© Peuples Noirs Peuples Africains no. 35 (1983) 86-90



LA RESURRECTION DE DAVID DIOP

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Le 29 août 1960[1], un avion d'Air-France en provenance de Paris s'abîma dans l'Atlantique, non loin des Almadies, au large de Dakar. Sur les soixante-trois personnes qui étaient à bord, on retrouva cinquante-deux corps. Les onze autres devaient rester définitivement engloutis par l'océan. David Diop et son épouse étaient de ces derniers. Ainsi disparut le plus talentueux et le plus intrépide des poètes africains qui, pendant la période coloniale, osèrent lever la voix pour dire, résolument et sans détours, NON. Il avait trente-trois ans.

Les premiers poèmes de David Diop (« Le temps du martyre », « Celui qui a tout perdu... » et « Souffre pauvre Nègre ») ont paru en janvier 1948 dans le no 2 de Présence Africaine et furent repris la même année par Léopold Sédar Senghor dans l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, avec deux autres textes inédits : « Un Blanc m'a dit... » et « Défi à la force ». Commis à la tâche de tempérer les ardeurs trop vives, de ramollir les radicaux, de disperser la ruée hirsute et sauvage sur les sentiers tortueux de l'idéologie officielle, Senghor, déjà consacré champion de la poésie africaine, ne supporta pas la fougue virile de ces poèmes qui ne s'embarrassaient point de pardon à l'ennemi et d'esprit de réconciliation. Il ne trouva rien de mieux à faire que de décréter (lui-même étant, bien entendu, l'aune [PAGE 87] de « la négritude ») que Diop n'était pas assez nègre, trop belliqueux et trop nerveux pour un nègre :

    « Ces derniers (les poèmes de David Diop) sont l'expression violente d'une conscience raciale aiguë. Sans nul romantisme dans l'expression. Ce qui les caractérise, c'est la sobre vigueur du vers et un humour qui cingle comme un coup de fouet, bref.

    Nous ne doutons pas qu'avec l'âge, David Diop n'aille s'humanisant. Il comprendra que ce qui fait la négritude d'un poème, c'est moins le thème que le style, la chaleur émotionnelle qui donne vie aux mots, qui transmue la parole en verbe. »

Conscient de l'idiosyncrasie et du caractère paternaliste[2] de ce jugement de Senghor qui est un cousin, bien qu'éloigné, du regretté Mamadou Diop, son père, David Diop continua dans la même voie et fit paraître en 1956, chez Présence Africaine[3], un mince recueil de dix-sept poèmes tout aussi engagés, Coups de pilon.

Voilà en quoi consistait l'œuvre de ce jeune poète d'avenir lorsque la mort le surprit, un matin, entre le ciel et la mer.

En 1973, Présence Africaine publia une édition définitive de Coups de pilon, augmentée des cinq poèmes de l'Anthologie de Senghor, et de huit poèmes inédits dont les manuscrits ont été retrouvés par Jacques Howlett. Le recueil est introduit par une réflexion de l'auteur sur « les conditions d'une poésie nationale chez les peuples noirs », parue en 1956 dans Présence Africaine, et comporte la bibliographie complète de ses notes de lecture et autres textes publiés dans la même revue.

Alioune Diop qui voulait marquer le vingtième anniversaire de la mort du poète par la publication par sa maison d'édition d'un ouvrage sur Coups de pilon, décéda le 2 mai 1980 sans qu'apparemment aucun critique n'eût pu lui proposer ce travail. La mère du poète, Maria Diop [PAGE 88] commémora donc toute seule le vingtième anniversaire de la mort de son fils en écrivant la Biographie de David Léon Mandessi Diop[4], premier ouvrage consacré à l'auteur de Coups de pilon. Présence Africaine publia cependant une troisième édition du recueil dans laquelle le nombre des « poèmes retrouvés »[5] s'accroît par rapport à l'édition précédente, passant de huit à vingt et un. Outre les treize nouveaux poèmes demeurés jusque-là inconnus du public, cette dernière édition a l'avantage de regrouper les principaux textes en prose de David Diop, ce qui en fait l'édition la plus complète et la plus pratique.

On ne peut nier que ces éditions successives de Coups de pilon répondent d'abord à une demande. Il y a vingt ans, à la différence de Senghor, David Diop avait très peu de notoriété. Aujourd'hui, alors que celui-là est largement redevable de sa survie aux manuels et programmes scolaires, celui-ci exerce une irrésistible fascination sur des millions de Noirs africains et non-Africains[6] qui vibrent au rythme de sa passion et découvrent en lui le plus grand poète africain de la période coloniale. On s'aperçoit alors de l'injustice des historiographes de la littérature africaine d'expression française à son égard qui, se fondant essentiellement sur le jugement émis par Senghor dans son Anthologie, le considèrent comme un « Poète mineur (Kesteloot), en marge de « La Grande Poésie Nègre (Chevrier). Si Lilyan Kesteloot fait figurer David Diop dans son Anthologie négro-africaine[7] c'est, semble-t-il, beaucoup plus par faveur, par respect envers le défunt que pour attester le talent du poète car, écrit-elle, « David Diop s'inscrivit ( ... ) dans une tradition non seulement engagée mais militante jusqu'à la limite de la poésie, qu'il dépassait parfois ». « Ses plus beaux poèmes, poursuit-elle, ne sont pas toujours ceux où il crie – car ce [PAGE 89] n'est plus du chant ( ... ) »[8] : exactement ce que disait Senghor! Mais, au nom de quelle loi la poésie doit-elle être, en tout temps et en tout lieu, chant et non cri. Et si, en des circonstances particulières, le poète n'est pris que de cri ?...

Il a fallu attendre 1983 pour que la Société Africaine de Culture (S.A.C.) publie, avec le concours de l'Agence de Coopération Culturelle et Technique (A.C.C.T.), ce qui apparaît comme le premier ouvrage d'étude critique entièrement consacré au poète : David Diop. Témoignages-Etudes[9].

D'abord, quelques remarques sur la présentation du livre. On comprend mal pourquoi des textes comme « De la poésie avant toute chose » de Jack Gorzani, « Diop et Depestre, phares noirs » de Frantz C. Leroy, ou encore « Diop et le thème de l'arbre » de Yoka Lye Mudaba sont classés dans la rubrique « Témoignages » plutôt que dans « Etudes ». On est également surpris par le nombre impressionnant des coquilles qui déparent l'ouvrage jusqu'à en altérer, par endroits, gravement le sens. Tout cela témoigne d'une précipitation que rien ne justifie.

Il reste, malgré le caractère redondant de nombreuses contributions, que l'ouvrage est imposant tant par la sincérité des témoignages que par la qualité des études, inégales certes, mais abordant toutes les dimensions de l'homme et de l'œuvre. La participation majoritaire des universitaires en poste dans les pays anglophones, plus particulièrement au Nigeria et aux Etats-Unis, est tout à fait remarquable et doit être prise pour ce qu'elle est : la preuve de l'intérêt accru accordé par les critiques anglophones à l'œuvre du poète[10] contrairement à leurs confrères francophones, car, avant la parution du présent ouvrage, les meilleurs articles sur David Diop étaient en anglais...

Parmi les témoignages, ceux de Iwyé Kala-Lobé (frère utérin du poète) et de Bakary Traoré (son ami), très [PAGE 90] émouvants, méritent une attention particulière, car au-delà du souvenir des relations de leurs auteurs avec David Diop, ils apportent des éclaircissements et certaines précisions sur le Paris nègre d'après-guerre voire sur toute la période allant de 1945 à 1960.

Quant aux études, elles concourent presque toutes à démentir méthodiquement les allégations de Senghor qui firent autorité pendant plus de trente ans et que l'éditeur a cru encore bon de reproduire, hélas, en guise de « témoignage ». Cette remise en cause des vieux schémas de la critique négro-africaine est, à mon avis, l'un des plus grands mérites de ce livre qui devrait ouvrir la voie à une meilleure connaissance de la poésie africaine militante d'avant 1960, représentée, outre David Diop, par des noms tels que Nyunaï, Francesco N'Ditsouna, Martial Sinda, Elolongué Epanya Yondo dont les œuvres, très peu connues, restent encore d'une étrange actualité.

Guy Ossito MIDIOHOUAN


[1] Et non le 25 août. comme on l'écrit souvent par erreur

[2] David Diop a été l'élève de Léopold Sédar Senghor au Lycée Marcelin-Berthelot.

[3] Alioune Diop qui dirigeait « Présence Africaine » était le beau-frère de David Diop : sa femme, Christiane, est une sœur aînée de David Diop.

[4] Paris, Présence Africaine, 1980, 36 p. + nombreux documents photographiques et facsimilés.

[5] Aucune précision n'est donnée dans le livre sur ces treize nouveaux « poèmes retrouvés ».

[6] Cf. Ruth Simmons, « La pertinence de la poésie de David Diop pour les jeunes Noirs aux Etats-Unis », Présence Africaine, no 75, 3e trimestre 1970, pp. 91-96.

[7] Verviers, Nouvelles Editions Marabout, 1981, p. 149. La première édition de cet ouvrage est de 1967.

[8] Idem.

[9] Paris, Présence Africaine, 1983, 412 p.

[10] Traduite en anglais par Simon Mpondo et Franck Jones; Publiée aux Etats-Unis en 1973 par Indiana University Press (Hammer blows and other writings) et en Angleterre en 1975 par Heinemann (Hammer Blows)