© Peuples Noirs Peuples Africains no. 34 (1983) 90-95



LETTRE DE NSUKKA

E.P. ABANIME

Messieurs,

Permettez-moi de faire quelques observations sur l'article de M. Laurent Goblot, « L'Image du Noir d'un peuple à l'autre », publié aux numéros 30 et 31 de P.N.-PA. J'ai attendu jusqu'ici pour vous écrire à ce sujet parce que j'espérais pouvoir d'abord lire l'ouvrage de M. William B. Cohen, qui constitue le point de départ de l'article en question et que j'ai commandé aux éditeurs américains, l'University of Indiana Press, il y a près de sept mois. Malheureusement le livre ne m'est pas parvenu.

M. Goblot reconnaît (P.N.-P.A., no 31, p. 32) que M. Th. Mpoyi-Bwatu a désapprouvé la partie de l'article où il laisse entendre que les Européens ont pu avoir contracté leur racisme anti-noir du monde musulman. Je ne m'occuperai donc ici que de la partie de l'article où il suggère que les Blancs germaniques ont une idée des Noirs qui est plus favorable que celle des Blancs latins (latins et non pas français, c'est ce qui a retenu mon attention).

Pour éviter des malentendus, je signale que j'ai moi-même montré il y a quatre ans par un article intitulé « The Anti-Negro French Law of 1777 » publié dans le Journal of Negro History (revue américaine dirigée par des Noirs) la fausseté du mythe selon lequel les Français seraient moins racistes que les Anglo-Saxons à l'égard des Noirs, et que j'ai également essayé de montrer par un autre article publié ailleurs que Voltaire n'était pas aussi libéral que les Français le disent souvent en ce qui concerne la race noire. Je vous avouerai, cependant, que je suis inquiet chaque fois qu'un Français dont le nom [PAGE 91] commence par Gob... se permet de faire des distinctions entre Blancs germaniques et Blancs latins tout en laissant entendre d'une manière plus ou moins implicite qu'il a lui-même des liens personnels avec la branche germanique (comme quelques habitants de la Bourgogne pourraient le faire, étant donné que les Burgondes ne franchirent le Rhin qu'en 407). Gobineau n'aurait sans doute pas livré au public ses réflexions sordides sur l'infériorité raciale des Gaulois celtiques et latinisés vis-à-vis des Aryens germaniques s'il n'était pas persuadé qu'il était, quant à lui, descendant d'un Ottar Jarl nordique. Je ne me mêlerai pas des sympathies tribales des Blancs d'Europe si ce n'était pas toujours le Nègre qui, en fin de compte, faisait les frais de telles distinctions et hiérarchisations.

On trouve dans un des romans africains de la dernière décennie un personnage blanc qui avait une certaine idée de la manière d'agir devant des Noirs irrités. « Pensez-vous, disait M. Guinguené à ses congénères blancs, ce sont de grands enfants, il n'y a qu'à les regarder droit dans les yeux. » Les Blancs de bonne volonté devraient se donner la peine d'éviter tout ce qui pourrait apparaître comme une attitude cavalière à l'égard des Noirs dans le domaine très délicat des activités intellectuelles. Pour montrer que les négriers anglo-saxons étaient meilleurs que les négriers français, M. Goblot cite le cas de l'Anglais John Newton qui devint un ami de l'ancien esclave nigérian Olaudah Equiano, dit Gustavus Vassa. Ce que M. Goblot ne cite pas, c'est qu'Equiano, tout en étant esclave, se battit dans la marine de guerre anglaise contre les Français pendant la Guerre de Sept Ans (assistant, par exemple, à la prise de Louisbourg par les Anglais en 1758 et au combat naval de 1759 entre la flotte anglaise de l'amiral Boscawen et l'escadre française de Toulon au large de la ville portugaise de Lagos) et que ce Nègre qui se battit ainsi pour Sa Majesté britannique fut, à son arrivée à Deptford en décembre 1762, transféré par son maître dans un navire marchand pour être revendu aux Antilles. Ce que M. Goblot ne dit pas non plus, c'est qu'Equiano lui-même semble avoir cru que les esclavagistes français étaient meilleurs que leurs homologues anglais. Voici, en effet, ce que le Nigérian dit à la page 73, [PAGE 92] tome 2, de son ouvrage autobiographique à propos de l'île française de Martinique :

    Lorsque j'étais dans cette île, je me promenais beaucoup et je la trouvais très agréable. En particulier, j'admirais la ville de Saint-Pierre, qui est la plus grande de l'île et qui, plus que toute autre que j'aie vue aux Antilles, était construite comme une ville européenne. En général aussi les esclaves y étaient mieux traités, avaient plus de congés, et paraissaient mieux que ceux des îles anglaises.

Je l'ai dit ailleurs; je le répète : les Anglais n'étaient pas plus racistes que les Français. En voici une petite preuve : rentré en Europe après avoir racheté sa liberté, Equiano épousa une Blanche anglaise, la fille d'un pasteur protestant. Seulement, dans le cas précis des négriers anglais et français, rien n'autorise de citer le livre de l'ancien esclave noir, comme M. Goblot l'a fait, pour donner la préférence aux Anglais.

Je ne sais par quelle jonglerie M. Goblot est parvenu à mettre à l'actif des Germaniques le récit d'un mariage qui eut lieu vers 1345 entre la nourrice de la femme du duc de Calabre et un Noir, récit qui se trouve dans un recueil intitulé « Des Cas des Nobles Hommes et Femmes ». « Cette mention finale, dit-il à propos d'une expression absolument insignifiante tirée du texte médiéval, indique, à mon avis, l'influence allemande » (P.N.P.A., no 30, p. 59). Si M. Goblot croit sincèrement avoir découvert que le monde est redevable aux Allemands pour la « mixité » conjugale, qu'il se mette en rapport avec M. Burchard Brentjes, professeur à l'Université Martin-Luther à Halle, qui lui dira qu'un Nègre originaire du Ghana actuel nommé Anton Wilhelm Amo était professeur de philosophie en Allemagne au XVIIIe siècle, que les Allemands ont refusé de permettre à l'érudit noir d'épouser une Blanche, et que ce racisme des Allemands à sans doute été une des raisons pour lesquelles le Noir à pris le parti de rentrer en Afrique vers 1747.

Mais pourquoi remonter au Moyen Age et au XVIIIe siècle pour démontrer tout cela ? J'ai sous la main une traduction anglaise d'un livre publié en 1925 et 1926 par un [PAGE 93] ancien vagabond autrichien qui se targuait d'être Aryen germanique et qui – chose incroyable – est parvenu à se faire dictateur sur le peuple allemand. J'ouvre donc Mein Kampf (traduction de Ralph Manheim, Boston, Houghton Mifflin, 1943) à la page 624 et lis ce qui suit :

    ... La France est et reste l'ennemie la plus terrible. Ce peuple qui devient fondamentalement de plus en plus négrifié constitue par ses liens avec les buts des Juifs pour la domination mondiale un danger permanent pour l'existence de la race blanche en Europe. Car la contamination du cœur de l'Europe par le sang nègre au Rhin correspond aussi bien avec la perverse soif sadique de cette ennemie héréditaire de notre peuple pour la vengeance qu'avec le froid calcul des Juifs pour commencer ainsi à abâtardir le continent européen dans son noyau et à priver la race blanche des fondations d'une existence souveraine par l'infection avec une humanité inférieure.

Cela même n'intéresse plus nous autres Noirs aujourd'hui. Tout cela appartient à l'Histoire. Ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est qu'il y a encore en ce moment, en cette année 1983 de l'ère chrétienne, un pays de l'Afrique noire où quatre millions d'immigrés blancs tiennent plus de douze millions de Noirs dans l'état du plus avilissant asservissement. Car le Noir, dans quelque partie du monde qu'il se trouve, sera toujours un objet de mépris aussi longtemps qu'il y a lieu de dire qu'il est juridiquement esclave dans la terre même de ses ancêtres. Oui, il y a discrimination raciale contre les Noirs aux Etats-Unis et en Europe, mais cela ne porte pas d'atteinte irrémédiable à la dignité de l'ensemble de la race noire. Les Noirs dans ces cas-là constituent des minorités et peuvent être, historiquement, considérés comme des immigrés, du moins au même titre que les Blancs. En Afrique du Sud, c'est différent : le Noir est autochtone, le Blanc est immigré. Ces immigrés blancs qui font tant de tort à la dignité de la race noire, ces Blancs de l'Afrique du Sud, à quelle subdivision de l'espèce blanche appartiennent-ils ? [PAGE 94] « Germanique » ou « latine » ? C'est là une question qui ne nous intéresse pas non plus.

Toutes les trouvailles de M. Goblot ne dépassent guère la constatation qu'il y a un Balthazar et un saint Maurice noirs chez les Allemands, peut-être tout comme il y a une Vierge Marie noire chez les Slaves polonais. Je crois que M. Goblot rend un mauvais service à P.N.-P.A. en se servant de cette revue pour soutenir, sans faire preuve de s'être documenté sérieusement et objectivement, la thèse d'une négrophilie germanique alors qu'il sait très bien qu'il faudrait plus que de fragiles déductions démagogiques pour amener le monde, tant blanc que noir, à démordre du cliché séculaire nourri par le phénomène de métissage en Amérique latine – et partant faux – d'après lequel les Blancs des pays latins seraient moins racistes que leurs congénères des pays germaniques.

Je vous prie de croire, Messieurs, en ma considération distinguée.

E.P. ABANIME
P.O. Box 3019
University of Nigeria
Nsukka
Nigeria

Je n'arrive pas tout à fait à comprendre la colère d'Abanime contre Laurent Goblot. Que le racisme n'ait pas encore engendré une science exacte, mais demeure le champ d'une réflexion à la fois libre et approximative, où est le scandale ? Libre à notre ami de juger extravagante une hypothèse de Laurent Goblot; il est possible qu'il en aille autrement avec un autre lecteur : c'est l'honneur et la satisfaction des animateurs de Peuples noirs-Peuples africains d'avoir créé une publication qui n'est rien moins que dogmatique, tout en ayant des principes d'une rare fermeté.

Alors pourquoi faut-il qu'une querelle, née d'une divergence épistémologique, déborde sur l'Afrique du Sud ?

E.P. Abanime m'a fait l'amitié récemment de me rendre visite à mon domicile de la banlieue de Rouen. Notre conversation à bâtons rompus m'amena à exprimer, à [PAGE 95] propos de Senghor pour lequel mon hôte témoignait la plus vive admiration, un jugement sévère justifié par sa tiédeur et même sa défaillance dans le combat contre l'apartheid. Si j'ai bonne mémoire, E.P. Abanime ne parut pas approuver mon argument, estimant qu'il suffisait à un poète d'être un grand artiste, ce qu'est, assurément, disait-il, l'ancien président du Sénégal.

Alors deux poids deux mesures ? Autrement dit, E.P. Abanime n'en exige-t-il pas plus de l'homme blanc que de son propre frère de race ? N'est-ce pas avouer, à la limite, que c'est au Blancs libéraux et non à nous-mêmes, qu'il incombe de mener le combat contre l'apartheid ? Car enfin on ne saurait attendre du Blanc qu'il fasse preuve de zèle là où, quant à nous-mêmes, qu'il s'agisse de nos chefs d'Etat ou des organisations diverses de notre continent, nous avons montré tant de nonchalance.

Je me demande si notre ami Abanime n'est pas victime d'un travers assez courant parmi certains intellectuels noirs francophones, qui consiste, par pure démagogie, à accabler l'homme blanc de reproches d'autant plus virulents qu'ils s'abstiennent de critiquer les régimes qu'ils servent. On connaît ainsi un célèbre romancier-dramaturge-poète-essayiste, etc., ministre d'un pays francophone. Tous ses discours retentissent d'attaques contre le colonialisme (l'époque où les Blancs administraient directement l'Afrique); en revanche pas un mot lorsque le président « charismatique », dont il est le collaborateur, tolère de la part des multinationales ou des assistants techniques des pratiques d'exploitation ou des attitudes d'arrogance qui sont ni plus ni moins du colonialisme. Prenons bien garde à cela.

Mongo BETI