© Peuples Noirs Peuples Africains no. 34 (1983) 96-104



BANTOUSTANS A GOGOS :
CHRONIQUE DES INDÉPENDANCES MORT-NEES

LE TCHAD, AFGHANISTAN DES NATIONAUX-TIERSMONDISTES ?

Et c'est reparti pour la quatrième intervention française au Tchad ! Cela ne fait jamais qu'une intervention par septennat.

Il y eut d'abord l'intervention du général que vous savez, très discrète, quasiment clandestine; elle ne dut sa publicité qu'à la désorganisation des administrations, des officines et des tabous consécutive à la grande révolte estudiantine de 1968. Grâce à l'Express, alors propriété de M. Jean-Jacques Servan-Schreiber, l'opinion consternée apprit du jour au lendemain que plus de deux mille soldats français crapahutaient dans la caillasse, les sables mouvants et les pilons du Tibesti, chassant le rebelle, cinq ans à peine après le cauchemar des Aurès-Nementchas et autres hauts lieux de l'Algérie française.

Il y eut ensuite l'intervention de Pompidou.

Puis ce fut celle de M. Giscard d'Estaing, l'homme des safaris.

Et voici l'intervention socialiste. Les septennats passent, et se ressemblent, l'Afrique noire demeurant le champ d'un bellicisme hexagonal irrésistiblement hypnotisé. Afrique noire, éternel objet de... De quoi, au fait ?

La majorité de gauche aura donc succombé à toutes les séductions impérialistes qu'elle reprochait avec véhémence à ses prédécesseurs. [PAGE 97]

Méprisant les protestations des oppositions africaines, avec lesquelles souvent elle avait eu partie liée quand elle n'était elle-même qu'une opposition, la gauche n'a pas hésité à chausser les bottes typiquement néo-colonialistes des sommets rituels franco-africains où les plus abominables tyrans ne manquent pas de venir parader.

La gauche a maintenu les complaisances traditionnelles de Paris à l'égard des violations les plus flagrantes des droits de l'homme dans les Républiques noires « francophones », couvrant les fantaisies judiciaires de Bongo à Libreville, fermant les yeux sur la détention arbitraire d'Abel Goumba à Bangui.

La gauche n'a pas bronché quand François Mitterrand, oubliant les anathèmes déversés naguère par les siens sur la même pratique à l'époque où elle était le fait de présidents de droite, a déclaré l'Afrique « francophone » domaine réservé, à la suite de quoi Jean-Pierre Cot, trop politique pour être une potiche, perdit son portefeuille au profit de Guy Penne, l'ami personnel du président, le Foccart socialiste en somme, récent tombeur du Premier ministre de Haute-Volta, Thomas Sankara[1].

Avec la nouvelle affaire du Tchad, les dirigeants du Parti socialiste réalisent-ils vraiment que leur chef de file a épuisé son capital de crédit auprès des oppositions africaines, qui ne sont pas rien, n'en déplaise à M. Philippe Decraene, du Monde, et qu'il l'a dangereusement écorné auprès de ceux des militants français, assez nombreux, qui avaient espéré un changement dans la politique française en Afrique ?

La nouvelle crise du Tchad a révélé deux traits du caractère de François Mitterrand qui ne sont à l'honneur ni de l'homme ni du président.

D'une part, le président français a montré qu'il était incapable d'avoir une politique précise et de s'y tenir. Quand Goukouni était le maître à Ndjamena, François Mitterrand le soutint d'abord, et avec les meilleurs arguments encore, les plus cartésiens : c'était un président légitime, le seul reconnu par l'O.U.A., un homme modéré tous comptes faits, impatient de renouer avec la France et de reprendre avec elle une coopération fructueuse pour les deux pays; toute tentative armée contre son [PAGE 98] régime serait considérée comme une entreprise de déstabilisation et combattue en conséquence. Pourtant, sourds à ces proclamations, dont ils se doutaient qu'elles relevaient de l'incantation, les dictateurs qui ont l'oreille de Washington, c'est-à-dire les Mobutu, Bongo, Ahidjo qui n'avait pas encore démissionné, Houphouët-Boigny, Nemeiri du Soudan, l'Egyptien Moubarak, avaient entamé leurs manœuvres contre Goukouni, bien résolus à installer à Ndjamena leur compère Hissène Habré. Alors le soutien de François Mitterrand se fit plus discret, moins éloquent au fil des jours. Quand le président tchadien, à la fin, s'entendit conseiller par son « ami » de l'Elysée d'assurer définitivement son autorité en renvoyant le corps expéditionnaire libyen, le trop jeune dirigeant africain n'y vit point malice; il obtempéra. On connaît la suite, dont Goukouni n'a pas fini de se mordre les doigts, car son « ami » lui avait tendu un piège grossier, selon une tradition éprouvée du néo-colonialisme français. Quelques semaines plus tard, il avait perdu son fauteuil, et Hissène Habré régnait à Ndjamena avec la bénédiction de l'hôte de l'Elysée.

D'autre part, il est clair que l'actuel engagement de François Mitterrand dans le camp des dictatures réactionnaires africaines relève moins de la seule agressivité verbale, qu'il est infiniment plus sincère, donc plus conséquent, comme si ce tournant trahissait une dimension péniblement dissimulée ou simplement refoulée de sa personnalité d'ex-Français moyen, chauvin, va-t-en-guerre,[2] sans doute raciste comme la presque totalité de ses semblables, comme Valéry Giscard d'Estaing.

Le fait est que, s'agissant d'une République francophone africaine, le président socialiste tient rigoureusement le même discours que son prédécesseur. Qu'on en juge :

    « La France respectera ses engagements sans limite, car un engagement, c'est quelque chose de complet qui représente la foi donnée, la foi jurée, et tout ce que la France a promis sera tenu » (Le Monde, 29 juin 1983).

C'est une chose de glisser mollement et irrésistiblement sur la pente des pratiques impérialistes; c'en est une [PAGE 99] autre, assez stupéfiante chez un président « socialiste » qui a prononcé un certain discours à Cancun, d'être surpris à débiter les théories délirantes d'un Reagan au Salvador ou d'un Andropov en Afghanistan. De qui se moque donc François Mitterrand ?

Quel Africain francophone ignore que les fameux engagements auxquels il prétend faire cautionner son immixtion illégitime dans les affaires du Tchad ne valent pas tripette au regard de la morale ? Le peuple tchadien ni ses représentants, puisque ce pays n'a jamais eu de parlement à proprement parler, n'ont jamais approuvé les accords militaires évoqués, n'en ayant d'ailleurs jamais eu à débattre – car les accords militaires imposés par la France à ses anciennes colonies africaines ont toujours été tenus secrets, et pour cause.

Quelle inconséquence, quelle frivolité pour un homme d'Etat se disant socialiste de se couvrir de textes qui furent littéralement extorqués à de pauvres dictateurs acculés et d'ailleurs irresponsables pour la plupart, à l'insu des peuples concernés, tant français qu'africains. Pour que la France se considère comme liée par le traité de l'O.T.A.N., il a fallu que son peuple en soit abondamment informé par ses medias qui en ont diffusé le texte copieusement. Puis, s'en étant saisis, les partis politiques, les syndicats, les universités, les intellectuels en soupesèrent longuement et librement les avantages et les inconvénients pour leur souveraineté, pour leur épanouissement immédiat, pour l'avenir de leurs enfants. Le parlement français ne se prononça lui-même enfin qu'au terme d'un très vif débat. Voilà quelle doit être la bonne procédure partout où la dignité des hommes n'est pas simple figure de rhétorique.

Pourquoi les peuples africains doivent-ils, eux, être privés du droit de connaître les traités militaires qui les engagent et surtout d'en discuter librement ? N'est-ce pas parce qu'ils sont noirs et pauvres, Monsieur le président socialiste ?

Oui, M. F. Mitterrand tiendrait sans doute les mêmes propos demain, Goukouni occupant à nouveau son fauteuil [PAGE 100] présidentiel après en avoir chassé Hissène Habré. Mais entre temps que de tonnes d'armes auront été versées ! Ndjamena, à en croire Le Monde des 28, 29 et 30 juin et 1er juillet, où un certain Pierre Devoluy, jusqu'ici inconnu au régiment, célèbre avec une allégresse proche de la transe la reprise en main par Paris des affaires du Tchad, et pas seulement militaires. Car après les armes, il faudra bien, n'est-ce pas, faire venir les instructeurs qui, bien entendu, ne participeront jamais, entendez-vous ? jamais, mais alors jamais, ce qu'on appelle jamais, aux combats sur le champ de bataille. On sait ce que valent de telles assurances; le plus souvent, elles sont l'indice que l'engrenage est en marche, que les massacres de populations africaines innocentes ont commencé et qu'elles vont se poursuivre des mois, des années[3].

La coopération franco-africaine, c'était déjà cela avant le 10 mai 1981. Comment a-t-on pu croire que ça allait changer avec François Mitterrand ?

Disons-le donc encore une fois : François Mitterrand ni le colonel Kadhafi ne sont les sauveurs des peuples noirs, mais les chefs d'Etats étrangers, froids, cruels, cyniquement expansionnistes autant l'un que l'autre, dont les Africains ne doivent attendre, comme l'Histoire l'a montré, que plus de souffrance, plus de misère, plus de désespoir, en dépit des beaux discours dont les deux personnages sont coutumiers. Plus les peuples noirs s'habitueront à régler leurs problèmes entre eux, sans intervention extérieure quelle qu'elle soit, mieux ils s'en trouveront : c'est une évidence pour les peuples sinon pour les dictateurs corrompus.

A tout prendre pourtant, l'on en viendrait à considérer avec quelque indulgence la sollicitude, si tonitruante et importune soit-elle, du président libyen. C'est un voisin des Africains, et il est naturel qu'il cherche à nouer avec eux les liens que justifie cette situation. De plus son pays s'est libéré récemment de la tutelle néo-coloniale; à ce titre, qu'il le veuille ou non, c'est dans quelque mesure un exemple pour nous.

P.N.-P.A.

[PAGE 101]

*
*  *

EMULE DE M. LE TROUHADEC, GEORGES BALANDIER SAISI PAR L'EROTISME DES FEMMES AFRICAINES

Un homme de science, pour peu qu'il ait le sens de sa dignité et de celle d'autrui, devrait se garder de galvauder son prestige dans certains bourbiers. La sexualité de la femme noire en est un, particulièrement pour un intellectuel occidental. Qu'il fût aux colonies avec les indigènes, ou dans une plantation américain au milieu de ses esclaves, le maître blanc, éloquent condensé de l'Occident dit chrétien, a trop longtemps violé, violenté, avili la femme noire en lui imposant une relation sexuelle où elle ne trouvait aucun plaisir pour se croire autorisé aujourd'hui à l'ériger miraculeusement en partenaire consentant et égal. Loin d'avoir pris fin, l'exploitation de la femme noire se poursuit d'ailleurs, parallèlement à celle de l'homme noir; elle a certes pris d'autres formes, relayée qu'elle est par les multinationales et les assistances techniques blanches. Alors n'y a-t-il pas de thèmes plus urgents à développer, alors que la femme noire est toujours accablée par tant de malédictions sur toute la planète, qu'une interview ludique qui lui colle une image de frivolité gratuite et scabreuse jurant avec ses aspirations les plus explicites ?

C'est pourtant à quoi se livre un célèbre anthropologue, le plus éminent africaniste français, dans Le Monde des 20-21 février. Voici en effet un échantillon des questions d'une haute intellectualité auxquelles le Professeur Georges Balandier n'a pas dédaigné de répondre avec la plus désarmante complaisance :

    – La femme africaine, par sa sensualité ostentatoire, semble incarner l'érotisme. Serait-ce l'une des raisons de votre attirance par ce continent ?

    – Croyez-vous que la femme africaine soit plus érotique que la femme blanche ?

    – N'est-il pas paradoxal que notre société d'érotisme refoulé ait donné lieu à tout un art érotique, tandis que l'Afrique, pays de l'érotisme vécu, n'a rien produit de tel ? [PAGE 102]

Et le reste à l'avenant.

Les deux animateurs de Peuples noirs-Peuples africains ont protesté auprès du Professeur Georges Balandier en lui adressant deux lettres dont voici le texte :

Cher maître,

Dans Le Monde du Dimanche daté d'aujourd'hui 20 février, vous énoncez au sujet de la femme noire des thèses qui m'ont très désagréablement surpris et à propos desquelles, me semble-t-il, le moins que l'on puisse dire est qu'elles prêtent à contestation.

Mais, d'autre part, le grand journal en question, qui bénéficie d'un monopole de fait de l'information concernant l'Afrique francophone en même temps qu'il s'est adjugé un véritable magistère de l'intelligence dans le système francophone, refuse systématiquement la parole aux intellectuels africains avancés, pour raisons de dissidence, je suppose.

Il se trouve pourtant que ce sont ces marginaux malgré eux (au nombre desquels je me range, bien entendu) qui seraient les mieux qualifiés pour mettre en lumière le danger de théories qui, sans aucun doute, compromettent depuis trop longtemps l'image d'une race que l'Occident s'acharne à dévaloriser depuis des siècles.

Alors que, comme chacun peut l'observer, nous vivons actuellement dans un environnement de résurgence des préjugés racistes les plus archaïques, il me paraît pour le moins imprudent de disserter unilatéralement et avec insistance, au risque de rejoindre le mythe tenace de notre animalité, sur l'usage érotique de son corps par la femme noire.

Outre que le propos peut paraître nébuleux, la coïncidence de votre présence sur un tel terrain avec celle d'individus d'une notoire malhonnêteté présente le risque, entre autres, de vous impliquer dans des querelles sinon dans une guérilla dans lesquelles je pense quant à moi que vous n'avez rien à voir.

Aussi oserais-je vous suggérer, pour l'avenir, de recourir, pour l'exposé d'idées aussi délicates concernant les Noirs, à des tribunes acceptant la procédure d'échanges contradictoires.

Veuillez croire, cher maître, en l'assurance de mes sentiments de sincère et fidèle admiration.

Mongo BETI

[PAGE 103]

*
*  *

Monsieur,

Flaubert, dans le Dictionnaire des idées reçues, se fait l'écho non seulement de la connerie humaine, qui est relativement limitée dans ses formes communes, mais de la connerie des bourgeois à prétentions intellectuelles, qui, elle, est insondable. Il écrit à l'article Négresses : « Plus chaudes que les Blanches. » Il écrit d'ailleurs également, pour qui aurait une compréhension douteuse de sa dérision, à Blondes : « Plus chaudes que les brunes », à Brunes : « Plus chaudes que les blondes. » On croirait vraiment qu'il vous a lu. Vos réflexions sur « La » femme africaine et son érotisme comparé à celui de « La » femme blanche seraient risibles mais excusables si elles étaient proférées entre la poire et le fromage du banquet de la classe 10; s'étalant en première page d'un journal détenteur d'un grand pouvoir d'imprégnation idéologique, elles constituent quelque chose de si scandaleux qu'on ne saurait se contenter de hausser les épaules à leur lecture. Ce scandale vous échappe probablement, à vous et aux esthètes libéraux et libérés qui se régalent de telles « perles ». Je crois même qu'il est tout à fait hors de question que vous puissiez jamais le percevoir car, si, après votre carrière africaine, vous ne « sentez » pas cela, c'est que ce quelque chose d'essentiel qui vous a échappé vous ne pouviez vraiment pas le saisir.

Vous trouvez vraiment votre société « hyperrationaliste » ? L'érotisme de votre culture « hyperintellectualisé » ? Je crois que vous prenez vos désirs pour la réalité et un Baudelaire pour un million de Dupont, ce qui doit être la proportion, dans toutes les cultures, entre le spirituel marginal sublimant et le tout-venant des pinceurs de fesses à la bonne franquette, qui ne sont guère plus réprimés dans la culture occidentale que dans aucune autre. Quant à la créativité artistique, je vous en prie, je sais que Gobineau est le dernier penseur à la mode dans l'intelligentsia snob (voir la dernière page spéciale du Monde : Gobineau n'est pas raciste parce qu'il n'a jamais dit du mal... des juifs, et il est l'auteur d'un « Essai sur les races » (sic) ... ) ce n'est pas une raison pour vous faire le vulgarisateur de ses opinions névrotiques sur les rapports du nègre et de l'art.

Tout le discours que vous tenez sur « La » femme africaine [PAGE 104] pourrait avec une très grande vraisemblance être mis dans la bouche du seigneur parlant de « La » paysanne, « qui a un usage plus naturel de son corps », ou celle de l'auteur bourgeois du XIXe siècle à propos de la petite main ou de l'actrice qui a « cette générosité du corps qui n'existe plus guère chez » (nos bourgeoises). L'apologie de la sexualité débridée des catégories considérées comme inférieures est un lieu commun de la parole dominante. Replacé dans ce riche ensemble, le discours sur l'érotisme africain n'a pas fini de nous instruire... sur ses auteurs.

Le stéréotype fonctionne remarquablement dans votre discours. Après l'article défini, le présent est la forme grammaticale qui traduit le fixisme de la pensée. « La » femme africaine « reçoit » dès l'enfance... De qui parlez-vous ? De la dactylo d'Abidjan ? de la représentante du Congo à L'U.N.E.S.C.O. ? On attend les prochaines et « mondaines » explorations ethnologiques et sociologiques qui nous apprendront que « La » Bretonne porte des sabots et une coiffe de dentelle et que l'Européen mâle ne constitue décidément pas la preuve la plus convaincante que l'Homo est devenu sapiens... Alors quand il se dit lui-même « rationaliste », permettez-moi de me demander d'où peut bien lui venir cette illusion ?

Odile TOBNER


[1] Sankara a pris sa revanche depuis.

[2] Qui déclarait en 1954, en réponse aux « événements » du 1er novembre : « L'Algérie, c'est la France; la seule négociation, c'est la guerre... » ? On vous le donne en mille.

[3] Article écrit avant l'envoi des « parachutistes-instructeurs » !