© Peuples Noirs Peuples Africains no. 35 (1983) 7-23



FRANZ JOSEF STRAUSS ET L'AFRIQUE

Paraïso Jean-Yves OLADE

Ministre-président de Bavière et président de la C.S.U.[1], après avoir été ministre fédéral de la Défense d'octobre 1956 à décembre 1962, puis ministre fédéral des Finances de la « Grande Coalition » de décembre 1966 à octobre 1969, Franz Josef Strauss obtenait, après un retentissant coup de force, l'investiture des deux partis constituant la Démocratie chrétienne allemande (C.D.U./C.S.U.) pour affronter l'ex-chancelier de la République fédérale d'Allemagne, M. Helmut Schmidt, aux élections du 5 octobre 1980.

M. F.J. Strauss n'a pu conquérir la chancellerie fédérale; ses déclarations intempestives, ses sympathies non dissimulées pour les régimes fascistes, son passé mal éclairci sont autant de facteurs qui ont contribué à lui aliéner la sympathie d'une frange importante de l'électorat [PAGE 8] ouest-allemand et plus particulièrement de l'électorat démocrate-chrétien traditionnel. Où peut donc résider aujourd'hui l'intérêt d'une telle étude ?

La coalition social-libérale (S.P.D./F.D.P.) issue des élections du 5 octobre 1980 et dirigée par M. Helmut Schmidt a éclaté du fait de ses contradictions internes et des calculs tactiques de M. Hans-Dietrich Genscher, chef de file du Parti libéral (F.D.P.). Des élections du 6 mars 1983 est née une nouvelle coalition composée des formations de la Démocratie chrétienne (C.D.U./C.S.U.) et du Parti libéral (F.D.P.). Si son parti fait partie de la nouvelle majorité gouvernementale, M. Strauss, pour qui l'Afrique est devenue, depuis un certain nombre d'années, l'un des thèmes favoris, n'occupe aucun poste ministériel; il n'a pu obtenir le portefeuille des Affaires étrangères qu'il voulait arracher à M. Genscher; ce serait cependant manquer de discernement et méconnaître le jeu politique de M. Strauss que de voir dans sa non-participation au gouvernement de M. Kohl la marque d'un échec personnel. Au contraire ! Les diverses tractations qui se sont déroulées en coulisse avant la formation du nouveau gouvernement ont mis en évidence tout le poids de M. Strauss sur le nouvel échiquier politique ouest-allemand; il écrase de sa seule puissance le nouveau chancelier pour lequel il ne nourrit d'ailleurs aucune estime; d'autre part personne n'est en passe d'oublier le mot de M. Strauss : « Je me fiche de savoir qui sera chancelier sous mon autorité à Bonn »[2]. Le « sinueux »[3] Hans-Dietrich Genscher continuera de diriger la diplomatie ouest-allemande, mais son parti, le F.D.P., sort trop affaibli des dernières élections de mars 1983; son parti n'a pu dépasser la barre des 5 % dans de nombreux « Länder »; il sera donc obligé de faire d'énormes concessions à M. Strauss en matière de politique étrangère; et le président de l'Institut germanique à Paris ne s'y trompe pas qui écrit à propos de l'absence de M. Strauss du cabinet Kohl :

    « ... Il (Strauss) préfère placer cinq fidèles lieutenants à Bonn et obtenir des garanties sur les [PAGE 9] idées-forces qu'il a toujours défendues plutôt que de créer une querelle de personnes au sein du gouvernement... »[4]

Et s'il est justement des sujets sur lesquels l'actuelle coalition fera d'énormes concessions à M. Strauss, c'est, en premier lieu, sur des sujets considérés comme « mineurs » : et les problèmes africains sont, vus de l'Allemagne, de ceux-là; d'ailleurs, si le ministère de la Coopération a été confié à un lieutenant de M. Strauss, c'est bien dans l'unique perspective de faire contrepoids à M. Genscher en matière de politique étrangère et, plus particulièrement, de relations avec le Tiers-Monde[5]. Nous nous proposons donc, dans cet article, de passer en revue les idées-forces de M. Strauss sur l'Afrique.

F.J. Strauss et l'Afrique : des conceptions hégéliennes

* L'Africain, cet « autre » : Hegel insiste sur le caractère particulier des Africains, un caractère qui, dit-il, est « difficile à comprendre, car il diffère complètement de notre monde culturel »[6]; l'Africain ne peut accéder à la rationalité; les concepts de « liberté individuelle », de « démocratie lui sont totalement étrangers »[7], nous retrouvons, à une nuance près, des conclusions identiques chez M. Strauss; l'Africain n'a pas la même expérience culturelle et historique que l'Européen; l'Afrique ne saurait donc être « un terrain d'application des concepts pervers (sic) de démocratie parlementaire »[8]; M. Strauss peut ainsi justifier ses « affinités électives » avec certaines dictatures militaires d'Afrique. L'Afrique apporterait la démonstration vivante que la thèse américaine de « l'utilité de la démocratie dans tous les continents » est dénuée de tout fondement. [PAGE 10]

* L'Africain, ce « barbare » : Hegel qui ne conçoit de comportement autre que celui de l'Européen, voit dans le Noir le reflet même de la barbarie; l'Africain est « dominé par les passions »; c'est un « homme à l'état brut » qui vit à « l'état de sauvagerie et de barbarie »; il « représente l'homme naturel dans toute sa barbarie et son absence de discipline »[9]; on ne retrouve certes pas les termes de barbarie, de sauvagerie chez M. Strauss; de ses propos, il ressort cependant un non-dit qui rappelle singulièrement Hegel :

    « ... Si aujourd'hui, dans une région d'Afrique où sévit la famine, vous tenez, dans une main, un morceau de pain et, dans l'autre, un pistolet-mitrailleur et que vous dites : vous avez maintenant la possibilité de choisir librement, alors, vous constatez que les gens choisissent le pistolet-mitrailleur. Même lorsque l'un d'eux en vient à choisir le morceau de pain, il recherche alors quelqu'un à qui le vendre afin de pouvoir acheter, avec le produit de cette vente, un pistolet-mitrailleur... »[10].

Strauss suggère, il insinue et c'est là que son discours est dangereux, pernicieux; mais surtout, une telle analyse choque quand on sait qu'elle émane d'un homme qui, en Allemagne, prétend être « Le » spécialiste des questions africaines et qui, d'autre part, a « pignon sur rue » dans de nombreux pays d'Afrique noire – il est vrai qu'il s'agit, pour la plupart, de dictatures dirigées par des bouffons en tenue militaire –. Mais, pour qui connaît l'homme, ces propos « sont dans la logique des choses ». M. Strauss fait de la violence verbale, de la démesure, de l'insulte et de la haine, les règles d'or de sa pratique politique. On ne peut donc détacher le caractère abject de ces propos de ce qu'est l'homme, des intérêts idéologiques dont il est l'un des porte-drapeaux et, disons-le sans exagération, du sentiment national-socialiste qui sommeille en lui : il faut souligner, à propos de ce dernier point, que c'est le mensuel Civis – proche de la C.D.U., [PAGE 11] l'une des composantes de la démocratie chrétienne allemande à laquelle appartient la C.S.U. de M. Strauss qui décèle chez ce dernier des « traits fascistoïdes »[11] :

    «.. l'opinion publique allemande compare cet homme (Strauss) à Hitler... »[12].

* Les Africains : incapables de se prendre en compte : Hegel décrivait l'Afrique comme étant une « nation d'enfants [13], soulignant l'incapacité des Africains à se prendre en compte, d'où la nécessité pour eux d'être « dirigés », d'être pris en charge. M. Strauss n'est pas loin de partager les mêmes opinions, surtout en ce qui concerne l'aptitude des Africains à maîtriser les rouages économiques de leurs pays; les Africains n'ont pas l'aptitude au commandement et comme il le dit si bien dans son style : « Sur ce plan-là, ils auront besoin pendant longtemps encore de l'aide des Blancs »[14]; au cours de sa mémorable interview avec le « Spiegel », M. Strauss se fait plus explicite encore :

    « ... (le remplacement des cadres blancs par des cadres nationaux)... conduirait à la ruine de l'économie. Sans le capital, la technologie et le "management" des Blancs (sic), il n'est pas de construction possible dans les pays d'Afrique dirigés par des Noirs. Et, c'est seulement dans les pays où l'on en est conscient comme par exemple en Côte-d'Ivoire, au Sénégal, au Togo et dans d'autres pays, que l'on constate un progrès sensible... »[15].

* Esclavage et colonisation en tant que transition indispensable pour l'Afrique : Hegel était un adversaire résolu [PAGE 12] de l'esclavage; il ne le considérait pas moins comme une phase transitoire essentielle devant permettre aux Noirs d'accéder à la vertu, à la liberté, en un mot, de sortir de leur état de sauvagerie :

    « ... l'esclavage constitue en soi un déni de droit, car la liberté est ancrée dans l'homme, mais encore faudrait-il que ce dernier soit mûr pour cela. Il est donc plus raisonnable et plus indiqué d'envisager une suppression progressive que de procéder sans transition... »[16].

« Suppression progressive » : toutes les puissances coloniales ont utilisé cet alibi pour faire diversion et retarder le processus de libération des peuples dominés; avec M. Strauss, la colonisation a déjà remplacé l'esclavage; mais fondamentalement, il partage le même point de vue que Hegel, à savoir que c'est une phase essentielle à laquelle on ne saurait porter un coup d'arrêt dans la précipitation; et M. Strauss reproche justement aux Européens d'avoir failli à un devoir historique en abandonnant leurs colonies africaines et ce, sous la pression des Etats-Unis (sic) et du communisme international; devant le parlement ouest-allemand, il va même affirmer, le 27 octobre 1977, que « la misère, la faim, la pauvreté, l'oppression en Afrique » (sic) s'expliquent par « le passage sans transition de la cloche à fromage à l'indépendance ». On retrouve ici une thèse chère à de nombreux historiens; ainsi, l'historien ouest-allemand, Michael Freund, véritable apologiste de la colonisation, parle-t-il du « rôle positif du colonialisme qui a su mener à bien sa mission, mais a régné trop peu longtemps et est parti trop tôt »[17].

Il y a donc une parfaite identité de vue entre Hegel et Franz Josef Strauss sur la nécessité de l'œuvre de colonisation; à cet égard, Hegel apparaît comme l'un des plus grands idéologues de l'impérialisme colonial. La seule différence entre Hegel et Strauss réside en fait dans les buts qu'ils assignent à l'œuvre de colonisation; chez [PAGE 13] Hegel, il s'agit beaucoup plus de coloniser pour apporter la liberté, la civilisation aux peuples qui en sont dépourvus – il est vrai hélas qu'on retrouve là une argumentation galvaudée par tous les colonialismes -; chez Strauss, il s'agit de coloniser pour défendre l'Europe. le Moyen-Orient, l'Afrique sont considérés par lui comme étant des « flancs de l'Europe » (sic). Hitler parlait d'espace vital, Strauss invente, pour sa part, la notion de « base vitale »; l'Asie, le Moyen-Orient, l'Afrique, en tant que régions riches en matières premières constituent les bases vitales de l'Europe[18]. M. Strauss pour qui la menace soviétique constitue une véritable idée fixe, est persuadé que si l'Union soviétique réussissait dans son entreprise d'encerclement d'un pays comme le Zaïre dont « les réserves sont d'importance vitale pour l'Europe » (sic), cela conduirait « inéluctablement à la dépendance économique de l'Europe occidentale vis-à-vis de Moscou (sic) »[19]. Pour éviter un éventuel encerclement – toute révolte interne née d'un mécontentement populaire comme ce fut le cas à deux reprises au Zaïre peut être naturellement assimilée à une tentative d'encerclement de Moscou –, M. Strauss envisage l'engagement militaire des forces occidentales en Afrique[20]; lors d'un passage à Paris en février 1980, M. Strauss tient des propos qui sont, à plus d'un titre, éclairants :

    « ... Après un nombre d'années appréciable d'expérience africaine, je puis dire que la paralysie américaine aurait causé une véritable catastrophe si les Français n'avaient pas pris le relais au Shaba. Je ne pense pas que des soldats allemands, ou le drapeau allemand, doivent y apparaître, mais nous pourrions dans ces affaires africaines appuyer nos alliés français, américains, par des actes, des appuis logistiques, des transports de troupes et de matériels, et même des financements [PAGE 14]

    Au gouvernement, je ferai tout pour garantir l'approvisionnement en essence à partir de l'Afrique et du Proche-Orient. Sans cela, la sécurité de nos systèmes sociaux et de masse serait ruinée et poussée vers un extrémisme radical. Nous sommes tous sur le même bateau »[21].

Ainsi, dans la vision du monde de M. Strauss, l'Afrique qui ne saurait être un « terrain d'application des concepts pervers de démocratie parlementaire », se réduit à un immense réservoir de matières premières sur lesquelles les Africains, eux-mêmes, n'auraient presque aucun droit de regard; en effet, selon M. Strauss, les Occidentaux se réservent le droit presque exclusif d'intervenir militairement en Afrique pour assurer leur approvisionnement et ce, même contre la volonté des peuples directement concernés : car – cela, il faut le souligner –, « quiconque menace notre sécurité économique, menace également notre sécurité militaire »[22]. Sur ce point encore, on retrouve une composante essentielle de la pensée de Hegel – comme Strauss, Hegel ne considérait pas la guerre comme dernier recours dans les conflits inter-Etats; Hegel magnifiait au contraire la guerre comme un « élément vivant » « essentiel » dans le règlement des conflits. Ce phénomène est naturellement beaucoup plus accentué chez M. Strauss : la seule réponse envisageable par lui en cas de refus des peuples anciennement colonisés d'accepter de nouvelles formes d'inféodation politique et économique, demeure la démonstration de la « force militaire » de l'Occident.

F.J. Strauss et les problèmes de l'Afrique australe

* Quelques présupposés de base pour comprendre M. Strauss :

Ordre et autorité, des maîtres mots : que ce soit en politique intérieure ou en politique extérieure, « ordre et [PAGE 15] autorité » constituent les fondements mêmes de la pensée politique de M. Strauss. De la part des membres de son parti, il exige par exemple « une obéissance inconditionnelle »[23], dans un entretien avec le Stern, il ira même jusqu'à dire :

    « ...J'en ai assez de ces sempiternels votes auxquels il faut procéder avant chaque prise de décision. Comme un seul homme, le parti doit se tenir derrière moi... »[24].

Face à la contestation estudiantine dans les années 1960-1970 en Allemagne fédérale – contestation qui traduit un malaise profond de la jeunesse –, M. Strauss n'envisage qu'une seule solution : « couper les vivres » aux étudiants. Le concept de « démocratisation de la vie publique » qui traduit le besoin des citoyens de nombreux pays de gérer eux-mêmes leur vie, la vie de leur commune, de leur entreprise est considéré par M. Strauss comme un alibi pour « changer la société »; la démocratisation signifierait « le commencement de l'anarchie, la fin de la vraie démocratie »; elle enclencherait « un processus qui aboutit inéluctablement à l'Etat totalitaire communiste »[25]. M. Strauss symbolise donc avant tout l'Etat autoritaire, l'Etat fort; nous en verrons plus loin les répercussions sur ses prises de position dans les problèmes de l'Afrique australe.

Les Bons et les Mauvais ou la logique implacable de M. Strauss : M. Strauss a une conception purement dualiste du monde; il distingue d'une part les Mauvais et, d'autre part, les Bons. Les Mauvais, ce sont l'Union soviétique, tous les Etats qui se situent dans sa mouvance, tous les groupes qui se réclament du socialisme, peu importe que ce socialisme n'ait rien de commun avec l'idéologie dominante en Union soviétique; d'ailleurs, dans son langage, social-démocratie, socialisme, marxisme, communisme sont parfaitement interchangeables. A ceux-là, on pourrait ajouter ceux que M. Strauss appelle les « indifférents » : [PAGE 16] ils ont le tort de ne pas penser l'évolution du monde en termes de confrontation, de guerre froide.; en minimisant le danger soviétique, ils « font indirectement le jeu de Moscou » et c'est en cela que M. Strauss les considère comme dangereux.

Les Bons, ce sont tous ceux qui, comme Strauss, font de l'anticommunisme primaire un pilier essentiel de leur action politique; ce sont toutes ces dictatures qui sous prétexte de combattre le communisme oppriment toutes les forces de progrès.

Concrètement, cela se traduit, en matière de politique extérieure, par un soutien à des régimes pourtant décriés par l'opinion internationale. Iring Fetscher apporte des preuves accablantes sur le soutien « militant » apporté par M. Strauss à des groupuscules d'extrême droite en Grèce et sur la participation financière de la « Hans-Seidel Stiftung », fondation dont M. Strauss est l'initiateur et l'éminence grise, au putsch avorté fomenté par le général Antonio de Spinola, ancien bourreau du peuple de Guinée-Bissao et des Iles du Cap-Vert, contre la Révolution portugaise[26].

Mais c'est surtout le Chili qui illustre bien ce qui constitue, dans l'univers de M. Strauss, un modèle d'Etat « démocratique » fort, autoritaire et anticommuniste; ainsi, lors d'un voyage effectué dans ce pays en 1977, il déclare à la stupéfaction générale :

    « ... Pour moi, il ne fait pas de doute que le Chili (de Pinochet) est un pays démocratique et libre et ce, pour la raison principale qu'au cours des quatre dernières années, il a repris à son compte certains principes fondamentaux de la démocratie allemande, à savoir la discipline, le respect et la serviabilité... »[27].

S'adressant à des dignitaires du régime du dictateur Pinochet, M. Strauss leur affirme : « ... c'est un peu de [PAGE 17] civilisation occidentale que vous avez bâtie ici... » ces mots sont directement suivis d'une profession de foi étonnante :

    « ... alors, je me dois, en tant qu'homme politique de la République fédérale d'Allemagne, d'avoir à votre endroit des mots de remerciement de reconnaissance et d'encouragement... »[28]

Tous ces éléments nous font deviner quel genre de position M. Strauss peut adopter vis-à-vis des minorités raciales de l'Afrique australe; l'Etat raciste, autoritaire de l'Afrique du Sud apparaît chez lui comme un modèle d'Etat démocratique et on comprend mieux le jugement porté par Peter Brückner sur F.J. Strauss – « un homme orienté en politique extérieure vers les dictatures d'Amérique latine et d'Afrique »[29] – quand on passe en revue les différentes prises de position du leader incontesté de la C.S.U. sur les problèmes de l'Afrique australe :

* Strauss et l'Afrique du Sud : en Afrique du Sud se trouvent réunis tous les critères concourant à la démocratie selon Strauss : ordre et autorité y sont maintenus; on admire d'ailleurs toute la « finesse » d'analyse de M. Strauss :

    « ... L'Afrique du Sud n'est pas un Etat policier; il s'exerce tout simplement sur le pays un contrôle rigoureux. Paix et ordre sont assurés... »[30].

M. Strauss considère d'ailleurs que l'Afrique du Sud est victime, tout comme l'Allemagne fédérale et Israël, d'une campagne systématique de dénigrement, de désinformation; aussi se fait-il fort d'assurer à des interlocuteurs sud-africains qu'il mettra en jeu tout son poids politique et son influence pour rétablir, en Allemagne, la vérité sur l'Afrique du Sud car, dit-il, « la politique d'apartheid repose sur un sentiment religieux positif des [PAGE 18] responsabilités vis-à-vis du devenir des couches non blanches de la population (sic)[31]. II est donc, de son avis, totalement « erroné de parler d'exploitation et d'oppression, voire de persécution raciale des Noirs »[32]. On comprend donc que F.J. Strauss parle de partialité de l'O.N.U., de ses « discours vides »[33] contre un régime, à ses yeux, exempt de tout reproche; il invite par conséquent les pays européens à « se libérer de la phraséologie de l'O.N.U. », à « apporter un soutien politique vrai » et à « n'entreprendre aucun boycott contre l'Afrique du Sud »[34].

* Strauss et la résistance de la population noire de l'Afrique du Sud : Hegel considère que les masses populaires sont incapables de déterminer le cours de l'histoire; elles ont besoin plutôt de « personnalités fortes » qui leur indiquent là où se trouve le bon chemin et les obligent à agir conséquemment[35]. On retrouve la même disposition d'esprit chez M. Strauss. Les hommes, les peuples sont facilement manipulables; Strauss leur dénie toute capacité à se forger eux-mêmes une opinion et donc à agir en conformité avec leurs aspirations propres; derrière toute résistance à un régime d'oppression, derrière toute lutte de libération se profile la main de l'étranger, pour ne pas dire de l'Union soviétique. Egalité raciale, suppression des privilèges, abolition des lois racistes rétrogrades lui apparaissent comme étant des slogans vides devant servir à masquer les ambitions véritables de Moscou dans cette partie du monde. Dans ces conditions, les mouvements de libération, expression des aspirations profondes de la population noire, sont considérés par lui comme étant des « facteurs perturbateurs » qui provoquent des conflits et affaiblissent ainsi la position de l'Occident.

Il serait difficile de considérer M. Strauss comme un raciste. Ce qui intéresse M. Strauss dans la question sud [PAGE 19] africaine, ce ne sont pas tant les injustices sociales, la question des droits de l'homme, l'oppression de la population noire, mais le fait que par la route du Cap, zone stratégique par excellence, transitent des matières premières vitales pour l'Occident. L'indépendance économique de l'Occident viendrait donc à être sérieusement compromise si la « route du Cap n'est plus sous le contrôle de l'Amérique et de l'Europe »[36]

Eu égard à tous ces dangers – supposés –, ce n'est pas le racisme lui-même, mais la lutte contre le racisme qui constitue aux yeux de M. Strauss une entreprise dangereuse pour l'Occident; elle déstabilise les rapports de domination et sape les acquis de l'Europe.

* Strauss et la Rhodésie[37] : Tout comme l'Afrique du Sud, la Rhodésie apparaît comme un havre de paix; les Noirs de Rhodésie ont le niveau de vie le plus élevé d'Afrique; M. Strauss qui a effectué de nombreux séjours en Rhodésie affirme y avoir trouvé joie de vivre et sérénité; il n' y existerait pas « ce climat d'oppression et de peur perceptible dans de nombreuses capitales de pays communistes d'Europe et d'Asie »[38].

Nkomo et Mugabé qui portent toutes les espérances de la population noire de Rhodésie sont présentés comme des terroristes; M. Strauss va jusqu'à les assimiler à Till Meyer[39] – acteur bien connu de la scène terroriste en Allemagne, fédérale. On utilise le terme de terroriste pour dévaluer, aux yeux de l'opinion occidentale, toute la portée, la signification de la lutte de libération. Certes, le terrorisme est-il particulièrement effrayant dans une société qui se veut pluraliste; mais comme le dit si bien le politologue « franco-allemand » Alfred Grosser que l'on ne peut soupçonner de sympathie révolutionnaire, « il n'y a aucune communauté de situation entre le terrorisme allemand et le terrorisme » (dans certains pays du Tiers-Monde)[40]. En se livrant à une telle comparaison, Strauss [PAGE 20] veut conduire en fait l'Allemand moyen à réagir devant le mouvement de libération zimbabwéen tout comme il réagit devant le terrorisme allemand; l'effet à escompter de cette perfide « désinformation » ne fait aucun doute : c'est une réaction de rejet; Karlpeter Arens analyse bien le phénomène qui écrit :

    « ... En face d'une information tronquée, le lecteur n'est pas confronté à l'événement du moment avec tout ce qu'il peut avoir de nouveau, d'étrange ou de surprenant, mais à un "surrogat" dans lequel il redécouvre une situation connue... Le récipiendaire réagit alors à l'information tronquée comme il avait déjà réagi auparavant... »[41].

Tout le discours de Strauss qui est prisonnier de sa vision dualiste simpliste du monde repose, en fait, sur la manipulation. lan Smith, le bourreau du peuple du Zimbabwe, joue, aux yeux de Strauss, un rôle stabilisateur. Mugabé et Nkomo refusent de participer à des élections libres « parce qu'ils savent que l'écrasante majorité des Noirs soutient l'évêque Muzorewa, le révérend Sithole et le chef Chirau »[42] – l'histoire s'est chargée d'apporter un démenti cinglant à M. Strauss –.

* Strauss et la Namibie : La Namibie est un pays très riche; son sous-sol regorge de matières premières convoitées par l'Occident; toute majorité noire constitue donc, a priori, un danger pour les intérêts occidentaux. Alors que la communauté internationale, dans sa grande majorité, exige le départ des troupes sud-africaines, M. Strauss affirme au contraire qu'« elles ne constituent pas un frein »; mieux, elles Seraient indispensables à la tenue d'élections démocratiques dans ce pays. D'ailleurs, affirme Strauss, l'« Afrique du Sud est prête et décidée à accorder l'indépendance à la Namibie, mais elle ne tient pas à l'abandonner entre les mains d'une organisation terroriste, la SWAPO »[43]. Seule la D.T.A. (Alliance démocratique de Turnhalle) organisation fantoche groupant [PAGE 21] en son sein des colons d'origine allemande, est considérée comme représentant légitime du peuple namibien parce que s'appuyant, « à la différence de la SWAPO, sur la minorité blanche et l'immense majorité de la population noire »[44]. Frank Tenaille nous éclaire un peu sur les relations particulières de la démocratie chrétienne ouest-allemande – à laquelle appartient Strauss – avec la D.T.A. : la D.T.A. bénéficierait de capitaux considérables de la part de la démocratie chrétienne allemande qui l'aurait, en outre, aidée dans la mise en place de ses différentes structures[45].

En guise de conclusion

Après la défaite subie par M. Strauss aux élections du 5 octobre 1980, un commentateur pouvait écrire : « Une victoire du leader bavarois n'aurait fait que renforcer l'antigermanisme de certains milieux étrangers. »

Nous avons voulu montrer, en partant non pas de considérations purement subjectives, mais plutôt des propos régulièrement tenus par Franz Josef Strauss, le « taureau de Bavière », ce qui, vu de l'extérieur, peut rappeler en lui des souvenirs d'une période de l'histoire allemande que l'on voudrait voir à jamais effacée de nos consciences.

Mais ce que ce commentateur ne pouvait envisager, c'est bien le retour aux affaires de la Démocratie chrétienne ouest-allemande deux ans et demi à peine après la victoire des socio-démocrates. Nous avons essayé de montrer, dans la partie introductive, pourquoi, à notre avis, M. Strauss aurait un poids considérable dans l'élaboration de la nouvelle politique africaine ouest-allemande.

Avons-nous esquissé un portrait tronqué de M. F.J. Strauss ? Johann Georg Reissmüller affirme dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung que les adversaires de M. Strauss donnent de lui une image qui n'a rien à voir avec la réalité; mais il s'empresse tout de même d'ajouter que M. Strauss leur a facilité la tâche « par des propos et des actes qui venaient certes de lui, mais ne révélaient [PAGE 22] que des aspects secondaires de son être »[46]. Reportons-nous à un autre commentaire du même journal pour tenter d'apporter une réponse à M. Reissmüller. En 1979, après que le choix de la Démocratie chrétienne ouest-allemande se fut porté sur M. Strauss comme candidat à la Chancellerie, le journal évoquait les difficultés de ce dernier à drainer vers lui les suffrages de l'électorat modéré; ces difficultés viendraient du fait que M. Strauss « ne peut renier éternellement son naturel » (sic)[47] : or, la violence verbale, les affinités avec les régimes fascistes de l'Afrique et de l'Amérique latine font partie du naturel de M. Strauss; ce sont des éléments fondamentaux de son être.

La politique africaine de la République fédérale va-t-elle changer ou connaître un net « infléchissement à droite » ? Le gouvernement de M. Schmidt a pratiqué une politique extérieure tellement à droite qu'il est difficile d'imaginer comment l'actuelle majorité pourrait aller plus loin[48]. Nous devons nous souvenir que c'est sous un gouvernement socio-démocrate que les relations économiques germano-sud-africaines se sont renforcées au plus haut point; en 1972, au cours de la campagne pour les élections fédérales, l'opposition conservatrice chrétienne-démocrate reprocha aux socio-démocrates de constituer un frein à l'épanouissement véritable des relations germano-sud-africaines; à cela, le porte-parole du Parti social-démocrate rétorqua tout glorieux : « Les relations germano-sud-africaines sont excellentes et elles le demeureront »[49]. Si différence il devait y avoir, elle se situera [PAGE 23] plutôt au niveau de la disposition d'esprit. Les socio-démocrates savaient écouter les revendications du Tiers-Monde; Erhard Eppler savait tenir un langage « engagé » face aux problèmes africains; Willy Brandt inspirait respect, confiance; Amilcar Cabral ne cachait pas sa sympathie pour lui. Cette disposition d'esprit n'existe pas chez les chrétiens démocrates ouest-allemands. Il faudra désormais compter avec la « philosophie africaine » de M. Strauss. L'Allemagne fédérale s'ouvrira plus résolument encore aux régimes minoritaires de l'Afrique australe et à certaines dictatures en Afrique noire; elle s'alignera automatiquement sur les positions de M. Reagan sur l'Afrique. Déjà le ministre fédéral de la Coopération, issu des rangs de la C.S.U. de M. Strauss, refuse toute renégociation des accords C.E.E./A.C.P. de Lomé II qui aille dans le sens d'une « extension » des clauses déjà existantes. Ce n'est là que l'un des éléments qui nous conduiront à découvrir le nouveau visage de la politique africaine de Bonn et ce, en dépit du fait que le portefeuille des Affaires étrangères n'ait pas changé de titulaire depuis plus de huit ans.

Paraïso Jean-Yves OLADE
Assistant contractuel d'allemand
Université nationale de Côte-d'Ivoire
Abidjan, juillet 1983


[1] Quatre partis sont représentés au Parlement ouest-allemand (Bundestag) :

    – la Démocratie chrétienne avec deux formations,
      * la C.D.U. : Union chrétienne démocratique,
      * la C.S.U. : Union chrétienne sociale.

    Alors que la C.D.U. a une représentation « nationale », la C.S.U. est implantée uniquement en Bavière, traduisant ainsi le particularisme traditionnel de cette région; il faut cependant souligner que ces deux formations constituent un groupe unique au Parlement;

    – le S.P.D. : Parti social-démocrate;
    – le F.D.P. : Parti libéral;
    – le parti des Verts (die Grünen) qui ont fait leur entrée au Parlement ouest-allemand à la faveur des élections du 6 mars 1983.

[2] In Der Spiegel du 21-4-1975.

[3] Le mot est de Alain Clément, in Le Monde, 22-9-1982, « l'offensive de M. Strauss », p. 6.

[4] Thibaut de Champris, « Strauss le Bavarois », in L'Express, 15/21-4-1983, Le Débat de Lecteurs, p. 196.

[5] Frankfurter Algemeine Zeitung, 8-3-1983, « Leicht wird das Regieren nicht sein », Claus Gennrich, p. 1.

[6] Hegel, La raison dans l'histoire, Paris, Collection 10/18, 1974, p. 250.

[7] Hegel, Vorlesungen Uber die Philosophie der Weltgeschichte, Leipzig 1920, p. 296.

[8] Cf. Bayernkurier du 12-11-1977.

[9] Hegel, La raison dans l'histoire, op. cit., p. 251.

[10] Der Spiegel, no 29 du 17-7-1978, « Das ist doch wahrlich schwarzer Humor », p. 84.

[11] Le mot est de Werner Habermehl dans une étude consacrée à l'étendue des idéologies néo-fascistes en Allemagne, cf. Werner Habermehl, Sind die Deutschen faschistoid?, Hambourg, Hoffmann und Campe.

[12] Cf. Civis, mai 1965.

[13] Hegel, cité par Sander L. Gilman : « The Figure of the Black in the Thought of Hegel and Nietzsche », in German Quarterly, 53 1980, p. 142.

[14] Die Welt du 23-3-1971.

[15] Der Spiegel, no 29 du 17-7-1978, op. cit., p. 84.

[16] Hegel, Sämtliche Werke, Stuttgart, Fromann, 1927, t. XI, p. 144.

[17] Cf. Frankfurter Allgemeine Zeitung, 18-7-1960, « Verlorene Liebesmühe », in Afrika, Michael Freund.

[18] Cf. Bayernkurier du 6-10-1979.

[19] Cf. Bayernkurier du 22-12-1979.

[20] C'est le lieu de dire que M. Strauss a toujours combattu l'idée selon laquelle l'O.T.A.N. ne devrait pas étendre son « champ d'action » aux zones dites lointaines comme le Moyen-Orient, l'Afrique.

[21] Le Monde du 13-2-1980, « Le candidat chrétien-démocrate souligne la communauté de destin franco-allemande », p. 40.

[22] Cf. Bayernkurier du 1-3-1980.

[23] Cf. Der Spiegel du 30-11-1970.

[24] Stern du 10-4-1975.

[25] Cf. entretien avec le Deutsches Allemeines Sonntagsblatt du 1-1-1978.

[26] Cf. Iring Fetscher, « F.J. Strauss und die Tradition rechter Politik in Deutschland » in Ingeborg Drewitz (ed.), Strauss ohne Kreide, Hambourg, Rowohlt Taschenbuch, 1980, p. 50.

[27] Cité par Bernt Engelmann, Das neue Schwarzbuch F.J. Strauss, Cologne, Kiepenheuer et Witsch, 1980, p. 159.

[28] Cf. Ernst Volland (ed.), Originaiton Strauss, Cologne, Pafl-Rugenstein, 1980, p. 137.

[29] Peter Brückner, Essai d'explication de la République fédérale d'Allemagne à l'usage des Allemands et des autres, Paris, Maspero, Cahiers libres, 358, 1979, p. 194.

[30] Die Welt du 11-5-1966.

[31] Cf. Der Spiegel, 21, 16-5-1966, « Aktien jawohl », p. 134.

[32] Bayernkurier du 28.5-1966.

[33] Vereinte Nationen, Bonn, 2,1979.

[34] Die Welt du 23-3-1976.

[35] Voir Joachim Streisand, Kritische Studien zum Erbe der deutschen Klassik-Fichte, W. w. Humboldt, Hegel, Francfort, Verlag Marxistische Blätter, Zur Kritik der bürgerlichen Ideologie, 7, 971, p. 85.

[36] Bayernkurier du 10-3-1979.

[37] Nous utilisons l'appellation « Rhodésie » pour bien marquer qu'il s'agit de l'ère Ian Smith.

[38] Der Spiegel, 29, 17-7-1978, op. cit., p. 87.

[39] Idem, p. 6.

[40] Cf. Faire-mensuel pour le socialisme, no 25 du 15-11 au 15-12-1977, « Débat avec... Alfred Grosser », p. 48.

[41] Karlpeter Arens, Manipulation, Berlin, Verlag Volker Spiess, 1973, p. 21.

[42] Der Spiegel, 29, 17-7-1978, op. cit., p. 86.

[43] Cf. F.J. Strauss, Signale, p. 214

[44] Die Welt du 16-5-1977.

[45] Frank Tenaille, Les 56 Afriques, Paris, Maspero, Petite collection Maspero, 232, 1979, p. 54, t. 2.

[46] J.G. Reissmüller, Frankfurter Allegemeine Zeitung, 9-3-1983, « Ausgetraümt », p. 12.

[47] Frankfurter Allgemeine Zeitung du 10-7-1979.

[48] Nous empruntons la formule à P. Vogel qui parlait en ces termes de la politique intérieure de Schmidt : « ... S'il gagne les élections (de 1976), le problème du président des démocrates-chrétiens, H. Kohl... sera de savoir comment mener une politique aussi conservatrice que celle de H. Schmidt... Le gouvernement Schmidt, en effet, pratique une politique tellement à droite qu'il est difficile d'imaginer comment Strauss pourrait aller plus loin... », in Economia, 23, « Admirée à l'extérieur, critiquée à l'intérieur », mai 1976, pp. 32-33.

[49] Cité par Jürgen Ostrowsky, Südafrika-Rassismus, Imperialismus, Befreiungskampf, Cologne, Pahl-Rugenstein, Kleine Bibliothek, 125, 1978. p. 86.