© Peuples Noirs Peuples Africains no. 36 (1983) 57-75


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UNE LECTURE DE « XALA » DE SEMBÈNE OUSMANE[*]

Matin N'NORUKA

« Dans les bras de l'une ou l'autre de ses épouses, il avait rêvé de cet instant : être seul avec N'Goné. Il avait désiré N'Goné au plus profond de lui. Vainqueur, tel un oiseau rapace, il avait emporté sa proie jusqu'au nid... Mais la consommation lui semblait impossible, sinon interdite. »[1].


INTRODUCTION

« Après 1960, dit Arlette Chemain-Degrange, les romanciers africains abandonnent peu à peu le thème de la lutte pour l'Indépendance de leur pays, et exercent leur esprit satirique sur les mœurs de l'heure présente, marquée par les séquelles de la colonisation d'une part, les survivances des traditions ancestrales d'autre part »[2]. Cette observation faite à propos des Soleils des Indépendances d'Ahmadou Kourouma est aussi valable pour le Xala de Sembène Ousmane.

Septième ouvrage du romancier cinéaste sénégalais, [PAGE 58] Xala fut considéré, dès sa parution aux Editions Présence Africaine en 1973, comme un véritable roman du moment, celui qui traite du sujet d'actualité bien entendu. Il suffit d'ouvrir n'importe quelle page du livre pour s'en convaincre. L'accueil par la critique fut tel que le romancier décida de porter son œuvre à l'écran. Car la cible n'est plus les politiciens comme dans les Soleils des Indépendances; elle n'est pas non plus les anciens maîtres colonisateurs (bien que ceux-ci y apparaissent en filigrane) comme dans les autres œuvres antérieures de Sembène Ousmane, mais « la nouvelle bourgeoisie nationale » qui, à l'instar du colonisateur européen, vit de l'exploitation et de l'expropriation du peuple.

Xala est donc un procès contre cette nouvelle classe sociale. Certains critiques vont jusqu'à considérer même le malheur qui a frappé le protagoniste principal et représentant, par excellence, de ces nouveaux riches, El Hadji Abdou Kader Bèye, comme un châtiment, celui « d'une faute ancienne contre les plus pauvres de ses concitoyens qui, par ce biais réclament leur dû ».

Xala est une œuvre vivante qui a suscité et suscite toujours l'intérêt des lecteurs. Dès le lendemain de la fameuse noce ratée (ratée parce que le mariage n'a pas été consommé) deux questions, qui constituent désormais la trame de la narration, sont dans toutes les bouches, à savoir, qui a « noué l'aiguillette à El Hadji Abdou Beye ? », « Comment celui-ci va-t-il pouvoir s'en sortir ? » Voilà les deux questions énigmatiques que les gens se posent et auxquelles le présent article tentera d'apporter des réponses.

Nous allons dans le premier temps de cette étude donc soumettre à l'examen critique toutes les thèses et suppositions avancées par les personnages du roman dans leurs tentatives de démasquer celui qui a jeté ce sort à El Hadji Abdou Kader Beye. Le deuxième temps sera consacré à notre explication proprement dite du xala, cela à travers les dits et les non-dits dans le récit. Nous verrons la raison pour laquelle le romancier fait intervenir, selon nous, les nécessiteux dans cette histoire. La partie conclusive de l'étude nous permettra de voir, à travers le personnage d'El Hadji Abdou Kader Beye, l'institution contre laquelle Sembène Ousmane dirige essentiellement sa critique. [PAGE 59]

« C'EST QUELQU'UN DE SON ENTOURAGE »

Ce verdict, peu précis, prononcé par le Seet-Katt, voyant favori du vieux Babacar, est partagé, avec des nuances, par les proches et amis intimes d'El Hadji.

Avant de revenir sur leur supposition, le président du « Groupement » et Yay Bineta, alias la Badiène, semblent partager la même opinion sur la cause du xala d'El Hadji : le refus de celui-ci de prendre des précautions nécessaires la veille du mariage.

    « Je te l'avais dit ! reprenait la Badiène. Toi et tes semblables, vous vous prenez pour des tubabs. Si tu m'avais écouté hier, ce matin, tu n'en serais pas là. Quelle honte ! Qu'est-ce que cela pouvait te faire de t'asseoir sur ce mortier ? (de la main elle indiquait le mortier) » (p. 45).

« S'asseoir sur un mortier... le manchon entre les pieds jusqu'à l'arrivée de la mariée » relève de la coutume, mais « El Hadji est assez évolué, comme le dit le narrateur, pour ne pas accorder de crédit à cette superstition, selon lui » (p. 34). Dans ce cas son xala est une punition pour avoir fait fi de la coutume.

Mais à peine les deux personnages, le Président et la Badiène, finissent-ils d'émettre cet avis qu'ils découvrent semble-t-il l'auteur présumé du xala.

Pour le Président, c'est certainement une des épouses d'El Hadji, précisément la deuxième, Oumi N'Doye. Il est arrivé à cette conclusion à la suite d'une conversation avec El Hadji au sujet des rapports entre celui-ci et ses femmes. Puisqu'El Hadji gâte Oumi N'Doye plus que Awa, le Président pense que voilà une raison de plus pour lui nouer l'aiguillette :

    « Tant qu'elle était la préférée, dit-il, elle acceptait la polygamie, la compétition. Maintenant, elle perd son privilège d'être la plus jeune. Elle n'est pas la première femme à se conduire de la sorte; à faire attraper le xala à son homme, conclut-il » (p. 53). [PAGE 60]

L'analyse de ce discours montre que c'est bel et bien la jalousie qui a poussé Oumi N'Doye à jeter un sort à son mari.

Yay Bineta va plus loin dans son appréciation. D'après elle, Oumi N'Doye n'a pas agi toute seule; elle a un complice, Adja Awa Astou. Son analyse de la situation place le geste des deux femmes au-delà de la simple jalousie : c'est un complot organisé par les deux co-épouses contre sa protégée et sa famille :

    « On nous a fait un affront ! ... Les co-épouses sont mauvaises, pire que la coqueluche pour un adulte... Elles veulent nous éliminer ? Nous humilier ? Je sais me défendre ! Je jure sur les mânes des ancêtres que d'ici trois mois les co-épouses seront répudiées, abandonnées comme des chiffons usés. Ou alors, elles viendront s'agenouiller devant ma N'Goné comme des esclaves » (p. 54).

Yay Bineta[3] qui s'énerve ici parle en connaissance de cause. Comme on le voit, elle prépare déjà, pour ainsi dire, sa revanche. Même animosité envers les co-épouses de sa fille anime naturellement Mam Fatou, reléguée au second rôle par la Badiène.

Quant à El Hadji lui-même, sa thèse sur la responsabilité de sa déconvenue ne diffère pas de celle de son ami et Président du « Groupement ». Dès la prise de conscience de sa situation peu enviable, « ses réflexions reviennent, obsédantes, à ses femmes ». « Qui des épouses, avait ourdi cet acte, lui avait noué l'aiguillette ? Qui des deux ? ne cesse-t-il de se demander. »

S'il écarte Adja Awa Astou de sa liste de suspectes c'est que cette femme est, selon lui, au-dessus de tout soupçon; elle est trop bonne pour pouvoir machiner un tel acte; son honnêteté, sa bonne foi ne peuvent être mises en doute. C'est la raison pour laquelle ses soupçons sont portés désormais sur sa deuxième épouse. « Ce xala pouvait être d'elle, dit-il. » Raison : parce qu'« Oumi N'Doye [PAGE 61] est très jalouse, envieuse. Depuis qu'elle a appris ce mariage, les moomé chez elle sont des nuits d'enfer » (p. 47).

El Hadji sait qu'il fait fausse route dans ses soupçons, que son accusation est malveillante; pourtant, chaque fois qu'il se trouve seul avec sa femme, il espère que celle-ci lui dira quelque chose, qu'elle se confessera enfin en admettant que c'est elle qui lui a « noué l'aiguillette ».

Tout le long de la crise, Rama quant à elle, ne pense qu'à sa mère qui, selon elle, se sent coupable depuis le début. N'est-elle pas l'auteur du xala ? Ne pouvant plus se retenir elle lui demande sans pudeur : « L'as-tu fait ce xala, mère » (p. 79). La réponse sèche de sa mère met fin à ses soupçons.

Viennent ensuite les thèses des Facc-katt (guérisseurs) désignés par le narrateur comme des charlatans. Ceux-ci sont plus intéressés à s'enrichir qu'à révéler à El Hadji l'auteur de son mal ou encore à lui prescrire l'ordonnance pouvant le guérir. Toujours est-il que « les uns disent qu'El Hadji est victime de la jalousie d'une de ses épouses », Oumi N'Doye, bien entendu; les autres affirment que son xala est « l'œuvre d'un collègue, un ami qui lui veut du mal ».

Associée à cette partie de notre étude se trouve la soi-disant petite phrase du mendiant dans laquelle il avoue être l'auteur du xala[4], petite phrase surprenante, acceptée cependant, par certains critiques comme vraie parce que venant du responsable réel de la mésaventure d'El Hadji. Mais une chose nous paraît curieuse dans cette histoire du mendiant. Alors qu'El Hadji, ses amis et certains membres de sa famille se donnent tant de peine pour découvrir l'auteur du xala, le mendiant auquel personne ne prête attention, mais qui suit de près, grâce à Modu, le déroulement des événements, arrive le plus tranquillement du monde et dit à El Hadji « Je suis celui qui t'a noué l'aiguillette ».

Il faut noter que le mendiant a bien choisi son heure. Modu ne l'entretient-il pas régulièrement de tout ce qui se passe ? Il arrive donc à point – au moment où El Hadji perd tout espoir et n'attend plus rien de la vie – avec [PAGE 62] les saisies, les villas et magasins sous scellés, Oumi N'Doye et N'Goné parties et son xala toujours collé à la peau tel une tare. Dès lors El Hadji est médusé; la petite phrase du seet-katt résonne de nouveau dans sa tête : « C'est quelqu'un de ton entourage. »

Mais le geste du mendiant nous pousse à douter de la véracité des paroles de cet homme et soulève même des questions. Il se peut que soit vraie l'histoire de la vente du terrain communal par El Hadji. Toutefois, on se demande pourquoi le mendiant a attendu aussi longtemps (après deux « heureux » mariages dont sont issus onze enfants) pour nouer l'aiguillette à El Hadji. En plus, si c'est vraiment lui l'auteur de cette infortune, pourquoi est-ce Modu qui lui révèle qu'El Hadji vient d'attraper « le xala depuis son troisième mariage ».

Nous hésitons à accepter la thèse du mendiant. L'analyse critique de son comportement, dès qu'il apprend qu'El Hadji se trouve dans un cul-de-sac, révèle le geste de celui qui sent que son moment est venu pour se venger. L'idée de prendre sa revanche sur El Hadji semble manifeste dans sa décision de se poser à la fois comme seet-katt et facc-katt. Mais il faut signaler que le vrai seet-katt n'a pas besoin d'informateur pour détecter la raison qui amène son patient. Le mendiant – seet-katt – s'informe de tout par l'intermédiaire de Modu. Le vrai facc-katt (comme Serigne Mada) ne crache pas sur ses malades pour les guérir.

Chez certains groupes ethniques le crachat ou plutôt cracher sur quelqu'un indique le dégoût, l'insulte, voire la malédiction. Selon nous, c'est dans ce sens que se comprend mieux le geste du mendiant et de ses « amis ». Le mendiant ne cherche pas à guérir El Hadji et ne donne même aucune garantie à ce sujet. Témoin cette réponse ambiguë qu'il donne à la question de Rama devenant de plus en plus appréhensive :

    « – Si tu veux redevenir homme, dit le mendiant à El Hadji, tu dois faire ce que je te dis.

    – Et si ce n'est pas vrai ? lui demanda Rama.

    – J'ai pas demandé un sou. C'est à prendre ou à laisser. El Hadji, à toi de choisir » (p. 170) (notons bien ce tutoiement du mendiant à l'endroit d'El Hadji). [PAGE 63]

Nous reviendrons sûrement plus tard sur le mendiant. Mais avant de clore son intervention à ce stade de l'histoire d'El Hadji, voyons un aspect révélateur de sa conduite, aspect qui a réveillé notre appréhension et nous a amené à ne voir en ce nécessiteux qu'un farceur qui cherche à régler un compte personnel avec El Hadji.

C'est le geste de Modu qui donne le ton au comportement du mendiant. Avec El Hadji, bien fini, installé dans la Fiat de sa fille, Modu s'approche du mendiant, et « s'agenouille devant lui » pour l'implorer de sauver son maître. Depuis ce moment le mendiant a le verbe haut; sa joie ne connaît plus de bornes. « D'une voix aiguë, crescendo, dit le narrateur, le mendiant entonna son chant » (p. 159). Ou encore, « le mendiant entonna sa complainte, la pose distante, fière » (p. 151).

Le mendiant n'est pas bête; au contraire il est intelligent et fin psychologue. S'il est allé chercher les autres nécessiteux, c'est pour se donner de l'importance. Mais la manière dont il se présente chez El Hadji résume son intention vis-à-vis de celui-ci.

    « – C'est moi avec mes amis.

    – Je me paie... »

Signalons que la scène de ce règlement de compte chez El Hadji connaît deux étapes importantes : d'une part, la protestation compréhensive d'El Hadji :

    « – C'est du brigandage » ou encore,

    « – Vous êtes des voleurs ! Je vais appeler la police. »

D'autre part, la menace sans cesse du mendiant à l'endroit de son hôte :

    « – Ne dis rien !... Rien de rien, si tu veux être guéri... », ou encore,

    « – Si tu veux redevenir normal, tu obéiras. Tu n'as plus rien ! Rien de rien, que ton xala... »

    « – Si tu veux redevenir homme, tu dois faire ce que je te dis. »

Il est curieux de constater que ce n'est pas la foi mais l'obéissance que le mendiant exige d'El Hadji. Grâce à [PAGE 64] cette menace dans laquelle le mendiant, tel un maître-chanteur, rappelle sans arrêt à El Hadji son état actuel « – Tu n'as plus rien que ton xala »; celui-ci se laisse faire; il va même plus loin. Dans une sorte de complicité avec sa famille il raconte des mensonges à la police (avertie par les voisins) en s'emparant même de l'idée du mendiant :

    – Voyez vous-même : ce sont mes invités, dit-il au chef de police.

Le mendiant comprend bien les gens à qui il a affaire, de sorte que son refus de se faire rémunérer ne suscite aucun soupçon chez ses interlocuteurs. El Hadji est tellement désemparé, ses facultés embrouillées, qu'il ne peut plus distinguer entre le vrai guérisseur et le charlatan.

Le mendiant ne guérit pas : il se venge plutôt. Heureusement, la police n'est pas loin. Car, alors que le « tumulte grandit (chez El Hadji), dehors, les forces de l'ordre manipulent leurs armes en position de tir » (p. 171).

LE XALA D'EL HADJI, « UN SIMPLE CAS DE FACTEUR PSYCHIQUE »

Ce diagnostic (de la maladie d'El Hadji) donné par le docteur Pathé, psychiatre à l'hôpital de la ville, est le seul qui nous soit acceptable.

Que l'on veuille ou non, Sembène Ousmane a soulevé, grâce au xala de son héros deux sujets d'actualité : la médecine traditionnelle et la médecine moderne. L'une jouit d'une persistante popularité auprès de la population du roman. Voilà pourquoi El Hadji préfère se faire soigner par les serignes, des seet-katt, des facc-katt, etc. avec les résultats que l'on connaît déjà. Comment pourrait-il en être autrement ? « Chez nous, dit le médecin-chef, c'est le règne de l'irrationnel[5]. El Hadji croit qu'on lui a noué [PAGE 65] l'aiguillette » (p. 73). La Badiène de renchérir : « Ce qu'une main a planté, une autre peut l'ôter » (p. 45). Serigne Mada aussi : « Ce que j'ai enlevé, je peux le remettre aussi rapidement » (p. 114). Diagnostics douteux qui ouvrent la voie à toutes sortes d'expériences sans résultat positif.

La médecine moderne, quant à elle, aura toujours « des zones inexplorées en Afrique » tant qu'il lui manque la clientèle, tant que les malades la boudent, et que les gens croient que « tout ne peut s'expliquer ou se résoudre par une thérapeutique biochimique ». Pourtant, c'est bien cette thérapeutique qu'il aurait fallu à El Hadji[6] pour pouvoir déterminer avec un peu de précision le remède éventuel de son mal.

Avant de continuer, faisons une parenthèse : nous ne sommes ni psychiatre, ni psychanalyste : en tant que méthode de critique littéraire, l'approche psychanalytique est encore à ses débuts dans la critique des œuvres littéraires en Afrique. Qui plus est, ce domaine n'est pas le nôtre.

Ceci étant dit, revenons à la petite phrase du docteur Pathé. Puisque le xala d'El Hadji relève du facteur psychique, nous allons examiner les rapports interpersonnels entre El Hadji lui-même et les gens qui l'entourent. Car ce facteur psychique ne peut naître chez lui qu'à la suite des gestes, du comportement ou des propos proférés à son endroit par certains personnages de son entourage. Autrement comment expliquer qu'« avant sa nuit de noce, il était normal. Le soir de ses noces il n'a pas consommé » (p. 73).

Ses rapports avec sa fille, Rama, sont loin d'être cordiaux. Depuis que celle-ci a appris son mariage, elle n'est plus la même, et elle n'hésite point à exprimer à son père ses réserves sur le sujet. On sait que le jour même du [PAGE 66] mariage elle n'a pas mâché ses mots : « le suis contre ce mariage, dit-elle. Un polygame n'est jamais un homme franc » (p. 27). Ce qui a donné lieu à une scène tragi-comique entre père et fille dans la « villa Adja Awa Astou ».

Outre son opposition ouverte au troisième mariage du père, Rama donne, en se comparant à N'Goné, certains détails qui risqueraient de déclencher un choc psychologique chez El Hadji, son père très émotif : « Cette femme de mon père, dit-elle, cette N'Goné a mon âge... J'ai vingt ans... elle aussi »; ou encore, « elle est vierge, moi aussi ». Ces détails, qui constituent, en dernière analyse, une tentative de métamorphoser N'Goné en Rama, auraient agi sur El Hadji en produisant chez lui des fantasmes inhibiteurs la nuit de ses noces. Ceux-ci auraient freiné momentanément son élan sexuel car inconsciemment il ne veut pas se laisser surprendre en train de commettre un inceste.

El Hadji est toujours hanté par cette idée. C'est la raison pour laquelle il se lance dans les réflexions suivantes en revoyant sa fille pour la première fois « depuis plus de trois mois », après leur bagarre, le jour de ses noces : « il trouvait étrange la coïncidence des deux rencontres avec sa fille, dit le narrateur. La deuxième fois, c'était l'avant-veille de son xala, et celle de ce jour, le lendemain de sa guérison (provisoire, ajouterions-nous) » (p. 127).

Tout plausible que soit cette thèse au sujet de Rama, elle ne peut, à elle seule, expliquer cependant le xala d'El Hadji. Il faut également et surtout examiner les rapports de celui-ci avec Yay Bineta, dite la Badiène, et N'Goné.

IMAGE DE LA FEMME DEVORANTE

Le narrateur nous présente la Badiène comme la tante de N'Goné. Physiquement la dame est « courte sur pattes, forte de croupe, visage noiraud et gras, les yeux pleins de malice ». Modu, chauffeur d'El Hadji voit en elle « une tante surnommée la termite tant elle corrodait l'intérieur des gens, ne laissant que la forme de ses victimes » (p. 156). Auparavant, le narrateur nous avertit : « Pour comprendre [PAGE 67] cette femme, dit-il, il faut connaître ses antécédents »; il termine l'étalage de ces antécédents en qualifiant la Badiène de « dévoreuse d'hommes, d'incarnation d'une mort anticipée. Les hommes la fuyaient et les femmes mariées de son âge préféraient divorcer plutôt que d'être veuves à ses côtés parce qu'elle est poursuivie par la guigne, ay gaaf » (p. 54).

El Hadji n'a pas de chance pour s'être trouvé sur le chemin de la Badiène, car le portrait que tout le monde nous donne d'elle est celui de femme phallique, de femme-vampire, en un mot Yay Bineta est l'incarnation du mal.

C'est elle qui a machiné et exécuté ce mariage avec la complicité d'une autre femme de son espère, Mam Fatou. Entre ses mains, El Hadji et N'Goné ne sont que des marionnettes ou plutôt des jouets au même titre que ce mannequin habillé (évoqué neuf fois dans le récit) sur lequel le narrateur attire notre attention chaque fois qu'il nous invite à pénétrer dans la fameuse chambre nuptiale. Rarement on entend N'Goné parler tout le long du récit; de même, El Hadji n'ouvre guère la bouche devant la Badiène. L'emprise de celle-ci sur lui est telle que c'est grâce au narrateur que l'on suit sa pensée exprimée toujours sous forme de monologue intérieur.

Mais si El Hadji en reste coi et acquiesce presque à toutes les demandes de la Badiène très autoritaire, ce n'est pas uniquement parce qu'il veut entrer dans ses bonnes grâces mais parce qu'en son for intérieur il éprouve une haine implacable envers la Badiène depuis qu'il découvre que « cette famille tout entière ne vit que de lui, comme des chiques ». Cette découverte n'est pas la seule cause de sa haine; il y a aussi le comportement et les gestes de la Badiène. Aux yeux d'El Hadji, la Badiène veut diriger sa vie, d'où les expressions comme « répugnance », « aversion », « répulsion », « gêne » employées par El Hadji pour exprimer son sentiment envers cette dame.

El Hadji a raison, sans doute, de soupçonner la Badiène d'être responsable de son xala. « Pourquoi ne serait-ce pas elle ? C'est quelqu'un de ton entourage, se répétait-il » (p. 93). Elle est l'incarnation de tous les fantasmes qui inhibent la pulsion sexuelle chez El Hadji d'autant plus que cet acte sexuel (entre lui et N'Goné) doit se dérouler sous le même toit abritant les deux personnages, [PAGE 68] El Hadji et la Badiène. La présence de la Badiène gêne El Hadji outre mesure. « Il était gêné par le lourd silence et par la Badiène, dit le narrateur. La gêne se collait à lui et alourdissait ses gestes (y compris ses organes sexuels) » (p. 99).

C'est le texte suivant qui explique bien les choses, monologue intérieur dans lequel El Hadji, de retour de chez Serigne Mada, affronte la Badiène dans un duel muet :

    « La répulsion latente qu'il avait pour cette femme et qu'il avait toujours dominé, resurgissait avec violence. Cette aversion se manifestait impitoyablement dans son regard. Cette femme avait été l'instigatrice de ce troisième mariage, se dit-il. Elle avait aussi été l'obstacle à la possession de N'Goné avant cette union. Si N'Goné avait pu à toutes les occasions lui glisser entre les mains, c'est qu'elle, tapie dans l'ombre, était la conseillère » (p. 117) (c'est nous qui soulignons).

Non seulement la Badiène « avait été l'obstacle à la possession de N'Goné avant l'union », mais elle l'est aussi pendant et après l'union. L'amour entre El Hadji et N'Goné sera l'amour impossible, voire interdit aussi longtemps que la Badiène vivra parce que celle-ci constitue pour El Hadji des symptômes de névrose. Ce genre est davantage pour elle un moyen de s'enrichir et de s'améliorer. N'Goné est donc un appât lui permettant de concrétiser ses rêves.

Si, cependant, N'Goné est considéré comme un appât par lequel sa tante se réalise, elle est, par contre, pour El Hadji, un objet (qui se confond avec le mannequin) ou mieux encore une étrangère avec laquelle il n'a rien en commun. N'est-ce pas dans le malheur que l'on se cherche et se découvre ?

Ainsi El Hadji se rend compte « qu'il n'avait jamais eu de correspondance avec N'Goné » avant leur mariage, qu'il ne l'a jamais aimée; ce qui explique ses réactions saugrenues le jour où la Badiène l'a surpris avec cette idée de mariage. Ce manque d'amour explique aussi pourquoi la conversation entre les deux est toujours plate tel un trottoir. « Cette banale causerie qui n'avait rien d'élevé ni de subtil révèle à El Hadji qu'avec N'Goné il n'avait [PAGE 69] construit que sur du sable ( ... ). Ce manque d'échange faisait d'eux des étalons pour haras » (p. 98).

Toutes ces découvertes qui troublent et empoisonnent l'esprit d'El Hadji, commençant par l'opposition de sa fille au mariage jusqu'à la découverte que N'Goné est une femme-objet, une femme inconnue en passant par la répulsion envers Yay Bineta, toutes ces découvertes déconcertantes, entendons bien, donnant lieu chez El Hadji à une absence complète d'attrait et de désir pour sa troisième épouse, sont, en dernière analyse, responsables de son état actuel. Voilà pourquoi, « en sortant de la douche la nuit de ses noces, il était raide, mais dès qu'il s'est approché... rien, zéro » (p. 51). N'Goné lui restera « l'incarnation de la persécution morale et physique » (p. 101). Modu dit la vérité : « ce xala, El Hadji la attrapé justement avec N'Goné ».

On nous objectera en nous rappelant qu'El Hadji retrouve sa virilité à un moment donné dans le récit. Comment expliquer donc cette guérison et le retour ultérieur de son xala si ce que nous venons d'affirmer est vrai ? Sur ce point, il faut se souvenir toujours que le xala d'El Hadji est psychologique et dépend, de ce fait même, de l'état d'âme de celui-ci.

Tout compte fait, le voyage depuis la ville jusqu'au village où habite Serigne Mada est, pour El Hadji, un pèlerinage aux sources. Sembène Ousmane profite de cet événement pour attirer notre attention sur l'importance de la religion[7]. Il est vrai que le romancier n'est pas un fanatique; cependant il croit. Le village symbolise la mère, la tradition et la religion, en l'occurrence la religion islamique. Le décor est hautement religieux : l'hospitalité des villageois, les « règles du protocole » – El Hadji et Modu se déchaussent, serrent dévotement la main du marabout, se présentent humblement à celui-ci, comme des adeptes – l'utilisation d'un pagne (que le marabout « dit avoir obtenu du Saint ») avec lequel El Hadji est couvert, tous ces détails ainsi que le sommeil de plomb[8] auquel ils ont succombé dès leur arrivée, sont destinés à faire oublier à El Hadji ses ennuis[9] et à le préparer à un acte de foi. [PAGE 70]

N'oublions pas qu'il est arrivé chez Serigne Mada « à demi-convaincu ». Ainsi détendu, El Hadji peut communier avec son guérisseur – qui joue ici, il faut le reconnaître, le rôle du psychologue – et « prêter l'oreille », peut-être pour la première fois depuis assez longtemps, au bruit des chapelets. On connaît la suite.

Serigne Mada n'est pas un magicien; ce qu'il vient d'accomplir ne tient pas non plus du miracle. El Hadji est amené à se guérir grâce au décor qui l'entoure. De la même façon, un décor contrarié lui fera sentir le retour de son xala. Ce n'est donc pas la prière à distance de Serigne Mada qui est cause de ce deuxième xala, mais le remords et la peur qu'il éprouve à la suite de ce qui vient de se passer dans son bureau : peur que le marabout mette à exécution sa menace – « J'ai ton chèque, l'a-t-il averti ! Ce que j'ai enlevé, je peux le remettre aussi rapidement » – et remords à son manquement aux règles du protocole envers Serigne Mada arrivé incognito.

En apprenant que celui qui vient de quitter son bureau est Serigne Mada en personne, El Hadji « était pétrifié. Il n'entendait pas le vacarme des camions, des charrettes à bras, les cris. Epuisé par ce qui venait de se dérouler, las, les pas traînants, il réintègre son bureau » (p. 149). Peu de temps après il retrouve son xala.

PORTEE IDEOLOGIQUE DU XALA

Selon nous, le xala d'El Hadji Abdou Kader Beye est un prétexte qui a permis à Sembène Ousmane de promener son regard critique sur la société sénégalaise en mutation constante.

Nous l'avons déjà souligné; grâce au xala de son héros, Sembène Ousmane pose à la conscience du public deux questions qui ne manquent pas d'intérêt : la médecine traditionnelle et la médecine moderne. Malgré l'apport de la science, en dépit de l'importance que certains personnages attachent à l'accumulation des biens matériels produits à l'aide de la science, les gens se méfient du centre hospitalier et doutent même de l'efficacité de la science qu'on y pratique.

Nous avons vu, à cet égard, la réaction d'El Hadji; celle de sa fille est encore plus surprenante dans la mesure où [PAGE 71] Rama se dit plus éclairée, étant étudiante à l'université. C'est le narrateur qui nous livre ses réflexions à elle à propos de la science. « Peut-être que la science pourrait sauver mon père ? C'était douteux. Mais elle ne savait pas les raisons de son doute. Elle aurait voulu répondre dans le sens favorable à sa mère, lui donner même un peu d'espoir. Et si ce n'était pas vrai » (p. 79). Comme on le voit la médecine moderne demeure, pour certains, un domaine d'interrogations. En fait, entre les deux modes de soin, le choix est clair chez la plupart des Sénégalais dans le récit.

Maintenant un petit mot sur l'intervention de Serigne Mada car son geste en « recollant » à El Hadji son xala, ne passe pas inaperçu. Ce geste, tout en confirmant sans doute les croyants dans leur foi, fait réfléchir toutefois. Vu sous un autre angle, ce Dieu que le marabout implore en égrenant son chapelet est un Dieu implacable, comparable au Dieu de la religion juive.

Le xala permet, en deuxième lieu, au romancier de vitupérer ses compatriotes dits évolués, des parvenus, pour qui la tradition et la coutume n'ont plus de sens. A maintes reprises, le narrateur attire notre attention sur le mépris avec lequel El Hadji traite la coutume sénégalaise. Ce mépris devient inacceptable lorsqu'El Hadji refuse de faire l'aumône aux nécessiteux. Son geste indique l'atteinte à un des cinq piliers de l'islam. Son manquement à ce rite religieux explique davantage l'intervention des miséreux dans le récit. Son attitude vis-à-vis du mendiant contraste énormément avec celle du vieux Babacar qui non seulement admire, en bon musulman, la « voix magnifique » du mendiant mais aussi « jette à celui-ci une piécette ».

A l'instar des collègues du « groupement des hommes d'affaires » qui tiennent à stopper le préjudice qu'El Hadji cause à leur « Chambre », les nécessiteux veulent, par leur action, redresser également le tort qu'El Hadji fait à un des commandements de l'islam.

Le geste des miséreux n'a rien de révolutionnaire; si révolution il y a elle est, en toute connaissance de cause, loin de celle à laquelle a participé Maïmouna, l'aveugle, dans Les bouts de bois de Dieu. « Je me paie », dit le mendiant-meneur. Et l'examen de tout ce que lui et ses collègues dévorent chez El Hadji montre que ces gens [PAGE 72] s'intéressent davantage aux choses de première nécessité : aliments, boîte de lait, pot de yahourt, pain, etc. – tout ce que peut acheter l'aumône qu'on leur fait. Qui plus est, il leur manque l'esprit collectif, le vrai sentiment révolutionnaire; ils se livrent plutôt à la pratique du « chacun pour soi ». Témoin ce cri de la mère des jumeaux : « Donnes-en aux petits » – adressé à un unijambiste qui vient de découvrir les aliments et les déguste le plus tranquillement du monde sans penser aux plus démunis parmi eux.

Prenant comme point de départ le comportement d'El Hadji envers les nécessiteux Sembène Ousmane attire l'attention du pouvoir public sur la condition misérable de cette classe sociale. C'est en détaillant les maladies dont souffre chacune des « épaves humaines » que le romancier condamne le silence des gouvernements africains – celui du Sénégal en particulier – sur leur sort. Le critique lui-même n'a pas de remède à proposer sur ce point; mais il condamne la brutalité des forces de l'ordre, et croit, en même temps, que la création des œuvres de bienfaisance ou l'institution même de l'aumône ne suffisent plus. Sembène Ousmane va plus loin dans son attaque. Le xala de son héros est vu comme une punition personnelle de celui-ci pour sa malhonnêteté, son embourgeoisement à outrance entre autres choses. Mais le romancier n'a pas épargné le groupe auquel appartient El Hadji, le soi-disant « Groupement des hommes d'affaires ». Dans le fameux réquisitoire foudroyant contre ses pairs, on a l'impression que c'est le romancier lui-même qui, en « auteur implicite », intervient.

    « Qui sommes-nous, demande El Hadji ? De minables commissionnaires, moins que des sous-traitants. Nous ne faisons que de la redistribution. Redistribuer les restes que les gros veulent bien nous céder. Sommes-nous des hommes d'affaires ? Je réponds pour ma part : non. Des culs-terreux ( ... ) Nous sommes des culs-terreux ! Les banques appartiennent à qui ? Les assurances ? Les usines ? Les entreprises ? Le commerce en gros ? Les cinémas ? Les librairies ? Les hôtels ?, etc. De tout cela et autres choses nous ne contrôlons rien. Ici, nous ne sommes que des crabes dans un panier. Nous [PAGE 73] voulons la place de l'ex-occupant. Nous y sommes. Cette chambre en est la preuve. Quoi de changé en général comme en particulier ? Rien. Le colon est devenu plus fort, plus puissant, caché en nous... Il nous promet les restes du festin si nous sommes sages. Gare à celui qui voudrait troubler sa digestion, à vouloir davantage du profit. Et nous ?... Culs-terreux, commissionnaires, sous-traitants, par fatuité nous nous disons Hommes d'affaires. Des affaires sans fonds » (pp. 138-139).

Ce texte n'a plus besoin, peut-être, d'une analyse supplémentaire. Seulement à travers la tirade, Sembène Ousmane non seulement expose au grand public la comédie des hommes d'affaires sénégalais qui sont des marionnettes au service des anciens occupants, mais il s'élève surtout contre les gouvernements africains en général qui abandonnent l'économie de leur pays entre les mains des étrangers. Ces pays-là ne sont indépendants que sur le papier. Il souligne aussi cette image coloniale du Noir-bon enfant, incapable, gaspilleur, etc. El Hadji n'a-t-il pas dilapidé le peu que « les gros veulent bien lui céder ? ».

Pour conclure, examinons ce que nous considérons comme la cible d'attaque par excellence, du romancier, dans le récit – la polygamie.

Sembène Ousmane a toujours condamné la polygamie dans ses écrits, c'est une des raisons pour lesquelles la critique voit en lui le porte-parole des femmes opprimées. Dans ses écrits, le romancier, par l'intermédiaire de ses personnages révoltés, a, très souvent, recours à la réprobation intérieure comme moyen de protester contre la polygamie; mais ce moyen équivaut, en fin de compte, à la résignation.

Dans Xala, le critique change de tactique; il va même plus loin. La réprobation intérieure ne lui suffit plus, il fait intervenir l'action et inverse les rôles. Ainsi, ce n'est plus un personnage féminin (comme Noumbé dans la nouvelle intitulée « ses trois jours », Voltaïque) qui subit l'action – les méfaits de la polygamie – mais le mari polygame.

Une des excuses avancées de temps à autre par le mari polygame c'est soit que sa première épouse est stérile ou [PAGE 74] qu'elle n'accouche que de filles. Dans ce cas il se permet une deuxième ou troisième épouse qui puissent satisfaire ses caprices.

Quelle est la raison d'El Hadji Abdou Kader Beye pour sa polygamie ? Aucune, sinon l'alibi habituel de certains hommes de son espèce : « Je suis musulman ! dit-il, j'ai droit à quatre femmes. » On retrouve également cet alibi de l'homme polygame sous la plume de Mariama Bâ. C'est l'orgueil mâle qui se cache derrière l'alibi que critique le romancier. Dès la présentation d'El Hadji et de sa famille, le narrateur nous apprend que celui-ci est marié avec six enfants comprenant des garçons et des filles. L'examen de l'information et de la suite des événements montre qu'El Hadji n'a pas du tout besoin de ses deuxième et troisième mariages. La preuve supplémentaire en est que Oumi N'Doye et N'Goné sont responsables de la perte de leur mari.

Oumi N'Doye est « très gaspilleuse » selon l'expression même d'El Hadji; c'est une femme que seul l'argent peut acheter. N'Goné de son côté a coûté une fortune à son mari; c'est bien cela la raison de son existence dans le récit. Mais ce n'est pas tout; elle est également l'auteur du xala. Le comportement des deux épouses vers la fin du récit est révélateur.

    « Quant à la deuxième épouse, Oumi N'Doye dit le narrateur, sans prévenir son mari, elle alla s'installer chez ses parents ( ... ) avec sa progéniture ( ... ) Ce revers de fortune lui fit connaître d'autres hommes aimant la vie facile. Des hommes sachant rendre les instants fort agréables, moyennant finance » (pp. 154-155).

Oumi N'Doye retrouve sa liberté sans crier gare; N'Goné aussi. « A leur rencontre (d'El Hadji et de Modu) dit le narrateur, arrivait N'Goné, la main dans la main avec un jeune homme en chemise cintrée; son pantalon bridait ses fesses. Ils entrèrent dans la maison » (p. 159).

Seule Adja Awa Astou demeure fidèle et à son mari et à l'institution du mariage. Nous ne croyons pas que le comportement de cette dame soit celui d'une épouse effacée, résignée. Sans doute le romancier a trop idéalisé la première femme d'El Hadji; mais cette idéalisation a [PAGE 75] un but : souligner le contraste entre Adja Awa Astou et les deux autres épouses. Ce contraste expose à son tour l'inutilité des deux derniers mariages. N'est-ce pas chez sa première femme qu'El Hadji retrouve le calme et la douceur de vivre après ses journées mouvementées ? Seule cette darne a osé vendre ses bijoux pour venir en aide à son mari, alors qu'au même moment Oumi N'Doye et N'Goné s'enfuient avec leurs effets personnels tout en vidant leurs villas respectives.

Seules également la villa d'Adja Awa Astou et la Fiat de sa fille, Rama, sont épargnées pendant la saisie. Tout ceci éclaire notre position, à savoir, El Hadji n'a pas besoin d'épouser Oumi N'Doye et N'Goné. Ce sont des mariages superflus, inutiles. C'est en stigmatisant la conduite des deux épouses que le romancier souligne aussi les méfaits de la polygamie.

Sembène Ousmane ne condamne pas seulement la polygamie à travers la simple conduite des deux femmes, il critique aussi la jalousie entre les co-épouses, les belles familles – celle de la Badiène, en particulier, ainsi que la machination de cette dame. Il attire du même coup notre attention sur la ségrégation que pratiquent, entre eux, les enfants issus du père polygame. El Hadji met à la disposition de ses enfants un petit bus pour l'école. « L'arrière du véhicule se divisait en deux, dit le narrateur. Chaque famille avait son banc. Cette ségrégation n'avait pas été l'œuvre des mères, mais un comportement spontané des enfants » (p. 50).

Pour le romancier-cinéaste sénégalais, les méfaits de la polygamie dépassent largement ses bienfaits. Néanmoins, ne perdons pas de vue le fait que Sembène Ousmane, le critique, est aussi un musulman convaincu. Mais pour abattre un arbre, dit-on, il ne suffit pas seulement de s'attaquer aux branches; il faut également et surtout s'attaquer à la racine et cette racine, selon nous, est la source qui permet au polygame d'évoquer et de concrétiser le fameux « alibi » mentionné ci-dessus. Sembène Ousmane n'en dit pas un mot.

Matin N'NORUKA
University of Ilorin
Nigeria


[*] Communication présentée lors de la Conférence du M.L.A.N. (Modem Language Association of Nigeria) qui s'est tenue à l'université de Calabar, Nigeria, du 20 au 23 avril 1983.

[1] Sembène Ousmane, Xala, écrits, éd. Présence Africaine, 1973, p. 65. Toutes nos citations seront tirées de cette édition.

[2] Arlette Chemain-Degrange, Emancipation féminine et roman africain, les Nouvelles Editions Africaines, Dakar, 1980, p. 322.

[3] Plus tard, elle abandonnera momentanément les co-épouses pour porter ses soupçons sur El Hadji lui-même, qu'elle accuse alors de n'avoir jamais été un homme : « Est-il viril ? Est-il le père de ses enfants ? », se demande-t-elle.

[4] Nous pensons qu'une critique qui se veut sérieuse doit aller au-delà de cet aveu simpliste du mendiant.

[5] Ce qui explique que certains groupes ethniques en Afrique voient toujours dans chaque malheur – maladie, accident, mort, etc. – qui frappe l'homme, la main d'un ennemi. Chez eux, aucun malheur n'est naturel ni psychologique. C'est toujours l'œuvre d'un ami qui veut du mal à sa victime.

[6] Si El Hadji est venu consulter les médecins à lhôpital ce n'est certainement ni pour se faire diagnostiquer ni pour se faire soigner, mais « pour se faire remonter » comme l'a bien observé le médecin-chef. El Hadji est donc parmi ceux qui croient que l'hôpital n'existe que pour distribuer des cachets et des médicaments à droite et à gauche à tous ceux qui en veulent sans que ceux-ci ne soient préalablement auscultés par les médecins. Quel contraste entre El Hadji et la femme de cet agent de sécurité soignée par le docteur Pathé !

[7] L'absence de la religion dans la vie d'El Hadji fait partie des reproches que le romancier adresse à son héros.

[8] Selon le marabout « le sommeil est très sain pour le corps ».

[9] Son xala, N'Goné, la Badiène, la ville, etc.