© Peuples Noirs Peuples Africains no. 34 (1983) 9-17



LE RETOUR DE LA DIASPORA IMPOSSIBLE :
FAUX PROBLEME !

Joseph SELMORE

Cette fois, la contestation de nous-mêmes par nous-mêmes vient, non pas d'un jeune, mais d'un Américain noir. Quitte à négliger les exigences élémentaires de la pureté, nous avons préféré livrer aux lecteurs ce texte tel quel, de peur de lui enlever son originalité de fond et de forme.

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Une génération passe; une autre succède; mais, la terre reste éternellement; et le soleil s'élève aussi...
(Ernest Hemingway)

Monsieur Arthur Panda, en écrivant dans Afrique[1], a évoqué le problème (?) des Noirs de la diaspora vis-à-vis de leurs frères de la terre Mère, problème qui, d'après lui, rend presque impossible leur rapatriement en masse vers la Mère Patrie, l'Afrique.

Donc, Monsieur Panda a cité trois (sic) genres de problèmes : 1) Social; 2) Culturel; et 3) Economique qui empêchent ce rapatriement. Noir, né et élevé aux U.S.A. (je n'ai pas dit Américain-Noir), je sais bien que c'est impossible de nier l'existence de ce gouffre. Les indices sont insidieusement répandus. Mais, Monsieur Panda n'a-t-il [PAGE 10] relevé que des symptômes de quelque chose de plus profond qui sépare tous les Noirs du monde? Je voudrais en discuter en citant le « pourquoi » de ce problème – l'étiologie, les pensées du Noir aux U.S.A., le changement souhaité, et le travail qui nous reste à tous à faire, diaspora et Africains.

Des points de repère

Originaire du Sud américain (la Floride), je fus reçu en 1966 dans une grande université noire à Washington avec du dédain et avec de l'hostilité. Ceci se faisant au sommet du « Black Power Movement » aux U.S.A., mouvement prétendu très fort dans cette université.

Ces attitudes n'étaient guère limitées aux camarades de classe, mais très souvent elles se manifestaient chez quelques professeurs, tous Noirs. De par mes origines; il « allait de soi » que j'étais soit « paresseux », soit « stupide », soit manquant de « sophistication » – ou les trois en même temps.

Je préparais la maîtrise en psychologie dans cet environnement, un environnement que je retrouvais quatre ans plus tard quand je commençais la préparation d'un doctorat dans une université en Floride - réservée jusqu'en 1970 aux étudiants blancs.

1972 : conseiller universitaire auprès des étudiants, je publie un article qui s'intitule « Black Power or Foolishness »[2] dans lequel j'abordais quasiment les mêmes conflits que Monsieur Panda a relevés, mais seulement dans le contexte des étudiants noirs aux U.S.A. Pour en citer quelques-uns : « le manque de respect pour nos femmes »; « l'hostilité existant entre frères »; le fait de « prêcher noir et de dormir blanc » et j'en passe.

A cette conjoncture de ma vie, je voyais le problème uniquement comme « problème américain ». Aujourd'hui je m'accuse d'avoir vu ce problème sous un angle trop étroit.

Les Noirs de la diaspora (américaine), malgré toute [PAGE 11] leur bonne volonté, restent la victime des forces psychologiques bien enracinées dans leur inconscient. Donc leur rapport avec leurs frères africains et/ou autres se manifeste quelquefois d'une manière négative, quoique inconsciente.

Heureusement, à cette époque-là (1966), j'ai gravité vers un groupe d'étudiants sénégalais et nigérians pour la plupart, également isolés. Cela marquait le commencement d'une « affaire de cœur » avec la Mère Patrie, affaire qui existe jusqu'à nos jours et qui s'intensifie avec chaque jour qui passe.

La rencontre initiale n'était guère facile. Cela arrive quand deux cultures se heurtent. Pourtant, la barrière enjambée, la fraternité, le respect et la chaleur humaine égalaient ce qui existait entre mes frères de sang et moi. Dès ces jours-là, j'ai eu des camarades du Caire à Capetown (oui ! en Afrique du Sud) et de Saint-Louis à Mombassa. Est-ce qu'il y a là-dedans une leçon ?

Plusieurs années plus tard, triste et déçu, je pars pour l'Europe (une étape vers l'Afrique) en m'attendant à une meilleure vie parmi mes frères de la diaspora à Paris – est-ce que c'est bien la diaspora ? Au moins j'espérais y trouver l'équivalent ou quelque chose qui s'approchait de la vie en Afrique. Les Africains à Paris n'étaient-ils pas plus récemment arrivés de la Mère Patrie ? Ne se montreraient-ils pas les égaux de mes frères Sénégalais et Nigérians rencontrés aux U.S.A. ?

Etude de ce problème vu de Paris

La conscience noire à Paris est tout à fait morte. Cela se voit. Les Noirs entre eux se trouvent dans une situation de mépris réciproque, de suspicion mutuelle, d'un manque d'unité, qui me pousse à me poser des questions sérieuses à propos de notre futur. Pourquoi nous accusons-nous mutuellement d'être « bandits », « proxénètes », « corrompus » et totalement manquant de « confiance » vis-à-vis de nos frères ?

Depuis trois ans à Paris, j'attends qu'un « frère africain » vienne s'asseoir à côté de moi dans le métro, dans l'autobus. J'attends le premier « frère » qui ne prétexte pas une soi-disant barrière (artificielle d'ailleurs) de « nationalité », [PAGE 12] de « langue », de « niveau d'éducation », de « classe sociale », de « statut économique » comme justificatif pour ne pas avoir des contacts avec ses pairs noirs (paradoxe étonnant : ma nationalité connue, je suis recherché de tout le monde), souvent venant de la même ville, du même pays et parlant la même langue.

Ce que je veux dire, c'est que le problème n'est pas uniquement un problème de diaspora africaine.

Le Noir, en grande partie, où qu'il soit, est peut-être affligé d'une « haine de soi » qui réduit sensiblement ses capacités de tisser des lignes de rencontres et d'amitié avec d'autres Noirs. Mais, je veux me limiter ici, en connaissance de cause, aux Noirs des U.S.A.

La diaspora : aspects négatifs

Où pouvons-nous chercher la raison de notre comportement – nous les Noirs des U.S.A. qui sommes séparés depuis quatre cents ans de la mère-patrie ? Je tiens à dire qu'il faut rendre compte de notre passé et de notre histoire.

Qu'est-ce qui ne va pas ? Pourquoi sommes-nous si aliénés, si éloignés de nos frères africains ?

Qui blâmer ? Est-ce que l'espace qui nous sépare est trop vaste pour qu'il puisse être comblé ?

Nous sommes Noirs aux U.S.A., victimes d'un racisme systématique qui nous a inculqué l'équation Noir = inférieur. Nous avons comme les juifs de l'Allemagne hitlérienne accepté des habitudes, mauvaises bien, sûr de nos oppresseurs comme légitimes et dans bien des cas nous avons dépassé les oppresseurs. Par exemple, il n'y a pas si longtemps qu'un Africain était plus acceptable chez les Blancs que chez ses frères noirs. C'est une constatation. Pourquoi ?

L'existence noire aux U.S.A. s'avérait ô combien douloureuse !

Nous avons subi des manifestations sournoises et des menaces terrifiantes, à la fois psychologiques, physiques et culturelles. Nos façons de penser – nos vies – ont été formées par ces attentats. Une communauté d'expériences nous a rendu incapables de rencontrer un Noir-frère sans le juger à travers la mentalité des Blancs et la culture [PAGE 13] blanche. Plusieurs psychologues et psychiatres ont constaté qu'un peuple opprimé accepte et intériorise les habitudes de ses oppresseurs.

Assimilation – séparation – coexistence

Nous avons tout essayé. Nous étions rejetés à chaque tournant. Cependant un esprit de révolte a survécu à travers les années parmi quelques-uns d'entre nous.

Le fondement de notre « jive talk » de jadis, par exemple, était notre effort de créer un mode de communication à nous, une langue quoi ! « Les negro spirituals » portaient un message de révolte et d'évasion pour les esclaves. Nos religions nous ont comblés d'espoir quand nous nous sentions complètement coupés du monde noir d'outre-mer.

Le psychiatre noir, le docteur Alvin Poussant de l'hôpital de l'université Harvard, dans le Massachusetts, a écrit :

    « Personne ne peut nier que d'être Noir est de vivre une vie d'aventurier... en ayant été contrôlé, nous voulons maintenant contrôler quelqu'un »[3].

C'est à travers cette vie que le comportement noir aux U.S.A. s'explique.

Comment peut-on expliquer autrement le comportement impoli d'un porteur noir, événement cité par Monsieur Panda à l'Aéroport Kennedy de New York, vis-à-vis d'un Noir, si ce n'est à travers le fait que ce porteur n'ose guère exorciser ses frustrations, ses angoisses contre ses vrais tortionnaires. Qui plus est, ce porteur, sans doute, bat sa femme et ses enfants. Or, « il est prêt à tuer un frère noir pour la plus petite insulte réelle ou imaginaire, qui pourrait lui être faite »[4].

Ceux parmi nous qui préfèrent une partenaire blanche, comment peut-on les expliquer sauf par le biais de [PAGE 14] « haine de soi »[5] ? Cherche-t-on à se valoriser ? Sans doute, aux U.S.A., le tabou sexuel d'une partenaire blanche nous a créé des problèmes démesurés et nous fait perdre de vue l'essentiel, c'est-à-dire : pour beaucoup d'entre nous l'égalité « c'est d'être près d'une Blanche ou d'un Blanc ». Nous nous en sentons acceptés et où peut-on être plus proche physiquement – pas forcément humainement – qu'en faisant l'amour ? Autrefois, combien de fois, aux U.S.A., avons-nous voulu nous faire blanchir la peau et nous faire défriser les cheveux. Combien de lèvres et de nez ont été la cible d'un chirurgien esthétique ? Cela nous a-t-il rendus plus acceptables ? Mais non !

La diaspora des aspects positifs

L'esclavage aux U.S.A. a été peut-être la chose la plus brutale, la plus déshumanisante, que l'homme ait jamais connue – la destruction des familles, des traditions, des langues et, parfois des individus. L'homme noir était relégué à la position d'« étalon » et la femme à celle de « poulinière ». En dépit d'un « génocide » systématique, culturel et physique, les indices de la culture africaine parmi la plupart des Noirs aux U.S.A. restent très forts, surtout dans le Sud américain, foyer traditionnel du Noir aux U.S.A.

Qui peut trouver un Noir de plus de trente-cinq ans qui n'a jamais vu ses parents ou ses grands-parents manger à la main ? Nous aimons chanter quand le travail est dur; nous nous touchons en bavardant, une façon de nous montrer intimement liés – quelque chose qui échappe aux Blancs, pour qui se serrer la main, de façon superficielle, suffit.

La famille élargie reste très forte chez nous en dépit d'une tendance vers l'individualisme à l'occidentale et vers la destruction de la famille comme unité de base qui nous a soutenus, qui nous a nourris, et qui nous a [PAGE 15] protégés pendant l'époque la plus dure de notre existence. Je cite très peu de cas; il y en a beaucoup. Or, il va sans dire que la culture africaine, de toute évidence, demeure plus forte aux Caraïbes, en Haïti et ailleurs qu'aux U.S.A. Mais, le Noir aux U.S.A., du moins pour la plupart, n'a plus honte de ces « manifestations » africaines. Il a pris conscience « que nier soi, c'est le néant ».

Le changement

L'histoire nous a enseigné que le fait d'être « bon Allemand » n'épargnait guère aux juifs, ni les camps de concentration, ni les fours d'Auschwitz. C'est seulement après avoir pris conscience du fait de leur culture, de leur héritage – et avec l'érection d'une nation forte, mère patrie – qu'on leur a rendu le respect.

Aux U.S.A., en ce moment-ci, il y a des milliers de jeunes gens qui veulent vivre et travailler en Afrique. Ils ne cherchent pas une vie de luxe. Ils sont prêts à se sacrifier si cela était nécessaire. Ce potentiel, pourtant, reste inexploité.

Journellement, ces jeunes gens voient de jeunes Blancs partant pour travailler en Afrique souvent sans expérience, manquant de l'envie de faire œuvre utile pour l'Afrique, cherchant l'« exotisme ».

Le coût d'un coopérant américain-européen ne serait-il pas plus élevé que celui de cinq de ces jeunes. Les jeunes Noirs aux U.S.A. se posent la question « Où pouvons-nous nous en aller ? Londres ?, Paris ?, Bonn ?, Montréal ? » Les implications sont fortes pour les Noirs du monde entier.

Retour impossible ?

Monsieur Panda a exprimé ce qui nous trouble, tous, hommes noirs, bien pensants. Son pessimisme est-il bien fondé ? Je pense que la solution existe en facilitant des contacts entre Noirs. Il faut se rendre compte que l'étiologie du comportement du Noir de la diaspora ne demeure pas dans une méfiance de ses frères africains, mais dans un « mépris de soi »; dans un sentiment qu'il n'appartient [PAGE 16] pas à « quelque chose de valeur » dans un sentiment qu'il demeure l'hôte (ou l'otage) dans une maison hostile sans aboutissement; et, finalement, dans un conditionnement systématique duquel il a commencé à se débarrasser.

Bien sûr nous, Noirs de la diaspora, faisons des erreurs. Qu'est-ce qu'on peut attendre après une si longue séparation ? Cependant, nos fautes, nos bêtises n'altèrent guère le fait que nous nous réjouissons quand l'Afrique se réjouit; que nous pleurons quand l'Afrique pleure – au Congo (Zaïre) avec feu Patrice Lumumba; avec le Frelimo du Mozambique; en Namibie avec la Swapo (plan), et ailleurs.

Regarder vers le futur

Que le chemin soit long, que le travail soit dur, c'est vrai; les opportunités sont abondantes. Le passé n'est pas affiché de gloire; le présent n'est pas parfait; mais en travaillant ensemble, le futur peut-être grand. Nous pouvons créer cet homme noir si désiré de tous. Nous de la diaspora demandons, frères africains, votre compréhension, votre indulgence et un effort identique pour éliminer ce fléau qui nous encombre.

Un vieil homme noir disait à la télévision américaine il y a quinze ans : « Nous ne sommes pas là où nous devrions être; nous ne sommes même pas là où nous voudrions être; mais Dieu merci, nous ne sommes pas là où nous étions. »

Pour en arriver là « où nous voudrions être », il faut surmonter les mésententes, la lutte fratricide. Nous devons créer cette solidarité qu'un monde raciste a quasiment détruite. Cela est-il trop demander ? Nous, les Noirs de la diaspora, sommes prêts à essayer.

De 1939 jusqu'à 1945, les Allemands déchiraient l'Europe. 1945 : une bombe tue 80 000 Japonais à Nagasaki et Hiroshima. Aujourd'hui, Allemands, Anglais, Français, Américains et Japonais créent une solidarité politique et économique qui nous menace, tous, de destruction si nous ne nous organisons pas. Nos différends de jadis, et même ceux d'aujourd'hui, sont-ils plus grands que ceux [PAGE 17] qui existaient il y a quarante ans entre Européens ? Je ne le pense guère.

Il nous faut surmonter – de chaque côté – la peur, les suspicions, et les faux-pas du passé. Il faut construire des ponts entre peuples noirs du monde entier. Nous devons détruire les obstacles et les images – surtout psychologiques – érigées entre nous et qui continuent à être érigées, non sans arrière-pensée, ajouterai-je.

Monsieur Panda a identifié les symptômes d'un problème qui existe entre peuples africains et peuples noirs de la diaspora. J'ajouterai, néanmoins, que le vrai problème pourrait être surtout psychologique. C'est un problème pour tous les peuples noirs : pour les Africains; pour les Noirs en Amérique; aux Antilles; pour les Noirs à Cuba; pour les Noirs du Brésil. Sommes-nous prêts à débattre sur ce problème ? L'attaquer à sa source ?

Diaspora : retour impossible ? C'est un faux problème! J'oserais dire que la base de notre problème, le vrai problème qui se pose à nous, les Noirs du monde entier, est : Qui suis-je ? Que sais-je ? Ces questions, une fois résolues, la problématique d'un retour en Afrique, mère patrie, ne se posera point.

Le futur est à nous – Africains et diaspora. Ne manquons pas ce rendez-vous avec notre destin ! C'est peut-être notre dernière chance.

Pour qui sonne le glas ?

Joseph SELMORE
Psychanalyste


[1] Arthur Panda, « Diaspora : retour impossible ? », Afrique, no 36, June, 1980, p. 51 (Londres).

[2] Joseph Selmore, « Black Power or foolishness (connerie) », The Tiger Claw, Jacksonville en Floride, Repris : The Minnesota Teacher, Vol. 15, No. 1, Winter, 1972 (St. Paul en Minnesota).

[3] Dr. Alvin Poussant, « Why Blacks Kill Blacks » (Pourquoi les Noirs tuent les Noirs), Harvard University Press, Cambridge en Massachusetts.

[4] Ibid.

[5] Dr. Alvin Poussant, « What Every Black Woman Should Know About Black Men (Ce que chaque femme noire doit savoir de l'homme noir) » in Ebony Magazine, Vol. 37, No. 4, p. 36 (August 1982), Johnson Publications, Chicago.