© Peuples Noirs Peuples Africains no. 33 (1983) 63-81



L'HOMOPHILIE
DANS LE ROMAN NEGRO-AFRICAIN D'EXPRESSION
ANGLAISE ET FRANÇAISE

Daniel VIGNAL

Dans son livre Black Eros[1] Boris de Rachewiltz se consacre à l'étude « des coutumes sexuelles d'Afrique des temps préhistoriques à aujourd'hui ». Tout au long des trois cents pages de cet ouvrage de recherche ethno-socio-sexologique, l'auteur, qui s'attarde à loisir sur les moindres quand, pourquoi, où et comment d'actes liés de près ou de loin au sexe « normal », est beaucoup plus discret lorsqu'il dresse comme suit et en un peu plus d'une page le tableau de l'homosexualité en tant que déviation sexuelle dans le sous-continent noir :

    « L'homosexualité est tout particulièrement courante chez les Dahomey, les Ila, les Lango, les Nama, les Siwa, les Thonga, les Wolof et les Zandé. Les Foulani nigerians souffrent de narcissisme, ce qui les conduit fréquemment à entretenir des relations homosexuelles...

    L'homosexualité est obligatoire chez les Siwa de l'Oasis où les gens ayant un certain statut social échangent leurs fils. Un homme qui n'est pas un homosexuel pratiquant y est considéré comme bizarre... L'homosexualité est aussi très répandue chez les Gisu et les Margolé »[2]. [PAGE 64]

Dans l'article qui suit, je me pencherai plus particulièrement sur le traitement que les romanciers négro-africains réservent à l'homophilie. Ce néologisme, adopté par les personnes qui refusent de se voir cantonnées, par l'utilisation des mots homosexuel et homosexualité, à la seule dimension sexuelle des relations qui peuvent lier les individus entre eux, a été formé à partir des racines grecques homo (semblable) et philos (ami, qui aime)[3].

Yambo Ouologuem[4], dans un avertissement au lecteur de Les Mille et une bibles du sexe[5] l'informe que :

    « ..., si j'ai pris sur moi de présenter Les Mille et une bibles du sexe, c'est également parce que, en raison de certains aspects érotiques de mon premier roman, divers pays africains ont rejeté de leurs frontières Le Devoir de Violence. J'étais, aux yeux de chefs d'Etats irresponsables ou incultes, j'étais pour avoir osé dire du Nègre qu'il faisait l'amour, un cartiériste vendu à une France raciste, laquelle s'amusait de voir dénigrer par un Noir les mœurs des peuples noirs. Soit. Il est bon d'être primitif, certes, mais impardonnable d'être primaire. Tant pis pour les primaires qui se rêvent censeurs. »

En exergue aux « Bibles » et faisant immédiatement suite à l'avertissement précité, trône, solitaire mais puissant, l'aphorisme d'Epicure :

    « Aucun plaisir n'est en soi un mal. »

L'homophile moyen (Platon, Socrate, Jules César et autres Michel-Ange n'appartiennent pas à cette catégorie !) a dû, au cours de l'histoire, partager le lot quotidien du [PAGE 65] minoritaire, avec tous les aléas que ce lot comporte. Il est, en particulier, rejeté par le plus grand nombre, qui s'étiquette « normal », et est le plus souvent conduit à s'enfermer dans un ghetto multidimensionnel. Il est tout à la fois le juif, le communiste, le gitan et le nègre des autres, des citoyens bien-pensants...

Dans la littérature qui sert de corpus à cette étude (le roman négro-africain d'expressions anglaise et française), l'homophilie est le plus souvent présentée dans un cadre urbain et dans le monde moderne (rien à voir donc avec les « déviants » ethnologiques de Rachewiltz).

Dans un premier temps, je présenterai les œuvres d'auteurs qui ne semblent pas être spécialement affectés de préjugés défavorables vis-à-vis de leurs personnages homophiles et qui, par conséquent, les traitent comme n'importe laquelle de leurs créations littéraires.

Cette étude se terminera par un examen des différents autres types de réactions que l'auteur peut avoir ou faire naître chez ceux d'entre ses personnages qui sont confrontés à l'homophile. Celui-ci sera aux yeux des censeurs, tour à tour, animal ou – au mieux – être de l'autre sexe, objet de moquerie, de mépris, de violence parfois, d'incompréhension toujours.

Le Devoir de Violence[6], fresque créative des vicissitudes de la « Négraille » depuis le crime de Cham jusqu'aux lendemains des Indépendances, fait, selon Jingiri Achiriga, universitaire ghanéen, un « tableau d'horreurs »[7]. Jacques Chevrier, qui enseigne la littérature comparée et la littérature africaine à Paris, parle de « délectation dans l'horrible ». Il assure que ce roman offre « le spectacle hallucinant d'une humanité entièrement livrée aux forces du mal »[8]. En fait, à mon avis, ce qui semble troubler certains lecteurs – et ce fait a certainement contribué à animer la polémique – c'est davantage l'attitude flegmatique du narrateur vis-à-vis de ces « horreurs », plutôt que les horreurs elles-mêmes.

Dans les toutes premières pages du roman, le narrateur [PAGE 66] nous présente en ces termes l'actif de certains membres de la dynastie des Saïfs (envahisseurs arabes) :

    « Son ministre (celui de Saïf El Haram, mort la veille au lit d'honneur!) El Hadj Abdoul Hassana, au regard de corbeau, le lendemain, dans son lit où il avait fait emménager un éphèbe et la plus belle des belles-mères de Saïf, Hawa, surpris par une vipère aspic qu'il caressait en croyant tenir autre chose, ouvrit par trois fois la bouche toute grande et mourut, piqué !...[9].

Le règne d'El Hadj Abdoul Hassana fut continué :

    « ... par Saïf Ali, pédéraste aux dévotes manières, méchant comme un âne rouge, tué six mois plus tard par le péché de gourmandise... »[10].

Le narrateur, ici, se montre tout ce qu'il y a de plus factuel, voire scientifique, dans la présentation qu'il fait des personnages. Rien ne semble trahir son point de vue si ce n'est le « péché de gourmandise », qui bien sûr, sanctionne non pas l'acte proprement dit, mais sa répétition...

Raymond Spartacus Kassoumi, l'héritier bien involontaire des Saïfs, bénéficie d'une bourse, accordée par ces derniers, pour aller poursuivre ses études en France. L'aisance matérielle de l'étudiant ne dure qu'un temps et, à la suite de difficultés presque insurmontables, Kassoumi en est réduit à accepter les avances qu'un Blanc lui fait, après quelques instants d'hésitation. Il accepte ainsi de se « vendre » à un Blanc, rencontré par hasard dans un café. Le trouble passager qui agite Kassoumi nous est, comme par mimétisme, dépeint d'une façon tout aussi fugitive :

    « Il ne comprenait plus rien... à peine se souvenait-il des choses horribles qui lui avaient en une seconde foudroyé les idées... Il leva les yeux, regardant l'inconnu avec des yeux éperdus; sa pensée s'égarait comme quand on devient fou; le visage [PAGE 67] de l'homme se transformait sous son regard, le vêtait d'aspects bizarres, de ressemblances invraisemblables »[11].

Cette décision que Kassoumi prend – et uniquement pour des raisons financières, à l'origine – le narrateur l'explique de façon apologétique en ces termes :

    « Kassoumi retint ses prières. Il n'avait pas le choix. On le désirait, et il lui fallait vivre »[12].

Cette première étape est suivie d'autres, qui, celles-là, correspondent significativement aux phases alternées des relations hétérophiles de l'amour « normal » :

    Celle des plaisirs charnels :

    « Muette étreinte, parmi l'ondulation de leurs corps aux frissons d'impatience, où leur cœur, mou, faible et comme frais, les suspendait en ce rêve où s'affaissent les minutes »[13]

    Et celle de la tendresse :

    « De temps à autre, ils échangeaient un mot gentil. Et aucun ne se lassait de voir remuer les lèvres de l'autre, de les voir se détacher et travailler pour s'exprimer... »[14].

A aucun moment, cette relation entre Kassoumi et Lambert ne nous est présentée comme « sale ». Bien au construire, le narrateur sait même être lyrique :

    « Ils n'étaient plus homme et homme, amant et partenaire, mais une créature à part, issue de quelque étrange puissance de vie – et ils formaient l'apogée de naturel de l'amour, une eau [PAGE 68] immense qui se serait allongée dans un hamac, et qui ne parlait pas, mais frissonnait »[15].

Leur liaison dure longtemps et n'est interrompue que par le fait de Lambert... pour cause de mariage! Cette rupture affecte l'étudiant au plus haut point, à en croire le narrateur :

    « Kassoumi demeura quelques secondes encore immobile, comme s'il ne pouvait se décider à pénétrer le sens de ces paroles; puis il trembla tout à coup, de tout son corps »[16].

L'auteur se trouve à ce moment précis dans la position acrobatique – il faut bien le dire – de critiquer Lambert parce que celui-ci quitte Kassoumi (se faisant ainsi le défenseur de ce dernier) après s'être montré comme le principal responsable des hésitations de l'étudiant tout au début de l'épisode,

    « ... cédant ainsi brusquement à un obscur besoin de représailles, plaisir de se venger, de blesser son Nègre »[17].

Si les « horreurs » restent, dans Le Devoir de Violence, voisines du domaine de la suggestion, par contre, dans Les Mille et une bibles du sexe[18], roman fantastico-érotique de Yambo Ouologuem, elles sont carrément, crûment explicitées. Pour preuve, cette citation qui se passe de tout commentaire :

    « La femme griffe du regard un autre Noir, puis un autre, et un autre encore et brusquement deux Noirs s'accouplent tout près d'eux... Derrière eux, un râle s'éleva. Le Noir jouissait, qui avait pris son voisin »[19]. [PAGE 69]

Mais, nulle part, le narrateur, par quelque biais que ce soit, ne vient commenter, à l'abri de la Morale, les faits et gestes – ou plutôt les ébats – de ses personnages.

Dans Chaîne[20], roman de Saïdou Bokoum, Kanaan Niane est le type même de l'étudiant africain qui « tourne mal » lors de son séjour à Paris. Le roman étant raconté à la première personne, le rapport entre l'auteur et le personnage principal sera sans doute beaucoup plus étroit que celui qui existe entre Kassoumi et le narrateur dans Le Devoir de Violence. Kassoumi n'est jamais qu'un personnage parmi tant d'autres mis en scène par le narrateur, alors que Kanaan est à la fois acteur et metteur en scène.

Les besoins naturels de Kanaan sont clairement formulés dès le début du roman :

    « Enfin, j'ai une nana dans ce foutu pays. Et merde avec la masturbation, qu'elle soit intellectuelle ou autre. Fini le règne de l'abstinence forcée »[21].

Il semble cependant que Kanaan préfère les plaisirs chers à Onan, à ceux – plus orthodoxes – qu'il cherchait mais ne se décidait pas à trouver...

    « Et brusquement... je remarquais... ses gros seins... Alors je la prenais par la taille et puis la relâchais, pris par un profond ennui anticipé... Dès qu'elle était partie, je me précipitais vers le lavabo et me masturbais. Je me masturbais de plus en plus pendant ces journées insipides »[22].

La « descente aux enfers (« longues errances dans un Paris nocturne et inquiétant, ... expériences sexuelles dégradantes.... dégoût... »), c'est ainsi que les éditeurs de Saïdou Bokoum décrivent l'aventure parisienne de Kanaan, cette « descente aux enfers » du héros est graduelle et ce dernier paraît tout à fait consciemment en suivre les étapes : [PAGE 70]

    « Et je m'enfonçais dans cette nouvelle réalité... Je ne l'acceptais pas vraiment cette nouvelle vie. Mais ma petite morale, ma petite éducation qui m'accompagnaient toujours, étaient toujours, étaient devenues une barrière faible, fantomatique.

    ... Par exemple, il m'arrivait de disparaître dans les chiottes des cafés douteux pendant des heures et des heures pour lire les graffiti obscènes»...[23]

Mais cette attitude d'abord passive ne suffit plus à Kanaan. Il se met bientôt en activité et se lance lui-même dans la rédaction de graffiti :

    « Au début, je me limitais à de brèves annonces simples, timides et anonymes : "Jeune homme cherche jeune homme." Ensuite c'était : "Jeune homme cherche grosse bitte." Et finalement je corsais : "Jeune nomme noir, immense bitte" »[24].

C'est donc sur les murs des toilettes publiques que Kanaan trouve son image d'homophile. Cette révélation le pousse à s'enhardir (engrenage) et il en arrive à donner des rendez-vous. Le héros est pris de panique, un jour, lorsqu'il se rend compte que le destinataire de son message se trouve être... âgé.

    « Etait-ce à cause de son visage ? Son âge d'homme délabré, de raté, ravagé par le vice ou par la vie tout court ?... Et puis surtout, j'imaginais son sexe : long, court, gros, en tout cas ratatiné, dégoulinant déjà d'un jus peut-être bien purulent. Merde ! et je voulus cracher »[25].

Peut-être Kanaan eût-il été davantage séduit par un éphèbe en tous points identique à ceux que la statuaire grecque classique a légués à la postérité.

La dernière rencontre, elle, s'avère plus concluante. L'action se déroule dans le théâtre, affectionné par Kanaan, des toilettes publiques : [PAGE 71]

    « Il caresse mon sexe pendant qu'il se masse le sien. Cela devient plus pressant. Mon sexe finit par se dénouer de toute sa longueur. Je frémis... »[26].

Ces expériences, qu'indéniablement Kanaan recherche de façon active, vont atteindre leur point culminant dans la sodomisation dont il va être la victime – ou le bénéficiaire, devrais-je dire!

    – « A présent tourne-toi !
    Je fais comme on me dit.
    A quatre pattes!
    Je m'exécute »[27].

Il est curieux de constater que c'est au moment même où Kanaan réalise ses fantasmes qu'il se décide à rendre visite à un psychiatre pour entamer une analyse. Les explications qu'il donne d'entrée au spécialiste sont assez confuses – prononcées par une personne qui ne donne jamais l'impression d'être victime d'une forme d'aliénation ou d'une autre !

    « ... voilà j'ai peur de devenir pédé ou fou ou... je ne sais pas !... Remarquez, je n'ai rien contre, mais... je n'ai pas envie de... Non ça ne m'intéresse pas quoi... »[28].

Cet épisode clôt définitivement la période homosexuelle active de Kanaan. Après une tentative de suicide, il se jette dans la défense des intérêts des travailleurs émigrés en France et trouve à partir de cet instant un équilibre dont aucun lecteur ne l'aurait cru capable. Il est permis de voir dans le cheminement suivi par Kanaan Niane, une forme de lutte contre la solitude, solitude qui est le lot de nombre d'individus, en particulier ceux que l'auteur compare aux maillons d'une chaîne qu'ils auraient quittée. Cette lutte débouche sur un exorcisme qui s'avère être efficace.

Trois copains : Joe Bengoh, orphelin, Santigie Bombolai, [PAGE 72] fils de chef et Ade John, fils de fonctionnaire passent leur adolescence ensemble à Bauya. Ils sont plus liés que ne le seraient trois frères. Cette amitié va pourtant fondre comme glace au soleil, lorsque, quelques années plus tard, ils se retrouvent en Grande-Bretagne pour poursuivre leurs études. Santigie sombre dans un racisme vengeur à la suite d'échecs répétés qu'il essuie dans ses examens, Ade s'amourache d'une Danoise qui n'est pas prête à tolérer ses frasques et Joe se fait renvoyer d'une école d'art dramatique avant de subir une dépression nerveuse. Petit à petit, les trois « frères » en viennent à s'affronter et ce, jusqu'au point de rupture. Tel est en quelques mots décrite l'ossature narrative du roman de Yulisa Amadu Maddy : No Past, No Present, No Future[29]. Joe Bengoh apparaît, au travers de ses pérégrinations, comme le personnage le plus solide, le plus riche, le plus « rond » du roman; celui qui regarde la vie droit dans les yeux (c'est ainsi qu'il accepte la mort de l'union des trois frères sans faire de drame), mais qui sait tout aussi bien regarder l'image que le miroir donne de lui : il est homophile et malgré ce pesant handicap, il vit sa différence – tout simplement, sans hypocrisie, sans, par ailleurs, vouloir l'utiliser comme arme de provocation. Cette homophilie s'est graduellement imposée à lui. Dès les premières pages du roman, et à la suite du dégoût que Joe éprouve pour Mary qui se jette dans les bras d'Ade quelques instants après avoir fait l'amour avec lui, les choses sont claires :

    « Les femmes, pour lui, c'était fini »[30].

Malgré tout, Joe tente une deuxième expérience avec une certaine Bola, mais cette pauvre fille lui fera trop penser à Mary!... Un de ses professeurs, le père O'Don, profite des tendances qui commencent à se profiler dans la personnalité de Joe pour l'initier. Ade, beaucoup plus tard, lors d'une querelle, lui rappellera durement cet épisode : [PAGE 73]

    « N'étais-tu pas nu sur le sofa, les mains du père O'Don se baladant sur ton corps ? Est-ce qu'il ne t'enduisait pas le derrière d'huile, hein ? Espèce d'enculé, de chien dépravé ! »[31].

Le narrateur, dans les descriptions qu'il fait de Joe, s'en tient toujours à des éléments « neutres », qui ne dévoilent en aucune façon son point de vue sur la conduite de son personnage :

    « Joe était efféminé dans ses attitudes, dans ses mouvements, dans ses manières. Il aimait se regarder dans un miroir. Il pensait qu'il était l'homme le plus beau et le plus raffiné parmi ceux de son groupe d'âge vivant à Bauya »[32].

Il est à noter toutefois que ce même narrateur intervient de manière beaucoup plus fréquente pour préciser le caractère de Joe qu'il ne le fait pour Santigie et Ade contribuant ainsi à donner de ce personnage une image plus humaine :

    « Il s'emportait beaucoup plus facilement que ses frères et était le plus sensible d'entre eux »[33].

C'est en Europe que Joe peut véritablement mener le type de vie qu'il a choisi. Et c'est le narrateur qui nous l'indique :

    « Joe arriva à Londres un an après que Santigie eût quitté Bauya. Il était allé à Paris où il avait passé deux mois en compagnie de son petit ami français. A Paris, ils n'eurent pas à subir les commérages et les accusations qui étaient si fréquentes à Bauya. Paris était un endroit de liberté. Un endroit où chacun faisait ce que bon lui semblait sans déranger le curé, le député, le maître d'école ou les voisins. Joe Bengoh goûta à tout »[34]. [PAGE 74]

Assez bizarrement, c'est au moment même où il profite d'une liberté qui lui faisait tant défaut au pays que Joe prend conscience de sa « déchéance ». Il intervient alors directement, sans passer par l'intermédiaire du narrateur :

    « J'ai vendu ma jeunesse à la perversion. J'ai vécu dangereusement. Homosexualité, drogue, boisson et pour couronner le tout, folie »[35].

Bodil, l'amie danoise d'Ade, que Joe rencontre à la fin du roman sera à l'origine d'une déclaration qui, bien qu'étant faite par Joe, ne peut manquer de refléter l'avis de l'auteur. Après lui avoir confié qu'il était homophile, Bodil manifeste sa surprise et Joe rétorque :

    « Eh bien, maintenant que tu es au courant, j'espère que tu commenceras enfin à voir les Africains avec d'autres yeux. Nous sommes en tous points semblables aux gens des autres continents »[36].

Pour Yulisa Amadu Maddy, Joe – et la façon qu'il a de le mettre en scène en est la preuve la plus tangible – est un individu que ni Ade, ni Santigie, ni aucune autre de ses créations littéraires ne peuvent dépasser en quoi que ce soit. En fait, Joe l'orphelin, défavorisé dès le départ et au plus haut point obtiendra le même résultat que ses camarades d'enfance issus, eux, de « l'élite » de Bauya : ce que d'aucuns appelleront l'échec et que d'autres peut-être plus optimistes dans leur réalisme, pourraient considérer comme une plate-forme de lancement...

Mais les auteurs de fiction négro-africains ne se nomment pas tous Ouologuem, Bokoum ou Maddy. Confrontés au problème de l'homophilie – ou bien leurs personnages se trouvant dans cette situation – ils peuvent avoir des réactions radicalement différentes, dans lesquelles la passion joue un rôle prédominant. Pour la plupart d'entre ces écrivains, l'homophilie n'est rien d'autre qu'une déviation apportée par les colonisateurs ou leurs descendants; [PAGE 75] des étrangers de toutes manières : Arabes, Français, Anglais, « métis », etc.

Il est difficile pour eux de concevoir que l'homophilie puisse être le fait d'un Noir africain.

L'homophilie, telle qu'elle semble être, ouvertement parfois, pratiquée par la gent commerçante aisée de Kano au Nigeria et que celle-ci, selon la croyance populaire, lie étroitement à la prospérité de ses affaires, par exemple, a-t-elle été importée ? Le corpus d'analyse choisi, la littérature et la littérature seulement, ne permet pas de répondre affirmativement à la question.

On ne peut dire que Kole Omotoso, dans The Edifice[37], contribue efficacement à embellir l'image de l'ecclésiastique européen que l'on rencontre au hasard de la fiction négro-africaine! Dele, le héros et narrateur de ce court roman, se souvient de ses jours scolaires et en particulier de l'un de ses professeurs :

    « Il prêchait son Dieu, son Père. Mais il prêchait aussi sa culture et en particulier la littérature anglaise et pour cette unique raison, je lui pardonnais tout »[38].

Il est, un jour, violemment traumatisé lorsque ce même professeur, sous prétexte de vouloir le récompenser d'avoir fait un excellent devoir, l'attire jusque dans sa salle de bains, lui montre sa nudité puis l'étreint. L'enfant quitte la maison de son maître en courant et en criant :

    « Je courus ainsi jusqu'à Heathrow où j'appris que c'était autorisé entre adultes consentants. Après cette aventure, je ne suis plus jamais allé à l'église. Mais mon amour pour la littérature ne s'en est jamais ressenti »[39].

Dans Crépuscule et défi[40], Cyriaque Yavoucko présente un certain Révérend Père Boussin comme auteur d'une tentative de viol caractérisée sur la personne de son [PAGE 76] « compagnon, encore dans la tendresse de l'enfance »[41], de son boy, en fait.

    « ...; il avait dit au Père qu'il avait froid. Sans doute était-il venu voir son état après ses multiples occupations; il était assis à côté de lui, vêtu seulement d'un caleçon... Ses mains reprirent leurs mouvements de caresses sur son corps, elles s'attardèrent à pétrir ses testicules; son corps d'homme provoqué s'était vivement redressé, dur, droit comme une sagaie fichée en terre. Les mains continuèrent leurs caresses, remontèrent vers les poils épars qui commençaient à poindre sur son bas-ventre; il suait de peur et de perplexité. Quand le Père voulut le retourner sur le ventre, machinalement il repoussa violemment ses mains et balbutia en gémissant : No-o n-on... »[42].

Les missionnaires et autres représentants du Dieu des Blancs ne sont pas les seuls étrangers visés. Dans les œuvres qui suivent, ils peuvent être conseiller de chef d'Etat, artiste, enseignant, roi ou tout simplement retraité ! De toutes manières, ils sont importateurs de vice en Afrique.

Cela est clair dans le roman de Camara Laye, Dramouss[43]. Fatoman, narrateur et protagoniste de cette œuvre, est scandalisé par l'attitude d'un vieillard qui s'intéresse à lui :

    « Ah ça, non ! protestai-je. Il n'y a pas de cela dans mon pays. Là-bas, un homme est fait pour vivre avec une femme. Un homme est fait pour se marier et pour avoir des enfants »[44].

L'auteur va même jusqu'à faire dire par l'intermédiaire de l'interlocutrice française de Fatoman, ce que lui-même pense : [PAGE 77]

    « Tu ne nous connaîtras jamais assez, toi ! dit-elle. Nous avons des vices, ici ! Vous êtes purs, vous les Africains, vous ignorez les artifices et les perversions. C'est bien mieux ainsi »[45].

Dans Le Déboussolé[46], d'Abdoul Kamara, les homophiles de service sont aussi étrangers à l'Afrique noire : l'un est Français et est l'employeur du « déboussolé » Kaydot, l'autre est son ami Jimmy, qui est Noir, mais américain. Bernard et Jimmy n'éprouvent pas le besoin – bien au contraire – de cacher la nature de leurs relations à Kaydot et ce, au plus grand désarroi de ce dernier. Une compatriote de Kaydot lui conseille une prudence extrême, en ce qui concerne ses relations à Paris.

    « Je te le demande parce que tous les jeunes riches que tu vois ici sont des cochons. Ils font toutes sortes de choses inimaginables »[47].

Sony Labou Tansi, dans son deuxième roman, L'Etat honteux[48], associe son président-dictateur d'opérette avec un conseiller technique européen chargé des problèmes de sécurité. Cette association lui permet de ridiculiser dans le même temps le premier, chef l'Etat ne pensant qu'aux :

    « femmes qui n'attendent que mon eau »[49]

et l'autre, haut-fonctionnaire, dont la :

    « connerie (est de préférer) les hommes »[50].

Joe Golder, le métis noir américain de The Interpreters[51] de Wole Soyinka, tente, mais en vain, de faire comprendre à son interlocuteur nigerian, le journaliste Sagoe, que l'homophilie n'est pas du tout étrangère à certains membres d'une classe de la société de son pays : [PAGE 78]

    Sagoe : « Il se trouve que je suis né dans une société relativement saine. »

    Golder : « Quoi ? Relativement saine, mon œil ! Pensez-vous que je ne suis pas au courant des Emirs et de leurs petits garçons ? Vous oubliez que j'ai étudié l'histoire. Et les coteries "select" de Lagos ? »

    Sagoe : « Vous semblez être mieux informé que moi [52].

Ayi Kwei Armah, dans Two Thousand Seasons[53], n'est pas particulièrement tendre pour les homophiles, d'où qu'ils viennent : Les « prédateurs » arabes dont son pays a souffert dans le passé sont peints dans leurs œuvres :

    « Il voulait son jeune askari en lui et par derrière pendant qu'Azania le recevait dans son intimité, afin qu'il fût fermement maintenu entre ses joies supérieures et inférieures. Aussi, le cri qui s'échappa de la gorge de Faisal au cours de sa première extase ne fut pas émis pour prononcer le nom d'Azania, mais celui du jeune askari »[54].

De même, l'un des successeurs du roi Faisal, l'Africain Yonto :

    « Son infinie passion pour des abominations toujours nouvelles, le perdit. Il aimait tout particulièrement le trou du cul de garçons n'ayant pas encore atteint leur trentième saison »[55].

Ainsi Ayi Kwei Armah fait-il le lien entre les écrivains plutôt intolérants qui ne voudront voir dans l'homophilie qu'une perversion d'Européen de plus, importée pour le malheur des « saines » populations africaines et le suivant, Cheikh C. Sow, qui est tout autant intolérant mais [PAGE 79] qui présente dans sa nouvelle intitulée Le Rôle du tyran[56] un homophile bien africain, sans aucun lien, proche ou lointain, avec l'Europe.

    « Il... vit qu'une femme outrageusement maquillée et habillée d'insolente façon avait saisi son compagnon par la taille et cherchait à l'entraîner vers une zone sombre »[57].

L'auteur verra dans ce travesti le symbole même de la décadence du régime de l'usurpateur que ses personnages combattent :

    « Cette femme! enfin... cette créature, ce... ce... ce n'est pas une femme! tu entends Dakoura ? ce n'est pas une femme; c'est un homme; un homme et il voulait une chose horrible, Dakoura, que je le prenne comme une femme. Perversion! insensé ! ... [58].

L'homophilie et les relations entre homo et hétérophiles, ainsi que nous venons de le voir, ne laissent point du tout les écrivains négro-africains d'expressions anglaise et française indifférents. Le seul problème est qu'ils ont (à de rares exceptions près), une tendance assez nettement marquée à étroitement lier l'homophilie à l'Europe, à l'Amérique ou au monde arabe : colonialisme, impérialisme, etc.

La littérature négro-africaine d'expressions anglaise et française ne semble donc pas « couvrir » complètement (pour nombre de raisons et cela ne saurait paraître étonnant) la réalité de ce type de relations humaines. Ainsi, outre les informations qu'apporte Boris de Rachewiltz (voir plus haut), dans un essai sur « L'enfant et son milieu en Afrique noire »[59], Pierre Erny déclare-t-il :

    « Chez les Tutsi, l'homosexualité des jeunes guerriers est considérée comme une pratique raffinée... Chez les Nyakyusa elles [les pratiques homophiles] deviennent courantes au moment du gardiennage [PAGE 80] des troupeaux et se poursuivent jusqu'au mariage »[60].

En Europe et aux Etats-Unis, les homophiles d'aujourd'hui réclament ce que J.N. Surgis appelle « le droit à l'indifférence »[61]. Certains écrivains négro-africains d'expressions anglaise et française qui ont du farouchement lutter et doivent parfois continuer de lutter contre de multiples formes de racisme seraient-ils en voie d'adopter la même attitude que celle de leurs persécuteurs passés et, dans certains cas, toujours présents ? Gageons, au nom de la tolérance et même des Droits de l'Homme, que tel ne sera pas le cas.

Daniel VIGNAL
Department of French Ahmadu Bello
University Zaria, Nigeria
Février 1983

BIBLIOGRAPHIE

I – Romans : (Le pays figurant en fin des références bibliographiques est celui de l'auteur du roman.)

Le Pauvre Christ de Bomba, Mongo Beti, Présence Africaine, Paris, 1976, Cameroun.

Chemin d'Europe, Ferdinand Oyono, Julliard, Paris, 1960, Cameroun.

Crépuscule et défi (Kitè na kité), Cyriaque R. Yavoucko, Harmattan, Paris, 1979, Centrafrique.

Sans tam-tam, Henri Lopes, Clé, Yaoundé, 1977, Congo.

L'Etat honteux, Sony Labou Tansi, Seuil, Paris, 1981, Congo.

La Carte d'identité, Jean-Marie Adiaffi, Hatier, Paris, 1980, Côte-d'Ivoire.

Two Thousand Seasons, Ayi Kwei Armah, Heinemann, London,1979, Ghana.

This Earth, my Brother, Kofi Awoonor, Heinemann, London, 1971, Ghana.

Chaîne, Saidou Bokoum, Paris, Denoël, 1974, Guinée.

Dramouss, Camara Laye, Plon, Paris, 1966, Guinée. [PAGE 81]

A Grain of Wheat, Ngugi wa Thiongo, Heinenum, London, 1967, Kenya.

Le Déboussolé, Abdoul Doukouré, Naaman, Sherbrooke, 1978 Mali.

Le Devoir de violence, Yambo Ouologuem, Seuil, Paris, 1968, Mali

Les Mille et une bibles du sexe, Utto Rudolph (Yambo Ouologuem), Dauphin, Paris, 1969, Mali.

Lagos na Waa I Swear, Edia Apolo, Oyoyo/Heritage, Lagos, 1982, Nigeria.

The Edifice, Kole Omotoso, Heinemann, London, 1971, Nigeria.

The Interpreters, Wole Soyinka, André Deutsch, London, 1965, Nigeria.

A Travellers's Tale (from Fixions), Taban lo Liyong, Heinemann, London, 1969, Ouganda.

The Bed-Sitter, Gaston Bart-Williams, Black Orpheus, Lagos, Sierra Leone.

No Past No Present No Future, Yulisa Amadu Maddy, Heinemann, London, 1973, Sierra Leone.

Lettres de France, Sembène Ousmane (in Voltaïque), Présence Africaine, Paris, 1962, Sénégal.

Le Rôle du tyran, Cheikh C. Sow (in Dix nouvelles de ... ), Radio-France-A.C.C.T., Paris, 1980, Sénégal.

Le Bel immonde, V.Y. Mudimbé, Paris, Présence Africaine, 1976, Zaïre.

II – Divers :

Les Délices des cœurs, Ahmad al-Tifâchi, Phébus, Paris, 1981.

La Sexualité en Islam, Abdelwahab Bouhdiba, Presses Universitaires de France, Paris, 1979.

Arts et peuples de l'Afrique noire, Jacqueline Delange, Gallimard, Paris, 1967.

Les Colonies de vacances, François de Négroni, Hallier, Paris, 1977.

Black Eros, Boris de Rachewiltz, Allen and Unwin, London, 1964.

L'Enfant et son milieu en Afrique noire, Pierre Erny, Payot, Paris, 1982.

Nigger at Eton, Dillibe Onyeama, Leslie Frewin, London, 1972

L'Homosexualité, questions et réponses, Guy Ménard, Marabout, Verviers, 1981.

Lettre à la France nègro, Yambo Ouologuern, Edmond Nalis, Paris, 1968.

Le Racisme dans le monde, Pierre Paraf, Payot, Paris, 1981.

Sexual Experience between Men and Boys, Parker Rossman Association Press, New York, 1976.

Le Continent maudit, Thieuloy, Presses de la Renaissance/Maurice Nadeau, Paris, 1982.

L'Homosexualité, Le Monde : dossiers et documents, no 80 ou 90 Paris, 1982.


[1] Boris de Rachewiltz, Black Eros, London, Allen and Unwin, 1964.

[2] Ibid., p. 280. (Traduit de l'anglais par l'auteur. Toutes les traductions de citations de romans à venir dont le titre est donné en anglais sont également de l'auteur.)

[3] Désormais, références seront faites, sauf dans les citations, à homophilie et à homophile.

[4] Yambo Ouologuem est l'auteur controversé du roman : Le Devoir de violence, Paris, Seuil, 1968. Ce roman reçut le Prix Renaudot en 1968 et a été traduit en une douzaine de langues.

[5] Utto Rudolph (pseudonyme de Yambo Ouologuem), Les Mille et une bibles du sexe, Paris, Dauphin, 1969.

[6] Voir note 4.

[7] Jingiri Achiriga, La Révolte des romanciers noirs de langue française, Sherbrooke, Naaman, 1978, p. 207.

[8] Jacques Chevrier, Littérature nègre, Paris, Armand Colin, 1974, p. 156.

[9] Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, p. 22.

[10] Ibid.

[11] Ibid., p. 174.

[12] Ibid.

[13] Ibid., p. 177.

[14] Ibid.

[15] Ibid.

[16] Ibid., p. 182.

[17] Ibid., p. 181.

[18] Voir note 5.

[19] Yambo Ouologuem, Les Milles et une bibles du sexe, pp. 235 et 236.

[20] Saidou Bokoum, Chaîne, Paris, Denoël, 1974.

[21] Ibid., p. 21.

[22] Ibid., p. 58.

[23] Ibid., p. 59.

[24] Ibid., p. 60.

[25] Ibid., p. 61.

[26] Ibid., p. 62.

[27] Ibid. p. 74.

[28] Ibid., pp. 77 et 78.

[29] Yulisa Amadu Maddy, No Past, No Present, No Future, London, Heinemann, 1973.

[30] Ibid., p. 20.

[31] Ibid., p. 117.

[32] Ibid., p. 64.

[33] Ibid., p. 81.

[34] Ibid., p. 77.

[35] Ibid., p. 155.

[36] Ibid., p. 173.

[37] Kole Omotoso, The Edifice, London, Heinemann, 1971.

[38] Ibid., p. 36.

[39] Ibid., p. 40.

[40] Cyriaque Yavoucko, Crépuscule et défi, L'Harmattan, Paris, 1979.

[41] Ibid., p. 43.

[42] Ibid., p. 41.

[43] Camara Laye, Dramouss, Plon, Paris, 1966.

[44] Ibid., p. 82.

[45] Ibid.

[46] Abdoul Doukouré, Le Déboussolé, Naaman, Sherbrooke, 1978.

[47] Ibid., p. 71.

[48] Sony Labou Tansi, L'Etat honteux, Paris, Seuil, 1981.

[49] Ibid., p. 53.

[50] Ibid., p. 81

[51] Wole Soyinka, The Interpreters, London, Heinemann, 1970.

[52] Ibid., p. 199.

[53] Ayi Kwei Armah Two Thousand Seasons, Heinemann, London, 1979.

[54] Ibid., p. 22.

[55] Ibid., pp. 64 et 65.

[56] Le rôle du tyran, in Dix nouvelles de.., Radio-France-A.C.C.T., Paris, 1980.

[57] Ibid., p. 22.

[58] Ibid., p. 23.

[59] J.N. Surgis, Le Droit à l'indifférence, in L'homosexualité, Le Monde, Dossiers et Documents, no 80 ou 90, Paris, 1982, p. 2.

[60] Pierre Erny, L'Enfant et son milieu en Afrique noire, Payot, Paris, 1972.

[61] Ibid., pp. 91 et 93.