© Peuples Noirs Peuples Africains no. 36 (1983) 1-6



JACQUES VERGES
OU COMMENT TUER ENFIN L'INCREVABLE PONCE-PILATE

Mongo BETI

Le hasard a voulu récemment que paraissent presque en même temps deux livres (dont la rubrique spécialisée de la revue se propose de rendre compte bientôt) qui, bien que traitant de sujets différents, s'éclairent pourtant si bien mutuellement que leur couplage par le lecteur me paraît absolument indispensable.

Parlons d'abord, chronologie oblige, de l'ouvrage de Pierre Péan, Affaires africaines[1], auquel la tempête des protestations et des pressions d'Omar Bongo, président du Gabon, a apporté sur un plateau une publicité assez plaisante. En me plaçant au seul point de vue des opposants des Républiques africaines francophones, c'est-à-dire au point de vue de la grande majorité des populations concernées, j'ose affirmer qu'on n'a sans doute jamais fait œuvre plus utile pour notre gouverne, sans compter l'information de l'opinion internationale.

Je me figurais donc que les Africains habitant la France s'étaient précipités sur le livre de Pierre Péan, qu'on disait comme de juste introuvable dans les librairies, et l'avaient dévoré. M'étant toutefois trouvé fin novembre environ dans une radio libre de Paris animée en grande partie par des Africains, je m'aperçus, ayant procédé à un petit sondage, que personne parmi la dizaine de présents n'avait lu le livre. Il faut avoir le courage de dire [PAGE 2] aux Africains que leur trop médiocre inclination pour la lecture est véritablement alarmante; elle témoigne éloquemment que nous n'arrivons pas à nous débarrasser d'un atavisme légué par une culture traditionnelle trop introvertie, la tendance au repli sur soi face au monde extérieur que d'autres cultures, par un réflexe contraire, s'efforcent d'investir. C'est ainsi que nos ancêtres furent surpris par la colonisation dont ils n'avaient pas aperçu la menace; n'avons-nous pas été nous-mêmes pris au dépourvu par le néo-colonialisme ? On peut deviner, à bien des signes, que le maître élabore actuellement un nouveau masque derrière lequel dissimuler l'éternelle grimace de sa domination. Quelle meilleure façon d'éventer ses machinations, de les combattre et d'assurer enfin un avenir de liberté à nos enfants que de lire et de méditer un livre comme celui de Pierre Péan ?

C'est vrai que Affaires africaines n'apporte pas de véritable révélation. Que l'ambassadeur Germain Mba, ancien militant de la F.E.A.N.F., ait été assassiné par des mercenaires blancs à la solde de Bongo, nous-mêmes l'avions annoncé dans notre no 23, à l'occasion de la tuerie d'Auriol. Que le président du Gabon ait financé la campagne électorale de plusieurs partis politiques français, y compris le Parti socialiste, nous l'avions dit ici même dans notre no 27, à la suite d'un écho du Canard enchaîné. Quant à l'exécution sur le territoire français de Robert Luong, amant de Mme Bongo, qui ne connaît aujourd'hui les tenants et les aboutissants de ce scandale ? Les Africains, nombreux à lire Afrique-Asie, peuvent encore faire valoir que l'équipée béninoise de mercenaires blancs basés à Libreville et jouissant de la protection d'Omar Bongo a été racontée en long et en large par ce magazine.

Il en est de même, assurément, pour presque toutes les affaires évoquées dans le livre.

D'où vient pourtant ceci : à en juger par la panique qui l'a saisi dès les premières rumeurs annonçant la parution du livre, Bongo semble avoir compris qu'il ne survivra pas longtemps à sa publication ? C'est que, réunissant en une seule masse plusieurs scandales auparavant épars, les exposant avec habileté, transmettant le relais à la publicité et aux medias, le livre a provoqué dans l'opinion un effet qualitatif de rupture, un écœurement, une mutation brusque que les dénonciations désordonnées [PAGE 3] (souvent privées de la signature d'un journaliste blanc, caution bourgeoise) n'avaient jamais obtenue auparavant. Telle est la supériorité du livre sur le journal.

Grâces en soient donc rendues à Pierre Péan: un journaliste courageux, c'est chose si rare par les temps qui courent, en France. Il en faut, en effet, du courage, pour oser s'en prendre à la forteresse d'intérêts et de passions qui abrite les dictateurs francophiles d'Afrique noire, surtout quand on est un écrivain ou un journaliste africain ou français. Le profane ne se figure même pas les risques ainsi encourus, dont le moins redoutable n'est pas la marginalisation. Une observation atteste pourtant l'inconfort de la posture choisie par Pierre Péan : sur cent journalistes affectés à une rubrique africaine, à peu près quatre-vingt-quinze se tiennent systématiquement cois, à moins qu'ils n'aient plus simplement opté pour la franche et cordiale camaraderie avec les dictateurs, quittes à s'étrangler d'indignation dès qu'il est question de la Pologne, de l'Afghanistan ou du Salvador au bulletin d'information de la télé ou de la radio.

Et c'est là que le livre de Pierre Péan m'a un peu laissé sur ma faim. Est-il possible d'évoquer les scandales en cascade dont ne cesse de nous régaler le petit Batéké de Libreville, et ce scandale permanent qu'est le Gabon lui-même, espèce d'émirat à l'africaine où le pétrole empoisonne la population qu'il devrait nourrir, et ce dernier scandale, qui n'est ni tout à fait le même ni tout à fait un autre, de groupuscules fascistes français se donnant pour mission de poursuivre la colonisation, officiellement abolie, par les moyens de basse police à l'intérieur, et par l'agression à l'extérieur – comment évoquer tout cela sans s'interroger sur la complaisante discrétion de la grande presse française ?

Je lis bien, page 247 d'Affaires africaines que M. Philippe Decraene, journaliste au Monde, personnage douteux que nous n'avons cessé de dénoncer ici, est bien vu à Libreville. On me dira peut-être que cet euphémisme a plus d'effet qu'une page entière d'imprécations dans une revue obscure. Mais l'understatement (tant pis pour les croisés de la francophonie) n'a jamais été une technique pédagogique. Qui niera que l'opinion francophone bernée, mystifiée, dépolitisée a besoin qu'on lui commente les scandales du Gabon, et en s'appesantissant encore. [PAGE 4]

Or, par un hasard extraordinaire, nous trouvons ce commentaire dans le livre de l'avocat Jacques Vergès Pour en finir avec Ponce-Pilate[2].

C'est un commentaire en quelque sorte indirect, mais non point involontaire. Expliquons ce paradoxe. Aucun des chapitres du livre n'est centré sur l'Afrique noire, au demeurant très rarement mentionnée. Pourtant le lecteur africain ne cessera de faire à sa République d'origine l'application des maximes énoncées, des analyses développées, des cas concrets relatés. Car, militant d'extrême gauche bien connu des étudiants africains ayant résidé à Paris pendant les années cinquante, Jacques Vergès a été mêlé à tous les combats menés contre l'impérialisme depuis trente-cinq ans. Cette expérience sous-tend constamment sa philosophie de la vie, et bien entendu sa conception de la mission de l'avocat-défenseur, qui est le vrai sujet du livre.

A l'origine, Vergès, qui s'était attiré des critiques en acceptant de défendre Klaus Barbie, désirait répondre à ses détracteurs. Et c'est ainsi qu'il en vient à juger sévèrement la Résistance française, suscitant dans les medias une campagne haineuse de la part de la grande bourgeoisie où curieusement les anciens Résistants se multiplient à mesure que l'occupation allemande s'éloigne dans le temps.

Que fut donc au juste la Résistance française ? L'escalade unanimiste des sommets de patriotisme et d'abnégation ? Images d'Epinal, brouillard des grands sentiments, s'écrie avec raison Jacques Vergès. Une nébuleuse de groupes poussés par les hasards de la survie immédiate, tourmentés par la passion partisane, aveuglés par des calculs politiques antagonistes, gouvernés plus souvent encore par les séductions de l'argent, auxquels la marche précipitée des événements ne permit point de se forger un idéal commun ni un véritable projet politique, voilà ce que fut la Résistance.

Parmi les arguments avancés par Jacques Vergès, il en est un qui même a contrario emporte irrésistiblement la conviction du lecteur africain, parce qu'il est un excellent commentaire des faits dénoncés par Pierre Péan [PAGE 5] (dont chaque Africain sait qu'ils ne sont nullement spécifiques du Gabon, ce qui justifie pleinement le titre de son livre) : si elle avait été cette miraculeuse ascension vers l'absolu tant vantée, la Résistance n'aurait-elle pas accouché d'une France plus fraternelle, plus sensible à l'humanité des peuples colonisés, plus dédaigneuse des profits sordides que celle qui, l'encre des traités à peine séchée, se lança allègrement dans des génocides successifs outre-mer ? Comment une France rendue au sens de ses responsabilités par les vertus pures d'une Résistance héroïque aurait-elle toléré que, en son nom, d'abominables reîtres, dignes émules des S.S. de M. Adolf Hitler de sinistre mémoire, entreprennent d'égrener à leur tour des chapelets d'Oradour en Indochine, en Algérie, à Madagascar (Jacques Vergès aurait pu ajouter : au Cameroun, et, aujourd'hui encore au Gabon) ?

Nous voici donc au cœur du commentaire qui taisait si cruellement défaut à la dénonciation de Pierre Péan. Est-ce un hasard si la coopération franco-africaine (en l'espèce franco-gabonaise) est, elle aussi, une espèce de Janus à deux visages dont l'une s'appelle carnaval et l'autre acharnement de puissance et avidité d'argent, comme on peut les observer aujourd'hui au Gabon ? Où sont les vertus transcendantes léguées par les archanges de la Résistance ? Où sont l'intransigeance et la générosité éperdue auxquelles la cruauté du chef S.S. Klaus Barbie donna la chance de briller avec éclat au firmament éternel du saint patriotisme ? Quelle est donc cette justice qui cloue tapageusement au pilori le bourreau nazi qui officia à Lyon il y a quarante ans, mais laisse complaisamment parader des généraux dont les parachutistes, il y a à peine plus de dix ans aujourd'hui, branchaient systématiquement la gégène sur le sexe des Algéroises ?

Derrière le flamboyant décor des conférences au sommet, sous le tintamarre des visites officielles, que trouve-t-on ? Le profit, c'est-à-dire les gros sous, le fric en somme. Le fric à tous les niveaux. Le fric à toutes les instances. Le vulgaire fric partout.

On dénonce à Cancun l'esclavage des descendants des Mayas, et l'on poursuit celui des Nègres à Libreville. On prêche l'instauration d'un nouvel ordre Nord-Sud, mais on refuse aux Gabonais, pourtant riches, le droit de battre monnaie. On proclame sacrée la libre disposition des [PAGE 6] Polonais par eux-mêmes, mais on livre le peuple gabonais au petit Batéké de Libreville. Ne sont-ce pas là, tous comptes faits, les fruits lointains, assurément, mais néanmoins amers d'une Résistance dévoyée ?

Sinon, qu'on nous explique donc à la fin l'étrange indifférence des Français, si prompts à s'enflammer pour le bonheur des Polonais, Afghans et autres Salvadoriens, à l'égard des peuples africains maintenus malgré eux sous la benoîte férule de Paris, et livrés à la fantaisie quotidienne de tyranneaux monstrueux.

Il ne me reste plus qu'à formuler un souhait : que Jacques Vergès nous donne souvent des ouvrages d'une aussi rare exigence. Le voilà, le véritable humanisme, la seule arme capable de venir à bout de Ponce-Pilate un jour, peut-être.

Mongo BETI


[1] Affaires africaines, Fayard éd, Paris.

[2] Le Pré aux Clercs édit., Paris.