à améliorer les conditions de travail de leurs employés...
B) Relations employés-employeurs : Ces relations sont pour la plupart exposées par le narrateur lui-même dans La Noire de... : [PAGE 101]
L'employé y est loin d'être considéré comme un être humain à part entière mais plutôt comme :
L'emploi pour lequel Diouana, l'héroïne malheureuse de La Noire de... est engagée, est celui de blanchisseuse :
Cependant ses services sont également requis pour une multitude d'autres tâches toutes plus pénibles les unes que les autres : le ménage, la surveillance des enfants, la cuisine... :
Il est à remarquer que l'employeur, en l'occurrence Mme P... dans La Noire de... utilise des méthodes affectionnées par les grandes entreprises capitalistes occidentales employant de la main-d'œuvre étrangère :
Extraction de cette main-d'œuvre de zones non contaminées par les effets de la législation du travail :
Faire admettre aux employés qu'ils ont un avantage majeur sur leurs compatriotes au chômage : celui bien entendu d'avoir eux-mêmes la chance d'avoir du travail et de plus d'avoir un emploi mieux rémunéré que celui qu'ils pourraient avoir chez eux. Diouana, elle, travaille :
et dans un premier temps s'enorgueillit de cet état de choses.
L'exploitation du fait que le salaire donné paraît relativement élevé à l'employé : [PAGE 102]
et l'attitude de propriétaire adoptée par l'employeur qui en découle.
L'entretien du mythe de la France ou de l'Europe qui sert de carotte et de leurre à la fois et permet de faire durer cette exploitation :
« La France, elle martelait ce nom dans la tête » (p. 163). Cela n'empêche pas, dans le cas de Diouana, une prise de conscience, il est vrai tardive, de l'exploité sur sa condition :
Telles sont les :
contractées par Madame en Afrique à l'égard des gens de maison !... Cet euphémisme ne s'applique pas seulement
au désir que Madame a :
à la générosité offensante dont elle fait preuve :
à l'indifférence totale qu'elle manifeste à l'égard de [PAGE 103] Diouana, lorsqu'elle n'est plus son outil, lorsqu'elle devient un être humain :
mais aussi à ses comportements d'employeur-esclavagiste tels qu'ils sont exposés plus haut.
Ce « fossé infranchissable qui sépare la bonne de sa patronne » (p. 167) est cependant franchi chaque fois que la patronne a grand besoin des services de son employée. De la même manière, malgré le fait qu' :
la patronne parvient toujours à se faire comprendre lorsque son intérêt est en jeu.
Madame P... est pleinement consciente du rôle qu'elle joue dans l'exploitation de son employée. Par contre, Diouana sans doute en raison de son sexe, de son âge, de son éloignement... lorsqu'elle finit par se rendre compte de sa situation, semble y rester tout à fait indifférente... Dans le cas de Samba, le cuisinier de La Noire de... qu'il n'est pas avantageux d'exporter comme Diouana le chômage l'attend sûrement après le départ de son patron et les conséquences que son départ peuvent avoir sur l'employé et sa famille ne sont même pas envisagées. La désinvolture de M. P... est frappante :
C) Colonialisme et référendum de 1958 : Dans Prise de conscience, Malic, le jeune ouvrier contestataire s'en prend aux « anciens » militants qui ont fini par s'intégrer dans le nouvel establishment :
Un autre ouvrier ajoute de l'eau au moulin de Malic en affirmant : [PAGE 104]
Dès le début de cette même nouvelle, le narrateur déplore l'abandon de la lutte pour la cause ouvrière entamée par Ibra, au profit d'un embourgeoisement confortable et rentable au niveau individuel :
Dans La Noire de..., le narrateur expose amèrement le désintéressement total manifesté par les Français métropolitains à l'égard de la situation des colonies en particulier, à cette époque cruciale de leur histoire :
En ce qui concerne le référendum de 1958, Nafi, dans Lettres de France, constate que :
Dans Un amour de la rue Sablonneuse, le narrateur constate, pour sa part, les conséquences du vote des habitants de la rue :
D) Exploitation économique : Deux rapides allusions à l'exploitation économique pratiquées par les puissances coloniales sont faites par Arona et Nafi dans Lettres de France :
« C'est Madame Baronne qui m'a dit qui était Boussac » (p. 107).
II - NE BE : A - Discrimination raciale : Le narrateur est le principal témoin, tout au long de ces nouvelles, de ces manifestations de racisme.
1 - Le Noir et sa culture considérés comme inférieurs ou bien tout simplement ignorés par les habitants du « pays-hôte »
Le narrateur, dans La Noire de... donne le ton. Les reporters français, venus préparer leur article sur la mort de Diouana font preuve d'une totale indifférence aussi bien à l'égard de la victime :
que du décor « africain » à l'intérieur de la villa des P... :
Toujours dans La Noire de.... chez le Commandant X... le narrateur décrit la scène :
Nafi, dans Lettres de France, vit le même genre d'expérience :
Dans Nostalgie, le poète va même jusqu'à parler d'objet plutôt que de personne :
2 - Exploitation de l'homme par l'homme :
Dans La Noire de... le narrateur parle de conditions de travail encore pires en France qu'en Afrique pour Diouana, travailleuse immigrée :
« Elle n'était qu'un objet utilitaire » (p. 180). 3 - Rapports personnels :
Les contacts que peuvent avoir les Blancs avec les Noirs sont le plus souvent tachés de racisme plus ou moins ouvert.
Dans La Noire de..., qu'il s'agisse de la famille pour laquelle Diouana travaille (adultes et enfants) ou bien d'amis et relations de cette famille, tout le monde s'en prend à elle qui est « différente » : [PAGE 107]
« Voilà la Négresse Malgré la situation presque identique dans laquelle elle se trouvait à Dakar, Diouana :
La responsabilité de l'attitude des enfants vis-à-vis de Diouana, ainsi que le souligne le narrateur, incombe aux parents et à leur façon de se comporter avec leurs employés :
Les parents, de leur côté avaient, pour plaisanter, affublé Diouana du sobriquet de « Missié ».
En vrai, voici quelques exemples de façons de s'adresser ou de faire référence à Diouana :
« Mais que tu mentes comme les indigènes, j'aime pas cela » (p. 184).
« En me disant que la Négresse... » (p. 159).
« Oh ! les indigènes ignorent la date de leur naissance... » (p. 161).
« Oh ! Qui voulez-vous qui attente à la vie d'une Négresse? » (p. 161). Les journaux, eux aussi, par leur titres :
traduisent l'insignifiance de la vie et de la mort de Diouana :
Tout aussi significatif est l'accueil réservé à Nafi dans Lettres de France, par la gérante du meublé :
Dans Voltaïque, les Noirs ne sont pas les seules victimes des démonstrations de racisme de la part des Français. Dans Chaïba en particulier, le narrateur nous décrit ainsi le héros :
Le narrateur mentionne également les tracasseries policières dont est victime Chaïba, travailleur immigré en France :
Dans Nostalgie, le poète compare les travailleurs immigrés à des arbres tropicaux transplantés dans des terres moins favorisées par les conditions climatiques :
Tels les cocotiers et les bananiers Meublant les rives d'Antibes Ces arbres implantés et stériles » (p. 186). Doit-on voir dans ce poème les conseils prodigués par l'ancien implanté que fut l'auteur lui-même aux générations à venir ? Le voyage te (femme ou homme des générations à venir) rendra stérile. Et la terre de ton pays ne pourra profiter du sang qui coule dans tes racines...
B - La France : Synonyme de paradis, de paradis sur terre, la France n'est qu'a quelques heures d'avion et à quelques jours de bateau des rives ouest- africaines...
Dans La Noire de.... Diouana :
Et le narrateur d'exposer l'idée très répandue selon laquelle, en France
Pour sa part, Nafi, dans Lettres de France, voyait deux avantages majeurs au mari qu'on lui offrait :
Par contre, quand cette même Nafi arrive en France, elle déchante bien vite. Le monde qu'elle avait imaginé [PAGE 110] est loin d'être celui qui se présente à elle. Cette France qu'elle construisait dans son esprit n'était-elle pas en fait un Sénégal paradisiaque ? En fait, le nouvel environnement de Nafi est pour elle :
totalement étranger. Il est le théâtre de choses que l'on ne fait pas dans son pays natal :
« Et les femmes tendent leur linge de la veille » (p. 77). et de plus déplaisant :
« Dans ce pays, il n'y a pas de voisin. Je suis étrangère ici. Les Noirs, mes voisins, sont pires que les Blancs » (p. 111). La découverte de la France par Nafi correspond également à une découverte du monde des adultes, de la vie et de ses épisodes sordides.
Demba, son vieux mari, l'envoie plaider sa cause dans le but d'obtenir malgré son grand âge un emploi sur le prochain bateau en partance :
Tous les éléments semblent se liguer contre Nafi pour lui rendre la vie impossible :
Lorsqu'elle confie ses malheurs à Arona qui pour elle constitue un des rares rayons de soleil qui éclaire sa vie et qu'elle affirme ne pas aimer la France, Arona la reprend en ces termes : [PAGE 111]
En fait, ce que Nafi n'aime pas et Arona n'y peut rien, c'est la France qu'elle vit.
De la même manière, Diouana, dans La Noire de... en arrive à se faire une idée tout aussi incomplète sur la France et cela du fait des limites que ses employeurs imposent à sa vie. Tive Correa, avant son départ du Sénégal, l'avait prévenue, et elle-même avait pu constater ce que vingt ans de France avaient fait de sa personne :
« Les jeunes confondent vivre en France et être domestique en France » (p. 172). Le premier contact avec la France n'avait été qu'une projection de ses rêves, de ce qu'elle s'attendait à trouver :
Mais cet émerveillement initial fait bien vite place à une réalité toute différente. Et cette expérience est à rapprocher de celle vécue par Nafi dans Lettres de France :
et ce malgré un décor apparemment plus joli :
Dans Chaïba, le narrateur nous apprend que le héros du même nom :
mais : [PAGE 112]
Cette France-là est, de toute évidence, celle du monde ouvrier.
C - Madame Baronne : Voilà un personnage qui n'est jamais directement mis en scène, mais que le lecteur parvient sans difficulté à se représenter à la suite des réflexions que Nafi, dans Lettres de France, fait à son sujet. Et pourtant ces réflexions sont peu nombreuses.
Madame Baronne nous est présentée comme :
Madame Baronne est la première personne sympathique que rencontre Nafi en France. C'est une Française, mais quelle sorte de Française ?
Demba, le mari de Nafi, lui trouve :
Ces caractères, on les retrouve également chez Arona. La correspondante de Nafi apprend de plus que Madame Baronne
Madame Baronne entreprend une sorte d'initiation politique de Nafi sans en avoir l'air :
Mais elle s'y rend cependant quelquefois et c'est alors pour apprendre :
ou bien :
D - Relations « normales » Mises à part celles que Nafi peut entretenir avec Madame Baronne dans Lettres de France, les seules autres relations existant entre Noirs et Blancs dans Voltaïque et que l'on peut considérer comme normales se situent :
a) à un niveau commercial :
Dans Lettres de France, le commerçant est tout ce qu'il y a de plus aimable avec Nafi et Arona qui sont avant toute autre chose des clients :
b) ou à un niveau subconscient :
Tel le Blanc que connaît Arona, toujours dans Lettres de France et qui serre la main de Nafi, toute surprise :
E - La noix de kola : Qu'apporte l'Africain au Français dans son pays ? Son travail ? Il n'est pas récompensé à sa juste valeur... Sa présence ? Elle est rarement considérée comme enrichissante... [PAGE 114] Dans Lettres de France, le vieux Demba, avec dérision, constate que :
III - N B : Malgré le fait qu'elle soit elle-même habillée à l'européenne, Sakinétou, dans Devant l'histoire d'une part et Nafi dans Lettres de France d'autre part déplorent les emprunts faits aux coutumes des Blancs :
« Quelques-uns n'ont-ils pas abandonné un, deux, trois, quatre ans, leurs épouses au pays, et ici, couchent avec des Blanches ? » (p. 104). Dans Le Voltaïque, le narrateur partant de l'exemple du :
nous apprend que ce dernier retrouva son fils dédaigneux :
et finit par s'en prendre aux :
qui :
IV - Madame Baronne et Mme P... : Pour terminer cette analyse, et sans revenir sur ce [PAGE 115] qui a déjà été dit au sujet de ces deux personnages centraux, j'aimerais faire les remarques suivantes :
Madame Baronne a un nom. Elle n'a pas connu l'Afrique. Elle n'a pas d'employés. Elle n'a pas de préjugés raciaux. Elle est communiste et au travers des relations qu'elle a avec sa voisine africaine, elle apparaît sympathique au lecteur.
Mme P... se cache derrière l'initiale chère à Sartre. Elle a sévi en Afrique. Elle a eu de nombreux employés. Elle est pleine, bien qu'elle s'en défende, de préjugés de toutes sortes, qui éclatent au grand jour à travers les réactions de ses enfants. Ses intérêts sont tout ce qu'il y a de plus égoïstes. Elle est perçue, par le lecteur, comme l'archétype du Blanc colonialiste.
Daniel VIGNAL
[*] Présence Africaine, Paris, 1982. |