© Peuples Noirs Peuples Africains no. 36 (1983) 7-17



LETTRE DU CAMEROUN

Un Patriote africain

Bien qu'elles soient anonymes, nous garantissons l'authenticité et la véracité des lignes qui suivent, que nous avons vérifiées par recoupement avec des témoignages de diverses sources. Comme on verra, c'est, entre autres, un recueil d'indices, mineurs peut-être, mais significatifs du climat politique camerounais, qui n'a pas vraiment changé, malgré le départ du dictateur – et quoique prétende une certaine presse « africaine » toujours prête à encenser les pouvoirs dans l'espoir d'une aumône.

Certains « révolutionnaires » qui s'étaient empressés de proposer leur ralliement au nouveau président aussitôt crédité d'une volonté d'ouverture bien imaginaire doivent se reprocher aujourd'hui avec amertume leur grandiloquente précipitation qui n'avait peut-être d'autre motivation que l'appétit des prébendes, la démangeaison d'entrer dans la ronde des corrompus.

En réalité, Biya n'a pris à ce jour aucun engagement; il n'a offert aucune garantie sérieuse aux vrais opposants, hommes redoutés depuis toujours, que la naïveté des petits autant qu'obscurs bureaucrates promus en novembre 1982 par la grâce du Parti socialiste français rêve de convertir au néo-colonialisme sinon d'éliminer purement et simplement, tout comme hier la paranoïa des féodaux prévaricateurs. Sur place, les intellectuels et les cadres camerounais, tout comme Pondo naguère, sont toujours à la merci d'un tueur à gages armé par l'argent des hommes de l'ombre; c'est en vain encore, tout comme à l'époque d'Ahidjo, que nous avons tenté à plusieurs reprises d'entrer en relation avec le poète René Philombe : la surveillance de son courrier, féroce sous le petit Peuhl, [PAGE 8] ne s'est donc nullement relâchée. A l'extérieur, les émissaires chargés par Biya de contacter les opposants les plus durs sont, non des diplomates rompus aux méandres des psychologies raffinées, mais des flics, autant dire des professionnels du poignard et du poison. Le petit Peuhl avait-il d'autres méthodes d'ouverture ?

On va nous objecter que ce sont là les derniers soubresauts d'un monstre agonisant, que ces excès ne sont pas connus de Biya. Voire. Au fait, Ahidjo savait-il que des mercenaires blancs se préparaient à assassiner Pondo ? Peut-être pas. Il dut cependant couvrir les assassins et ordonner à sa police d'interrompre l'enquête. Alors où est la différence ?

P.N.-P.A.

Est-il possible qu'un peuple humilié, abâtardi, asservi, terrorisé pendant cinq siècles puisse se dresser et revendiquer sa dignité et son droit à la vie et non plus seulement à la survie ? Est-il possible qu'un tel peuple puisse jamais remplir le gouffre qui le sépare des peuples avancés contemporains ? Telle est la question que se posent avec anxiété les nationalistes et progressistes camerounais. Question angoissante dont la seule évocation plonge beaucoup de patriotes dans un découragement alarmant. Attitude compréhensible. La mise hors-jeu des patriotes camerounais en 1958 par le colon français ne pouvait aboutir qu'à un régime dont la ténacité dans la terreur ne cesse de surprendre.

Il n'est peut-être pas inutile de rappeler certains faits saillants. En 1958, Ruben Um Nyobé, celui que les Camerounais considèrent comme le père de leur nation, est abattu en pays bassa par les troupes de l'armée camerounaise soutenue par un corps expéditionnaire de l'armée française. En 1960, date de l'indépendance formelle du Cameroun, le successeur de Um Nyobé à la tête du principal parti politique du pays, l'U.P.C., est assassiné à Genève par un agent secret français au service du régime camerounais. En 1966, c'est au tour d'Ossende Afana, jeune leader upéciste et intellectuel de renom, d'être froidement abattu par les soldats de M. Ahidjo. En 1971, le dernier leader historique de l'U.P.C., le président Ernest Ouandié, est assassiné sur la place publique à Bafoussam, [PAGE 9] toujours sur ordre de M. Ahidjo. Depuis 1958 jusqu'à nos jours, que d'assassinats, que d'arrestations, que de tortures, que de terrorisme ! Tenez : en 1963, vingt-cinq upécistes ou supposés tels meurent asphyxiés pour avoir été enfermés dans un wagon hermétique d'un train faisant la ligne Douala-Yaoundé. En 1976, plus de 750 upécistes ou supposés tels sont arrêtés pour avoir distribué des tracts dans les principales villes du pays; parmi eux, des jeunes de moins de dix-huit ans; à ce jour, on compte encore plus de trente personnes de ce contingent dans le camp de concentration de Tcholliré au Nord-Cameroun. En 1980, un village entier du Nord disparaît de la carte du Cameroun. Ses 107 habitants avaient réclamé avec véhémence une école pour leurs enfants; un para-commando de l'armée camerounaise est alors descendu en parachute et a tout rasé. Tout récemment encore, en juin 1983, un jeune ingénieur sympathisant du Manidem et son ami sont arrêtés pour avoir lu la presse de l'U.P.C. Ils croupissent encore en prison. Pourtant M. Ahidjo a été remplacé depuis le 6 novembre 1982 par M. Biya.

La liste est trop longue et il nous faudrait des années pour citer les noms des Camerounais ayant payé de leur vie, de leur corps ou de leur liberté, leur légitime aspiration à la liberté, à la démocratie et au bien-être. La répression n'est évidemment pas le seul fardeau des upécistes. Témoins de Jehovah, intellectuels non conformistes de droite ou de gauche, religieux sensibles à la misère des fidèles, médecins révoltés par la démission de l'Etat devant le problème de la santé publique, magistrats écœurés de servir l'injustice, travailleurs manuels réclamant des conditions de travail et des salaires meilleurs, sont régulièrement brimés, jetés en prison, torturés. Ils ne sont d'après le pouvoir que d'ignobles « subversifs ».

La persistance d'une telle terreur n'explique pourtant pas à elle seule le découragement et la lassitude apparente de notre peuple. Un autre facteur tout aussi décisif est la complicité des médias et des gouvernements occidentaux, les gouvernements des pays de l'Est se manifestant pour leur part par un opportunisme pour le moins cynique. Certes, l'évolution des sociétés est avant tout liée à des facteurs internes à ces sociétés. Mais, qui oserait nier en ce siècle d'interdépendance poussée, le rôle des facteurs extérieurs et en particulier des médias et de [PAGE 10] l'opinion internationale ? Le dictateur Batista aurait-il libéré Fidel Castro sans la forte pression de l'opinion publique internationale ? Les événements du Vietnam, de l'Amérique centrale, de Pologne, des euromissiles ont tous été ou sont influencés par l'opinion publique internationale. Curieusement, l'Afrique noire et en particulier l'Afrique noire « francophone » n'intéresse que très peu les Occidentaux. Quand un correspondant français se penche sur un de ces pays, c'est généralement pour évoquer la « sagesse » des dictateurs au pouvoir, quand ce n'est pas pour relater des faits divers. On peut évidemment se poser la question de savoir pourquoi les Africains eux-mêmes ne prennent pas le relais pour dévoiler au monde entier la précarité de leur situation. On ne saurait trop insister sur la malhonnêteté de tels détours.

Depuis les âges révolus, divers peuples se sont trouvés en situation de dominateurs. Ce fut d'abord l'Egypte Nègre, puis vinrent Athènes et Rome; ce furent ensuite le Portugal, l'Espagne, Londres, Paris, Berlin. Aujourd'hui, ce sont Washington et Moscou. Un article du chercheur péruvien Carlos Ortéga paru dans le Monde diplomatique de juillet 1983 révèle combien le tiers-monde et a fortiori l'Afrique noire « francophone », qui est une des régions les plus pauvres du monde, est disqualifié en matière d'information et de télécommunication. Quand on sait par ailleurs que la domination économique entraîne toutes les autres dominations, politique et culturelle notamment, comment dès lors s'étonner que la voix de l'Afrique soit étouffée. Il faudrait peut-être ajouter que les voix officielles africaines ne reflètent que très rarement les préoccupations et aspirations des Peuples. Ceci dit, il devient impératif de souligner la responsabilité des médias occidentaux dans le drame qui se déroule en Afrique. Le journaliste qui, ayant la possibilité de présenter avec exactitude et sans risque de représailles, le drame qui secoue le peuple africain, se tait ou dénature les événements pour des raisons qu'il est facile de deviner, est tout simplement le complice des dictateurs et des tortionnaires de notre Peuple. En d'autres termes, ce journaliste-là est un tortionnaire qui s'ignore; placé à la tête d'un Etat, il ferait autant sinon pire que les nombreux dictateurs qui dirigent nos pays. Les convictions Politiques démocratiques et les sentiments humanistes [PAGE 11] si prompts à s'exprimer dès qu'il s'agit de l'Europe de l'Est, de l'Amérique latine ou de l'Indochine, ne peuvent convaincre les Africains noirs « francophones » que nous sommes que s'ils sont dénués de tout opportunisme. En d'autres termes, nous ne pouvons pas comprendre qu'on fasse, à raison, tant de bruit sur la lutte du peuple polonais et qu'on ne dise aucun mot de celle du peuple camerounais, centrafricain ou guinéen. Pourquoi tant de publicité sur Lech Walesa et rien sur Abel Goumba ? Parions que personne en Occident ne sait qui est Abel Goumba alors que ce dernier mène un combat aussi, sinon plus difficile, que celui de la coqueluche Lech Walesa. L'arrestation du médecin Augoyard provoque une émotion compréhensible. Celles de Guy Ossito Midiohouan, jeune enseignant togolais par M. Bongo et d'Abanda-Kpama, jeune ingénieur camerounais et de son ami Edouard Yetchang par M. Biya, sont tout simplement ignorées. On aboutit fatalement à la conclusion que s'il existe des droits de l'homme, ils ne sont absolument pas universels.

Persistance du terrorisme étatique et complicité des médias et dirigeants occidentaux semblent avoir convaincu les patriotes camerounais de l'irréversibilité de leur sort. Notre propos a pour but de montrer que tout peut encore se jouer dans notre pays.

L'Histoire est le premier élément de réponse à la préoccupation des patriotes camerounais. Si certains peuples ont pu se libérer de l'oppression externe ou interne en un temps historique relativement court, d'autres, par contre, ont dû, pour diverses raisons, lutter plusieurs siècles pour prendre leur destin entre leurs propres mains. On dit que l'arrivée de Castro à La Havane est l'aboutissement de cinq cents ans de résistance du peuple cubain. Il a fallu quatre cents ans à la Grèce pour se libérer du joug colonial turc. Lénine lui-même n'est que l'aboutissement d'une longue lutte de plusieurs siècles. Il semble d'ailleurs que la longueur de la lutte cristallise des sentiments et des habitudes de résistance chez un peuple qu'il devient impossible par la suite de vaincre. Ceux qui observent de près le peuple camerounais lui reconnaissent de grandes capacités d'endurance. Placés dans des situations difficiles, l'homme ou la femme camerounais essaie toujours de tirer son épingle du jeu; [PAGE 12] le mot que notre peuple a inventé pour caractériser cette remarquable capacité d'adaptation aux plus rudes situations est « débrouillardise ». La « débrouillardise » consiste à mettre à profit toutes les opportunités qui s'offrent à un individu placé devant une situation, fût-elle la plus difficile, pour se tirer d'affaire. La traduction concrète de la « débrouillardise » est la lutte, même au prix de sacrifices inouïs, pour la survie mais aussi et malheureusement, la montée de l'individualisme, la délinquance juvénile, la corruption, la prostitution, la vertigineuse montée de la criminalité (bien que les autorités soient particulièrement muettes à ce sujet). Comme quoi, ce peuple qui donne l'impression d'avoir abandonné tout combat, non seulement augmente sa capacité de résistance à la misère et à l'oppression qu'il subit mais réussit à réagir, parfois de manière négative certes (à qui la faute cependant ?), mais de manière significative tout de même.

Un autre élément de réponse est la réalisation progressive des conditions objectives de rupture. Le mécontentement de notre peuple saute à l'œil de l'observateur objectif. Toutes les conditions matérielles et morales sont en effet réunies pour que ce mécontentement aille grandissant. Dénuement de plus en plus prononcé des masses populaires, chômage atteignant toutes les couches de la population, inexistence des droits élémentaires de l'homme, tout cela, notre peuple le connaît et le vit quotidiennement, il en est conscient. Certes, comme partout ailleurs, l'unanimité n'est pas faite sur le bilan du régime au pouvoir depuis 1958. Outre les capitalistes et la bourgeoisie bureaucratique, il existe un bon nombre de petits bourgeois diplômés qui se satisfont de la politique de l'U.N.C., parti unique au pouvoir; s'agissant de ces diplômés, c'est moins l'ignorance de leurs intérêts bien compris que l'arrivisme traditionnellement à la mode chez nous dans cette classe sociale qui explique leurs prises de position. Réunies, ces classes ne représentent néanmoins qu'une minorité infime du peuple. L'écœurement et la déception sont le fait de la très grande majorité de notre peuple.

A notre avis, quand les conditions objectives de rupture sont aussi mûres, il appartient alors aux plus valeureux fils du pays de trouver un dénominateur commun à ces mécontentements et revendications hétérogènes pour [PAGE 13] imposer un changement porteur d'espoir. C'est le rôle des organisations politiques.

Ceci fait, tout le problème est d'atteindre alors, par un message politique consistant, les masses. C'est ici que se trouve le nœud du problème. Dans notre pays, depuis une dizaine d'années, les forces d'opposition essaient de se réorganiser. La lenteur avec laquelle les résultats arrivent démontre la complexité du problème. Ce que les upécistes appellent les conditions subjectives se réalise péniblement. On peut aussi se poser la question de savoir si le message est bien conçu. Cette question, qui explique en partie les divisions de l'opposition camerounaise, mérite que les dirigeants de l'opposition lui accordent une attention accrue. Une chose est en tout cas certaine, pour être plus crédible, l'opposition camerounaise devra se soumettre au difficile test de l'unité. Il n'est évidemment pas question que les divers programmes politiques des uns et des autres disparaissent pour donner naissance à une sorte de programme commun toujours sujet à confusion. L'essentiel est de souscrire à une alliance tactique sur la base d'une plate-forme minimale. Les énergies inutilement dépensées à se combattre sont alors orientées vers l'objectif primordial : imposer le changement, instaurer la démocratie. Plus crédible vis-à-vis des populations camerounaises de l'intérieur comme de l'extérieur, une telle alliance, dans laquelle tous les patriotes authentiques devraient se retrouver, serait également très crédible vis-à-vis de l'étranger, s'imposant comme interlocuteur valable.

Insistons toutefois sur le fait que l'alliance ne remplace pas la solidité du message et l'efficacité des méthodes de travail. Un exemple : étant donné les nombreuses difficultés que rencontrent les populations de l'intérieur, il faudrait sans relâcher le combat à l'intérieur, accorder un intérêt tout particulier aux exilés, surtout quand leur lieu d'exil se trouve être un pays d'une importance politique et/ou géographique certaine. Répétons-le, l'alliance ne supprime pas la diversité. Au contraire, l'alliance n'est viable que si chacune de ses composantes a une réelle audience tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. D'où la nécessité pour chaque parti de travailler dur comme fer pour mobiliser le maximum de patriotes. Il semble que certains l'ont déjà compris. [PAGE 14]

Tout l'espoir n'est pas aux seules mains de l'opposition. M. Paul Biya peut et doit jouer un rôle pour sortir le pays de l'arriération. Il ne fait pas de doute que le départ, pour des raisons encore obscures, de M. Ahidjo, a été accueilli par notre peuple avec un véritable sentiment de soulagement. Son remplacement par M. Biya, homme qu'on dit intègre et rigoureux, a suscité une immense attente. Le nouveau chef d'Etat peut inscrire son nom dans l'Histoire s'il répond à cette attente. Les premiers discours de M. Biya n'ont guère été encourageants. M. Decraene, qui sait de quoi il parle, suggère qu'au début, le nouveau chef de l'Etat croyait M. Ahidjo sincère; son objectif était alors de continuer dans la voie de son prédécesseur. Devant l'intention de plus en plus manifeste de ce dernier de reprendre le pouvoir ou tout au moins de lui dicter sa volonté, M. Biya a alors décidé de changer de cap. C'est ainsi qu'il a entrepris de rencontrer les populations au cours de visites dans les sept provinces que compte le pays, dans le but de s'assurer un soutien populaire. Ensuite, sous la pression de l'opposition et principalement de l'U.P.C., M. Biya a accepté le principe d'un retour au pays des exilés et réfugiés politiques, sans rien promettre d'autre. Sans informer M. Ahidjo toujours président du parti unique, M. Biya a libéré quelques prisonniers politiques dont certains avaient séjourné pendant quinze ans aux camps de concentration de Tcholliré et de Mantoum. On peut enfin noter que le discours du chef de l'Etat révèle un réel souci d'assainir la gestion publique et de moraliser la vie publique.

Ces signes sont malheureusement peu nombreux et ne permettent pas de faire entièrement confiance à M. Biya. Notre sentiment est que M. Biya veut certes apporter des réformes au système politique mis en place par M. Ahidjo, mais qu'il est vain d'attendre dans un avenir proche un vrai changement de politique de sa part. Il nous semble que le véritable souci du nouveau chef de l'Etat est de consolider son pouvoir qu'il tient à conserver aussi longtemps que possible. Plusieurs signes nous confortent dans cette idée. A la question répétée de savoir s'il conduira le pays à la démocratie, le chef de l'Etat répond comme son prédécesseur, que le pays n'est pas mûr pour une telle expérience. Beaucoup a déjà été écrit sur ce sujet, relevons simplement que l'affirmation de [PAGE 15] M. Biya est en contradiction avec la Constitution de la République Unie du Cameroun qui prévoit explicitement l'existence du multipartisme politique. M. Biya court ainsi l'énorme risque de ne pas être crédible en bafouant la Constitution dont il est pourtant le garant suprême.

Le plus grand griot de l'U.N.C., principal responsable de Cameroon Tribune, journal du parti unique et seul quotidien autorisé, Bando Henri, a écrit dans le bimestriel Africa juillet 1983, sans être démenti, que M. Paul Biya ne voulait pas du multipartisme. Pour le griot qui confond démocratie et dictature, le Cameroun serait le pays le plus démocratique du monde. Il ne fait pas de doute que si M. Biya s'entêtait dans son refus d'ouvrir le pays à la démocratie, c'est son propre avenir politique qui serait hypothéqué. M. Biya sait que les ultra-conservateurs de l'U.N.C. n'ont pas pardonné à M. Ahidjo de l'avoir choisi, lui, comme successeur. Ce n'est pas sur ces faucons que M. Biya peut compter pour se maintenir au pouvoir.

Or, ce sont ces faucons qui contrôlent l'U.N.C., ce sont eux qui ont choisi les 120 membres de l'Assemblée nationale; les forces de la répression, notamment la puissante police politique (Police spéciale et Centre National de Documentation en abrégé C.N.D.) sont aux mains des faucons. Sans un large soutien populaire, et notamment des forces de l'opposition, M. Biya risque de s'effacer devant le chantage et la subversion des ultra-conservateurs de l'U.N.C.

De source sûre, on a appris que le chef de l'Etat, qui s'est entouré de deux attachés de presse (son prédécesseur se contentait de sa police politique), souhaite que la censure soit relâchée, qu'un débat intellectuel assez libre s'instaure dans le pays et enfin que les forces de l'ordre respectent le citoyen. Malgré ce vœu, l'U.N.C. s'en tient à ses anciennes méthodes. Les trois principaux tortionnaires du pays, Fochivé, Mbida Dieudonné et M'boué M'boué Edouard, tous commissaires de la police politique à Yaoundé et à Douala, continuent de perquisitionner sans inquiétude les domiciles de paisibles citoyens dans l'espoir de dénicher des « subversifs » et ce, bien que de nombreuses plaintes déposées chez les procureurs de Yaoundé et Douala aient poussé les gouverneurs de ces deux villes à demander en vain des explications à ces [PAGE 16] puissants policiers. Les arrestations de « subversifs » s'intensifient; les principaux visés sont ceux qui lisent les journaux censurés, les upécistes (bien que M. Biya ait autorisé le retour au pays d'exilés upécistes), les Témoins de Jehovah, anti-communistes pourtant, et tous ceux qui tiennent des propos « subversifs ». Plus jeune que les deux autres, le commissaire Mbida Dieudonné est aussi le plus brutal. Il n'hésite pas durant ses perquisitions et ses interrogatoires à rouer de coups ses victimes lorsque ces dernières se montrent récalcitrantes. A qui veut l'entendre, il répète que tant qu'il est vivant, les upécistes peuvent faire deuil de leur ambition de jouer un quelconque rôle politique au Cameroun. Inculte, comme d'ailleurs ses deux autres compères, on comprend que Mbida ignore à ce point les lois de l'Histoire. Foncièrement anticommunistes, nos trois commissaires se sont fait une triste réputation par l'habitude qu'ils ont de liquider eux-mêmes, de nuit, les opposants politiques qui refusent de renoncer à la lutte révolutionnaire.

Au mois de juillet 1983, l'U.N.C. a réussi à faire ouvrir d'autres postes de police politique dans les localités situées près des frontières nigérianes, congolaises et tchadiennes dans le but d'enrayer les tentatives de « subversion marxiste ». Cette année, 1400 policiers sont sortis des écoles de police, contre 15 journalistes, 40 médecins, moins de 50 ingénieurs. Cette répression inquiète de plus en plus les populations qui commencent à se demander si M. Biya n'est pas tout simplement un otage aux mains de l'aile fasciste de l'U.N.C. M. Biya sait fort bien que malgré les 6 % de croissance annuelle, le travail des Camerounais et les richesses nationales ont essentiellement profité aux sociétés étrangères installées au Cameroun, la bourgeoisie locale recevant quant à elle, quelques miettes. M. Biya sait aussi que malgré la prétendue autosuffisance alimentaire, la majorité des Camerounais souffre de la famine potentielle ou réelle... M. Biya sait que les inégalités sociales sont devenues criardes. Il sait que notre peuple, écarté des circuits et centres de décision dont elle subit pourtant les retombées, n'est pas consentant. Il sait enfin que l'opposition et notamment l'U.P.C.[1] [PAGE 17] a une audience plus grande que ne l'avouent les griots de l'U.N.C. M. Decraene, qui ne peut pas être soupçonné de sympathie pour l'opposition, fait le même constat que celle-ci dans le Monde diplomatique d'août 1983 : la situation socio-politique du Cameroun est une menace réelle pour notre pays. Il faut au nouveau chef de l'Etat un peu de courage politique pour enrayer ce danger. Il n'y a pas de contradiction entre le souci de conserver le pouvoir et l'instauration de la démocratie. M. Biya inscrirait son nom dans l'Histoire de notre pays en œuvrant dans ce sens. Quant à notre peuple, plus qu'avant, il est convié à vaincre la peur qui donne des arguments à ses ennemis et à exiger qu'enfin son destin soit décidé par lui et lui tout seul.

La convergence de tous ces efforts, qu'ils viennent de notre Peuple, de l'opposition progressiste et patriote ou de M. Biya, devrait augurer d'une ère nouvelle pour notre pays. C'est à ces efforts que nous devrons notre survie.

Ongola, le 19 août 1983

Un Patriote africain


[1] Affirmation tout à fait exacte à condition de préciser que le sigle recouvre toutes les factions, ô combien nombreuses, qui se réclament du mouvement fondé par Um Nyobé et qu'il ne s'agit pas seulement de la faction la plus connue en France, le Manidem.