© Peuples Noirs Peuples Africains no. 33 (1983) 137-158



LIVRES LUS

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PAUL FABO, UN DRAMATURGE AFRICAIN INCONNU

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Aucun ouvrage relatif à la littérature négro-africaine ne fait mention de Paul Fabo, à l'exception de Littératures d'Afrique noire de langue française dans lequel, établissant un répertoire des pièces de théâtre publiées par des Africains avant 1960, Robert Cornevin cite sans aucun commentaire ni remarque Ombrages[1], l'unique œuvre de ce « journaliste dahoméen, futur ambassadeur du Dahomey au Zaïre »[2].

Ce drame se déroule en Belgique, dans le cadre somptueux d'un château où vivent Georges Denis, industriel sexagénaire « aspirant au repos », Hélène, sa « brave et douce femme », et leur fille unique Georgette, demoiselle de vingt-deux ans dont la vie frivole et l'humeur capricieuse constituent le moteur de l'« action ».

Georgette a repoussé tous les partis que lui ont proposés ses parents dans le souci de céder leur usine, « l'orgueil des Denis », à un garçon de leur monde, mais n'arrive pas à « se fixer ». En désespoir de cause, son père décide de vendre l'usine. « Aussi, dit-il à sa femme, en réalisant vingt millions de bénéfice, je n'entends pas seulement faire une excellente opération financière. Mais l'homme que ta fille choisira, l'homme qu'elle épousera un jour, eh bien ! cet homme ne fera pas une mauvaise affaire ! » Georgette, elle, ne semble guère avoir les mêmes préoccupations : elle se fait raccompagner tôt le matin [PAGE 138] par Jacques Tassier, homme marié et... fils adoptif de ses parents, pose des lapins à Monsieur le comte Lagarde de Bonvoisin, quadragénaire que son père lui a discrètement « mis dessus », s'amuse avec Jean Norma, jeune étudiant puis docteur en médecine pour qui sa mère a beaucoup d'estime, s'engage même à l'épouser avant de lui confier, alors même que ce dernier croit le moment venu de penser aux choses sérieuses, que « c'était une promesse en l'air », qu'elle ne peut accepter que son « amitié », et de repousser ses avances enflammées au nom de sa fidélité à un certain Bernard, un philologue spécialiste des langues orientales, atteint de syphilis et hospitalisé... en Egypte! (Acte I).

Cette situation n'est pas de nature à détendre l'atmosphère au château. M. Denis s'en prend à sa fille qui n'en fait qu'à sa tête et, bien sûr, à sa mère qu'il accuse de complaisance. La tension monte. La mère tente de protéger sa fille contre la colère de son mari... Jusqu'au moment où elle découvre avec ce dernier que Georgette est la maîtresse de Tassier : une honte! Elle en ressent un profond chagrin et, se voyant trahie par sa fille, baisse sa garde et perd (pour un temps) le contrôle des événements. M. Denis convoque Jacques Tassier au château pour un rappel à l'ordre qui, à cause de son énervement, prend la forme d'une sévère correction. « Si j'accepte cette griffe de vous, Monsieur, fait remarquer Tassier, c'est uniquement parce que je vous considère un peu comme mon père. » « Et moi, mon garçon, c'est ma bénédiction ! », réplique M. Denis. Mais Georgette ne l'entend pas de cette oreille. Le comportement pour le moins rude de son père la contrarie et la révolte. Elle proteste en s'empoisonnant ostensiblement à la digitaline (Acte II).

Suicide manqué, bien sûr, Georgette, convalescente, est entourée de l'affection de ses parents. Avec le printemps, la joie renaît au château. Georgette fait appeler son médecin, le docteur Norma, et lui demande de l'aider, pour sauver son honneur, à se débarrasser d'une grossesse, œuvre de Jacques Tassier. Norma refuse. Pour l'honneur. De la scène pathétique qui s'ensuit, nous apprenons aussi que Georgette cherche désormais à oublier Tassier, que Bernard, le philologue, est mort en Egypte de sa syphilis. Norma décide alors de « prendre » son ex-« amie » avec la grossesse et demande sur-le-champ sa main à ses parents [PAGE 139] qui la lui accordent, comblés de bonheur et sans se douter de rien. C'est le triomphe de l'amour.. et de la vie (Acte III).

Rien n'indique – si l'on ne connaît d'avance l'origine de l'auteur – que cette pièce est l'œuvre d'un Noir africain. Les personnages (ils sont tous Blancs), leurs préoccupations, la conception classique du drame, le raffinement du style et du langage, la pureté de la langue, tout en fait une œuvre qu'aurait pu écrire un dramaturge blanc européen et qui connaîtrait un grand succès à « Au Théâtre ce soir », cette émission de la T.V. française qu'importent à grands frais les chaînes nationales africaines pour suppléer à la crise de la création en Afrique... Car la pièce ne date nullement et révèle encore les talents sûrs et la parfaite maîtrise qu'à force de travail était parvenu à acquérir l'homme de théâtre qu'était son auteur.

Cela dit, il reste néanmoins que cette pièce soulève d'autres réflexions. Qu'un Africain qui avait pris part à la guerre aux côtés de la France dès 1939 à bord d'un contre-torpilleur, s'était échappé de Dunkerque où il se trouvait en juin 1940 et avait rejoint la Résistance à Bruxelles, qu'un tel Africain ait pu concevoir le projet d'une telle pièce pendant l'occupation, qu'il ait pu écrire cela en 1948, c'est-à-dire se préoccuper des « ombrages » d'une bourgeoisie belge nullement mécontente de son sort pendant que le monde entier vivait un extraordinaire ébranlement et commençait à s'emplir des rumeurs des luttes d'émancipation des peuples colonisés, me semble quelque peu anormal.

Paul Fabo apparaît d'abord comme un nègre « sain », sain à la mode colonialiste, c'est-à-dire ne manifestant aucune conscience politique, aucun esprit critique; ne cherchant à affirmer aucune pensée neuve, aucune sensibilité particulière, aucune personnalité originale. Nous avons là l'exemple parfait de l'aliénation, le type même du nègre lessivé, assimilé, dépersonnalisé. Il suffît de lire la préface de René Lyr – qui a bien des points communs avec celle de Georges Hardy à Doguicimi – pour s'en rendre compte : « Je le revois, dans mon bureau de l'avenue des Arts, au siège provisoire de l'Exposition de Bruxelles 1935, m'exposant les buts de sa visite dans une langue d'une étonnante pureté et me révélant au cours d'un entretien [PAGE 140] que je pris plaisir à prolonger, l'étendue et la sûreté d'une culture qui eût fait honneur à bien des Européens. Il dut me prendre pour un attardé quand je lui demandai « Y en a-t-il beaucoup comme vous au Dahomey ?... »

C'était le but du colonisateur : faire du colonisé un homme qui mette toutes ses forces à ressembler à son maître, à se confondre avec son image, c'est-à-dire à se renier, à être étranger à soi-même.

Voilà qu'Ombrages prend toute sa signification : Paul Fabo a fini par se situer dans un autre monde non pas pour avoir passé trente ans de sa vie[3] en Europe, mais parce qu'il en éprouve – la pièce en est la preuve – un sentiment d'extranéité par rapport à la culture et à la vie de son pays d'origine, de son peuple qui souffre et qui lutte. Le mimétisme révèle alors sa face cachée : l'amnésie et l'indifférence à soi.

Il y a plus grave : que Paul Fabo ait pu réussir ensuite et malgré cela, le Dahomey ayant accédé à l'indépendance, à se faire nommer chargé d'affaires de ce pays en Belgique (1961-1963) puis Ambassadeur Extraordinaire et Plénipotentiaire (1963-1971), est la preuve de l'opportunisme notoire de certains intellectuels africains qui savent tirer profit des acquis des luttes de leur peuple dont le sort en réalité ne les préoccupe guère, pour réaliser leurs ambitions personnelles. La vérité, c'est que Paul Fabo s'est fait nommer à Bruxelles, non pour défendre les intérêts de son (?) pays, mais pour disposer des moyens de réaliser son rêve de toujours : accéder à la bourgeoisie blanche qui exerçait sur lui une puissante fascination.

Paul Fabo n'est pas un cas isolé. De nombreux intellectuels africains de sa génération pourraient servir à illustrer ce phénomène s'ils n'avaient « perdu » leurs premières œuvres et réussi, grâce à la complaisance de certains critiques serviles, à se faire établir une réputation de « révolutionnaires ». Ombrages est une pièce très peu connue à laquelle il convient de donner sa place et d'accorder tout l'intérêt qu'elle mérite dans le cadre de la littérature négro-africaine.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

[PAGE 141]

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LA GUINEE EQUATORIALE SELON SON MAITRE

Max LINIGER-GOUMAZ

Obiang Nguema Mbasogo, Teodoro, Pensamiento político del Presidente... por discursos y citas. Departemento de prensa y medios de comunicación de la Presidencia del Gobierno, Imprimerie du Service géographique de l'Armée espagnole, Madrid, 1982, 163 p.

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Il y avait le petit livre vert de Mobutu, celui, vert aussi, des pensées de Ghadhafi. Il y avait, surtout, le petit livre rouge de Mao Zedong. Mais voici le dernier né de ce type d'œuvres éternelles : le petit livre fourbe d'Obiang Nguema, le second dictateur de la Guinée équatoriale.

Avec son oncle Macias Nguema, Obiang Nguema a, depuis 1968, torturé et pillé le pays, poussant à l'exil un tiers de la population. Dans cette aventure désastreuse ont été détruites, entre autres, les excellentes imprimeries laissées par l'Espagne, en 1968, ainsi que celles montées en 1974 par la Chine populaire; Obiang Nguema a donc dû avoir recours aux presses de l'armée espagnole, armée au sein de laquelle il a reçu un rapide, mais tenace bain franquiste, en 1964-1965.

Que trouve-t-on dans le recueil des dits du chef des centurions du Conseil Militaire Suprême ? Que nous dit le satrape qui a fait tomber le président élu Macias Nguema pour mieux s'installer à sa place ? D'abord, il reprend l'appel du 3 août 1979 qui, derrière l'étiquette d'un prétendu « Coup de la Liberté » a permis d'enfoncer davantage encore la Guinée équatoriale dans le népotisme de la famille des Nguema du bourg de Mongomo. Suivent une succession d'appels, d'allocutions, de discours, classés en sept chapitres désordonnés, multipliant les répétitions, et culminant par le long propos hypocrite tenu au siège européen des Nations-Unies, le 19 avril 1982, à l'occasion de la Conférence des pays donateurs organisée complaisamment par le P.N.U.D. [PAGE 142]

Responsable de l'armée et de la prison de la capitale, Santa Isabel, sous son oncle Macias Nguema, Obiang Nguema cherche à se démarquer verbalement en qualifiant le régime corrompu dont il est issu de « régime rétrograde de mon prédécesseur ». Dans son discours au premier anniversaire de la révolte de palais, il fustige ainsi les « pillages, assassinats, tortures, corruption, et le viol constant des Droits de l'Homme » (p. 23), auxquels il a pourtant apporté personnellement sa contribution, et qu'il aide à perpétuer aujourd'hui. Parents d'Obiang Nguema et nguemistes (franquistes locaux) occupent toujours les postes clés. La plupart sont membres des instruments de terreur que sont l'armée et l'ex-« Jeunesse en marche avec Macias » (absorbée par la précédente). Obiang Nguema prétend (p. 29) que le peuple a demandé à cette armée, honnie de l'ensemble de la population, de le débarrasser du joug de l'oncle Macias. Et alors que 90 % des postes clés du régime sont détenus par des membres du clan Esangui d'Obiang Nguema, ce dernier affirme (p. 60) que le pays doit être préservé du « risque des menées tribales »...

Le bouquin signale que la Guinée équatoriale d'Obiang Nguema a renoncé à soutenir le Front Polisario (p. 49); mais on n'y précise pas qu'en échange le Bébé Doc équato-guinéen a obtenu une garde présidentielle marocaine de plusieurs centaines d'hommes, afin de lui permettre d'apaiser la peur quotidienne que lui inspire un peuple hostile. Plus loin, l'héritier de Papa Macias Nguema montre qu'il a proclamé 1982 « Année du travail » (p. 86), après nombre d'appels restés infructueux, dans l'espoir de conjurer la résistance passive des Equato-Guinéens face à la dictature du clan de Mongomo.

Ailleurs, on apprend quelle est la conception que le franquiste Obiang Nguema se fait de la démocratie. Devant le roi Juan Carlos d'Espagne – qu'il continue à appeler « notre Roi » – il a déclaré, le 29 avril 1980, à Madrid. « La démocratie positive d'un peuple est quelque chose qui requiert un certain grade de développement social; la possession et le bénéfice des biens matériels, l'acquisition d'une conscience nationale saine, la concorde et l'unité nationale, sont les conditions nécessaires qui doivent réunir toute société qui aspire à une démocratie constructive. C'est la raison qui impose au Conseil Militaire [PAGE 143] Suprême de conduire d'abord le peuple jusqu'à son développement intégral pour atteindre cette fin ultime » (p. 151). Combien intéressant serait-il d'obtenir d'Obiang Nguema – qui se pose en docteur ès-démocratie – des définitions claires de : démocratie positive, conscience nationale saine, démocratie constructive, développement intégral d'un peuple. Combien on aimerait le voir exhiber le mandat que le peuple équato-guinéen lui a conféré pour parler ainsi en son nom.

Le 21 juin 1980, la passion démocratique d'Obiang Nguema s'exprimait une nouvelle fois : « La démocratie est un terme équivoque que chaque peuple interprète selon ses propres caractéristiques et en accord avec ses convictions propres; c'est pourquoi aucun pays ne peut s'attribuer valablement le droit exclusif de définir la démocratie avec des prétentions d'universalité. Selon ce concept les Africains doivent concevoir la démocratie comme l'application d'une théorie tirée de la réalité socio-politique africaine, qui est très différente de la réalité socio-politique des autres peuples. »

« En résumé, la démocratie, en termes commerciaux, est un article qui résiste à toute forme d'importation et d'exportation, et qui ne peut être l'objet de transactions internationales sans être adultéré. Il ne suffit pas qu'on nous indique l'idéal ou ce que nous devons faire, sinon qu'il est plus important de nous convaincre que cet idéal est celui qui nous convient le mieux » (p. 77). Pas étonnant que le Pinochet équato-guinéen ne voie dans la démocratie qu'une marchandise, lui qui perpétue dans son pays le fascisme franquiste importé de la métropole (alors que cette dernière a retrouvé la démocratie depuis huit ans).

Obiang Nguema, pour perpétuer ce franquisme si éloigné de la réalité socio-politique négro-africaine, a trahi d'autre façon encore. Afin d'assurer sa survie personnelle et la perpétuation de la dictature familiale, il a vendu l'indépendance de son pays au Maroc. En décembre 1982, la journaliste espagnole I. Olivares, fraîchement rentrée de Santa Isabel (Malabo), signalait dans la revue madrilène Interviù ce qui suit concernant l'héroïque chef du conseil Militaire Suprême « La terreur du président se détecte à tout moment ( ... Malabo n'est pas plus qu'une petite ville andalouse, et Teodoro [Obiang Nguema] a [PAGE 144] besoin de 200 hommes – la garde royale marocaine, armée jusqu'aux dents, pour aller de son palais présidentiel au Palais du peuple, qui est pratiquement sur le trottoir d'en face... » De quoi convaincre tout le monde du niveau d'approbation de sa personne et de son régime par le peuple équato-guinéen.

Or, voici l'homme qui s'exclamait le 2 août 1982 : « Nous entendons que l'étymologie du terme "démocratie" signifie pouvoir du peuple; pour cela nous entendons consécutivement que notre processus de démocratisation doit commencer depuis en bas, soit depuis le village. » C'est pourquoi, « les Forces armées assurent le devoir et la responsabilité de préparer le véritable processus de démocratisation du pays » (pp. 74-76). On se croirait dans la Turquie du général Evren, ou dans l'Espagne du colonel Tejero, celui qui a violé le Parlement espagnol le 23 février 1982. Remarquons, en passant, qu'une grande partie des conseillers espagnols présents dans la capitale équato-guinéenne ce 23 février 1982 ont fêté le soubresaut fasciste en trinquant au champagne. Faut-il s'en étonner ? « Le malheur de la Guinée équatoriale – écrivait René Pélissier dans Africa (Dakar), en décembre 1982 – provient avant tout du fait qu'une dictature ne peut enfanter un régime raisonnablement démocratique. Le franquisme accoucha d'un Frankenstein anti-hispanique qui ruina son pays et massacra son peuple, et dont les tares ne semblent pas avoir été éliminées par son neveu et successeur. On a pu à bon droit, parler de recolonisation espagnole en Guinée équatoriale depuis le coup d'Etat d'août 1979. » Malheureusement, la république des Suarez et Calvo Sotelo n'a rien trouvé de mieux que de dépêcher auprès des héritiers de Macias Nguema ce qu'elle avait de plus réactionnaire.

Lors de la substitution du dictateur Macias Nguema par Obiang Nguema, ce dernier lança « un appel fervent à tous les Guinéens pour qu'ils oublient le passé » (p. 146). En octobre 1979, il promulgua un décret d'amnistie pour les nationaux réfugiés à l'étranger. Mais le contenu du décret montre clairement que selon les nguemistes, abandonner le pays pour des motifs politiques est un délit. C'est pourquoi, peu de réfugiés ont répondu au miroir aux alouettes des hommes de Mongomo. Le Haut Commissaire des Nations-Unies pour les Réfugiés l'a confirmé [PAGE 145] en été 1982, lors de l'assemblée générale de son organisme. Effectivement, moins de 15 000 réfugiés sur les 125 000 sont rentrés, et nombre d'entre eux ont été physiquement malmenés, incarcérés, et sont retournés en exil. Or, que lisons-nous dans la somme des propos d'Obiang Nguema ? « Jusqu'à présent, le nombre des retournés se monte à plus de 100 000, ce qui représente les 90 % de ceux qui étaient à l'extérieur. Les 10 % qui restent encore à l'extérieur y sont pour des raisons particulières et hors de toute motivation politique ou de persécution ( ... ) Aussi pouvons-nous affirmer qu'il n'y a plus de Guinéens exilés hors du pays »... ! Pour le moins, Obiang Nguema reconnaît l'ampleur de la diaspora; mais il continue à ignorer les milliers d'Equato-Guinéens exilés regroupés dans l'Alianza Nacional de Restauración Democrática.

N'allongeons pas, car tout est à l'avenant. Obiang Nguema n'affirme-t-il pas également (pp. 90, 137, 140) que la seconde dictature nguemiste veut accorder une plus grande place à l'éducation que la première, alors que les budgets nguemistes des trois dernières années démontrent que les montants alloués à l'Education ont baissé de 30 %, tandis que le budget global gonflait annuellement de 40 % ?

Faut-il que l'imprimerie du service géographique de l'Armée espagnole soit sous-utilisée pour se prêter à la publication d'un document aussi lamentable. Qu'en pensent l'actuel président du gouvernement espagnol socialiste, Felipe Gonzalez, et son ministre des Affaires étrangères Fernando Moran ? F. Moran écrivait en 1980, dans son livre Una politica para España (Une politique pour l'Espagne) : « Il faut admettre sans réserve que la nouvelle classe sera nationaliste – ou alors la Guinée équatoriale n'atteindra pas son identité nationale – et que dans sa composition les exilés joueront le rôle essentiel. » On attend, pour juger le nouveau gouvernement espagnol, de voir quels changements il saura induire en vue de la dé-fascisation de l'ex-colonie.

Max LINIGER-GOUMAZ

[PAGE 146]

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V.S. NAIPAUL: « A LA COURBE DU FLEUVE »
(Albin Michel)

Th. MPOYI-BWATU

Dans un texte précédent[4] où il était question de Naipaul, je promettais de revenir sur cet auteur. Non pas que ce retour soit particulièrement réjouissant. Force est de constater que « Guerilleros » n'a été qu'une sorte de prélude aux « anathèmes » que ce « brahmane apatride » qu'est Naipaul a, à jamais, inscrits à son horizon comme le seul langage possible, dont l'usage convenait à rendre compte de l'existence des Noirs à travers le monde. En effet, les « anathèmes » sur les Africains tombent à foison dans « A la courbe du fleuve ». Et comme on dit, Naipaul met le paquet !

L'incroyable énergie déployée par Naipaul à dénigrer les Africains n'aurait rien d'étonnant ni d'inquiétant s'il ne s'agissait que de la énième incompréhension dans le dialogue (le terme « monologue » conviendrait mieux) entre le Nord et le Sud. Puisqu'aussi bien Naipaul se considère comme un homme du Nord, ce qui, il faut bien l'avouer, est tout de même un comble. Ce qui est inquiétant dans l'affaire, c'est la rage avec laquelle le Nord (par la plume de Naipaul) se convainc des maléfices, du mauvais génie du Sud. Si bien que le rêve eugénique du Nord dont Naipaul se fait le héraut, qui s'était éteint avec la chute de l'empire occidental, renaît de ses cendres et ressemble à s'y méprendre à l'écœurante nostalgie de tous les petits hitlers réfugiés dans les dictatures sud-américaines qui leur aménagent des plages dorées où ils peuvent rêver à loisir de retrouver la pureté originelle du troisième Reich ! Il n'y a pas ici d'abus de langage. « A la courbe du fleuve » peut se décrire comme une fresque indo-européenne contre les Bantu. Qu'on en juge !

Dans le texte auquel j'ai fait allusion plus haut, j'analysais l'article de Naipaul paru dans la revue « Le Débat » [PAGE 147] et intitulé « Un nouveau Roi au Congo »[5]. « A la courbe du fleuve » s'inspire donc de beaucoup d'éléments contenus dans cet article. Autant dire tout de suite que l'action du roman se situe au Zaïre.

Le personnage principal s'appelle Salim. Il est issu d'une génération de négociants indiens installés sur la côte orientale africaine (Kenya). Quittant cette région menacée par les « troubles », il s'installe dans ce pays du Centre (Zaïre), dans une ville située à la courbe du fleuve (la ville ressemble à Kisangani, ex-Stanleyville), d'où le titre du roman. On est au lendemain de l'« indépendance » et le « Grand Homme » est déjà au pouvoir. Mais Naipaul s'attache à décrire les traces de l'ancienne présence européenne. Ça n'est pas qu'une simple description : l'auteur insiste sur le pillage, la destruction de ces traces, pour lui symboles de la civilisation. La vie est là, inexorable. Salim achète une petite boutique. Metty (« Métis ») fils d'esclaves-domestiques de sa famille vient le rejoindre. Naipaul va faire de Salim un bouc émissaire du procès fait aux étrangers, en même temps qu'il décrit minutieusement le mépris de Salim pour les Africains à travers le personnage de Ferdinand, le jeune autochtone. Entre temps le pays croule sous la botte du « Grand Homme », de plus en plus autocrate et mégalomane. Il construit le Nouveau Domaine, profère injures et discours obscènes à l'endroit des « rebelles ». Salim rencontre Indar, un Indien comme lui, un couple de Belges (Yvette et Raymond) dont l'homme était l'historien du « Grand Homme ». « Neutre » au départ, il prendra conscience d'une certaine gravité de la situation. Il part à Londres retrouver ses frères indiens s'adonnant comme lui au petit commerce... Quand plus tard, il retourne dans le pays africain, c'est la « bataille ». Sa boutique a été « nationalisée ». Il sera arrêté et emprisonné. Il sortira de prison grâce à Ferdinand, devenu depuis homme important du régime. Il quittera l'Afrique et s'en ira vers « la lumière blanche ».

Le roman, on le voit, n'a pas l'épaisseur touffue de « Guerilleros ». Il n'en a pas non plus l'intrigue élaborée. Mais d'un côté comme de l'autre : la même « noirceur ». En quoi consiste-t-elle ?

Naipaul se sert de Ferdinand, Africain proche de Salim, [PAGE 148] comme moyen de marquer les différences entre celui-ci et celui-là. A plusieurs reprises, Salim voudra faire ressentir cette différence à Ferdinand : « Je savais que quelque chose me séparait de Ferdinand et de la vie de la jungle qui m'entourait... » (p. 154). Progressivement, Ferdinand va être associé à un masque, et par une généralisation, le masque représentera le visage. Pas n'importe quel visage : le visage africain. Parlant de Ferdinand, Salim dit : « Je vis sur son visage le point de départ de certains masques africains. » Plus tard, le visage sera « évocateur de masques effrayants ». De fil en aiguille, tous les visages africains seront des masques : « Ces visages d'Afrique! Ces masques d'un calme enfantin... » (p. 318). Le masque, parce qu'il effraie, justifie son étrangeté, cette chose mystérieuse, venue du fond des temps. Le masque c'est l'Afrique et l'Afrique est un masque. Donc l'Afrique est étrange parce qu'elle effraie. La frayeur qu'elle suscite, provient des profondeurs lointaines. D'où toute une série de termes qu'utilise Naipaul pour créer un réseau métaphorique serré autour de la thématique de la frayeur, de l'étrangeté : il parle de "mœurs immémoriales", de "tribu", de brousse, de forêt, d"antique loi de la forêt". »

Voici un passage où Naipaul fait bien ressortir l'identité entre masques et univers africain. On est dans une salle où sont entassés des masques : « ... dans cette salle obscure et étouffante, où l'odeur des masques se faisait de plus en plus forte, mon sentiment de peur à l'idée de tout ce qui nous entourait dehors grandit. C'était comme se trouver sur le fleuve la nuit. La brousse était pleine d'esprits; dans la brousse rôdait la présence protectrice des ancêtres d'un homme; et dans cette salle tous les esprits de ces masques morts, les puissances qu'ils invoquaient, toute la cruauté religieuse de l'homme primitif semblaient s'être concentrés... (p. 80).

On voit bien ce que visait toute cette association (masque, Afrique, étrangeté ... ) : la primitivité de l'Afrique et de l'Africain. « Primitif » est le terme le plus récurrent de la terminologie de Naipaul, au point que l'on pourrait l'accuser de stérilité lexicale. En gros, à propos de l'Afrique, il arrive à cette conclusion : tout y est primitif. C'est un peu court, mais Naipaul tient à le répéter pour que la redondance puisse tenir lieu de vérité ! [PAGE 149]

J'ai déjà analysé cette redondance dans le texte auquel je faisais allusion plus haut. Mais qu'on ne s'y trompe pas : pour Naipaul, asséner ces vérités premières, c'est prévenir ses maîtres occidentaux de l'urgence d'instaurer partout une « civilisation libérale mixte universelle ». C'est à ce prix uniquement que disparaîtrait la « primitivité ».

C'est ainsi que dans le roman, dès que Mobutu (eh oui, c'est lui le « Grand Homme ») fait régner l'ordre et réprimer la « rébellion », Naipaul, à travers Salim, crie au génie, à l'« intelligence » et à « l'énergie ». Dès qu'il y a « trouble », c'est la « rage des primitifs », leur rage de destruction, la « greffe européenne » ne pouvant s'effectuer qu'au prix du « recul de l'Afrique africaine ». J'avais déjà noté dans l'analyse du reportage de Naipaul sur le Zaïre la nature ambiguë du portrait qu'il traçait de Mobutu : l'exaltant pour soi-disant avoir instauré une royauté, le blâmant parce que la royauté n'avait servi à rien. L'ambiguïté était de surface. Et à la lumière de ce qui apparaît dans ce roman, Mobutu est exalté lorsqu'il se précipite pieds et poings liés dans les bras adipeux de l'Occident et blâmé lorsque l'opération est au ralenti.

Elargissant son propos, Naipaul montre à travers le personnage d'Indar que l'Inde (et au-delà de l'Inde, le Tiers-Monde), est à l'image de l'Afrique : admettre l'emprise occidentale ou retourner au chaos du passé. Aussi est-ce la raison pour laquelle Indar donne le conseil à Salim de « piétiner le passé ». Pourquoi ? Eh bien parce que pour quelqu'un comme Indar, il n'y a « qu'une civilisation et qu'un endroit » : Londres ou une ville analogue. Tout autre genre de vie n'(est) qu'illusion. Le pays natal ?... pourquoi faire ? Pour me cacher ? ( ... ) Nous n'avons rien » (p. 180). D'où, « las de faire partie des perdants... Indar veut gagner, gagner, gagner ». Le message, si message il y a, est clair : l'altérité non occidentale est vide, l'Occident doit combler ce vide. La démonstration de Naipaul ne s'arrête pas là ! Du moins en ce qui concerne l'Afrique. Ce serait trop beau. L'Afrique étrange, l'Afrique primitive, l'Afrique immémoriale... Passe encore! Mais l'Afrique est essentiellement mauvaise, maléfique, démoniaque.

Déjà, un des personnages indiens du roman confiait à Salim : « Il ne faut jamais oublier, Salim, qu'ils (les [PAGE 150] Africains) sont malins. » Entendons qu'ils ont l'esprit malin, c'est-à-dire démoniaque. De « Guerilleros » à « A la courbe du fleuve », Naipaul est constant dans ses obsessions méprisantes à l'endroit des Noirs. On se souvient que dans « Guerilleros » Jimmy Ahmed, le personnage souffre-douleur de Naipaul, se faisait traiter de succube c'est-à-dire de démon s'accouplant avec un être humain endormi.

On voit donc que l'idée démoniaque rejoint la conviction profonde de Naipaul. A plusieurs reprises, une phrase revient comme un leitmotiv : il n'existe pas de bien en Afrique : « Ce n'est pas qu'ici il n'y ait ni bien ni mal. C'est le bien qui n'existe pas » (p. 113).

Cette réflexion semble avoir rencontré un écho profond si l'on en juge par certaines critiques du roman de Naipaul. On parle de « V.S. Naipaul chez Ubu », et en sous titre : « Le Zaïre à la dérive »[6], de « Noir c'est Noir »[7] ou encore « Urg. Afrique noire Rech. civilisation, même d'occas. »[8].

Toutes ces critiques ressortissent de ce que Mongo Beti considère, à juste titre, « comme une illustration définitive de la forteresse d'incompréhension haineuse, de mépris paranoïaque, de prétention béotienne où le dominant s'enterre nécessairement, tant qu'il se choisit solidaire de sa société, face au dominé, et qui rend dérisoire tout dialogue entre eux ».

Il faut cependant admettre que certains critiques, à l'instar de Michel Braudeau dans L'Express, décèlent derrière les imprécations de Naipaul un vide de pensée : « Naipaul ne dit rien sur le continent. » Et pour cause ! On pourrait appliquer à Naipaul cette réflexion d'un de ses personnages : « Dès qu'il s'agit de l'Afrique, les gens ou bien ne veulent pas savoir ou bien jugent au nom de leurs principes » (p. 135).

Naipaul ne veut rien savoir de l'Afrique parce que son principe consiste à sauvegarder la « civilisation occidentale ».

J'ai noté plus haut qu'il s'agissait ici d'une fresque indo-européenne [PAGE 151] contre les Bantu. Oui, on n'a même pas à nuancer cela en suggérant que Naipaul inclut l'Inde dans le Tiers-Monde. Pour lui, l'Inde fait partie du monde occidental. C'est ce qui apparaît nettement dans le roman parce que Salim tient à marquer sa différence vis-à-vis de Ferdinand. On voit, en même temps, à travers le roman, que Naipaul se préoccupe bien des siens et qu'à l'instar d'un de ses personnages, il n'a pas à crier sur tous les toits qu'il n'a « ni famille, ni drapeau, ni fétiche ».

Alors, voilà la nature de cet homme adulé en Occident ! La manne dont il abreuve cet occident est de la même eau sale que celle des voyageurs occidentaux d'autrefois qui ont nourri l'Occident de préjugés à l'endroit des peuples non occidentaux. On n'a même pas à se forcer pour montrer le caractère superficiel des informations que fournit Naipaul sur le Zaïre : notamment à propos de la lutte de libération nationale (pour lui, elle était faite de « rebelles à la rage primitive »), de la réalité d'une culture dont il ne sait même pas percevoir les enjeux véritables... On s'épuiserait inutilement à démontrer qu'il est intéressé par un savoir superficiel pour mieux asseoir la suprématie de la civilisation dans laquelle il a trouvé un refuge. On s'inquiète de la propagande de l'U.R.S.S. à travers le monde! Qui s'inquiète de la propagande occidentale telle qu'elle apparaît chez Naipaul ! Non, laissons Naipaul à ses obsessions d'aliéné impénitent ! Il est d'une autre époque.

A la fin de son article, Dominique Durant, du Canard enchaîné dit : « Après cela, amis du Tiers-Monde, jolis Coopérants, relisez René Dumont et faites de beaux rêves... ». Il y a quelque trente ans, Tempels, un missionnaire belge en poste au Congo, suppliait les « coloniaux de bonne volonté » de reconnaître que les Bantu avaient une civilisation. Sinon, beau paradoxe, comment leur faire accepter la « vraie » civilisation. Et le cher père d'énoncer ainsi ce paradoxe dans le dernier chapitre de son libelle merveilleusement intitulé : « La philosophie bantoue et notre mission civilisatrice » : « Irons-nous conclure que les Bantous ne sont point susceptibles d'accéder à la civilisation ? Pour celui qui adhère à cette dernière opinion, il n'est qu'un conseil, c'est d'éliminer systématiquement les Bantous, ou plus prudemment, de boucler ses malles pour rentrer en Europe. » Le temps ne fait rien à l'affaire, [PAGE 152] comme dirait l'autre. Depuis longtemps, l'Occident a décidé de méconnaître la civilisation des Bantu. Il voudrait même parvenir à perpétrer à leur propos un meurtre rituel. Naipaul l'y aide. Il n'a rien à voir avec nous. Aussi cesserons-nous de nous occuper de lui. Au mieux, l'on peut le considérer comme un objet de curiosité, au pire comme une pièce de musée; et grand amuseur de la galerie occidentale!

Dans une intervention au Festival des Arts Africains à Berlin-Ouest, Chinua Achebe[9] parlait de Naipaul qui, faisant la promotion de son livre « A la courbe du fleuve » aux U.S.A., avait déclaré sans ambages que l'Afrique n'avait pas d'avenir. Et Achebe faisait le commentaire suivant : « Ce nouveau personnage, à la Conrad, ni Européen, ni Africain, aura son heure de célébrité et disparaîtra en laissant irrésolu le problème du dialogue, qui empoisonne depuis des siècles les relations afro-européennes, jusqu'au jour où l'Europe consentira à admettre que les Africains sont des hommes à part entière. » Notre tâche est immense pour consentir à épuiser notre énergie dans des développements vaporeux et pathétiques destinés à lui prouver qu'il parle dans le vide et que ses mots sont creux. Ou tout juste bons à se forger une fantasmagorie romanesque ! Ce qui en soi n'est pas si déshonorant et n'en constitue pas moins une façon comme une autre de remplir un vide personnel !

Th. MPOYI-BWATU

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« LA PARENTHESE DE SANG »
de Sony Lab'ou Tansi
[10]

Th. MPOYI-BWATU

Cette pièce de théâtre est postérieure à « La vie et demie », le premier roman de Sony Lab'ou Tansi et en même temps l'œuvre qui l'aura véritablement révélé. Devant cet objet étrange qu'était « La vie et demie », un [PAGE 153] certain nombre de commentateurs se sont effarouchés. On a invoqué l'influence latino-américaine, et plus particulièrement celle de Gabriel Garcia Marquez. On a évoqué un certain baroque... Toutes ces approches plus ou moins exactes ne faisaient que dénoter la profonde nouveauté de l'entreprise de Lab'ou Tansi, dont à ma connaissance, jusqu'à ce jour, personne n'a encore déterminé la nature réelle. Personne n'a remarqué, par exemple, que pour la première fois dans un roman africain ou dit tel, la culture des Pygmées était prise en compte et constituait une espèce de réponse à une existence qui se résume pour les humains à se divertir à verser le sang.

Le thème du sang est présent dans « La parenthèse de sang » qui peut apparaître comme une fable sur le XXe siècle.

La pièce se divise en quatre « Soirs » et un « premier matin ». Au « premier soir », le prologue annonce : « Ça commence – en ce siècle douloureux. Qu'on l'ouvre ou bien qu'on la ferme – cette parenthèse de sang – cette parenthèse d'entrailles – ça commence, mais ça ne finit plus. »

Et puis, on est transporté en un lieu imaginaire où apparemment il n'est pas question de l'Afrique...

Envoyés de la capitale, des soldats sont en charge de ramener un certain Libertashio. Est-il mort ? Est-il vivant ? On ne sait! Sa famille subit l'interrogatoire et va assister à une série de meurtres et de violences dont la justification tourne autour de l'existence ou de la non-existence de Libertashio. Il règne une atmosphère de ruines, de décombres... A proximité se trouve un cimetière. Un personnage de fou allégorise les feuilles qui tombent des arbres en les suppliant de ne pas se déposer notamment sur la tombe de Libertashio. En fin de compte, la famille de Libertashio périt sous les balles des militaires. « Au premier matin », alors que tout le monde a péri dans la catastrophe, un docteur reste seul vivant en criant « non » : « Non. Tu ne peux pas me fermer dans cette parenthèse. Non déluge! Tu ne peux pas me sauter. Non, non, non et non. Je ne veux pas germer! Non. » Et les didascalies notent : « Le docteur se lève dans ses "non", tout couvert du sang des autres. »

Il est devenu commode, à propos de Lab'ou Tansi, de parler d'absurde, de non-sens. Témoin, cette réflexion [PAGE 154] d'un critique zaïrois[11] : « Il n'y a pas de tragique dans cette pièce car rien ne possède un sens ici, ni le vivre, encore moins le mourir. » Or, il y a bien un sens.

On pourrait s'arrêter longuement sur l'écriture particulière de Lab'ou Tansi, faite de redondances, de jeux de mots, de paradoxes, de hantises généalogiques... Après cela, il faudrait s'arrêter à la nature particulière de cette pièce de théâtre...

Mais nous ne faisons que donner ici des indications pour inciter à lire, de préférence attentivement, cet auteur à la voix si personnelle.

La parenthèse de sang, thème récurrent s'il en est dans les textes de Sony, recouvre une inquiétude à propos de l'existence malmenée. Sony s'en prend aux humains parce qu'ils croient qu'il faut en passer par l'étape du sang pour vivre mieux.

Seulement, Sony en a assez de cette parenthèse qui n'en finit pas de durer. « Ça commence, mais ça ne finit plus. » C'est la description de cette parenthèse qui fait croire à certains que Lab'ou Tansi parle du non-sens. Il parle du non-sens d'une façon sensée, c'est-à-dire en faisant entrevoir la possibilité d'une libération.

C'est le sens (si l'on peut dire) de la pièce qui accompagne la « parenthèse », « je soussigné cardiaque ».

Le personnage a décidé une fois pour toutes d'être libre. « L'homme n'a jamais eu lieu, je l'invente. J'exige une viande métaphysique. Je suis, je reste, je meurs debout. »

D'où « le non » du docteur à la fin de « la parenthèse » qui lutte contre « l'interdiction d'existence ».

Ce refus ressemble à quelque chose comme une invite à Dieu afin qu'il redonne un sens à l'univers. Ecoutons ce dialogue entre deux personnages de « la parenthèse ».

Aleyo ne sait pas pourquoi il meurt. Martial prétend le savoir : « d'une balle entre les yeux ». Mais pourquoi la balle entre les yeux ?, demande Aleyo.

    « Martial : Pour la balle entre les yeux nom de Dieu !
    Aleyo : Je vois. Je vois (un temps). Pas la peine d'avoir existé.
    Martial : Si, il fallait bien. [PAGE 155]
    Aleyo : Pourquoi ?
    Martial : Pour ouvrir la parenthèse.
    Aleyo : Pour ouvrir la parenthèse (un temps). Mais qui va la fermer ?
    Martial : Dieu!
    Aleyo : Dieu ! Dieu ! Bon, Dieu (un temps). Et si Dieu n'existe pas ?
    Martial : Si Dieu n'existe pas, cela signifie qu'on n'existe pas, cela signifie que rien n'existe : donc pas de problème.
    Aleyo : En effet ! Pas de problème. »

A sa manière, le thème de la parenthèse de sang recouvre la problématique du fameux « si Dieu n'existe pas, tout est permis », de Dostoïevsky.

On peut considérer ce recours à Dieu comme une fuite du siècle, mais il confère à l'entreprise de Sony Lab'ou Tansi une dimension « métaphysique », sa « viande métaphysique » qui paraît encore plus nettement dans La vie et demie, ouvrage à analyser en profondeur un jour, dans cet ordre d'idées.

Th. MPOYI-BWATU

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«NGANDO»
de Lomani Tchibamba
[12]

Th. MPOYI-BWATU

Ce texte, un court roman, a une longue histoire qui, à elle seule, ferait parler de lui. On ne s'y attardera pas, car le texte est tellement riche en lui-même.

Paul Lomani Tchibamba est un écrivain zaïrois né à Brazzaville en 1914 de parents zaïrois. Il a vécu entre Brazzaville et Kinshasa. Entre 1950 et 1960, à Brazzaville, il a dirigé la revue culturelle et sociale « Liaison ». Retraité, sourd, il vit misérablement à Kinshasa, après avoir produit à ce jour une œuvre considérable presque entièrement inédite.

Mais son œuvre est en train tout de même de sortir de l'ombre, « Ngando » date de 1948. Il avait obtenu le premier prix au Concours littéraire de la Foire coloniale de Bruxelles en 1948... Pour les Belges, on peut dire que [PAGE 156] c'était là une manière de reconnaissance de ce qu'on a cru bon d'appeler la « Négritude » sans que l'on sache très bien ce que dissimulait l'expression, sauf les fantasmes névrotiques d'un Senghor! Malgré le couronnement par un prix ou à cause de lui, Lomani Tchibamba avait dû s'exiler à Brazzaville du fait des critiques acerbes contre le colonialisme que les Belges avaient cru déceler dans l'ouvrage : « Ngando », en lingala et en kingolo (en ciluba, « ngandu »), trois des langues nationales du Zaïre, signifie « Crocodile » : « ce saurien aux pattes palmées... au corps lourd et couvert d'écailles aussi dures que le roc; ce gigantesque lézard... », comme dit le texte.

Le récit est donc centré autour de ce personnage principal. Musolinga, jeune garçon, refuse l'école coloniale. Avec d'autres enfants de son âge, ils font l'école buissonnière. Ils courent les rues, s'amusent. Autour d'une baraque appartenant à Maura Ngulube, trônent des manguiers. Ils y lancent tout ce qui leur tombe sous la main jusqu'à ce que la vieille femme, connue comme « ndoki » (sorcière) les surprenne. Reconnaissant Musolinga, qu'elle avait toujours haï ou jalousé, se livre à un rituel gestuel connu comme procédé d'envoûtement. Les enfants avaient l'habitude d'aller se baigner dans le fleuve. Victime d'une noyade, Musolinga est «enlevé » par un crocodile. On interprète ce « rapt » comme la conséquence de l'envoûtement. En effet, on sait que les « ngando » sont souvent les médiateurs des esprits des eaux qui s'en servent comme instruments de leurs intentions maléfiques. Les yeux et la bouche fermés, Musolinga fera un étrange voyage subaquatique jusqu'à l'île Mbamu, lieu de rendez-vous, lieu stratégique de tous les Esprits des eaux... Alors qu'un sabbat s'organise destiné à faire le sacrifice du jeune enfant, le père de ce dernier surgit et sauve l'enfant. Seulement, le Père aura contrevenu à la consigne du silence. Une fois hors de l'eau l'enfant, son père et l'ami de celui-ci qui l'accompagnait, trouvent la mort qui apparaît comme la sanction de la transgression de la consigne.

Il y a dans ce roman des descriptions absolument hallucinantes de l'univers subaquatique et des pratiques dites sorcières. Surtout, c'est un véritable document sur le Kinshasa des années 1950... Et l'on comprend que les Belges n'aient pas apprécié certaines situations décrites : [PAGE 157]

« Etre chômeur était devenu une faute punissable d'emprisonnement. Et la rafle commençait dès la pointe du jour, de maison à maison. » « Se promener dans la rue était un véritable défi à l'ordre colonial quand on était un "sans-travail". » « Tout homme qui flânait devait s'attendre à voir surgir d'un moment à l'autre devant lui un policier qui lui réclamait sa mokanda mosala, c'est-à-dire sa "carte de travail" délivrée par un employeur européen attestant que l'intéressé n'était pas "sans travail". Habiter Kinshasa et être chômeur étaient deux choses incompatibles avec la sécurité. Et cela date de 1948 ! Et pourquoi cette obsession de la sécurité n'est pas sans rappeler une fameuse loi « sécurité et liberté » due à un ministre gaulliste, à la fois académicien (bien sûr) et cynique (ce qui va de soi) ?

« Les grandes Compagnies et Sociétés qui tenaient dans leurs mains les destinées de Kinshasa, estimant dangereux pour leurs immenses capitaux de laisser leurs travailleurs indigènes se faire rejoindre par leurs frères, beaux-frères, oncles, cousins, etc. avaient obligé les autorités à purger Kinshasa du surplus de sa population sans travail. »

Il y a le côté critique sociale, et puis surtout, il y a le côté lutte « idéologique ». Dans un avertissement au lecteur, l'auteur dit d'abord qu'il s'agit là « d'un modeste et tâtonnant essai d'un travail d'imagination » ancré dans « le fond purement indigène ».

« Ce fond, c'est la conception qui domine la manière dont nous, les Noirs du Centre africain, les Bantu, concevons l'Univers, les êtres, et comment nous interprétons les causes des phénomènes et des manifestations des forces de la Nature. » Plus loin, il dira que si nous sommes par la force de l'Etre premier, il existe une « force opposée » qui « est la force du mal, qui domine la force du bien parce que celle-ci, après nous avoir créés, demeure malheureusement indifférente à notre sort ». Puisque nous avons été créés pour vivre, « il nous faut protéger notre existence ». Et pour se protéger, on a recours à une « tierce personne » détenant une « force protectrice », c'est-à-dire « un homme initié aux mystères qui le font entrer en contact avec les esprits, entretenir avec eux des commerces réguliers, et parvenir à les soumettre à ses ordres. Cet homme-là, c'est celui que nous appelons « ngangu nkisi », le « féticheur ». [PAGE 158]

On a beaucoup glosé sur cette préface pour faire dire au texte des choses assez bizarres : on y décèle « un symbolisme saurien »[13], ou même une certaine forme de négritude...

Alors que, comme le dit Mukala Kadima Nzuji[14] : ( ... ) « l'espace social qui nous est donné à voir et à parcourir se définit comme le lieu où les relations sont monétarisées, la circulation des biens et des hommes réglementée, et est jalonnée de repères (usines, police, école, chantiers) qui sont autant de manifestations de valeurs nouvelles. » Autrement dit, il s'agit d'un écart entre un type de rationalité visible (espace urbain) et un type de rationalité dissimulée (espace subaquatique). D'aucuns, habitués à parler en termes de mythes, rites et autres symbolismes souriront à l'évocation, à propos des Esprits des eaux, d'une rationalité dissimulée. Ecoutons plutôt ce curieux discours que tient un des Génies de l'Eau (un des Bilima) : « Nous profitons de cette occasion pour attirer l'attention de tous sur la gravité des temps que nous traversons actuellement. Les seuls hommes de la terre que nous connaissions étaient des Noirs. Les hommes à la peau blanche, qui sont des hommes venus de l'autre côté de la tombe, connaissent tous les secrets des dieux, des génies, des esprits et des ndoki. Les connaissances de l'au-delà sont interdites aux hommes noirs. A cause de leur trop grande curiosité, les dieux et les génies de la partie supérieure de l'au-delà ont renvoyé les Blancs recommencer l'existence de la terre parmi les hommes noirs ( ... ). Lorsque nous parviendrons à vaincre les Blancs, il nous sera tout à fait facile de regagner notre place dans la vénération et dans la crainte des Noirs. A partir d'aujourd'hui, c'est la guerre déclarée contre les Blancs ! »

Pourquoi les connaissances doivent-elles rester cachées pour les Noirs ? Ce texte de Lomani Tchibamba nous permet d'appréhender les procédés de dissimulation d'une certaine forme de rationalité que les sociétés africaines recèlent. Aussi est-ce un texte qu'il faut se hâter de découvrir!

Th. MPOYI-MWATU


[1] Paul Fabo, Ombrages, pièce en trois actes, préface de René Lyr, Bruxelles, Edit. F. Willens-Pay, 1948, 91 p.

[2] Robert Cornevin, Littérature d'Afrique noire de langue française, Paris, P.U.F., 1976, p. 184.

[3] Né à Porto-Novo, le 5 juin 1906, Paul Fabo est mort à Cotonou le 7 décembre 1973.

[4] Peuples noirs-Peuples africains, no 26, mars-avril 1982.

[5] Le Débat. no 8. janvier 1981. Gallimard.

[6] Le Monde, 6 août 1982.

[7] L'Express, 30 juillet-5 août 1982

[8] Le Canard enchaîné du 23 juin 1982, texte repris dans Peuples noirs-Peuples africains, no 28, juillet-août 1982.

[9] Cf. Peuples noirs-Peuples africains, no 11, sept.-oct. 1979.

[10] Hatier, Coll. « Monde Noir Poche » (1981).

[11] P. Ngandu Nkashama, in Notre Librairie, no 65, juillet-sept. 1982.

[12] Présence Africaine, Paris, Ed. Lokolé, Kinshassa, 1982.

[13] Cf. la longue étude que P. Ngandu Nkushama consacre à « Ngando » dans Présence Africaine, no 123.

[14] Notre Librairie, no 63, consacré entièrement à la littérature zaïroise.