© Peuples Noirs Peuples Africains no. 34 (1983) 83-89



LETTRE OUVERTE
A « AUJOURD'HUI LA VIE » SUR ANTENNE 2

5-7, rue Montessuy, 75331 Paris Cedex 07

Julia CHAMOREL DE BUENO

Florence, 8 février 1983

Vous invitez vos téléspectateurs à vous signaler tout ce qui les fait « bondir ». Si je devais vous écrire chaque fois qu'Antenne 2 midi me fait bondir, j'y passerais ma vie. Il est vrai que mes indignations plusieurs fois quotidiennes sont presque toutes soulevées par une anxiété, un tourment, un souci qui m'obsèdent jour et nuit : la militarisation croissante du monde relativement privilégié où je suis condamnée à vivre et le commerce d'armes qui en dérive et principalement les pays industrialisés vers ceux de la soif où, à chaque minute qui passe, quarante et un innocents périssent faute du strict nécessaire à leur subsistance. Innocents vraiment, car ils n'ont pas élu et rarement acclamé les tyrans que nous fortifions contre eux. Apprendre que la France, ma patrie culturelle, est le plus gros vendeur d'armes par tête d'habitant et que son marché le plus consistant est l'Irak était déjà un choc. Savoir que l'Italie, ma patrie d'adoption, occupe tout juste l'échelon en dessous n'est pas fait pour me consoler.

Il y a des mots de vos ministres : « Ne pas confondre les affaires avec la politique... » Quand il s'agit d'un gazoduc je veux bien mais... comment ne pas confondre quand les requins de l'économie sont mariés, sans divorce [PAGE 84] possible avec les crocodiles du pouvoir ? Quand on nous contraint à assister « de visu » à toutes les visites à l'étranger d'un président qui, après avoir été un si brillant opposant prend de plus en plus les manières, le ton, le vocabulaire d'un commis-voyageur d'E.D.F., Thompson, Dassault et Cie ? Dites-moi : combien de ses électeurs se sentent-ils dignement représentés par un grand homme ainsi robotisé ? Dévoré par le cancer de son propre pouvoir et la peur de le perdre ? Et le plus mortifiant pour moi c'est que si je votais français, dans le rapport actuel de forces qu'on nous présente, je revoterais pour lui.

La dernière énormité qui m'a fait bondir le plus violemment est, après le consentement chaque jour matraqué à l'installation de nouveaux missiles nucléaires américains chez les chers voisins qui en sont déjà truffés (et ce n'est pas la première fois que l'Allemagne est armée, presque à son corps défendant contre l'U.R.S.S., avec les beaux résultats que l'on sait) la justification avancée pour une livraison d'avions à l'Irak : « Une victoire iranienne déstabiliserait le Moyen-Orient. » Mais quand jamais cette région martyrisée, depuis que la civilisation du pétrole infecte la planète a-t-elle été stable ? Et quelles seraient les conséquences d'une victoire de l'Irak ? Il est clair que cette victoire n'est pas souhaitable non plus. Ce qui est voulu, c'est l'équilibre » ! (l'un de ces mots fétiches qui me rendent folle. Et l'« équilibre » ici, n'est plus celui, tant prôné de la terreur, mais celui d'une guerre guerroyée qui a fait déjà plus de 250 000 soldats morts sans compter des malheurs inouïs qui échappent aux statistiques et qui pèsent lourd sur nos consciences... « chrétiennes » ? Non bien sûr, car dans cette société schizophrénique, la religion n'a pas plus à voir avec les armées que les affaires avec la politique. Il ne s'agit donc pas de donner la victoire à l'Irak mais de lui fournir juste de quoi se défendre indéfiniment (on oublie que dans cette guerre-ci l'Irak a été le premier agresseur). De faire durer la guerre jusqu'au dernier musulman si possible. Tout en faisant de belles et bonnes affaires. Mais qui arme ainsi l'Iran de l'abominable Khomeini ostensiblement brouillé avec tous les blocs ? Mystère! Que je préfère ne pas élucider, crainte d'avoir à vomir toutes mes patries.

Une autre occasion de bondir, c'est la télé italienne qui [PAGE 85] me l'inflige : un colloque entre un journaliste turc qui sort un bouquin très documenté sur la contrebande d'armes et de stupéfiants entre la Bulgarie, la plus fidèle et la plus soumise des vassales de l'U.R.S.S. et la Turquie fasciste, qui font assez bon ménage, semble-t-il. Mais tout le monde sait bien que ce ne sont plus les idéologies apparemment inconciliables, ni les religions qui divisent les hommes. Les tueurs et les empoisonneurs se passent parfaitement d'idéologie.

Il a fallu qu'un citoyen turc attente à la vie du pape pour que notre attention soit amenée à se fixer sur ces échanges clandestins qui ont alimenté en Turquie un terrorisme sauvage effréné et fomenté un contre-terrorisme d'Etat mille fois plus meurtrier. Encore une « déstabilisation » peut-être. Mais qui s'en soucie ? Au débat télévisé participaient, entre autres, Marcora, directeur de l'Unità (communiste), Biasini, un républicain au sourcil encore plus moustachu que feux Pompidou et Brejnev, un démocrate-chrétien dont je ne veux pas retenir le nom... Tous plus cacochymes et balbutiants les uns que les autres. Il est vrai qu'il y a de quoi rester coi. Mais quand on est payé pour causer et s'exposer...

Il ressort de l'enquête que les armes saisies en Turquie sont d'origine occidentale et que l'anhidryde de... nécessaire à la transformation de l'opium turc provient d'Allemagne fédérale. Pas de quoi sursauter : c'est autant que les communistes n'auront pas. Mais où j'ai mal c'est quand Marcora révèle sans se troubler que ces armes occidentales sont de marque italienne, que le ministre de la Défense Lagorio, socialiste et au demeurant le plus fidèle et le plus caressé des vassaux de l'O.T.A.N., a officiellement autorisé cette vente d'armes au gouvernement bulgare, pour « usage intérieur ». Bel anti-communisme! Bravo! Et Reagan ne l'a pas grondé. Pas d'ingérences, s'il vous plaît !

Secourir les moribonds de l'hémisphère Sud, c'est favoriser la contagion communiste. C'est lui Reagan qui l'a dit, à Cancun et ailleurs. Et personne n'a sursauté. Sauf moi. Et feu Brejnev n'a pas eu l'esprit de libeller un télégramme de remerciements pour cette énorme flatterie. Il ne s'est pas senti concerné et pour cause ! C'est que très peu de gens écoutent et réfléchissent les flots de paroles bourbeuses et de platitudes qui sortent des gorges [PAGE 86] et mécaniquement se transmettent par les ondes et la presse sans plus passer par les cerveaux.

Donc il est dangereux pour le Monde Libre de laisser pousser certains enfants assurément mal nés. Tandis que renforcer l'autorité oppressive d'un gouvernement communiste... Si ce n'est pas à coup sûr une bonne tactique, c'est toujours une bonne affaire. Qui n'engraisse pas tous les Italiens, hélas ! Car il y a plus de chances pour que ce profit, même pas « sale », même pas noir, aille s'entasser dans les coffres-forts helvétiques, que de péril à convertir au communisme les vieillards aux pensions de famine en amour de qui le groupe parlementaire radical a entrepris une grève de la faim.

Car les affaires sont les affaires, on ne le répétera jamais assez. Mais bien politique, et noblement, est l'aide militaire de l'Italie à la Somalie, qui a permis aux U.S.A. d'établir ses bases d'où l'ex-camarade Syad Barre se vante d'avoir chassé « les Russes », trop « ingérants » à son goût. Mais va savoir pourquoi ces Russes ont choisi le réarmer l'Ethiopie, le millénaire mauvais voisin. A première vue il semble qu'ils y perdent : cette Corne d'Afrique n'est pas le Pérou. Ce sont de pauvres terres, si pauvres qu'il était difficile de les ruiner. Et ce n'est pas un hasard si les concurrents anglais et français les ont naguère laissé prendre par l'Italie où l'historien déplore un incurable « manque de conscience coloniale ». Et alors quel intérêt pour l'U.R.S.S. à se gagner les bonnes grâces passagères de la coriace, improductive Ethiopie pour se mettre à dos la Somalie et l'Erythrée (laquelle, de négus en Menghitsu poursuit depuis vingt ans sa guerre d'indépendance, on se demande avec quelles armes), qui tiennent toutes les côtes dont l'importance stratégique est capitale depuis au moins quatre siècles. Il y aurait de l'idéologie là-dessous... Non, ce n'est pas pensable : il n'y a pas plus d'idéologie au Kremlin qu'à la Maison Blanche. Alors ? Sans nul doute de sourds combats sous-marins de guerre froide (la chaude est pour les autres, dans le cas précis pour les nomades de l'Ogaden) dont aucune télévision ne nous révélera jamais le secret.

Pour en revenir à cette frontière bulgaro-turque, si mal gardée, presque risible me paraît l'effort de la majorité qui règne à Rome pour impliquer à tout prix les Russes dans cet inextricable roman noir. Mais c'est logique, [PAGE 87] voyons! Moscou ne peut voir d'un bon œil ce pape polonais. La preuve... Et puis qui d'autre au monde aurait l'ombre d'un motif ? Car ce pape, Par ailleurs pacifiste et tiers-mondiste n'a pas plus à voir avec la religion qu'avec la banque du Saint-Esprit. Inimaginable qu'il ait été la victime d'un fanatique musulman comme il a failli l'être à Lisbonne d'un défroqué espagnol, intégriste enragé. (En Irlande du Nord, il n'ira pas.)

Décidément ces primaires du gouvernement ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Qui sait par exemple si, rien que pour embêter les Russes, on ne va pas donner à Voythila, pour successeur, un autre Polonais, déjà bien en cour ? Ou un Libanais, ou pire encore, un Esthonien ? On a toujours eu de la suite dans les idées au Vatican. D'autre part, le peuple polonais n'a pas attendu « son » pape pour se révolter et se réfugier dans son catholicisme. Et un souverain pontife, c'est un interlocuteur valable pour n'importe quel monarque, y compris Andropov.

J'ai bondi également, en apprenant l'arrestation à Comiso (Sicile) d'un jeune pacifiste français, Bernard Tineau, participant non-violent d'un camp international pour la paix, implanté là dans l'espoir d'entraver l'installation de 12 missiles nucléaires Cruise. Un « nouveau » Larzac, en quelque sorte, possible et victorieux sous Pompidou et Giscard et qui est, avec Lip, l'un des fleurons de la gloire française. Même des Sioux vont y demander des leçons d'agronomie moderne.

Ce n'est cette fois ni par télé ni par grande presse que J'en ai eu la nouvelle, mais par un appel d'un autre jeune Français, secrétaire adjoint de Marco Pannella. Car ce parti a des inscrits réguliers en France, en Espagne, en Belgique.

Certains silences sont plus scandaleux, tuent mieux que certains mots.

Antenne 2 en appelle assez souvent, épouse affligée à l'appui, en faveur d'un prisonnier soviétique « de nationalité juive » à qui les grands méchants refusent un visa pour les U.S.A. Un porte-parole international du P.C.U.S. feint de s'étonner que l'on fasse si grand cas d'un citoyen soviétique condamné pour espionnage. Toutes les armées, depuis que le monde est monde, entretiennent des espions, [PAGE 88] des contre-espions, des incarcérés pour cause d'espionnage...

Personnellement, moi je suis d'accord pour que l'on prenne la défense de tous les prisonniers politiques, de quelque pays qu'ils soient, et de toutes les victimes de tous les totalitarismes. Or partout où il y a armée de conscrits il y a totalitarisme, du moins partiel, et monstrueux abus de pouvoir sur une partie importante de la population. Or un pacifiste français est détenu à Comiso, accusé d'espionnage pour avoir été surpris à dessiner, de l'extérieur, un plan rudimentaire du futur emplacement d'une base étrangère. Un Chansky ne peut être plus innocent. A la vitesse des procès en Italie, cela peut durer des années. Et qui en parle ? Qui s'en émeut ? La presse locale insulaire; sur le continent, le Manifesto (communiste dissident) cède quelques bouts de colonnes en dernière page à un Paolo Pietrosanti de la Ligue pour le Désarmement Unilatéral qui s'auto-accuse d'un acte d'espionnage bien plus grave car, le 2 janvier dernier, avec douze de ses copains, il a escaladé la barrière avec un magnétophone et enregistré une description des lieux qu'il a diffusée ensuite, le plus largement possible.

Le prétexte au silence est que l'arrestation d'un inconnu même pas criminel ne « fait pas nouvelle ». Je parierais donc qu'aucune dépêche n'est tombée sur la table d'Antenne 2 et ce n'est pas à ses journalistes par ailleurs bien sympathiques, que je m'en prends ici. Mais quel temps vivons-nous ? Quelle protection offre cette grande puissance française à ses propres enfants ?

Autrefois, il y a bien longtemps, une Anglaise tira sur Mussolini, lui éraflant le nez. Illico l'ambassade d'Angleterre trouva les moyens d'arracher l'héroïque miss révolutionnaire aux griffes de la police fasciste autrement fanatique et puissante que celle d'aujourd'hui. Et le prestige de la conservatrice Angleterre y avait drôlement gagné. On en a parlé des années. On en parle encore.

Ma conclusion est que cette mythique « présence française » qui mérite tant de sacrifices humains, ne se manifeste pas partout où elle devrait. Mais soyons équitables : grâce aux ambassades des Français et des Italiens du même tonneau que Bernard, ayant manifesté à Prague pour le désarmement des deux blocs, ont été relaxés en trois jours. Comme quoi il est préférable d'être victimes [PAGE 89] des communistes que des alliés de l'O.T.A.N. Les Russes sont à Varsovie comme les Yankees à l'Equateur et au Salvador. Un Walesa engraissé dans l'inaction forcée et, après libération, banalement renvoyé à la base, fait plus de bruit qu'un génocide de Peaux-Rouges. Courage donc, communistes persécutés de l'Est ! Si toutefois il en est encore parmi vous de vivants et de libres. Car on les aime, en Occident, les communistes de Hongrie, de Chine et de Mandchourie.

Julia CHAMOREL DE BUENO
Via Romana 47
50 125 Firenze
Italie

Cette lettre est communiquée à Libération, Tumulte, l'Express, Télérama, Le Rebrousse-Poil, L'Union Pacifiste Française, Les Temps Modernes, Peuples noirs-Peuples africains, Voix ouvrière (Genève).