© Peuples Noirs Peuples Africains no. 33 (1983) 1-4



ABEL GOUMBA, LECH WALESA,
MEME COMBAT !

P.N.-P.A.

Sommes-nous tous des oncles tom phraseurs, nous autres intellectuels noirs francophones, à l'instar de l'illustre Senghor (de l'Académie française, ma chère !) ?

Ces temps derniers à Peuples noirs-Peuples africains, nous avons reçu successivement deux messages émanant d'organisations d'intellectuels africains de la diaspora (c'est du moins ainsi que nous croyons pouvoir les identifier). Dans le premier, on nous invitait à nous associer à la commémoration de l'assassinat du leader révolutionnaire camerounais Ruben Um Nyobé, tué comme chacun sait par le colonialisme français. Dans le second message, on nous proposait de participer à la célébration du vingtième anniversaire de l'O.U.A. (tout en déplorant que cette institution ait trahi les aspirations des peuples africains).

Mais nous attendons en vain depuis de longs mois qu'une organisation africaine nous invite à nous associer à une manifestation en faveur de notre camarade Abel Goumba, emprisonné, comme tout Africain devrait le savoir, à Bangui dans des conditions scandaleuses par un gouvernement que protège le socialiste François Mitterrand. Au même moment, faut-il le faire observer ?, ledit François Mitterrand ne manque aucune occasion de se poser en défenseur intraitable des droits de l'homme, intervenant tantôt à Cuba pour la libération du poète Armando Valladores, tantôt en Atrique du Sud pour celle de Breten Bretenbach, tantôt en Afghanistan, pour celle du Dr Augoyard.

La seule région du monde où l'on ne voie jamais le président français intervenir pour faire libérer des prisonniers [PAGE 2] politiques est aussi, par un singulier paradoxe, celle où ses interventions auraient le plus d'effet, étant donné que c'est la seule zone de la planète tenue unanimement par les commentateurs politiques pour la chasse gardée de la France : l'Afrique dite francophone. Non que ces contrées bénies, au rebours des autres pays sous-développés et dépendants, ignorent les dictatures, avec leur cortège de violences, de meurtres, d'arrestations et de détentions arbitraires, de chambres de tortures, de procès préfabriqués, de camps de la mort; bien au contraire depuis le règne de Bokassa, ci-devant protégé de Valéry Giscard d'Estaing, l'opinion internationale devine que l'Afrique dite francophone est abondamment pourvue en ce domaine. Seulement voilà : en France, l'Afrique francophone est un sujet tabou, sauf à rabâcher les niaiseries racistes ordinaires; un consensus universel rassemble partis politiques, syndicats, medias dans un effort arc-bouté pour maintenir l'Afrique « francophone » sous le couvercle d'un lourd silence. Tiers-mondisme bien compris ne commence-t-il pas par soi-même ? Sans l'Afrique, adieu les matières premières bon marché.

Voilà une hypocrisie dont l'odieux devrait nous arracher les pires imprécations, et en tout cas nous rendre sourds à la sophistique des avocats du néo-colonialisme, d'autant que le culot de ceux-ci semble avoir décidé depuis quelque temps de franchir le dernier Rubicon. A en croire les rumeurs savamment orchestrées qu'ils distillent, tout va mal partout en Afrique, c'est-à-dire en Afrique anglophone et en Afrique lusophone, bien sûr. En Afrique « francophone » au contraire, tout baigne dans l'huile de l'abondance matérielle, de la concorde démocratique et de la liesse des tournées de M. Guy Penne, ce Foccart des mous[1]. Un vrai pays de cocagne pour tout dire. Un exemple ? Houphouët-Boigny ne vient-il pas de proclamer que, comme tout homme averti, il a déposé quelques milliards de francs CFA dans les banques suisses ? Certains se sont étonnés que cette déclaration, jugée par eux stupéfiante, d'un homme consacré comme l'un des sages de l'Afrique, n'ait suscité aucun remous dans les medias français. En vérité, c'est, ainsi qu'il sied à un pays de cocagne, une chose banale là-bas qu'un chef d'Etat [PAGE 3] confiant régulièrement un petit milliard à la tendre vigilance des coffres-forts helvétiques. Aussi n'en est-il aucun qui ne soit coutumier de cette pratique.

Il s'ensuit un attachement tout naturel chez ces dirigeants pour la France dont la protection a plongé leurs pays dans cette euphorie. Libre à d'autres chefs d'Etat africains de s'obstiner dans la voie fumeuse de l'Indépendance et de la dignité qui les a conduits au bord du gouffre où ils se désolent; mais la conscience internationale, elle, n'ignore plus à quelle bienfaisante puissance chrétienne, socialiste et tiers-mondiste, les peuples africains peuvent et même doivent désormais abandonner leur avenir, soumettre leur liberté, s'ils prétendent bénéficier un jour des lendemains qui chantent.

Tel est le message insidieusement diffusé depuis quelque temps par des commentaires équivoques mais savamment orchestrés par les medias français. Voilà avec quel mépris on traite notre aptitude à la réflexion et à l'intelligence de notre destin. C'est ainsi, en somme, qu'on ose outrager l'intelligentsia africaine.

Pendant ce temps-là, nous nous enlisons dans les commémorations rituelles du passé. En somme nous nous complaisons dans le rôle bouffon d'intellectuels momifiés. Si notre plus cher désir était d'éviter à tout prix la disgrâce du maître, de lui laisser le champ libre, de lui faciliter autant qu'il est en notre pouvoir la sale besogne de domination des peuples africains, nous ne nous y prendrions pas autrement.

Ne serons-nous donc, pour les historiens, que la énième génération d'intellectuels francophones traîtres à l'Afrique ? Ou bien nous aviserons-nous enfin que notre rôle est de résister, de tenir tête à l'impérialisme, de le défier, de lui livrer bataille dans la mesure de nos faibles moyens ?

Nous demandons à toutes les organisations africaines de France de nous contacter afin de préparer l'automne prochain une grande manifestation en faveur de la libération d'Abel Goumba, arbitrairement emprisonné à Bangui par un régime sans légitimité, mais que Paris protège plus jalousement encore que l'U.R.S.S. ne fait de Jaruzelski.

Nous nous devons de révéler au monde les Lech Walesa de l'Afrique « francophone », à commencer par Abel [PAGE 4] Goumba, le plus exemplaire. Il faut faire connaître à l'opinion mondiale que l'Afrique du Sud n'est pas la seule à connaître des martyrs africains de la liberté. Il faut faire savoir aux Africains eux-mêmes, trop longtemps trompés par la rhétorique de la « coopération franco-africaine », qu'on ne peut à la fois couvrir l'emprisonnement arbitraire d'Abel Goumba à Bangui et anathématiser contre la détention de Nelson Mandela à Robben-Island, à moins d'être un fieffé tartuffe; l'émancipation des Nègres ne se divise pas.

Cette pédagogie-là, personne ne la fera jamais à notre place. Et ce n'est pas une bonne façon de la réaliser que de nous enliser dans la commémoration d'un passé au demeurant peu exaltant ou de morts qui n'en demandent pas tant, alors que les cris des vivants suppliciés nous assourdissent.

P.N.-P.A.


[1] Par opposition au vrai Foccart, le dur des durs.